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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Mai

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 251-262).
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MAI.

Recherches historiques et politiques sur les États-Unis de l’Amérique septentrionale, où l’on traite des établissements des treize colonies, de leurs rapports, de leurs dissensions avec la Grande-Bretagne, de leurs gouvernements avant et après la révolution, par un citoyen de Virginie (c’est-à-dire par M. Mazzéi, qui, plusieurs années avant la guerre, fut s’établir dans un canton de cette province avec des paysans de Toscane que le grand-duc lui avait permis d’emmener). Avec quatre lettres d’un bourgeois de New-Haven (c’est-à-dire de M. le marquis de Condorcet) sur l’unité de la législation. Quatre volumes in-8o.

M. Mazzéi a écrit, dit-on, cet ouvrage en italien ; c’est un avocat assez obscur de ce pays-ci qui l’a traduit en français. M. de Condorcet s’est chargé de revoir la traduction, d’en être l’éditeur, et d’en faire, dans le Mercure, le bel éloge qui pensa faire ôter au sieur Panckoucke le privilège de ce journal, parce qu’on y célébrait avec trop de complaisance tout ce que le citoyen de Virginie a osé dire en faveur de la liberté indéfinie de conscience établie dans cette province par la loi de 1784, rédigée par M. Jefferson.

Le premier volume de ces recherches renferme une histoire abrégée de l’origine des colonies anglaises, avec un précis de la révolution, de la formation des différents gouvernements, et de la manière dont les pouvoirs y sont distribués, etc. La seconde partie est une réfutation très-sévère, quelquefois même assez brutale, de l’ouvrage de M. l’abbé de Mably sur les États-Unis ; mais c’est dans cette partie que l’on trouve un grand nombre d’anecdotes intéressantes : l’auteur les a rassemblées pour prouver que l’héroïsme et l’amour de la patrie peuvent obéir à une raison tranquille sans rien perdre de leur chaleur et de leur énergie.

Dans la troisième partie, l’auteur réfute ce que M. l’abbé Raynal a dit de l’Amérique dans son Histoire philosophique ; il ne le traite pas avec plus d’égards que l’abbé de Mably, mais il parle des événements en homme qui les a vus, qui souvent même y a eu part.

Il a placé à la fin de la seconde partie les Lettres d’un bourgeois de New-Haven. On y a remarqué une diatribe tout à fait curieuse contre l’injustice commise universellement envers les femmes, qui, dans aucune constitution appelée libre, n’ont exercé le droit de citoyennes. Après avoir établi que la raison exige absolument qu’on cesse d’exclure les femmes du droit de cité, le nouveau bourgeois maintient encore leur éligibilité aux fonctions publiques.

« La constitution des femmes, dit-il, les rend peu capables d’aller à la guerre, et, pendant une partie de leur vie, doit les écarter des places qui exigent un service journalier et un peu pénible. Les grossesses, les temps des couches et de l’allaitement les empêcheraient d’exercer ces fonctions ; mais je ne crois pas qu’on puisse assigner à d’autres égards, entre elles et les hommes, aucune différence qui ne soit l’ouvrage de l’éducation. Quand même on admettrait que l’inégalité de force, soit de corps, soit d’esprit, serait la même qu’aujourd’hui (si elles avaient reçu une éducation conforme au nouvel ordre de choses), il en résulterait seulement que les femmes du premier ordre seraient égales aux hommes du second, et supérieures à ceux du troisième, et ainsi de suite. On leur accorde tous les talents, hors celui d’inventer, c’est l’opinion de Voltaire, l’un des hommes qui ont été les plus justes envers elles et qui les ont le mieux connues. Mais d’abord, s’il ne fallait admettre aux places que les hommes capables d’inventer, il y en aurait beaucoup de vacantes, même dans les académies. [Qui le sait mieux que nous ? ] Il existe un grand nombre de fonctions dans lesquelles il n’est pas même à désirer pour le public qu’on sacrifie le temps d’un homme de génie. D’ailleurs cette opinion me paraît très-incertaine. Si on compare le nombre des femmes qui ont reçu une éducation soignée et suivie à celui des hommes qui ont reçu le même avantage, ou qu’on examine le très-petit nombre d’hommes de génie qui se sont formés d’eux-mêmes, on verra que l’observation constante alléguée en faveur de cette opinion ne peut être regardée comme une preuve… D’ailleurs, est-il bien sûr qu’aucune femme n’ait montré du génie ?… Pour ne parler ici que des Françaises, ne trouve-t-on pas le génie du style dans Mme de Sévigné ? ne citerait-on pas dans les romans de Mme de La Fayette et dans quelques autres plusieurs de ces traits de passion et de sensibilité qu’on appellerait des traits de génie dans un ouvrage dramatique ?

