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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Juin

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 262-273).
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JUIN.

Le 14 mai, on a donné sur le Théâtre-Italien la première représentation de Sargines, ou l’Éducation de l’amour, drame en quatre actes, mêlé d’ariettes. Le poëme est de M. Monvel, la musique du chevalier Dalayrac.

C’est une anecdote tirée des Délassements de l’homme sensible, de M. d’Arnaud, qui a fourni le fond du nouveau drame. Le sire de Sargines, un des preux de Philippe-Auguste, a le malheur d’avoir un fils dont le dégoût pour tous les devoirs de son état, dont les manières et la stupidité indiquent qu’il sera tout à fait indigne de son nom. Confiné dans un château sous la garde d’un manant qui en est le concierge, le jeune Sargines y végéte avec une apathie qui ne laisse aucun espoir de le voir jamais marcher sur les traces de ses ancêtres. Le hasard lui fait rencontrer dans cette retraite une parente aussi courageuse que belle et spirituelle ; il en devient amoureux, et l’envie de lui plaire lui inspire enfin des sentiments dignes de sa naissance. Il apprend de cette jeune personne à lire, à écrire, à faire des armes, à monter à cheval. Le jeune Sargines se rend ensuite dans un tournoi publié par Philippe-Auguste ; il a la gloire d’y vaincre tous les tenants, et de prouver à son père qu’il ne démentira point le sang qui l’a fait naître.

La première représentation de ce drame a eu un assez grand succès. La pompe du spectacle, la fin du troisième acte, le fait historique de Philippe-Auguste déposant sa couronne et offrant de combattre sous les ordres de celui que la nation croira plus digne de la porter, fait que M. Monvel a eu l’heureuse adresse de lier, ainsi que la célèbre bataille de Bouvines, à l’action de son poëme, ont fait pardonner les longueurs et les lenteurs de la marche du premier et du second acte. La langueur reprochée à ces deux premiers actes tient essentiellement à la manière dont l’auteur a présenté le caractère du jeune Sargines ; tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, son maintien même, décèlent sans doute une grande timidité, mais c’est celle que l’on voit si souvent dans les jeunes gens de son âge, et elle ne justifie point l’opinion trop humiliante qu’en a conçue son père. La transition graduelle de l’inertie absolue du jeune homme à des sentiments dignes de sa naissance et de l’objet qui l’a su charmer forme le principal intérêt du roman ; mais M. Monvel n’a-t-il pas eu tort de vouloir essayer de présenter, dans le court espace d’un drame, des développements, un changement de caractère que toute la puissance de l’amour ne saurait produire avec quelque vraisemblance qu’au bout d’un certain temps ? N’eût-il pas mieux fait de reporter dans l’exposition, hors de la scène, les motifs qui ont déterminé la conduite du sire de Sargines à l’égard de son fils, de nous montrer le jeune homme avec la timidité que devait lui laisser le souvenir de son imbécillité passée, mais déjà corrigé de ses autres défauts ? L’action conçue ainsi aurait eu, ce semble, un intérêt plus attachant, plus vif, plus naturel, et le principal personnage eût paru moins avili.

Quant à la musique, un duo au premier acte entre Iselle et Isidore ; celui dans lequel Sophie apprend à lire à Sargines au second, un air que chante Sophie seule dans le même acte, nous ont paru des morceaux dignes d’éloges ; tout le reste nous confirme plus que jamais dans l’idée que M. Dalayrac crée difficilement du chant. Il tâche d’y suppléer, comme la plupart de nos compositeurs français, par des cris et par le bruit de l’orchestre.

— La séance publique de l’Académie française, tenue le 14 mai, pour la réception de M. le chevalier de Florian, a été fort brillante, grâce à la présence de Mgr le duc de Penthièvre, de S. A. S. Mme la duchesse d’Orléans, des princes ses enfants, et de Mme la princesse de Lamballe. Le récipiendaire a commencé son discours par payer au prince le tribut de reconnaissance qu’il lui devait, avec une franchise peu commune. « Les illusions de l’amour-propre seraient peut-être pardonnables dans ce jour, mais elles ne m’éblouissent point, ma sensibilité m’en garantit. Je perdrais trop de mon bonheur en m’imaginant le devoir à moi-même, et mon cœur jouit mieux d’un bienfait que ma vanité ne pourrait jouir d’un triomphe… Le prince que vous révérez tous a daigné solliciter pour moi ; son rang n’aurait pas captivé vos âmes franches et libres, mais ses vertus avaient tout pouvoir sur vos cœurs vertueux et sensibles, etc. »

Tout ce marivaudage est sans doute assez joli ; au fond cependant que veut-il dire ? Si d’autres méritaient mieux la place que M. de Florian, comment la vertu oserait-elle solliciter une préférence injuste ? comment des cœurs vertueux et sensibles pouvaient-ils regarder une pareille préférence comme un hommage à rendre à la vertu ? Mais faut-il examiner rigoureusement la logique d’un discours de ce genre ?

