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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Novembre

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 153-170).


NOVEMBRE.

Le lundi 8 octobre, on a donné, au Théâtre-Français, la première représentation d’Augusta[1], tragédie en cinq actes, en vers, de M. Fabre d’Églantine, encore tout froissé de la chute de sa comédie des Gens de lettres, dont nous avons eu l’honneur de vous rendre compte dans notre dernière feuille.

Le choix du sujet d’Augusta nous a paru d’une hardiesse intéressante : c’est l’atrocité de la procédure intentée à Abbeville, en 1766, contre l’infortuné chevalier de La Barre, que l’auteur a eu le courage de présenter au théâtre sous des noms grecs et romains, mais en se permettant cependant d’en adoucir la catastrophe, parce qu’il y a des choses qu’on supporte au Palais, et qu’on ne supporterait pas sur la scène. Avant d’entreprendre l’analyse de la tragédie, il convient donc de rappeler à nos lecteurs la déplorable histoire qui en a fourni l’idée.

Mme Feydeau de Brou, fille d’un garde des sceaux de France, et abbesse du couvent de Villancourt, à Abbeville, avait fait venir auprès d’elle le chevalier de La Barre, son neveu, jeune militaire, petit-fils d’un officier général, dont le père avait dissipé sa fortune. Elle le logea dans l’extérieur de son couvent. Un nommé Belleval, lieutenant d’une petite juridiction de cette ville, était amoureux de cette abbesse, et elle fut obligée, pour faire cesser ses importunités, de le chasser de sa maison. Belleval ne douta pas que ce ne fût l’amour de la tante pour son neveu qui l’eût fait expulser, et il conçut le projet de perdre le chevalier de La Barre. Il sut que ce jeune militaire et un sieur d’Étallonde, fils d’un président de l’élection, à peine âgé de dix-huit ans, avaient passé devant une procession sans ôter leurs chapeaux ; que des gens qu’on n’a jamais pu connaître avaient endommagé un crucifix de bois posé sur un pont d’Abbeville, et il résolut de se servir de ces moyens pour perdre son prétendu rival. L’évêque d’Amiens, à qui il dénonça ces faits, fit lancer des monitoires, ordonna une procession solennelle en l’honneur du crucifix mutilé, ce qui ne manqua pas d’exalter toutes les têtes de son diocèse. Le dénonciateur Belleval attira chez lui des valets, des servantes, des manœuvres, pour les engager à lui servir de témoins ; malgré toutes ces insinuations, il n’obtint aucune déposition qui pût constater formellement que l’on eût vu ces jeunes gens mutiler le signe heureux du salut des humains ; le seul crime dont ils furent dûment atteints et convaincus, c’est d’avoir chanté des chansons irréligieuses, et d’avoir lu avec trop de plaisir le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Les juges d’Abbeville ne s’en crurent pas moins obligés à les condamner à avoir la langue et le poing coupés, et à être brûlés à petit feu. Le sieur d’Étallonde échappa au supplice en fuyant en Prusse, où le grand Frédéric accueillit son infortune et le plaça dans ses troupes. Quant au chevalier de La Barre, qui était prisonnier, le Parlement de Paris, juge en dernier ressort de la sénéchaussée d’Abbeville, confirma la sentence, malgré une consultation de dix des plus célèbres avocats de Paris qui démontraient son innocence ; il diminua seulement quelque chose de l’atrocité du supplice (si la question ordinaire et extraordinaire à laquelle il condamna cet infortuné ne l’aggrava pas), en ordonnant qu’il serait décapité avant d’être jeté dans les flammes. Ce qu’il y a de véritablement affreux dans ce dernier jugement, c’est que de vingt-cinq juges qui composaient la Tournelle, quinze juges furent longtemps d’avis d’absoudre le malheureux jeune homme, et ils ne passèrent à l’avis des dix autres que parce qu’on leur fit observer que, dans un moment où le Parlement attaquait par ses arrêts les jésuites, les évêques et les billets de confession, il était essentiel de se montrer zélateurs d’une religion dont ils se voyaient obligés de persécuter les ministres. Ainsi, c’est à la bulle Unigenitus, c’est à la faiblesse qu’eut Louis XIV de la sanctionner de son autorité, que nous devons les malheureuses querelles qui troublèrent presque la vie entière de Louis XV, que nous devons le régicide de ce roi, et l’assassinat que les lois ont commis dans la personne du chevalier de La Barre.

Cette petite digression nous a paru nécessaire pour expliquer les intentions de l’auteur d’Augusta. L’on conviendra qu’il faut que nos mœurs et notre tolérance aient fait quelques progrès, puisque, après vingt ans, l’on a permis de présenter sur la scène, sous un voile si facile à percer, ce déplorable exemple des victimes immolées au fanatisme des lois et de la religion.