« N’ajoutons que deux noms, Élisabeth et Catherine II ; l’une reçut une éducation très-distinguée[1], l’autre est son propre ouvrage, et ce n’est pas le seul trait de supériorité que lui reconnaisse aujourd’hui l’Europe sur la première. »

— Le mardi 29 avril, on a donné, sur le théâtre de l’Opéra, la première représentation d’Arvire et Évélina, tragédie lyrique en trois actes. Les paroles sont de M. Guillard, l’auteur d’Iphigénie, d’Œdipe à Colone, etc. ; la musique, de Sacchini. Ce célèbre compositeur n’avait pas fini entièrement cet ouvrage lorsque la mort nous l’a ravi ; mais la protection particulière dont l’avait honoré la reine pendant sa vie s’est étendue encore au soin de sa gloire après lui ; ayant désiré que sa dernière composition fût achevée, et le fût par un artiste digne de remplir cette tâche, Sa Majesté voulut bien ordonner elle-même au célèbre Piccini de finir ce qui restait à faire du troisième acte. Il reçut avec reconnaissance des ordres dont l’intention était si honorable pour l’art, pour l’artiste, le compatriote et le rival dont il venait de déplorer la perte d’une manière si intéressante dans l’excellent éloge qu’il en a fait dans le Journal de Paris. Ni les ordres de la reine, ni le vœu public, ni le zèle de Piccini, n’ont pu l’emporter cependant sur les réclamations et les remontrances de notre parlement lyrique ; il a soutenu avec l’obstination la plus respectueuse que c’était une insulte faite aux musiciens français que de charger un Italien du soin d’achever l’ouvrage d’un compositeur italien ; en conséquence, le batteur de mesure de l’Opéra[2] s’est emparé de l’ouvrage de Sacchini, en a mis en musique les trois dernières scènes, et M. Piccini s’est bien gardé de faire valoir ses titres ; il sait trop ce que l’on risque en se brouillant avec l’Opéra, qui pendit en effigie, il y a trente ans, J.-J. Rousseau pour avoir dit du mal de la musique française, et qui ne lui a jamais pardonné, à lui Piccini, d’avoir osé le premier faire réussir en France la meilleure musique de l’Italie.

Le sujet d’Arvire et Évélina est tiré de la tragédie anglaise de Caractacus, de M. William Mason, donnée à Londres en 1776. Caractacus fut un des rois qui gouvernaient l’Angleterre lors de la conquête des Romains ; ce roi résista plusieurs années aux plus grands capitaines de l’empereur Claude ; il fut enfin vaincu par Ostorius, sa femme fut prise et emmenée captive à Rome, et Caractacus se sauva parmi les druides, dans l’île de Mona, où il échappa longtemps aux recherches du vainqueur ; mais enfin il fut trahi par une reine de Brigante ou de Lénox, secrètement alliée des Romains : Elfrida se servit de ses fils pour découvrir et livrer ce malheureux roi à ses ennemis. Ils le conduisirent à Rome, où sa fermeté lui concilia la bienveillance de l’empereur Claude, qui le combla de présents et le renvoya dans ses États. Cet extrait d’un avertissement que M. Guillard a mis en tête de son poëme nous a paru nécessaire pour jeter quelque jour sur une action dont on aurait, sans ce secours, beaucoup de peine à démêler l’exposition.

Le succès de cet ouvrage n’a point répondu à l’attente générale ; l’action en a paru froide. Il était difficile que ce fait historique pût intéresser sur le théâtre de l’Opéra, il paraît même presque impossible qu’une trahison, qui n’est pas produite et justifiée en quelque sorte par une grande passion, puisse intéresser sur aucun théâtre. Telle est cependant celle de Vellinus, qui, sans autre motif pour ainsi dire que celui d’obéir aux ordres d’un général étranger, ne balance pas un instant à se prêter aux plus vils mensonges pour découvrir et livrer un vieillard malheureux aux ennemis de son pays. La vertu d’Irvin ne peut guère intéresser davantage, parce qu’on le voit y manquer, y revenir ensuite avec une facilité qui annonce trop un prince sans caractère, défaut qui ne réussit pas mieux sur la scène qu’ailleurs. Quant au vieux Arvire, on le connaît trop peu et il agit trop peu par lui-même et pour lui-même pour qu’on s’intéresse à lui. Le rôle d’Évélina, si on en excepte la scène où elle ramène Irvin aux sentiments d’honneur qui font armer ce prince pour elle et pour son père, ce rôle même n’est pas plus attachant que les autres. C’est cette absence d’intérêt qui a nui le plus essentiellement au succès du poëme.