En rendant compte des premiers goûts, des premières études qui l’avaient attaché à la culture des lettres, M. de Florian n’a pas manqué de rappeler avec plus ou moins d’adresse tous les titres de gloire de ses nouveaux confrères, et plus particulièrement encore de ceux qui lui avaient donné leurs voix ; il a terminé très-heureusement cette longue énumération par l’éloge de M. de Buffon, et cet éloge nous paraît mériter d’être retenu :

« Il vient de nous être ravi, ce génie vaste et profond, qui, embrassant l’immensité de la nature, trouva dans son imagination autant de trésors que dans son modèle, s’élança d’un vol rapide par delà les bornes de notre univers, et, non content d’avoir présenté tous les secrets du présent, voulut encore arracher le voile qui couvre l’avenir et le passé ; à qui toutes les nations éclairées venaient soumettre leurs doutes et apporter en tribut leurs découvertes nouvelles, comme au seul homme qui pût interpréter le silence du Créateur ; Buffon n’est plus, vous avez perdu l’immortel écrivain dont la vie peut être comptée au nombre des époques de la nature. »

Après ce digne hommage, on nous pardonnera sans doute de citer encore celui qu’il s’est plu à rendre aux mânes de Gessner :

« Par quelle fatalité m’a-t-il fallu déplorer sa perte au moment même où votre bienfait répandait la joie dans mon âme !… J’ai perdu Gessner quand vous m’adoptiez. Les félicitations de mes amis ont été troublées par les plaintes dont retentissent les monts helvétiques, par les regrets de tous les cœurs sensibles qui redemandent Gessner à ces plaines, à ces vallons qu’il a dépeints tant de fois, à ce printemps qui renaît sans lui, et qu’il ne chantera plus… Que mes nouveaux bienfaiteurs me laissent jeter de loin quelques fleurs sur le tombeau de mon ami, sur ce tombeau où la piété filiale, la tendresse paternelle, la discrète amitié, l’amour pur et timide pleurent ensemble leur poëte. Le chantre d’Abel, de Daphnis, le peintre aimable des mœurs antiques, celui dont les Idylles touchantes laissent toujours au fond de l’âme ou une tendre mélancolie, ou le désir de faire une bonne action, ne peut être étranger pour vous… Tous les grands talents, tous les cœurs vertueux sont frères ; ils ressemblent à ces fleurs brillantes qui, dispersées dans tout l’univers, ne forment pourtant qu’une seule famille. »

Le reste du discours est consacré à la mémoire de M. le cardinal de Luynes. On y peint le caractère de ce digne prélat, tel qu’il était en effet, comme simple et bon. En voici deux traits :

« Il avait puisé ses vertus à l’école de Fénelon, de cet homme divin, dont le nom seul fait du bien au cœur. « J’étais trop enfant, répétait-il souvent, pour avoir retenu les discours de ce grand homme ; mais j’ai bien présents le plaisir, l’admiration, l’espèce d’extase que nous éprouvions tous lorsqu’il parlait ; elle se communiquait, ajoutait-il naïvement, jusqu’à nos domestiques ; et, quand nous étions à table avec lui, transportés comme lui de l’entendre, ils ne pouvaient plus nous servir. »

« Lorsqu’on lui demandait avec surprise comment il pouvait suffire à ses immenses charités : « Ah ! répondait-il en souriant, « vous ne savez pas combien l’on est riche quand on ne dépense que pour donner. »

Le discours de M. de Florian a fini comme il avait commencé, par des éloges adressés au prince son bienfaiteur, et à l’auguste famille dont il était entouré ; c’était un moyen sûr d’obtenir les plus vifs applaudissements.