La tragédie finit par un vers tiré des Proverbes du roi Salomon ; c’est Augusta qui s’adresse à son fils :

Qu’un excès de vertu n’Et souvenez-vous bien
Qu’un excès de vertu n’est pas toujours un bien.


Tournure de phrase qui rappelle malheureusement celle d’un axiome trop connu du Lutrin[2] :

· · · · · · · · · · Et souvenez-vous bien
Qu’un dîner réchauffé ne valut jamais rien.


Il est rare de voir accueillir plus défavorablement un ouvrage que ne l’a été Augusta. Les signes de mécontentement les moins équivoques ont éclaté dès la fin du second acte. La fable sur laquelle est fondée l’action a paru trop invraisemblable ; les incidents qu’elle présente ont été trouvés peu naturels et ramènent continuellement les mêmes idées, les mêmes sentiments. Agathocle est en danger dès le commencement du second acte, et l’amour si forcené du consul pour sa mère ne change rien à la situation toujours la même pendant les quatre derniers actes. Le style de cet ouvrage n’est pas fait pour dissimuler les défauts du plan ; il annonce cependant que le talent de l’auteur est plus propre à la tragédie qu’à la comédie. Ses deux essais dans des genres si différents n’ont pas été heureux ; et si M. Fabre d’Églantine a été sifflé en jouant les gens de lettres et les philosophes, il ne l’a été guère moins en voulant nous intéresser en leur faveur. Le mérite d’un motif si louable n’a pourtant pas été entièrement perdu, et de nombreux retranchements, faits à la seconde représentation, pourront faire donner la pièce encore quatre ou cinq fois.

— Le lundi 15 octobre, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de Célestine, drame en trois actes, mêlé d’ariettes. Le poëme est de M. Magnitot, secrétaire du prince de Salm, et la musique de M. Bruni ; ces deux auteurs n’étaient connus que par la chute de Coradin, opéra-comique en trois actes, représenté sur ce théâtre l’année dernière[3].

Une anecdote que M. d’Arnaud a insérée, sous le nom du Paysan généreux, dans le cinquième volume des Délassements d’un homme sensible, a fourni à M. Magnitot le fond du drame de Célestine. Dans cette anecdote, dont nous ne garantissons pas l’authenticité, un paysan russe, pour soustraire la fille de son seigneur à la fureur des soldats de Pugatchew, la demande pour femme, l’obtient, n’use d’aucun des droits qu’il acquit sur elle, et la conduit ensuite aux pieds de l’impératrice, qui, pour le récompenser de cet acte de vertu, lui accorde un état digne de l’époux de cette jeune personne, etc.

Quelques longueurs supprimées dans le second et dans le troisième acte ont valu à la seconde représentation de cet ouvrage un succès moins douteux que celui de la première ; mais l’invraisemblance de l’exposition, la manière dont l’action languit ensuite jusqu’au dénoûment beaucoup trop précipité, le peu de développement donné à la situation des deux amants, et qu’on pouvait rendre aussi intéressante qu’elle est singulière, ne permettent pas d’espérer que le succès se soutienne.

La musique, sans être neuve, a paru en général assez bien faite ; on y a remarqué plusieurs morceaux d’un goût simple et d’une expression vraie. Mlle Carline a joué le rôle de Guillot avec une naïveté charmante.

La Maison de Molière, comédie en prose et en quatre actes, représentée pour la première fois, au Théâtre-Français, le samedi 20 octobre, est l’imitation d’une pièce de M. Goldoni, intitulée il Moliere, par M. Mercier. Comme nous avons eu l’honneur de vous rendre compte de ce drame lorsqu’il parut en 1776[4], nous nous dispenserons aujourd’hui d’en faire une analyse détaillée ; nous observerons seulement que la pièce telle qu’on l’a représentée ressemble beaucoup plus à l’original de M. Goldoni que la pièce imprimée, parce qu’on a jugé à propos d’en abréger plusieurs scènes et d’en retrancher presque toute la partie épisodique ajoutée par M. Mercier, entre autres la longue scène d’une jeune personne qui vient se présenter à Molière pour être reçue dans sa troupe, et qu’il détermine à se retirer dans une maison religieuse, etc. Cette scène était placée au cinquième acte, et, il faut en convenir, fort gauchement ; l’on a réduit les deux derniers actes en un.

