Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Octobre

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 138-153).

OCTOBRE

Le vendredi 21 septembre on a donné, sur le Théâtre-Italien, les Gens de lettres ou le Poëte de province à Paris, comédie en cinq actes et en vers, de M. Fabre d’Églantine, comédien de province, qui n’était encore connu par aucune autre production.

Il ne nous a pas été possible de suivre la marche de cette pièce à travers les huées et les sifflets dont le parterre n’a pas cessé d’en accompagner la première et dernière représentation. L’ennui n’a pu être sauvé ni par quelques scènes d’un dialogue assez naturel entre Guillaume, le valet de Damis, et Richard, le frotteur de l’hôtel, ni par le personnage sottement important d’un libraire, qui n’est qu’épisodique, mais dont la caricature ne manque pas de vérité[1]. Il est difficile de concevoir un ouvrage dont l’intrigue soit plus froide, plus mal liée, et il s’en faut bien que le style rachète ce défaut d’intérêt et d’action ; c’est peut-être le plus étrange langage que l’on ait osé employer sur la scène depuis le Don Japhet d’Arménie de Scarron, que M. Fabre d’Églantine semble avoir voulu prendre pour modèle. À travers ce ridicule jargon, l’on a distingué cependant quelques vers qui annoncent une sorte de facilité, peut-être même un talent propre à la satire.

Damis s’exprime ainsi sur une mode qui commence à passer, celle de porter ces larges boutons sur lesquels on affectait surtout de peindre ou de graver des hommes à cheval :

Chargé de gros boutons et derrière et devant,
Irai-je me montrer un médaillier vivant ?
Irai-je de housards bigarrés en peinture
Porter un régiment du col à la ceinture ?


Le tableau des conversations ordinaires de nos bureaux d’esprit offre encore quelques traits assez heureux.

Des gens que vous vantez quels étaient les discours ?
De malheureux rébus et de plats calembours ;
De sottes questions en mots scientifiques ;
Sur un air d’opéra des cours métaphysiques ;
Des petits faits voilés d’un jargon précieux ;
Enfin des vers moraux d’un style curieux,
Où la muse en travail, pour finir ses grimaces,
Disait que la sagesse est l’éteignoir des grâces.


Les vers qui ont été le plus vivement applaudis sont ceux que l’auteur a mis dans la bouche du valet de Damis, qui voit pour la première fois Paris, le Pont-Neuf et la statue de Henri IV ; monté sur un cheval, dit-il en parlant de ce bon roi,

Monté sur un cheval on voit un vieux grand-père ;

C’est un saint, car un pauvre y faisait sa prière.
DAMIS.
…Je donnerais cent beaux louis, je croi,

Pour que ce mot heureux fût entendu du roi.