Ce discours n’avait d’ailleurs rien de fort remarquable ; on a seulement été tenté de sourire un moment à la gravité avec laquelle M. le directeur, en parlant de tous les titres académiques de M. de Florian, a cru devoir rappeler nommément les arlequins d’une nouvelle espèce dont il est le créateur. « Dans ce genre de drames, lui a-t-il dit, le principal personnage n’avait jusqu’à vous été connu que par sa balourdise et ses facéties bergamasques ; il devient sous votre plume un être sensible, bon mari, bon père, bon maître ; il force presque l’auditeur au respect par les vertus naïves, et par là vous nous avez prouvé que nous aimons à rendre hommage à quiconque remplit les devoirs les plus chers à l’humanité, en quelque rang que l’ait jeté le caprice de la fortune ou le hasard de la naissance. » [Le hasard de la naissance d’Arlequin ! ]

Les deux discours ont été suivis de la lecture qu’a faite M. de La Harpe d’une Épître sur les effets de la nature champêtre et la poésie descriptive. On n’en a pas trouvé le plan très-naturel, ni les transitions fort heureuses ; mais on y a remarqué plusieurs beaux vers comme celui-ci :


Puisqu’il a peint Didon, Virgile avait aimé.


Le nouvel académicien a terminé la séance par plusieurs jolies fables de sa composition, qu’il a récitées avec beaucoup d’intérêt et de grâce. On a cru y voir un caractère de naïveté tout à fait neuf et piquant.

— On n’a vu ici que fort peu d’exemplaires d’un livre intitulé Correspondance secrète concernant la constitution de la Prusse, depuis le règne de Frédéric-Guillaume II, traduit de l’allemand, avec des notes du traducteur ; à Potsdam.

C’est une satire fort amère de toutes les personnes que Sa Majesté a paru honorer de toute sa confiance ; la malignité en est d’autant plus noire qu’elle affecte de se montrer tranquille et réfléchie. Nous aurions dédaigné d’en parler si l’on n’avait pas osé l’attribuer assez hautement à un prince[1] que son caractère et ses vertus semblaient devoir garantir d’un pareil soupçon. On ne se permettra d’en citer ici qu’une seule anecdote, non que l’on soit tenté de la croire plus véritable que tout le reste, mais parce qu’elle se rapporte aux rêveries dont il paraît qu’on s’est occupé en Allemagne tout aussi sérieusement qu’ailleurs.

« M. de Woelner, accablé sous les affaires d’État, et qui ne peut donner de son temps précieux qu’à des banquiers juifs, a cependant trouvé le moyen de décorer dans sa maison une salle mystérieuse pour évoquer les esprits et faire les cérémonies du culte reçues dans le jésuitisme[2]. Cette maison maçonnique a été vendue au roi, qui doit en faire présent à Dubosc, l’un des grands-prêtres de cette religion. Dès l’avènement du roi au trône, ce lieu fut consacré aux opérations magiques ; mais comment réunir Jésus et Bélial ? Cette question n’embarrasse pas des apôtres qui savent faire des prosélytes à leur religion par une douceur hypocrite. La forme de cet appartement enchanté est carrée, l’un des côtés est garni de petits fourneaux, dans lesquels se consomme le mystère de la fumigation. Au milieu de ce temple est une petite élévation sur laquelle paraît l’esprit sous un voile blanc, voile tissu en France et qu’on fait venir de ce royaume, où l’on trouve seulement les qualités qu’on lui attribue. Ce voile dérobe aux yeux des spectateurs aveugles un homme qui s’introduit sur le monticule lorsque l’heure des charlataneries approche. L’imposteur qui se prête à cette tromperie grossière est ventriloque, et imite assez bien le langage que la crédulité a prêté aux esprits. Non content de cette innocente supercherie, les coins du temple sont garnis de miroirs magiques, dans lesquels se représentent ceux que l’on conjure. Un grand seigneur assiste souvent à cette cabale d’un nouveau genre, mais l’impression est si forte sur lui qu’il ne peut y résister qu’avec le secours de gouttes rassurantes. Elles sont de la composition du ventriloque Steinert, qui reçoit cinq cents écus de pension de cet auguste prosélyte pour l’art de distiller ce philtre mystique et confortatif. Il est sous-entendu qu’on donne à cette jonglerie tous les dehors d’une fête religieuse, qu’on met dans la bouche muette et éloquente du ventriloque des expressions ascétiques, et qu’on prend toutes les précautions pour envelopper le tout des nuages du mystère. Que penser maintenant d’un État où les chefs de cette imposture combinée tiennent le premier rang, soit dans les affaires civiles, soit dans les militaires ? Que dire quand on voit que c’est par ce cabinet d’épreuves que doivent passer les sujets que placent les Bischofwerder et les Woelner ? Ces messieurs ont un art perfide pour séduire les esprits tendant à la crédulité, et à les conquérir au jésuitisme. Ils font un mélange adroit de leurs connaissances occultes et de leur crédit connu ; ils promettent la fortune ou les distinctions, s’emparent des premiers de l’État, et assurent ainsi un certain nombre de suffrages à leurs coupables opérations. Enfin ils cachent leur ambition effrénée sous une apparente modération, et confondent la maçonnerie, les illuminés et les martinistes ; ils emploient les erreurs populaires à leur système, et, s’élevant au-dessus, se nomment citoyens du monde. Ils graduent les confidences, les préparent avec beaucoup d’art, et même redoublent de prudence depuis que des adeptes ont été transfuges de leur ordre, ne pouvant apaiser leur conscience révoltée à la vue des horreurs qui sont naturalisées dans cette secte. Mais ces vertueux apostats n’ont pu révéler les mystères, soit parce qu’ils avaient proféré des serments, soit parce que leurs jours étaient menacés ; c’est ce qu’on a vu dans la manière dont ils ont masqué leurs vrais sentiments. » [Excellent passe-port, comme l’on voit, pour toutes sortes de calomnies ; aussi les faiseurs de libelles ne manquent-ils jamais d’y avoir recours].