Le véritable titre de l’ouvrage est la Journée du Tartuffe. Au premier acte, Molière est désolé des ordres supérieurs qui ont arrêté la représentation de cette pièce, à laquelle il attache le plus grand intérêt de gloire et d’utilité. Son camarade et son ami La Thorillière vient lui apporter à la fin de l’acte une permission par écrit du roi. Tandis qu’on se dispose à donner la pièce, le soir même un hypocrite, nommé Pirlon, vient porter le trouble dans la maison de Molière ; il cherche à séduire sa servante, il remplit de craintes et de soupçons l’esprit de la comédienne Béjart et de sa fille, chargées, la première du rôle d’Elvire, la seconde de celui de Marianne ; il persuade à la fille aimée en secret de Molière qu’on la trompe, et qu’on finira par la sacrifier à sa mère ; il assure la mère que Molière a formé le complot de lui enlever sa fille avant la fin du jour. Toutes deux refusent de jouer ; ce n’est pas sans beaucoup de peine que La Thorillière est parvenu au troisième acte à regagner l’esprit de la mère et de la fille. Pour se venger de Pirlon, Molière engage sa bonne servante à tendre à cet hypocrite un piège assez plaisant, et à s’emparer de son manteau et de son chapeau, dont il se sert en effet pour représenter le Tartuffe plus au naturel. Ce troisième acte fini, les comédiens ont imaginé de représenter la pièce même du Tartuffe, et ce n’est qu’après ces cinq actes du chef-d’œuvre de la scène française qu’on nous a donné le dernier acte du nouveau drame, sans contredit le plus mauvais. Il ne s’agit presque plus dans ce quatrième acte que de la jalousie, des fureurs de la comédienne Béjart contre sa fille, et du consentement qu’on lui arrache enfin pour ce mariage, qui fut si funeste au repos et au bonheur de Molière.

Le succès de la pièce nouvelle, et surtout du dénoûment, a été plus qu’équivoque ; ceux de nos lecteurs qui la connaissent en seront peu surpris ; mais ce qui paraîtra au moins singulier, et ce qui est cependant dans l’exacte vérité, c’est que l’étrange cadre où l’on avait imaginé de placer le Tartuffe en a, pour ainsi dire, détruit tout l’effet ; on a écouté avec une sorte d’impatience, de distraction, et l’on peut dire d’ennui, quoique la pièce fût mise avec plus de soin qu’elle ne l’avait été depuis longtemps, et avec une exactitude de costume qui semblait faite encore pour rendre cette représentation plus piquante.

Le sieur Fleury a joué les deux rôles, celui de Molière et celui de Tartuffe, avec beaucoup d’intelligence. Mme Petit, ci-devant Mlle Vanhove, a paru au moins fort jolie dans celui de la jeune Béjart ; elle avait pris exactement la coiffure du temps, et ressemblait beaucoup, sous ce costume, au portrait de Ninon, par Petitot.

Il y a dans la pièce imprimée de M. Mercier plusieurs choses peu obligeantes pour la Comédie et pour les Comédiens ; on a eu, comme on peut le croire, grand soin de les supprimer. Quoique le nom de Valério ait été remplacé dans la pièce française par celui de La Thorillière, et le nom de Leandro par celui de Chapelle, le fond des deux rôles est absolument le même. La pièce italienne est en vers, la pièce française est en prose ; mais l’original, ainsi que la copie, ne sont véritablement que des esquisses. Il y a plus de naturel et de facilité dans le dialogue de Goldoni que dans celui de M. Mercier, mais on y trouve aussi beaucoup de négligence et de mauvais goût ; il n’y a point de langue au monde, ce me semble, où il ne soit de fort mauvais goût, par exemple, de dire à une jeune fille jalouse du sentiment de préférence que peut mériter sa mère :

À lasciar sarei pazzo il vitello per bue.


La Vie de saint Vincent de Paule, instituteur et fondateur des Prêtres de la Mission et des Filles de la Charité[5]. À Paris, 2 volumes in-12 de plus de 500 pages chacun.

Si Vincent de Paule est devenu le saint à la mode, depuis que l’abbé Maury en a fait un si beau panégyrique, nous craignons beaucoup cependant que l’histoire de sa vie, en deux gros volumes, n’effraye un grand nombre de lecteurs. On y trouve quelques détails intéressants, mais noyés dans un style prolixe et mêlés d’une foule de puérilités dignes de nos vieilles légendes ; une des plus originales est peut-être ce trait du zèle inconsidéré d’un missionnaire nommé Guérin. Quelqu’un lui ayant dit la veille de son départ qu’il allait se faire pendre en Barbarie : « C’est trop peu de chose, répondit-il, je n’y voudrais pas aller si je croyais en être quitte à si bon marché ; j’espère bien que Dieu me fera la grâce d’être empalé, ou de souffrir quelque chose de pis. » Cela est assurément très-fou ; mais cela ne l’est guère plus que le mot du chevalier de Crussol, qui, regardant une pente fort escarpée qu’il avait à franchir pour monter à la brèche, s’écria : « Qui diable voudrait monter là, s’il n’y avait pas des coups de fusil à gagner ? »


COUPLETS

DE Mlle CLAIRON À Mme DROUIN.
Air : N’en demandez pas davantage.