La musique a paru digne du grand maître à qui nous devons tant de chefs-d’œuvre ; peut-être même est-ce un des ouvrages où il a déployé le plus de force et de vigueur. Les morceaux que M. Rey a ajoutés à cette composition, quoique très-loin sans doute du charme et de la suavité qui distinguaient si éminemment le talent de Sacchini, ont paru du moins supportables, et c’est un assez grand éloge. Ce musicien a eu le bon esprit de terminer l’opéra par un quintette entièrement parodié de Sacchini, et cette attention lui a fait pardonner tout ce qu’il était impossible qu’il ne laissât pas à désirer dans les trois scènes de l’ouvrage qui lui appartiennent.


COUPLETS IMPROMPTU
DE M. LE COMTE DE TOTT
À UNE FEMME AVEC LAQUELLE IL AVAIT ÉTÉ LIÉ, ET QUI,
QUELQUES ANNÉES APRÈS, LUI REPROCHAIT EN PLAISANTANT
QU’IL AVAIT L’AIR D’AVOIR PEUR D’ELLE.

Air de Calpigi.

Je ne puis m’en défendre, Aminthe,
J’éprouve une certaine crainte
En voyant votre air séducteur :
Oui, d’honneur, vous me faites peur. (bis.)
Vous avez une ressemblance
Avec une femme de France
Que j’aimai tant pour mon malheur.
Oui, d’honneur, vous me faites peur. (bis.)
Comme vous elle était jolie ;
Je voulus, pour toute ma vie,
Lui bâtir un temple en mon cœur,
Mais cela même lui fit peur. (bis.)
Bientôt par maint et maint caprice,

Elle détruisit l’édifice,
Et ne me laissa que douleur.
Elle en fut quitte pour la peur. (bis.)


Il ne faut pas oublier de rappeler, pour l’intelligence de ce dernier couplet, qu’après une explication fort vive, cette femme lui dit un jour, avec autant de dépit que de naïveté : « Ne suis-je pas bien à plaindre ? Il n’y a peut-être qu’un homme délicat dans le monde, il faut qu’il me tombe ! »

Considérations sur la guerre actuelle des Turcs, par M. Volney, l’auteur du nouveau Voyage en Syrie et en Égypte. Brochure in-8o, avec cette épigraphe : « Le temps présent est gros de l’avenir. »

L’auteur examine deux questions : la première, quelles seront les suites probables des démêlés des Russes et des Turcs ? la seconde, quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être sa conduite ?