Mais quelques vers heureux ou facilement exprimés ne suffisent pas pour faire une bonne comédie, encore moins pour refaire un des chefs-d’œuvre de notre théâtre. Ce n’est pourtant pas la faute du sujet, il est bien plus riche et plus varié de nos jours que du temps de Molière ; ce grand homme n’eut à peindre, dans ses Femmes savantes, que le ridicule des expressions de quelques beaux esprits qui donnaient le ton à l’hôtel de Rambouillet. Cette prétention de mettre de l’esprit dans tout ce que l’on dit, ou d’en singer au moins la physionomie, l’afféterie recherchée des termes, le ridicule si souvent étrange des acceptions dans lesquelles on les emploie pour paraître neuf, tous ces travers existent encore, et, sous de nouvelles formes, n’ont fait que croître et embellir. Par combien de médiocres ou de plates productions prônées par nos coteries de beaux esprits, et qui réussissent un instant, parce qu’elles doivent le jour à un homme qu’elles ont mis à la mode, ne pourrait-on pas remplacer le sonnet et le madrigal dont Molière se moqua si gaiement ? Mais si ce grand homme eut le talent de faire un chef-d’œuvre à l’aide seulement de deux auteurs ridicules et de quelques expressions que nous avons remplacées par d’autres tout aussi étranges, quel fond, quel intérêt bien plus comique encore ne lui eût pas fourni ce ton mi-parti de gens du monde et de gens de lettres qu’affectent tant de philosophes, d’économistes, de moralistes et de littérateurs, qui, se méprisant mutuellement, ne se réunissent que dans ce seul point, de préférer au titre d’auteurs dont s’honoraient les Pascal, les Fénelon, les Corneille, les Racine, celui de gens de lettres, mot de ralliement à l’aide duquel ils prétendent s’assigner un rang, un état dans la société ? Combien l’influence qu’ils essaient de toutes leurs forces de se donner dans le monde, qui les accueille souvent par air ou par désœuvrement, et qui le plus souvent ne cherche qu’à s’en amuser, n’eût-elle pas prêté de force comique à l’intrigue des Femmes savantes ! Nos gens de lettres étant bien plus répandus dans la société que du temps de Molière, leurs travers, leurs ridicules, par cela même mieux connus, seraient devenus pour ce grand maître un fond de comique inépuisable. Combien ce ton modestement tranchant avec lequel ils jugent et prononcent sur les objets même qui leur sont les plus étrangers, dominent ou se flattent de dominer les opinions ; combien l’art avec lequel, après s’être fait souvent, on ne sait pourquoi ni comment, une sorte de réputation, ils s’empressent de faire partager cette considération usurpée à ceux que leur rang ou leur fortune met à même de leur devenir utiles ; combien leurs intrigues, devenues bien plus profondes, parce que le but en est tout autrement important, tout autrement profitable que ne l’était le simple amour de la célébrité ; combien tout ce mélange enfin d’audace, de bassesse, d’importance et de ridicule n’eût-il pas fourni au génie de Molière ! Quelles moissons n’eût-il pas encore trouvé à faire dans ces cercles de femmes de lettres, sorte d’état qu’elles embrassent actuellement au même âge et par les mêmes motifs qu’elles prenaient autrefois celui de dévotes ! Ce serait dans le sein même de ces sociétés si multipliées de nos jours que l’on pourrait puiser le fond et l’intrigue de la plus excellente comédie. Combien serait véritablement comique le tableau des haines cachées et actives, des petits manèges, des grandes prétentions, des mœurs, du ton enfin des principaux personnages qui représentent dans ces différentes sociétés ! Que de scènes dont le simple récit égaie si souvent ce que ces messieurs et ces dames appellent les sots aux dépens des gens d’esprit ! Molière n’eut pas des matériaux aussi précieux, et il fit un chef-d’œuvre que l’on relit et que l’on revoit toujours avec admiration, quoique les femmes savantes et les gens de lettres de nos jours ne ressemblent plus à ceux que cet inimitable comique fit disparaître à l’aide du ridicule dont il les affubla. C’est dans nos sociétés mêmes que l’homme de génie qui voudra retraiter ce sujet doit chercher ses modèles, et c’est ce que n’a sûrement pas fait M. Fabre d’Églantine.


ÉLÉGIE

SUR LA MORT DE Mlle OLIVIER[2].

Elle n’est plus ; en vain je la demande
À ce théâtre où Paris, enchanté
Du doux tribut d’un encens mérité,
À ses genoux venait porter l’offrande :
Tous sont touchés de mes cris superflus,
Chacun répond : Hélas ! elle n’est plus !
Talents, beauté, douceur, vertu, jeunesse,
Jeunesse, ô don qui les embellit tous !
Vous n’avez pu la préserver des coups,
Des coups fatals de la Parque traîtresse.
Présents cruels, à quoi donc servez-vous ?
Quoi ! c’en est fait, mon oreille attentive
N’entendra plus cet organe enchanteur,
Cette voix pure, innocente et naïve,
Ces sons touchants qui passaient dans mon cœur !
Mon œil errant sur la scène déserte,
Cherchant en vain tes modestes attraits,
N’y verra plus que de tristes cyprès,
Et les Amours qui déplorent leur perte !
Ô jeux trompeurs ! j’abjure pour jamais
De vos tableaux l’éclatante magie ;

Tous vos plaisirs, votre art, votre féerie
Ne peuvent point égaler les regrets
Dont aujourd’hui cette perte est suivie.


Lettre à l’Empereur sur l’atrocité des supplices qu’il a substitués comme adoucissement à la peine de mort. Brochure in-8o, avec cette épigraphe : « Il faut chercher dans la punition non ce qui tourmente le plus le coupable, mais ce qui peut le rendre meilleur. »

Cette Lettre, où l’on trouve quelques idées utiles et fortement exprimées à travers beaucoup d’exagérations déclamatoires, est de M. Brissot de Warville, connu par un journal publié à Londres et par plusieurs pamphlets politiques sur l’agiotage, les assurances, etc. Il paraît que M. Brissot veut être en littérature le Gilles de M. le comte de Mirabeau.