L’amitié depuis cinquante ans
Fait de nos cœurs un doux usage ;
Elle a réglé nos sentiments,
Ils s’accroissent avec notre âge.
Ils s’aDe notre lien
Ils s’aSentons tout le bien,
Et serrons-le encor davantage. (bis.)

Quoique rivales de talents,
Nous avons méconnu l’outrage ;
Et plus nos succès étaient grands,
Plus nous comptions sur nos suffrages.
Ils s’aDe notre lien, etc.

Au temple glissant des hasards,
Tant qu’a duré notre voyage,
Tu me pardonnas mes écarts,
Je te pardonnai d’être sage.
Ils s’aDe notre lien, etc.

Contente d’un peu plus que rien,
Et fière de ton esclavage,
Tu cherchas le suprême bien
Dans ton âme et dans ton ménage ;
Ils s’aMais notre lien
Ils s’aN’en souffrit en rien,
Ah ! serrons-le encor davantage. (bis.)

Moi condamnée à plus d’éclat,
À l’amour, au faste, au tapage,
Je n’ai vu dans mon célibat
Que des tourbillons, des orages[6] ;
Ils s’aMais notre lien, etc.

En vain nous cherchions le bonheur,
Il fuit l’âme sensible et sage ;
Des hommes ingrats et trompeurs
Que l’amitié nous dédommage.
Ils s’aDe notre lien
Ils s’aSentons tout le bien
Et serrons-le encor davantage. (bis.)


SUITE
DE LA NOTICE DES TABLEAUX EXPOSÉS CETTE ANNÉE
AU LOUVRE.

L’Automne ou les Fêtes de Bacchus, que les Romains célébraient dans le mois de décembre, par M. Callet. (Pour le roi.)

On a trouvé ce tableau de M. Callet fort inférieur à ses Saturnales. La distribution des masses d’ombre et de lumière y est assez heureuse et la composition ne manque pas d’agrément, mais la couleur qui y domine est le violet et le rose, et les demi-teintes tirent trop sur le noir, ce qui présente au total une couleur factice. Le dessin d’ailleurs a paru rond, lourd et incorrect ; les figures manquent d’action, elles sont trop sur elles-mêmes et nullement abandonnées à l’impulsion de leurs mouvements, ce qui ôte le caractère et la gaieté du sujet. Quelle force l’énorme bras de ce sacrificateur semble employer pour jeter sur l’autel quelques grains d’encens !

Tableau représentant un Piédestal de marbre enrichi de bas-reliefs et sur lequel est posée une corbeille remplie de différentes fleurs. À côté se trouve un vase rempli de roses. Par M. Van Spaendonck. (Pour le roi.) Autre tableau du même artiste représentant une Corbeille remplie de diverses fleurs, posée sur une encoignure de marbre sculpté. À côté se voit un piédestal de marbre blanc sur lequel est un vase. (Pour M. le comte d’Artois.)

Ces deux tableaux sont de la plus grande beauté, surtout le second ; on leur reproche cependant trop d’égalité dans le ton ; le vert des feuilles est partout le même, et toutes les parties semblent trop finies. On sait bien que la nature a travaillé également toutes les parties de ses productions et que, vues de près et isolément, toutes présentent un fini qui leur est propre ; mais, dans l’ensemble et suivant les distances, ces parties ne se voient plus comme elles sont.

On disait que M. Van Spaendonck ne sait point se borner à peindre la nature, qu’il cherche à lutter contre elle, à la surpasser, mais s’il est un talent au monde à qui de tels efforts puissent réussir, c’est au sien.

Vue des cascatelles de Tivoli et du Temple de la Sibylle avec une figure qui représente Horace méditant. Vue d’une cascade prise dans les Alpes, au clair de la lune. La Campagne de Tivoli, éclairée au soleil couchant où l’on voit une danse de paysans appelée la Tarentelle, etc., etc. Par M. Hue.