Dans la première partie de son examen, M. Volney observe que les relations de M. le comte de Choiseul pour la Grèce, l’Archipel et la côte d’Anatolie, celles du baron de Tott pour les environs de Constantinople, les siennes pour les provinces du Midi, offrent le même résultat ; que, par les observations de ces trois voyageurs, dont la connivence ne peut pas même être soupçonnée raisonnablement, il est démontré que l’empire turc n’a désormais aucun de ces moyens politiques qui assurent la consistance d’un État au dedans et sa puissance au dehors. « Ses provinces manquent à la fois de population, de culture, d’arts et de commerce, et, ce qui est plus menaçant pour un État despotique, l’on n’y voit ni forteresses, ni armées, ni art militaire… Sans population et sans culture, quel moyen de régénérer les finances et les armées ? Sans troupes et sans forteresses, quel moyen de repousser les invasions, de réprimer les révoltes ? Comment élever une puissance navale sans art et sans commerce ? Comment enfin remédier à tant de maux sans lumières et sans connaissances ?… Le sultan a de grands trésors ; on peut les nier comme on les suppose, et, quels qu’ils soient, ils seront promptement dissipés… Il a de grands revenus. Oui, environ quatre-vingts millions de livres, difficiles à recouvrer ; et comment en aurait-il davantage ? Quand des provinces comme l’Égypte et la Syrie ne rendent que deux ou trois millions, que rendront des pays sauvages comme la Macédoine et l’Albanie, ravagés comme la Grèce, ou déserts comme Chypre et l’Anatolie ?… On a retiré de grandes sommes d’Égypte. Il est vrai que le capitan-pacha a fait passer, il y a six mois, quelques mille bourses, et que, par capitulation avec Ismaël et Hasan-Beck, il a dû lever encore cinq mille bourses sur le Delta ; mais quatre mille resteront pour réparer les dommages du pays, et l’avarice du capitan-pacha ne rendra peut-être pas dix millions au kosné… Ainsi, tout s’accorde en dernier résultat à rendre plus sensible la faiblesse de l’empire turc, et plus instantes les inductions de sa ruine. Il est singulier qu’en ce moment le préjugé en soit accrédité dans tout l’empire ; tous les musulmans sont persuadés que leur puissance et leur religion vont finir ; ils disent que les temps prédits sont venus, qu’ils doivent perdre leurs conquêtes, et retourner en Asie s’établir à Konié. Ces prophéties, fondées sur l’autorité de Mahomet même et de plusieurs santons, pourraient donner lieu à plusieurs observations intéressantes… Mais je me bornerai à remarquer qu’elles contribueront à l’événement en y préparant les esprits, et en ôtant aux peuples le courage de résister à ce qu’ils appellent l’immuable décret du sort. »

M. Volney, après avoir tracé le tableau imposant de tous les accroissements de l’empire de Russie depuis quatre-vingts ans, compare plus particulièrement les forces militaires des deux empires. « La plupart des soldats turcs, dit-il, n’ont jamais vu le feu ; le grand nombre des soldats russes a fait plusieurs campagnes ; l’infanterie turque est absolument nulle, l’infanterie russe est une des meilleures de l’Europe. La cavalerie turque est excellente, mais seulement pour l’escarmouche ; la cavalerie russe, par sa tactique, conserve la supériorité. Les Turcs ont une attaque très-impétueuse, mais une fois rebutés, ils ne se rallient plus ; les Russes ont la défense plus opiniâtre, et conservent leur ordre dans leur défaite. Le soldat turc est fanatique, mais le Russe l’est aussi ; l’officier russe est médiocre, mais l’officier turc est entièrement nul. Le grand vizir, général actuel, ci-devant marchand de riz en Égypte, élevé par le crédit du capitan-pacha, n’a jamais conduit d’armée ; la plupart des généraux russes ont gagné des batailles… Le divan n’a que de la présomption et de la morgue ; depuis vingt ans le cabinet de Pétersbourg passe pour l’un des plus déliés de l’Europe. Enfin les Russes font la guerre pour acquérir, les Turcs pour ne pas perdre ; si ceux-ci sont vainqueurs, ils n’iront pas à Moscou ; si ceux-là gagnent deux batailles, ils iront à Constantinople, et les Turcs seront chassés d’Europe… À ces idées de la puissance de la Russie l’on oppose que son gouvernement despotique, comme celui des Turcs, est encore plus mal affermi… Mais pour conquérir, il n’est pas même besoin d’esprit public, de lumières, ni de mœurs ; il suffit que les chefs soient intelligents et qu’ils aient une bonne armée… L’on s’étonne que les Russes n’aient pas fait de grands progrès dans la civilisation ; mais, à proprement parler, elle n’a commencé pour eux que depuis vingt-cinq années ; jusque-là le gouvernement n’avait créé que des soldats, ce n’est que sous ce règne qu’il a produit des lois ; et si ce n’est que par les lois qu’un pays se civilise, ce n’est que par le temps que les lois fructifient. Les révolutions morales des empires ne peuvent être subites… ; et peut-être le caractère d’une bonne administration est-il moins de faire beaucoup que de faire avec prudence et sûreté, etc. »

M. Volney termine son ouvrage par la discussion des différents projets conçus pour indemniser la France ; il s’arrête essentiellement à celui de nous approprier l’Égypte, mais il y voit de grands et nombreux obstacles. D’abord il faudrait soutenir trois guerres, la première de la part des Turcs, la seconde de la part des Anglais, la troisième enfin de la part des naturels de l’Égypte, et celle-là, quoiqu’en apparence la moins redoutable, serait en effet la plus dangereuse… « Nos établissements dans l’Inde et les Antilles nous dévorent ; que serait-ce du climat de l’Égypte ?… Année commune, l’on pourrait compter sur l’extinction d’un tiers de l’armée, c’est-à-dire de huit à dix mille hommes, car, pour garder cette conquête, il faudrait au moins vingt-cinq mille hommes. »


VERS
ADRESSÉS AUX AUTEURS DE L’Almanach des Grands Hommes,
PAR M. DE RESSÉGUIER

Dans une charmante brochure
Deux écrivains fort importants
Ont sur les poëtes vivants.