Parmi les supplices que l’Empereur a substitués à la peine de mort, l’auteur attaque spécialement la marque imprimée sur la joue à certains criminels, la peine de tirer les bateaux sur le Danube, et le supplice du poteau. Ce dernier paraît en effet plus cruel que la mort la plus violente, et n’est-ce pas le terme extrême, que les lois criminelles ne devraient jamais outrepasser, que peut-être même elles ne devraient jamais se permettre d’atteindre entièrement ? « Le criminel condamné, dit M. de Warville, à cet affreux supplice, ne peut plus ni se remuer ni se coucher. La douleur se prolonge sur tous les jours, sur toutes les heures de sa vie ; il n’attend de changement, de sensations nouvelles que des intempéries de l’air, et ces sensations sont toutes douloureuses. Le soleil le dévore et ne le tue pas ; le froid le paralyse et ne le tue pas ; le malheureux invoque la mort, et elle ne vient point, et il ne sait quand elle viendra. Point d’espoir, d’espoir de la mort même. De la douleur et toujours de la douleur, voilà sa perspective déchirante, etc. »

Il y a, ce me semble, encore une vue assez juste dans ce qu’il dit sur la peine de la marque. « Une marque si visible ne sépare-t-elle pas le coupable à jamais de la société ? ne le force-t-elle pas à en devenir l’ennemi, et un ennemi implacable ? Il faut donc ou enchaîner à jamais un homme quand on l’a flétri de cette marque, ou, si l’on se décide à lui rendre sa liberté, il faut s’attendre à voir former au sein de la société une société d’hommes féroces acharnés à sa destruction. »


VERS

À M. LE MARQUIS DUCREST, À L’OCCASION DE SON MÉMOIRE
PRÉSENTÉ AU ROI PAR M. LE DUC D’ORLÉANS[3].

Tu vModerne chancelier d’Épée,
Tu veux donc de l’État être réformateur ?
Le portefeuille plein et la tête occupée
Tu vDe projets pris à la pipée,
Tu vTu crois, hardi déclamateur,
Tu vQue Sa Majesté, détrompée
Tu vDe la confiance usurpée
Tu vD’un prélat administrateur,
Tu vTe fera le réparateur
Tu vDe sa finance dissipée ;
Tu vQue sur ta parole on croira
Tu vSon autorité rétablie ;
Tu vQue son Parlement se taira,
Tu vEt que son peuple l’aimera,
Tu vComme la reine, à la folie ?
Tu vGrand génie, ardent citoyen,
Tu vCe que tu promets n’est pas mince ;
Tu vMais si tu possèdes si bien
L’heureux talent de faire adorer notre prince,
TuCommence donc par faire aimer le tien.


COUPLETS SUR LE MÊME SUJET.
Air de Calpigi.

Sans biens, sans talents, sans figure,
De ma sœur l’humble créature[4]
Je fus un beau jour fort surpris (bis)
D’être colonel et marquis ;
Mais bientôt las du militaire,
Voulant tâter du ministère,
D’un prince je fus chancelier.
Voilà, voilà le bon métier. (bis.)

C’est une place d’importance,
Au moins la première de France ;

Mais l’État est dans l’embarras,
Allons, marquis, offre ton bras. (bis.)
Mais je déclare par avance
Qu’il me faut la surintendance,
Sans quoi, messieurs, point de marquis,
On ne peut m’avoir qu’à ce prix. (bis.)

Après tout dans ce grand royaume,
Est-il, je vous prie, un seul homme
Que l’on puisse me comparer,
Soit magistrat, soit financier ? (bis.)
Calculs, états, plans et finance,
De tout n’ai-je pas connaissance ?
Je suis l’unique en tout pays :
Allons, allons, saute, marquis. (bis.)

Je n’ai plus qu’un mot à vous dire :
J’aime tant le roi, notre sire,
Que je lui veux, par mes projets,
Rendre le cœur de ses sujets. (bis.)
Je change tout le ministère,
Du peuple je me fais le père,
Et tous les Français ébahis
Chanteront vivat le marquis. (bis.)
 
Si je n’étais pas si modeste,
J’en pourrais bien dire de reste,
Mais je ne veux pas me louer :
À l’œuvre on verra l’ouvrier. (bis.)
Il suffit que par moi la France,
Va se trouver dans l’abondance,
Et sera presque en paradis :
Allons, allons, saute, marquis. (bis.)