Les amateurs ont remarqué généralement dans tous les tableaux exposés cette année par M. Hue plus de fermeté dans le ton, plus de résolution dans les formes, et ils ont jugé qu’il devait cet avantage précieux au voyage qu’il vient de faire en Italie. On lui reproche cependant toujours de la dureté dans les ombres qu’on ne trouve pas assez reflétées. M. Renou ajoute que la Vue des cascatelles n’a pas le mérite de rendre le lieu tel qu’il est, qu’on n’y voit pas les grandes montagnes, qui, dans le lieu, se lient avec celles d’où sortent les eaux ; d’où il résulte que le motif en est détruit, les torrents ne portant jamais que des grandes masses de montagnes qui se succèdent. Il craint aussi que les eaux de ce tableau ne paraissent trop lourdes. On ne sait comment, dans la Vue de la cascade au clair de la lune, le feu qui est tout près de la chute d’eau a pu s’allumer au pied d’un torrent si considérable. Cette circonstance n’est certainement pas prise dans la nature. De tous ces tableaux, celui qui a réuni le plus de suffrages est celui de la Campagne de Tivoli au soleil couchant. Il est d’un bel effet, il a de l’harmonie et de la profondeur, le ton en est pur et frais ; c’est celui du beau ciel de l’Italie.

Il y a dans la plupart des petits camées de M. Sauvage de la grâce et de la facilité, mais on y remarque plus de pratique que de vrai talent. Ses bas-reliefs imitant le bronze, la terre cuite, le stuc, ont fait en général, cette année, assez peu de sensation ; c’est une sorte de magie dont l’illusion n’est pas longue, et dès qu’on en a pénétré le secret, on n’y attache plus beaucoup de prix. Dans le grand tableau d’Anacréon et Lycoris imitant le bas-relief, le dessin n’a pas paru assez prononcé, on en a trouvé le ton trop roux. Ses petits bas-reliefs, imitant le bronze et représentant des jeux d’enfants, ont paru faits avec plus de soin et ont plus d’effet.

L’hommage que nous avions rendu l’année dernière aux talents de Mme Le Brun vient d’être justifié par les nombreux ouvrages dont elle a enrichi l’exposition de cette année. Voici ce qu’en dit M. Renou : « Cette artiste prouve plus que jamais le plus grand talent pour le portrait ; ses tableaux réunissent la grâce du dessin, le charme des couleurs, le beau pinceau et l’harmonie. Elle paraît posséder, sinon exclusivement, du moins au degré le plus éminent, le talent de faire de ses portraits de beaux tableaux qui, dans tous les temps, auront beaucoup d’intérêt. »

Son propre portrait a paru supérieur à tous les autres. Elle s’est peinte tenant sa fille dans ses bras. Tout le charme de la tendresse maternelle est dans ce doux regard et dans cette belle main qui presse si doucement contre son cœur l’enfant qui repose sur ses genoux.

Cette même enfant est encore représentée d’une manière fort piquante de profil, tenant un miroir où l’on voit sa jolie petite tête de face.

Plusieurs personnes ont trouvé une expression dure et forcée dans le portrait de Nina Dugazon au moment où elle croit entendre Germeuil, mais le sentiment que l’artiste a tâché d’exprimer est ce mélange de joie et de folie qui laisse toujours les traits d’une espèce de contraction pénible et douloureuse. Le ton de la chair a paru trop blafard. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ce tableau ne peut produire son effet que vu d’une assez grande distance.

Madame Raymond est représentée courant au-devant de quelqu’un. Quelque défaut qu’on ait pu reprocher d’ailleurs à ce portrait, il faut convenir que jamais peut-être la peinture n’a pu rendre une figure en mouvement avec plus de grâce et de vérité. Elle semble échapper à l’œil qui veut la suivre.

Le portrait de Caillot en chasseur est d’une ressemblance admirable, de la touche la plus franche et la plus vraie.

Grand tableau de la Reine tenant le duc de Normandie sur ses genoux, ayant à ses côtés Mgr le Dauphin qui découvre le berceau de son frère et Madame, fille du roi, penchée avec une expression pleine de candeur et de respect sur le bras qui soutient le duc de Normandie. Ce tableau a sans doute de grandes beautés. Il a celle de la ressemblance, on y voit des étoffes d’une vérité précieuse et du plus bel effet ; on y remarque une exécution riche et soignée, beaucoup de noblesse dans la composition, mais on trouve que les percées dans la galerie nuisent à l’effet général. On croit que, le fond étant plus tranquille, il y aurait eu plus de repos pour les têtes, et qu’au total le tableau y aurait gagné infiniment. On se plaint aussi qu’il n’y ait pas dans les regards de la reine une intention mieux prononcée.