Éclairé la race future.
— Et de cette production
Les auteurs se sont nommés ? — Non ;
Mais au goût sûr dont l’écrit brille,
À ce ton aisé dont il est,
Au sel qui partout y pétille,
Sans se méprendre on reconnaît
Le vicomte de Jodelet
Et le marquis de Mascarille.


ÉPIGRAMME SUR M. LE CHEVALIER DE FLORIAN.

Génie actif et guerrier sage,
Il se bat peu, mais il écrit ;
Il doit la croix à son esprit,
Et le fauteuil à son courage.


— « Ne croit-on pas, disait un bonhomme, en parlant de l’ouvrage de M. Necker, sur l’Importance des opinions religieuses ; ne croit-on pas, à voir un si gros volume employé à prouver l’existence de Dieu, qu’il y a vingt-quatre millions d’athées en France ? — Eh ! plût à Dieu, reprit d’un air contrit M. de Chamfort, eh ! plût à Dieu, monsieur, qu’il y en eût vingt-quatre millions en France. »

— « Je ne vois pas assez Dieu, dit Mme la marquise de Créquy, pour l’aimer au-dessus de toutes choses, et mon prochain beaucoup trop pour l’aimer comme moi-même. » Ce mot rappelle la confession du président du Harlay : « Je me confesse, mon père, de n’avoir jamais pu aimer Dieu au-dessus de toutes choses, ni mon prochain comme moi-même. » Voilà tout ; il ne fit jamais d’autre confession.

— Un thaumaturge de Venise, qui s’était vanté d’avoir fait souvent le premier des miracles, celui de ressusciter des morts, hasarda d’exercer ce pouvoir merveilleux sur un mort dont il vit passer le convoi tandis qu’il haranguait la populace ; il le somma plusieurs fois, dans les termes les plus pressants, de se lever et de s’en retourner chez lui. Le mort faisant toujours la sourde oreille, il finit par dire à son auditoire avec l’impatience la plus imposante : No ho veduto un morto cosi ostinato (Je n’ai jamais vu un mort aussi obstiné).

— Parmi les calembours que l’on a faits sur les affaires présentes, voici un des moins ridicules : « On parle, dit-on, du mariage de très-haut et très-puissant seigneur, monseigneur Déficit, avec très-haute et très-puissante Dlle Plénière ; mais il s’élève, ajoute-t-on, de grandes difficultés contre cette alliance : la première, c’est que monseigneur est d’une taille énorme, et mademoiselle très-petite et très-peu formée ; on prétend aussi que l’union serait incestueuse, tous deux étant enfants du même lit. »


ÉPITAPHE
DE M. LE COMTE DE BUFFON, PAR M. LE MARQUIS DE CARACCIOLI.

Hic silet naturæ lingua.


ÉPITAPHE
DU BRAVE CHEVERT, PAR M. LE MARQUIS DE XIMÉNÈS.

Chevert, dont le soldat garde encor la mémoire,
Attendit vainement le sceptre des guerriers.
Son nom manque à leur liste ainsi que ses lauriers,
Son Mais rien ne manquait à sa gloire.


DISTIQUE IMPROMPTU
PAR M. LEMIERRE.

En forme d’arc la bouche se dessine.
Fait-on l’amour, la flèche se devine.


Fragments de lettres originales de Mme Charlotte-Élisabeth de Bavière, veuve de Monsieur, frère unique de Louis XIV, Écrites à S. A. S. Mgr le duc Ulric de B*** et à S. A. R. Mme la princesse de Galles Caroline, née d’Anspach, de 1715 à 1720. Deux petits volumes in-12.