M. LE DUC D’ORLÉANS AU MARQUIS DUCREST.

Marquis, vous dansez à merveille,
Mais je veux vous dire à l’oreille
Ce que j’entends dire à chacun[5] :
Vous n’avez pas le sens commun. (bis.)
Guérissez votre pauvre tête,

Soyez moins fat et plus honnête,
Ou je fais voir à tout Paris
Comme on fait sauter un marquis. (bis.)


NOTICE

DES PRINCIPAUX TABLEAUX DU SALON DE CETTE ANNÉE.

Les Adieux d’Hector à Andromaque, par M. Vien. (Pour le roi.) « L’artiste a choisi le moment où Hector, sortant de la porte de Scée, est arrêté par Andromaque, qui lui fait présenter par sa nourrice le jeune Astyanax, lequel s’effraye du panache dont le casque de son père est ombragé. »

La composition de ce tableau est simple et sage ; il y a de la noblesse et de l’intérêt dans l’attitude d’Andromaque, qui, la main placée sur l’épaule de son époux, semble vouloir le retenir encore par un pressentiment secret des malheurs qui menacent Troie et sa famille. L’effroi de l’enfant est exprimé avec beaucoup de charme et de vérité ; mais le peintre a-t-il indiqué assez clairement la circonstance qui cause cet effroi ? Ne lui a-t-on pas reproché avec raison d’avoir fait le ventre de l’enfant un peu trop gros ? Une critique beaucoup plus essentielle et sur laquelle on n’est que trop généralement d’accord, c’est que toute la figure d’Hector annonce beaucoup plus de mollesse et de bonhomie que d’héroïsme et de dignité. Ce n’est point là le rival d’Achille, c’est un bon jeune homme bien doux, bien sensé et qui semble aller combattre pour la première fois ; à en juger par son âge, on serait plus tenté de prendre Andromaque pour sa mère que pour sa femme. La nourrice, à genoux sur le premier plan, est supérieurement dessinée, mais le soldat qui contemple la scène nous a paru un peu raide ; on trouve aussi trop d’égalité entre le plan des figures et celui des murs de la ville ; celui des murs est d’ailleurs trop semblable à celui du terrain. Enfin l’ensemble de la composition paraît trop dénué de figures, de mouvement et d’expression. L’effet général du tableau est doux et harmonieux, mais il laisse l’âme du spectateur trop tranquille, et ce n’est pas là l’impression que produit ce sujet attendrissant sous les pinceaux d’Homère.

On a trouvé plus de fermeté de ton et un effet plus sensible dans les petits tableaux du même auteur. Le premier représente une Femme grecque ornant d’une guirlande de fleurs la tête de sa fille avant de l’envoyer au temple ; le second, Glycère cueillant des fleurs pour faire des couronnes ; le troisième, Sapho chantant ses vers en s’accompagnant de sa lyre. Le sujet du premier, le plus heureusement conçu, est aussi celui que l’artiste a rendu avec le plus de grâce ; il y a dans la tête de la jeune fille une ingénuité charmante, une pureté céleste. On désirerait seulement que les fonds de ces trois tableaux fussent moins faits ; la peinture ne doit rendre que ce que l’œil peut embrasser.

Fidélité d’un satrape de Darius, par M. de La Grenée aîné. (Pour le roi.) On y voit Alexandre faisant attacher à un char le satrape Bétis pour le faire traîner ainsi autour de la ville de Gaza que ce généreux satrape avait défendue avec un courage dont l’orgueil du vainqueur fut révolté et qui lui inspira cette vengeance atroce. Quel étrange sujet à peindre que le froid appareil du plus indigne supplice ! Quel moment pour représenter un héros, le premier conquérant du monde ! Que l’histoire et l’éloquence conservent le souvenir de ces barbaries pour les faire détester, mais l’art qui n’en peut offrir que l’image muette doit-il se permettre de les retracer ? Si Raphaël avait pu choisir un semblable sujet, on voudrait, pour l’honneur de l’humanité, que Raphaël y eût échoué. Les masses de ce tableau trop dispersées en font paraître la composition aussi aride que l’idée en est révoltante. La masse d’ombres qui est au milieu semble, pour ainsi dire, le partager en deux parties. Le dessin en général ne manque pas de correction, mais on lui trouve de la rondeur, de la mollesse. Le ton de la couleur est assez ferme, mais les ombres sont trop noires ; on y remarque aussi plusieurs figures qui paraissent tout à fait oiseuses.