Ce qui distingue en général tous les ouvrages de cette aimable artiste, c’est une fraîcheur de coloris tout à fait magique, un choix d’attitudes et de situations toujours neuves, toujours gracieuses, toujours pittoresques. On a observé encore avec beaucoup de raison qu’aucun peintre n’avait possédé comme elle l’art de donner à ses traits un air riant sans efforts et sans grimaces. Elle est parvenue à donner à son coloris un ton plus vrai sans le rendre moins brillant, et son dessin nous paraît avoir acquis plus de correction, plus de fermeté, sans qu’il ait rien perdu de sa grâce, ni de sa mollesse, ni de sa douce facilité.

Dans le grand nombre des portraits exposés cette année par Mme Guyard, il n’y en a que deux qui soient dignes de sa réputation, c’est celui de Madame Élisabeth et celui de Madame Adélaïde.

Le premier, qui représente cette jeune princesse appuyée sur une table garnie de plusieurs attributs de sciences, a de l’harmonie, des détails bien faits, un bon ton de couleur, mais on croit qu’on pourrait lui reprocher quelque chose dans la manière dont la jupe est drapée. Le style de ces plis ne convient pas au genre de nos ajustements.

Le portrait de Madame Adélaïde, représentée en pied, est bien entendu pour l’effet, tout y est vrai, rien ne se nuit. Le fond en est noble et bien conçu ; la perspective y est respectée et toute l’exécution en est fort belle.

Au bas des portraits en médaillons du feu roi, de la feue reine et du feu dauphin réunis en un bas-relief imitant le bronze, la princesse, qui est supposée les avoir peints elle-même, vient de tracer ces mots :

Leur image est encor le charme de ma vie.

Sur un pliant est un rouleau de papier sur lequel est tracé le plan du couvent fondé à Versailles par la feue reine, et dont Madame Adélaïde est, directrice. Le lieu de la scène est une galerie ornée de bas-reliefs représentant différents traits de la vie de Louis XV, etc.

Nous voici enfin arrivés au tableau qui suffirait seul pour soutenir, pour relever l’honneur de l’école française. C’est le tableau de M. David représentant Socrate au moment de prendre la ciguë. Ce tableau appartient à M. de Trudaine.

Le fond offre une partie séparée de l’intérieur d’une prison ; de côté, dans l’enfoncement d’une voûte, le vestibule de la prison et l’escalier par lequel on voit sortir quelques vieillards qui n’ont pas le courage d’assister au dénoûment d’une scène si douloureuse.

Socrate est assis sur son lit, entouré de ses vieux amis et de ses jeunes disciples ; déjà l’une de ses mains s’étendait, prête à saisir la coupe que lui présente en tremblant un jeune esclave qui détourne la tête pour ne point le voir, que, livré au sentiment qui l’anime et qu’il veut faire passer dans l’âme de ceux qui l’écoutent, il lève l’autre main au ciel pour affirmer ainsi plus solennellement les dernières vérités qu’il leur annonce. Une de ses jambes pose à terre, l’autre est étendue sur le lit, et l’on y voit encore la marque des fers qui l’ont blessée, circonstance qui rappelle d’une manière intéressante l’apologue que ce sage fit dans ses derniers moments sur l’alliance du plaisir et de la douleur.

Quelques artistes, quelques prétendus connaisseurs ont critiqué l’action opposée des deux bras, ont soutenu qu’il était impossible qu’un homme se tienne dans l’attitude que le peintre donne à Socrate, le corps étant posé trop perpendiculairement sur le lit et la jambe droite infiniment trop élevée. Je crois m’être assuré du contraire. Le mouvement que fait le philosophe en levant la main au ciel et laissant l’autre étendue doit soulever naturellement les reins au lieu de les faire fléchir, et l’espèce d’effort que ce mouvement suppose me paraît d’accord avec l’expression répandue dans tous les traits, dans toute la figure de Socrate. Les sublimes vérités qui occupent dans ce moment l’âme du philosophe l’élèvent au-dessus de lui-même ; l’enthousiasme ferme et tranquille que lui inspire l’idée d’un Être suprême, d’une durée éternelle, remplit son cœur de confiance et de sérénité. Ce caractère céleste, qui ennoblit tous ses traits, qui respire dans sa bouche, dans ses regards, est peinte encore dans l’impression de ceux qui l’écoutent. Aux regrets, à la douleur dont on les voit pénétrés, se mêle plus ou moins d’étonnement, de respect et d’admiration. Le sentiment qui domine essentiellement dans cette scène touchante est l’espèce d’attendrissement qui dispose l’âme au recueillement religieux d’une modération profonde.