Petit Traité de l’amour des femmes pour les sots, brochure in-8o, avec cette épigraphe :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies.

(Corneille.)

C’est le premier ouvrage de M. de Champcenetz dont on lui ait laissé la gloire tout entière. Quoi qu’en puisse faire présumer le titre, on ne s’attend pas sans doute à trouver dans ce Traité beaucoup de méthode, pas même un objet bien déterminé ; ce n’est en effet qu’une galerie de portraits satiriques plus ou moins insolents, plus ou moins spirituels. Comme la méchanceté est le premier mérite des productions de ce genre, celle-ci perdrait beaucoup si l’on ignorait que l’intention de l’auteur a été de déchirer, sous le nom de Mme de Valcé, Mme de La Châtre ; sous celui de Mme Armande, Mme la baronne de Staël ; sous celui de Mme de Valfort, Mme de Matignon ; sous celui de Mme de Sainville, Mme de Brancas ; sous celui de Mme de Verseuil, M. d’Andlau, etc.

La plupart de ces portraits n’ont pas plus de finesse que de vérité ; la touche en est presque également vague, fausse et pénible. Il y a, ce me semble, plus d’esprit et plus d’originalité dans les réflexions par lesquelles l’auteur termine sa diatribe ; en voici quelques traits :

« Quand un sot n’aurait auprès d’une femme que le mérite d’être au-dessous d’elle, cela suffirait pour qu’elle se l’attache. Elle le juge digne d’être le plastron de ses inconséquences, et comme une dupe lui est encore plus nécessaire qu’un amant, elle lui pardonne sa froideur en faveur de sa stupidité.

« L’ennemi d’un homme d’esprit n’est souvent qu’un sot ; mais l’ennemi d’un homme heureux est presque toujours un coquin.

« Qu’objecter à la maîtresse d’un sot qui vous dit : Je l’aime. — Mais, lui répond-on, savez-vous ce que c’est qu’aimer ? — Non, réplique-t-elle, mais j’ai ce qu’on appelle aujourd’hui de l’amour. — Mais vous êtes malheureuse ? — Non, car je ne sens rien. — Mais vous êtes née pour sentir, et non pour aimer un automate ? — Dégoûtez-moi de lui, je le quitterai ; rendez-moi sensible, je m’animerai. Voilà ce que toute femme est en droit de répondre à l’homme d’esprit le plus jaloux, etc. »

L’aveu qui semble être échappé à la conscience de l’auteur à la fin de cet écrit est trop remarquable pour être oublié : « Si j’ai parlé des femmes, dit-il, avec quelque discernement, c’est à leur mépris que je le dois. » À leur mépris ! Quel front ne faut-il pas avoir pour imprimer une pareille ligne ! Ce mot nous rappelle la mercuriale que lui faisait, il y a quelques années, la fameuse dame de Launay, c’est de lui-même que l’on tient l’anecdote. « En vérité, mon ami, ta conduite est insoutenable, Mme Gourdan t’avait déjà fait fermer sa porte, Mme Roussel a été obligée d’en faire autant ; si tu continues, moi-même je ne pourrai plus te recevoir. Où iras-tu ? »