L’Amitié consolant la Vieillesse de la perte de la beauté et du départ des plaisirs, du même. Si l’idée de ce petit tableau est ingénieuse, l’exécution n’en est pas fort agréable. La vieillesse y est représentée comme une pauvre dame qui se trouve mal ; l’homme qui lui tâte le pouls est d’une tournure un peu agreste ; l’attitude de la femme qui lui présente un mouchoir sous le nez n’a rien d’intéressant. Le groupe des plaisirs et de la beauté qui s’éloignent, portés assez lourdement sur une espèce de nuage, se fait remarquer encore par une pâleur noirâtre qui n’est pas d’un heureux augure. L’ensemble du tableau est froid comme le sont presque toujours les sujets purement allégoriques.

La vue de Villa-Madama, près de Rome ; les Portiques d’une rue de Tivoli, par M. le marquis de Turpin, honoraire associé-libre. On s’est obstiné à ne voir dans les tableaux comme dans les dessins de cet amateur que des imitations trop serviles de la manière de son maître ; mais, avec quelque sévérité que la critique ait jugé ces ouvrages, il faut bien y reconnaître une sorte de mérite puisque des yeux même assez exercés ont été tentés de les croire de M. Robert.

Priam demandant à Achille le corps d’Hector, par M. Doyen. (Pour le roi.) Priam, conduit par Mercure dans le camp des Grecs, laisse son char sous la garde de son écuyer, entre dans la tente d’Achille qu’il trouve assis à table vers la fin du repas, n’ayant auprès de lui qu’Alcime et Automédon. Alors, se précipitant à ses pieds, il lui dit : « Achille, égal aux dieux, ayez pitié de ma vieillesse ; je vous en conjure par celle de votre père. Il est peut-être attaqué pendant votre absence par des ennemis injustes, mais il a un fils pour le venger, et moi j’ai perdu Hector que vous avez tué, et je viens me jeter à vos genoux pour vous demander son corps. »

Le devant de la scène est vivement éclairé par une lampe antique. On voit Priam prosterné aux pieds d’Achille ; toute suppliante qu’est l’action du vieillard, elle inspire également le respect et la douleur ; la prière sublime du poëte est sur ses lèvres, dans ses yeux baignés de larmes, dans le mouvement de ses bras étendus vers le héros dont il veut fléchir le courroux. La main d’Achille qui repousse doucement ce vieillard vénérable, tandis qu’il détourne la tête pour lui cacher ses pleurs, annonce assez le combat qu’il éprouve intérieurement. C’est le même effet que doit produire la poésie. Le fond du tableau n’est éclairé que faiblement par le disque de la lune entourée de beaucoup de nuages ; on y aperçoit Mercure remontant lentement aux cieux, quelques tentes du camp des Grecs, le char et les écuyers du roi Priam. J’ai vu plusieurs personnes admirer dans ce tableau les deux effets de la lune et de la lampe qui se trouvent ensemble pour se nuire. J’en ai vu beaucoup d’autres lui reprocher un ton de couleur absolument faux. La manière dont il était placé au Salon lui était peu favorable, et ce n’est que dans l’atelier même de l’artiste qu’on a pu lui rendre toute la justice qui lui était due. La figure d’Achille ne nous a pas paru à beaucoup près aussi heureuse que celle de Priam ; elle n’a point, ce me semble, la même noblesse que devait avoir ce héros égal aux dieux. Quoi qu’il en soit, on convient assez généralement qu’excepté son tableau du Miracle des ardents et celui du Meurtre de Virginie, M. Doyen n’a jamais rien fait qui puisse lui assurer un rang plus distingué parmi les maîtres de l’école française que ce dernier tableau de Priam.