La variété des poses et des attitudes que le peintre a eu l’art de donner aux différents personnages qui entourent Socrate n’a pas été exempte de reproches. On a trouvé une intention trop recherchée dans ce pied levé de l’esclave qui présente la coupe. Mais ce mouvement ne convient-il pas en effet à la contrainte qu’il paraît éprouver ? L’action du jeune homme qui, une main appuyée sur la muraille, semble, de l’autre, poser quelque chose sur ses yeux, a paru peu naturelle, et nous ne cherchons point à la justifier. Nous conviendrons encore que la main du vieillard qui s’appuie sur la cuisse de Socrate, quelque admirable qu’en soit le dessin, nous a paru un peu maniérée.

Après ces reproches les plus sévères, quelquefois même les plus hasardés, je n’ai point vu de critique qui ne fût forcé d’admirer au moins l’exécution de ce tableau, et d’avouer qu’il est impossible de terminer un ouvrage avec plus de soin, de correction, de fermeté. Chaque figure est dessinée jusque dans ses moindres détails avec une étude précieuse ; on ne peut même se dissimuler que l’artiste semble avoir cherché quelquefois à multiplier les difficultés de sa composition pour le plaisir d’exercer son talent à les vaincre. Ce qu’on a trouvé le plus généralement à redire à ce superbe tableau, c’est la manière dont il est éclairé. On ne voit point trop d’où peut venir cette grande lumière qui environne si également toutes les figures du premier plan. Sa couleur du fond a paru un peu ardoise ; les plis de quelques draperies semblent plus faits pour le sculpteur que pour le peintre ; on a reproché à d’autres d’avoir l’éclat éblouissant d’une peinture en porcelaine. Mais en trouvant même à ces reproches quelque fondement, nous conclurons, comme M. Renou, que, lorsqu’il s’agit de blâmer un grand homme, il faut de la retenue, car peut-être aurait-il des raisons qui détruiraient ou affaibliraient beaucoup l’observation.

La Reconnaissance d’Oreste et d’Iphigénie dans la Tauride, par M. Regnault. (Pour le roi.)

L’ordonnance de ce tableau est assez noble, mais il manque d’effet ; les personnages ont tous une expression équivoque, ils sentent d’ailleurs la pose académique. La figure d’Oreste est admirablement bien dessinée et d’une belle couleur, la tête a un beau caractère et les extrémités sont rendues avec soin ; mais ce n’est qu’une belle réminiscence de l’Apollon du Belvédère. Cette Iphigénie est trop longue et semble perdue dans ses draperies ; la tête d’ailleurs est froide et d’un petit caractère. On a blâmé l’artiste d’avoir mis Iphigénie toute en blanc ; plusieurs personnes en effet l’ont prise, au premier abord, pour une ombre, et il faut convenir que l’extrême longueur de la figure, la pâleur du visage et trop de transparence dans les ombres de cette vaste draperie sont très-propres à justifier une méprise si ridicule. Ces défauts ne doivent point faire oublier cependant le mérite très-distingué de ce jeune artiste. Quoique la figure d’Oreste ne soit pas tout ce qu’elle devrait être dans l’ensemble du tableau, c’est un superbe modèle, et qui prouve l’excellent goût de dessin de l’auteur et les progrès qu’a faits son pinceau quant à la beauté du coloris.

Virgile lisant l’Énéide à Auguste et à Octavie, par M. Taillasson. (À M. Dufresnoy.)

Composition raisonnable, mais sujet peu propre à faire de l’effet en peinture. La figure d’Octavie n’est pas dépourvue d’expression ; celle de Virgile est froide, longue et raide. Il y a dans le dessin de M. Taillasson plus de correction que de souplesse et de facilité. L’ensemble de ses tableaux manque toujours du sentiment propre à la situation.

Les Paysages de M. César Van Loo n’ont jamais été plus mal accueillis qu’ils ne l’ont été cette année, et ce n’est pas sans de bonnes raisons. Sa manière est sèche, aride ; ses plans disposés au hasard, sans clarté, sans précision, sans vérité de nature ni dans la forme des arbres, ni dans les feuilles, et sa couleur factice.

Le Courage des femmes de Sparte, par M. Le Barbier l’aîné. (Pour le roi.)

C’est Aristomène, chef des Messéniens, qui, voulant enlever quelques femmes de Sparte rassemblées à Égile pour y célébrer la fête de Cérès, en est poursuivi à coups de torches et n’échappe à leur fureur que par le secours de la prêtresse Archidamie. « Messieurs, mesdames, dit Merlin, admirez comme cela est beau. N’êtes-vous pas enchantés comme moi de ce grand diable d’Aristomène qui a bonne grâce, quoiqu’il ait les reins cassés ? Hélas ! son voisin n’est guère moins à plaindre ; il paraît qu’il a été bien daubé, car il a le corps tout aplati. Je ne sais trop si vous aimez ce grand figurant des ballets de l’Opéra qui s’amuse dans un coin à faire des tours de force. Quant à moi, il m’effraie par sa tournure gigantesque et par sa figure qui ressemble à un tison ardent, etc. » La critique qu’en fait M. Renou est tout à la fois plus équitable et plus instructive. « On trouve dans ce tableau, dit-il, une belle manière de pinceau, mais qui se fait beaucoup trop apercevoir. La couleur est généralement trop brillante, ce qui détruit l’harmonie. Le mouvement devait se faire sentir avec énergie dans les personnages de femmes et le calme dans la figure d’Aristomène, près de sa mort, et de la prêtresse qui vient le secourir. Cette opposition devait former seule tout l’intérêt de la scène. »