Mlle Desgarcins a débuté au Théâtre-Français dans l’emploi des jeunes princesses par le rôle d’Athalide de la tragédie de Bajazet, le samedi 24 mai[3]. Cette jeune actrice a réuni tous les suffrages par la sagesse, par la décence et par la vérité de son jeu, qui annonce une intelligence peu commune, un sentiment juste et délicat, une âme susceptible de toutes les émotions que doit produire la tragédie. Elle est fille d’un officier d’artillerie tué au service du roi dans la dernière guerre. La pension accordée à la veuve ne pouvant suffire à l’entretien d’une famille dépourvue de toute autre ressource, on l’a déterminée à faire recevoir sa fille aînée à l’école dramatique, où elle n’a pas tardé à montrer des dispositions qui ont bientôt fixé tous les soins et toute l’attention du sieur Molé. Mlle Desgarcins a profité très-heureusement de tous les conseils de son maître sans contracter, pour ainsi dire, aucun des défauts de sa manière. Elle n’a que dix-sept ans ; elle est plutôt laide que jolie, mais son maintien ne manque ni de grâce ni de noblesse, ses traits ont une grande mobilité, et la douleur les embellit. Le son de sa voix est naturellement doux, sonore, harmonieux ; nous n’avons pu voir Mlle Gaussin, mais sa jeune émule nous a paru souvent avoir le charme que M. de Voltaire admirait surtout dans cette célèbre actrice, celui d’avoir des larmes dans la voix.

Des hommes de goût qui ont vu le Théâtre-Français dans toute sa gloire ne se rappellent pas d’avoir jamais éprouvé pour le rôle d’Athalide le degré d’intérêt qu’a su leur inspirer Mlle Desgarcins. Quoique fort intéressante dans les rôles de Zaïre, de Chimène, d’Iphigénie, elle y a eu cependant un succès moins soutenu que dans celui d’Athalide.

Le bonheur d’une acquisition si précieuse pour le théâtre vient d’être troublé par la perte du sieur de Larive, qui, pour avoir été sifflé l’autre jour outrageusement dans le rôle d’Orosmane, a renoncé totalement au théâtre. Quelques défauts que l’on pût reprocher sans doute à cet acteur, ce qui nous reste pour le remplacer est bien propre à justifier nos regrets. La nature lui avait prodigué des avantages qu’elle accorde rarement, et il y avait plusieurs rôles, tels que celui de Montaigu, de Brutus, d’OEdipe, de Cinna, d’Oreste, etc., où son talent laissait peu de chose à désirer. Ses camarades, à l’exception du sieur Molé, ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour lui faire changer de résolution, mais toutes leurs démarches ont été inutiles. Il s’est mis sous la protection de M. l’archevêque. Le sieur Florence, qui connaissait l’extrême sensibilité de son amour-propre, a été le plus empressé à détourner l’orage, car au moment où il fut si cruellement sifflé, il était en scène avec lui : « Eh bien, lui disait Larive en fureur, les infâmes ne me reverront plus. — Mais, mon ami, lui répondait tout bas le bon Florence, tu te méprends ; c’est moi, c’est moi que l’on hue. » Une partie du parterre s’est avisée, ces jours passés, de redemander Larive dans le rôle d’Achille de la tragédie d’Iphigénie en Aulide, mais un autre parti a crié plus fort : « Nous n’en voulons plus ; » et à la fin du récit d’Ulysse, on a saisi l’hémistiche : La rive au loin gémit, pour lui en faire une triste application. Voilà les jeux du public à qui l’on immole sa vie et son repos !


AVIS À M. LE COMTE DE CARAMAN[4].

Riquet, un petit mot d’avis.

PaSont trois pouvoirs en Provence,
Parlement, mistral et Durance :
Parlement ne veut point d’édit,
Mistral au diable les emporte,
Et la Durance offre son lit
À l’imprudent qui les apporte.