Le Jeune Fils de Scipion rendu à son père par Antiochus, par M. Brenet. (Pour le roi.) Cette composition est tout à fait équivoque ; le moment pris par l’artiste ne montre aucune action déterminée, on ne sait si le général romain reçoit son fils ou s’il le remet aux députés. Il n’y a rien, ni dans le dessin des personnages principaux ni même dans les accessoires qui puisse racheter un défaut si essentiel. « Je soupçonne, dit Merlin (c’est le titre d’une des critiques du Salon[6]), je soupçonne qu’il est possible de traiter ainsi l’histoire sans avoir le génie de Le Brun. »

Ulysse arrivant dans le palais de Circé, par M. de La Grenée le jeune. (Pour le roi.) Le peintre a choisi le moment où Ulysse tire son épée pour épouvanter l’enchanteresse qui lui présente le même poison avec lequel ses compagnons furent changés en pourceaux. Mercure se tient assez gauchement à côté de lui, et, pour le garantir des charmes de la déesse, il applique sur son cœur une poignée d’herbes merveilleuses. Au fond du vestibule où se passe la scène, on aperçoit des pourceaux que chasse devant elle une nymphe de Circé. Il semble qu’on ait voulu faire d’Ulysse un vieux soldat ivre, il n’est donc pas étonnant qu’il manque d’aplomb ; Mercure paraît fort estropié de la cuisse droite ; Circé est une enchanteresse comme on en voit beaucoup aux environs du Palais-Royal. On a cependant trouvé dans ce tableau quelques accessoires bien exécutés. Le fond d’architecture est d’un bon style. La distribution des groupes a une sorte de grâce, mais le ton général est noir et dur dans les lumières.

Euterpe ou la Musique, du même auteur. Ce morceau, collé sur une glace ronde de 17 pouces de diamètre, est destiné, dit le catalogue, à faire une petite table ronde. On a jugé que cet ouvrage, qui ne se distingue d’ailleurs que par de petites grâces bien précieuses, aurait été mieux placé dans un magasin de meubles qu’au Salon de peinture.

L’Amiral Coligny impose à ses assassins, par M. Suvée. (Pour le roi.)

Et de ses assassins ce grand homme entouré
Semblait un roi puissant par son peuple adoré.


Dans la Henriade, oui, mais pas dans le tableau. La figure de Coligny manque également de noblesse et d’intérêt ; ce vêtement blanc ne ressemble à rien ou au costume d’un Gilles de théâtre. La manière dont cette main est placée sur la poitrine donne à toute la figure un air de raideur ; ces jambes si minces et si rapprochées ajoutent encore à ce défaut. Le groupe des assassins nous a paru mieux exécuté. Celui d’entre eux qui est renversé aux pieds de l’amiral est vigoureusement rendu. On trouve celui qui tient le flambeau d’une exécution plus hardie encore, mais on blâme généralement l’artiste d’avoir trop resserré la scène, d’avoir rendu son architecture trop massive et la couleur du fond trop uniforme. Il n’est pas facile, comme l’a remarqué M. Renou, de deviner au premier abord d’où vient le jour ; on a de la peine à se persuader qu’il vient du flambeau que tient un des assassins. « Cela provient, dit-il, de ce que pas un des corps qui doivent être éclairés par cette lumière ne participe du ton rougeâtre qu’elle doit répandre sur tout ce qui l’environne ; en examinant chaque figure en particulier, la pureté de leur couleur ferait croire qu’elles sont éclairées par le jour. La perspective n’est nullement sentie ; le point de distance est beaucoup trop près, ce qui produit un angle trop ouvert, et fait que le spectateur ne peut pas embrasser tous les objets sans lever et baisser la tête, ce qui est contre tous les principes. »

Le Baptême de Jésus-Christ, par le même. (Pour la chapelle de M. l’évêque de Séez.) On y trouve de la fermeté dans le ton, de la correction dans le dessin ; la composition est d’une belle simplicité ; la Gloire, dans la partie supérieure du tableau, est d’un ton très-harmonieux.

Renaud et Armide, par M. Vincent. (À M. le comte d’Artois.) « Armide, après la défaite des infidèles, s’étant enfuie, s’arrête dans un sombre vallon, et là, descendue de cheval, elle jette son casque, son bouclier, son carquois et ses flèches et ne garde qu’un seul trait pour se donner la mort. Renaud l’arrête, la serre dans ses bras et l’y retient malgré l’effort qu’elle fait encore pour s’en arracher. »

Le sombre vallon du Tasse est ici du vert le plus clair et le plus brillant. Les armes de Renaud qui, s’il faut en croire le poëte, d’azurées qu’elles avaient été étaient devenues vermeilles du sang des ennemis, sont ici tout argentées et du plus beau luisant que vous puissiez imaginer. Sa tête est jeune et belle, mais c’est plutôt celle d’un dameret que celle du plus intrépide des guerriers. L’attitude d’Armide respire une mollesse intéressante, un abandon plein de douleur et d’amour ; mais sa pâleur est-elle naturelle ? n’est-ce pas du blanc de céruse tout pur ? Après avoir indiqué les défauts reprochés à cet ouvrage, il faut convenir cependant qu’il appelle les yeux par un certain attrait répandu dans l’ensemble et dans l’exécution.