L’éditeur de ces lettres est M. de Maimieux, l’auteur du Petit Grandisson, des Nouveaux Égarements de l’esprit et du cœur, etc. Si nous avions prévu que l’on obtiendrait si facilement la permission de publier ces lettres, nous aurions beaucoup resserré sans doute l’extrait que nous avons eu l’honneur de vous en donner dans nos feuilles[3] ; peut-être même nous serions-nous bornés à en traduire les vingt ou trente anecdotes que l’éditeur et son censeur ont cru devoir supprimer[4] ; car nous ne pouvons pas douter que la copie tombée entre les mains de M. de Maimieux ne soit non-seulement conforme à celle qui nous avait été confiée, mais même encore plus complète. Nous avons reconnu dans sa traduction plusieurs morceaux qui se trouvaient dans notre manuscrit allemand, et que nous avions négligé de traduire parce qu’ils nous avaient paru ne contenir que des redites ou des minuties dépourvues de tout intérêt ; nous en avons remarqué d’autres qui ne se trouvent point dans notre manuscrit, et qui portent cependant très-évidemment le même caractère que tout le reste. De ce nombre sont particulièrement les articles où la princesse parle avec tant de franchise et de naïveté d’elle-même. « Quelque jeune que j’aie été, dit-elle quelque part, je me suis trouvée toute ma vie si laide que je n’ai jamais aimé qu’on me regardât ; aussi n’aimai-je point la parure, car beaucoup de diamants et d’ornements attirent les yeux. C’était un bonheur pour moi que je fusse de cette humeur, car feu Monsieur mon époux, aimant si excessivement les diamants et la parure, nous aurions eu mille disputes à qui aurait mis les plus belles pierreries. On ne m’a jamais parée de diamants que Monsieur n’assistât et ne présidât à ma toilette ; il me mettait lui-même le rouge. » « Lorsque je vis, dit-elle dans un autre endroit, sur quel ton était Mme de Fiennes avec le roi, avec Monsieur, avec tout le monde qu’elle rembarrait à tout propos, je la pris un jour par la main, l’emmenai dans une embrasure de fenêtre et lui dis : « Madame, vous êtes fort aimable, vous avez beaucoup d’esprit, mais vous avez une manière de parler dont le roi et Monsieur s’accommodent parce qu’ils y sont accoutumés. Pour moi, qui ne fais que d’arriver, je n’y suis pas accoutumée, et je me fâche quand on se moque de moi. Si vous m’épargnez, nous serons très-bonnes amies ; si vous me traitez comme les autres, je ne dirai rien, mais je m’en plaindrai à votre mari, et, s’il ne vous corrige pas, je le chasserai » (il était mon écuyer ordinaire). Elle me promit de ne jamais parler de moi et tint parole, etc. »

« Feu Mme la dauphine (de Bavière) me disait toujours : « Ma pauvre chère maman (c’est ainsi qu’elle m’appelait), où prends-tu toutes les sottises que tu fais ? » On voit dans les lettres de Mme de Sévigné qu’à son arrivée à la cour de France la bonne princesse y parut en effet assez étrange. « On dit que la nouvelle Madame est tout étonnée de sa grandeur. On vous mandera comme elle est faite. Quand on lui présenta son médecin, elle dit qu’elle n’en avait que faire, qu’elle n’avait jamais été ni saignée ni purgée, et que, quand elle se trouvait mal, elle faisait deux lieues à pied et qu’elle était guérie. Lasciamo la gudar, che fara buon viaggio. »

Quoi qu’il en soit, le recueil de ces lettres n’en est pas moins un monument fort curieux, et, quelque riches que nous soyons en mémoires sur le règne de Louis XIV, ceux-ci semblent nous l’offrir sous un point de vue nouveau. L’extrême franchise avec laquelle la princesse dit tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle pense, fait pardonner jusqu’aux puérilités dont sa crédulité n’a pas dédaigné de s’occuper. On y distingue fort aisément les faits qu’elle pouvait savoir d’original de ceux qu’elle ne rapporte que comme des traditions populaires, comme des bruits de ville ou de cour.



  1. Voyez l’Histoire d’Angleterre de M. Hume. (Meister.)
  2. M. Rey, directeur de l’orchestre. (Meister.)
  3. Meister avait donné de nombreux fragments de ces lettres. Tous se retrouvent dans la traduction de M. Gustave Brunet.
  4. Toutes celles, par exemple, qui sont relatives au mariage du cardinal Mazarin avec la reine Anne, mère de Louis XIV, plusieurs traits de l’imbécillité du vieux monarque sur tout ce qui tenait aux affaires de la religion. (Meister.)