— Il nous est impossible de donner aucune idée de la comédie de l’Inconséquent, en cinq actes et en vers, qu’on a essayé de représenter au Théâtre-Français, le samedi 31 mai. Le parterre s’est obstiné à ne pas laisser achever le second acte, et la manière dont on avait écouté la pièce jusqu’alors ne permettait guère d’en suivre l’exposition avec assez de tranquillité pour en deviner le plan. Tout ce que nous en savons aujourd’hui, c’est qu’elle est de M. Lantier, l’auteur de l’Impatient, du Flatteur, etc. ; que le principal personnage de sa nouvelle comédie se trouvait à la fin dans un grand embarras, ayant autour de lui quatre rivaux auxquels il s’était engagé de donner sa fille, et qu’il en résultait une scène d’imbroglio assez piquante, assez originale. Ce que nous savions encore mieux, même avant d’avoir vu le mauvais succès des deux premiers actes, c’est que le caractère de l’Inconséquent était un caractère fort difficile à présenter heureusement au théâtre, parce qu’il n’est que la dernière nuance de l’Inconstant, de l’Irrésolu, etc., etc., et que cette dernière nuance a tout à la fois quelque chose de trop vague et de trop exagéré. L’inconséquence se mêle à tous nos travers, elle en est la cause principale ; mais, considérée en elle-même, l’inconséquence est pour ainsi dire trop métaphysique pour qu’il soit possible de la rendre théâtrale sans l’attacher à quelque autre vice, à quelque autre ridicule plus ou moins prononcé. Quoi qu’il en soit, la manière dont le parterre a jugé l’Inconséquent de M. Lantier n’en paraîtra ni moins injuste, ni moins inconséquente ; nous avons une infinité de pièces restées au théâtre, dont le premier acte n’a rien de plus intéressant que celui de cette nouvelle comédie, et au moment où les murmures de la cabale ont fait tomber la pièce au second acte, il n’y avait aucun moyen de juger raisonnablement si l’action en était bien ou mal tissue. M. de Charnois en a été justement indigné, et dans l’article du Mercure, où il a rendu compte de cette scène scandaleuse, il observe très-franchement que ce n’était pas la peine de faire asseoir le parterre, s’il n’en devait être ni plus poli, ni plus modéré, ni plus patient. Ce n’est que par réflexion qu’on s’est aperçu de l’épigramme adressée au public par les comédiens, qui, forcés de renoncer à continuer la pièce nouvelle, sont venus lui offrir l’Impatient. Si, de l’humeur dont était le parterre, il eût senti l’épigramme dans le moment, jamais la proposition n’eût été acceptée.

Lettres de milady Craven à son fils, traduites de l’anglais. Un vol.  in-12. Nous n’avons point le bonheur de connaître l’original ; mais, autant qu’il est possible d’en juger à travers le voile d’une traduction remplie de négligences et d’incorrections, ces lettres offrent le code le plus intéressant que l’on ait jamais écrit sur les devoirs du mariage. On y trouve une foule d’observations qui ne pouvaient être faites que par une femme, mais par une femme d’un esprit supérieur et douée du sentiment le plus juste et le plus délicat ; c’est ce que l’on sentira surtout dans les leçons que cette mère éclairée donne à son fils sur les ménagements dus à la sensibilité d’un sexe à qui nous devons ce que les vertus ont de plus doux, ce que le bonheur a de plus vrai. Il y a dans cette partie de l’ouvrage des détails d’une vérité profonde et d’une finesse extrême ; comme il n’appartenait qu’à une femme de les sentir, il n’était réservé qu’à une femme de les exprimer avec tant de grâce et de naturel. La traduction de ces lettres est l’essai d’un jeune homme, le fils du libraire Durand, qui en est l’éditeur.



  1. Monseigneur le prince Henri de Prusse. (Meister.)
  2. Il n’y a pas bien longtemps qu’il nous est tombé entre les mains une brochure intitulée Protocole d’Esprit familier Gablidona, etc. ; une des prédictions les plus remarquables de ce génie, ami intime de M. le comte de Thun, c’est qu’en 1800 il n’y aura plus d’autre religion dominante en Europe que la religion naturelle. (Id.)
  3. Marie-Madeleine des Garcins, née à Mont-Dauphin (Hautes-Alpes), le 23 mai 1769, fut en effet élève de Molé et reçut aussi les conseils de Talma. Nommée sociétaire en 1788, elle se sépara de ses camarades en 1791 pour suivre, sur le théâtre de la rue Richelieu, Gaillard et Dorfeuille ; elle y joua avec éclat le rôle de Jane Seymour dans Henri VIII de M.-J. Chénier. Elle inspira une vive passion à Fontanes, qui lui adressa dans le Journal de Paris du 15 juin 1788 des vers reproduits dans les deux premières éditions de cette Correspondance ; éprise elle-même d’un financier nommé Allard qu’elle ne put épouser, elle essaya de se suicider. Envoyée à la campagne par les médecins, elle vit sa maison envahie et pillée par des voleurs ; sa raison ne put résister à tant d’émotions et elle mourut le 27 octobre 1797.
  4. Commandant en Provence. (Meister.)