On a reconnu un mérite plus réel dans son tableau de Henri IV et Sully. Ce tableau appartient à M. le comte d’Orsay ; en voici le sujet : « Sully, ayant reçu plusieurs blessures à la bataille d’Ivry, se retirait le lendemain à Rosny, porté dans une espèce de civière faite à la hâte de branches d’arbres. Le roi, qui était à la chasse, l’ayant rencontré, s’approcha du brancard, lui donna tous les témoignages de sensibilité qu’un ami peut donner à un ami et lui dit en s’éloignant : « Adieu, mon ami, portez-vous bien, et soyez sûr que vous avez un bon maître. »

Le plus grand défaut qu’on ait remarqué dans cette composition, c’est que les personnages y paraissent trop pressés, l’espace qu’ils occupent étant excessivement resserré. On y trouve d’ailleurs du mouvement, de l’intérêt et des vérités bien senties, rendues seulement quelquefois avec un peu de sécheresse.

Un tableau de M. Vincent fort supérieur à ces deux-là est celui de la Clémence d’Auguste. Ce tableau est pour S. A. S. l’électeur de Trèves. « Le moment du tableau est celui où Auguste dit à Cinna : « Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie. » Livie exprime l’admiration que lui inspire cet acte de grandeur d’âme ; Émilie tombe aux pieds de l’empereur ; Cinna est frappé d’étonnement et Maxime pénétré de honte. »

Toute cette composition offre beaucoup de noblesse et d’intérêt ; les figures se détachent parfaitement du fond, l’œil se promène aisément dans tout le lieu de la scène. La tête de Cinna nous a paru surtout d’un grand caractère et d’une belle expression. C’est encore un Romain à l’instant où il cède ; on sent que ce triomphe ne pouvait être obtenu que par l’ascendant d’une vertu sublime. Auguste est assis, Cinna est debout.

Dans le grand nombre des ouvrages exposés cette année par M. Vernet, on en a remarqué surtout deux où cet artiste, tout septuagénaire qu’il est, semble encore s’être surpassé lui-même. C’est un Lever du soleil dans le brouillard et le Naufrage d’un vaisseau. Dans le premier, la vapeur qui enveloppe ce bois à droite est d’une vérité unique ; ces rayons pâles et humides qui cherchent à dissiper le brouillard, le ton frais et léger du ciel, la transparence des eaux, tout est vraiment enchanteur. Dans le second, les sillons qui fendent la nue, les vagues brisées qui jaillissent, le désespoir des matelots, ces malheureux entourés déjà des horreurs de la mort, et dont la vie ne tient plus qu’à de frêles appuis prêts à leur échapper, tout communique à l’âme un sentiment mêlé de crainte, de terreur, d’espoir et d’admiration. Avec beaucoup d’harmonie dans les effets, beaucoup de richesse dans les figures, il n’y a aucune partie accessoire qui ne tienne à l’action principale, qui ne soit toujours relative au lieu et au moment de la scène.

Les portraits de M. Roslin étaient bien plus remarqués autrefois qu’ils ne le sont aujourd’hui ; le mérite qui les distingue a été tant imité, souvent même si fort surpassé, que l’on n’est plus guère disposé à lui en tenir compte. Le meilleur de ses portraits est celui de M. de Nicolaï ; encore trouve-t-on cette robe de président mal ajustée. Le petit tableau de l’Invocation à l’amour est de l’ordonnance la plus bizarre. On ne comprend rien à la disposition de l’architecture qui doit représenter la partie intérieure du temple de Vénus. La figure de la jeune fille a l’air de sortir d’une trappe.

L’Intérieur du temple de Diane à Nîmes ; la Maison carrée ; les Arènes et la Tour-Magne de Nîmes ; l’Amphithéâtre de la ville d’Orange ; le Pont du Gard ; le Temple de Jupiter ; l’Intérieur de l’église des Innocents, à Paris, dans le commencement de sa destruction, etc., par M. Robert.