Il y a plusieurs dessins du même artiste pour les œuvres de Gessner, qui nous ont paru faits avec beaucoup de goût, de grâce et de précision.


CHANSON.

Sur l’air : l’Abbé Fatras.

VoMaîtres Linguet
Vo Et Morellet
VoVont prouver à Calonne
Vo Que son écrit
Vo Est d’un proscrit
VoQue le ciel abandonne.
Vo Un prélat roi
Vo Dans son effroi
Vo À réuni
Vo Ce couple honni,
Vo Et leur a dit :
Vo « À mon crédit
VoVendez votre colère,

Vo Et quant au prix
Vo Sur le mépris
VoRéglez votre salaire[7]. »
Monseigneur, si vous nous prisez
Comme nous sommes méprisés,
Vo Honte et sifflets,
Vo Chansons, pamphlets,
Nous braverons tout pour vous plaire
Jusques au prochain ministère.
VoMaître Linguet, etc.


— Le lundi 23 octobre, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de l’Indiscrète sans le savoir, comédie en prose et en deux actes, de M. Mayan, auteur de quelques pièces jouées avec succès sur nos petits théâtres.

Cette pièce, qui ressemble à tout, et dont le style est encore plus plat que le fond n’est usé, n’a eu et ne pouvait avoir aucun succès, quoique le rôle de l’Indiscrète ait été parfaitement rendu par Mme Gontier.

— Le 3 novembre, on a donné, sur ce même théâtre, la première représentation de Berthe et Pépin, drame en trois actes, mêlé d’ariettes. Les paroles sont de M. Pleinchène, qui fit jadis, pour la Foire, quelques opéras-comiques à vaudevilles. La musique est de M. Deshayes, connu avantageusement par celle d’une petite pièce à ariettes intitulée le Faux Serment, représentée avec beaucoup de succès par les petits comédiens de M. de Beaujolais.

Le sujet du nouveau drame est tiré d’une anecdote insérée dans la Bibliothèque des romans, qui avait déjà fourni à M. Dorat le fond d’une tragédie jouée sous le titre d’Adélaïde de Hongrie. Mergiste, chargée, par un prince du Nord, de conduire à Pépin, roi de France, sa jeune épouse Berthe, a conçu et exécuté le projet peu vraisemblable de faire disparaître cette jeune princesse, et de lui substituer sa fille Alix, etc.

Cette pièce n’a eu aucun succès. Nous croyons cependant que la manière dont M. Pleinchène a imaginé de présenter ce sujet est, au fond, plus heureuse et plus naturelle que celle qu’avait adoptée M. Dorat ; mais les longueurs qui suspendent l’action pendant tout le second acte et la première partie du troisième ont fort indisposé le public ; il a eu la cruauté de demander à grands cris l’auteur des paroles, pour le siffler ensuite sans miséricorde. L’auteur de la musique a été traité plus favorablement ; on a trouvé plusieurs morceaux de cet opéra d’un chant facile et agréable.



  1. Ce nom est ridicule. Je préfère beaucoup, disait un mauvais plaisant, celui d’une tragédie de Collé, Angusta. (Meister.)
  2. Chant Ier, vers 103, 104.
  3. Voir tome XIV, p. 339. Meister y désigne un sieur Tacusset comme l’auteur des paroles. Nous n’avons pu savoir s’il s’agissait d’un pseudonyme ou de deux auteurs distincts.
  4. Tome XI, page 296. La note de cette page renvoie par erreur au mois d’octobre (au lieu de novembre) 1787.
  5. Par Begat, curé de Mareuil-les-Meaux.
  6. Les fausses rimes imprimées en italique se trouvent dans le manuscrit.
  7. M. l’archevêque de Toulouse a laissé vendre publiquement le Mémoire de M. de Calonne. M. Desrotours a déjà répondu, quant à la partie des monnaies ; le chapitre de Saint-Michel sur les échanges, et l’on n’a sûrement payé ni l’un ni l’autre. (Meister.)