Il y a dans tous ces tableaux des beautés nombreuses et surtout une facilité extrême ; mais on regrette que cet artiste, si supérieur à beaucoup d’égards, persiste à se montrer si négligent dans la perspective. Ce défaut a frappé surtout dans l’Intérieur de l’église des Innocents. Le plan en est tout à fait brisé ; il est nécessaire, en le regardant, de rétablir dans sa pensée l’ordre du plan de ce mouvement pour pouvoir en saisir l’idée. La disproportion des objets du premier plan au second est trop forte. M. Robert ne peut pas ignorer et n’ignore pas sans doute, observe M. Renou, que lorsque l’on veut rendre un intérieur et qu’il n’y a pas de reculée, il faut en supposer une, attendu qu’il est impossible de voir l’objet sous lequel on est. Au surplus, ce tableau est très-fin de ton et a beaucoup de profondeur. L’effet du ciel qu’on voit à travers les croisées supérieures est d’une vérité admirable. On a beaucoup critiqué le dessin qui représente la Statue de Marc-Aurèle. « Qu’il est agréable, dit Merlin, de voir ce bon Marc-Aurèle monter si bien à l’anglaise ! c’est bien hardi que d’oser défigurer ainsi une des plus belles statues antiques. Je n’ai pu me refuser au plaisir d’admirer ces petites femmes bien chiffonnées, qui ont l’air de poupées au milieu des ruines imposantes de l’ancienne Rome. Ô fureur de franciser tout ! »

Plusieurs tableaux de nature morte, par Mme Vallayer-Coster. Le premier et le plus grand de ces tableaux offre un Chien près d’un chevreuil et quelques autres pièces de gibier, avec un fond de paysage. On a observé avec raison que la lumière y est trop dispersée, que le chien manque de vie, que les formes de sa tête sont trop rondes et les articulations des pattes trop molles. Le faisan est d’une belle couleur. Le Tableau de fleurs est d’un effet très-harmonieux ; celui de la Verrière d’argent remplie de verres, d’une grande vérité.

Il y a du mérite dans les Portraits de M. Weyler ; une manière large et facile, mais j’y trouve un ton de couleur qui ne me paraît souvent ni beau ni vrai. Ceux de Pierre le Grand et de l’Amiral Ruyter sont en émail et fort grands pour ce genre de peinture.



  1. Quelque mauvais que soient tous ces portraits, on devine que, dans le personnage de quotidien, l’auteur a prétendu peindre MM. de charnois et sautreau, le premier rédacteur de l’article des spectacles dans le mercure, l’autre un des principaux journaliers du journal de paris ; dans celui de lacrimant, M. mercier ; dans celui de fastidore, dorat et son école ; dans celui de chloé, Mme la comtesse de beauharnais ; dans celui du libraire, le sieur panckoucke. (meister.)
  2. Cette jeune actrice, née à Londres, vient d’être enlevée au théâtre à la fleur de son âge, et pour ainsi dire de son talent. Depuis le rôle qu’elle joua si bien dans le Séducteur, elle n’avait pas cessé de faire des progrès sensibles. Sa figure, sans rien perdre de son éclat et de sa fraîcheur, était devenue plus animée par une expression plus vive et mieux sentie. Quoique très-blonde avec des yeux fort noirs, elle avait naturellement je ne sais quoi de fade dans tout son air ; mais grâce aux recherches d’une toilette variée avec beaucoup de goût, elle était parvenue à dissimuler fort adroitement ce défaut, et son jeu avait acquis un caractère d’ingénuité, de décence et de noblesse qui la rendait tout à fait intéressante. Il n’est personne à qui sa perte prématurée n’ait rappelé ces vers si touchants de Malherbe :

    Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
    Et roL’espace d’un matin.

    Elle n’avait pas vingt-trois ans accomplis. (Meister.)

  3. Mémoire dans lequel M. Ducrest n’a pas craint de se proposer lui-même à Sa Majesté comme l’homme le plus propre à réparer le désordre des finances, à rétablir le crédit, à rendre au roi et à la reine la confiance et l’amour des peuples. (Meister.)
  4. Mme de Sillery, ci-devant Mme de Genlis. (Meister.)
  5. Ce que lui dit en effet M. le duc d’Orléans vaut bien mieux. Après avoir entendu lire très-patiemment tous les éloges qu’il se donne à lui-même, dans ce mémoire : Vous n’avez oublié, lui dit-il, qu’une chose, c’est que vous étiez le plus joli homme de France. (Meister.)
  6. Merlin au Salon en 1787. À Rome, 1787, in-8o, 30 p.