Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1789/Juillet

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 481-494).
◄  Juin.
Août.  ►
JUILLET.

— Le mardi 2 juin, on a donné sur le théâtre de l’Opéra la première représentation des Prétendus, comédie lyrique en un acte. Les paroles sont de M. Rochon de Chabannes, la musique de M. Le Moyne, connu avantageusement par celle de l’opéra de Phèdre.

Le fond de cette petite comédie lyrique n’est pas neuf sans doute[1], et M. Rochon de Chabannes a eu soin de l’avouer dans un avertissement qu’il a mis à la tête du poëme ; mais ce qui lui appartient dans ce petit ouvrage, c’est la manière tout à fait heureuse dont il a conçu la scène. Tous ceux qui jusqu’à présent avaient donné sur ce théâtre des ouvrages comiques n’avaient pas su éviter la monotonie des longs dialogues, ralentis encore par la marche d’un récitatif qui ne peut être accentué et varié comme celui de la tragédie. M. Rochon a sauvé ce défaut en coupant ce qui nécessairement devait être en récitatif par des duos, des trios ou des morceaux d’ensemble qui, variant avec adresse le mouvement musical de la scène, l’ont fait paraître plus rapide et dissimulé souvent les longueurs qu’on aurait pu reprocher d’ailleurs au poëme. Le musicien a très bien saisi les intentions du poëte, et cette nouvelle composition de M. Le Moyne ne laisserait peut-être rien à désirer, si les motifs du petit nombre d’airs proprement dits qui se trouvent dans cet ouvrage étaient plus heureux ou mieux développés.

Observations faites dans les Pyrénées, pour servir de suite à des observations sur les Alpes, insérées dans une traduction des Lettres de W. Coxe sur la Suisse. Deux volumes in-8o, par M. Ramond de Carbonnières, le même dont il est souvent question dans les mémoires du malheureux procès de M. le cardinal de Rohan ; il était alors secrétaire de Son Éminence, qui l’avait fait entrer dans le corps des gendarmes de la garde du prince de Soubise. Il s’est brouillé depuis avec son protecteur ; a-t-il eu tort ou raison, je l’ignore ; mais à qui peut juger de ses sentiments par ses ouvrages, il est impossible de suspecter la délicatesse de sa conduite et de ses procédés : il n’a rien écrit qui ne porte l’empreinte d’une âme très-élevée et très-sensible.

Plusieurs végétaux, tels que le sapin, la lauréole odorante, la gentiana-verna, l’aconit-napel, etc., ont fourni à l’auteur des indications sur le degré de hauteur des montagnes où il les a trouvés, les uns par la diversité de leur taille, par le temps de leur floraison, d’autres encore par leur seule présence, et il en déduit cette conséquence générale que la disposition des végétaux sur le penchant des montagnes obéit principalement à la température de leurs différentes zones.

M. Ramond a trouvé l’isard un peu plus petit et d’une couleur moins claire que le chamois des Alpes ; il le croit aussi moins fort et moins agile.

L’ours, commun dans les cantons des Pyrénées où les forêts ne sont pas détruites, est moins féroce que celui de la Suisse ; les troupeaux y sont moins fiers.

Les cagots ou capots, les goîtreux ou les crétins des Pyrénées, que l’auteur fait descendre des Goths, tiennent, selon lui, leur imbécillité du sort de leur race et non des vallées qu’ils habitent ; cette race, réputée infâme et maudite, et partout désarmée, ne peut exercer que de certaines professions ; la misère et les maladies en sont le constant apanage ; elle est connue en Bretagne sous le nom de cacous, dans l’Aunis sous celui de coliberts, cahets en Guyenne, enfin caffos dans les deux Navarres.

« Je comprendrai fort bien, dit M. Ramond, que les Visigoths, tous ariens, ayant été pour les Gaulois et les Francs un objet de scandale et d’aversion, ont pu dès le temps de Childéric Ier être nommés cagots, cahetz, caffos, c’est-à-dire, selon M. de Gébelin, ladres et infects, car on n’a pas attribué le parfum à la sainteté, sans réserver l’infection à l’hérésie. Je comprendrai également que les Francs, qui servaient par un motif religieux l’ambition de Clovis, et jurèrent sur leur barbe d’exterminer cette race d’ariens qui opposait un trône à son trône, ont cruellement traité les cagots, que la bataille de Vouglé dispersa, et que les habitants des bords de la Loire et de la Seudre repoussèrent avec autant de mépris que de ressentiment vers les désertes embouchures de ces rivières. Je comprendrai de même que, lorsque le royaume des Visigoths s’anéantit devant les enfants de Clovis, tout ce qui dans cette nation s’était déjà avili par des alliances avec des filles de la glèbe, hors d’état de suivre les Goths guerriers et nobles qui passèrent en Espagne, descendit à l’état des vaincus de Vouglé, et que, nonobstant la faveur que Clovis et ses successeurs firent aux Visigoths comme aux Gaulois Romains, de les laisser vivre sous leurs lois, le même mépris confondit bientôt avec ces vaincus des hommes abandonnés par leur nation, comme par leurs vainqueurs, et détestés des Gaulois dont ils avaient persécuté les évêques… Le refus des sacrements de l’Église et de la sépulture des chrétiens fut la suite naturelle du ressentiment du clergé longtemps persécuté. On éloigna ces ariens des communautés, parce qu’ils étaient schismatiques, non parce qu’ils étaient lépreux. Ils devinrent lépreux quand une dégénération successive, apanage naturel d’une race vouée à la pauvreté, y eut naturalisé des maladies héréditaires. Peu à peu, sans doute, ils acquiescèrent à la foi de l’Église, mais ils ne purent se régénérer ; ils cessèrent d’être ariens sans cesser d’être lépreux, et cessèrent d’être lépreux sans cesser d’être livrés à tous les maux qu’engendre la viciation du sang et de la lymphe. Le gouvernement féodal, qui devint celui des barbares quand ils renchérirent de barbarie, ne se contentait plus de partager la terre avec le cultivateur, et s’appropriait les personnes avec les possessions, et le cagot devint dans la race des esclaves un esclave de plus basse condition. En vain les communes rentrèrent dans les droits de l’homme, il n’eut pour sa part que l’ombre de la liberté, et demeura dans une dépendance d’autant plus misérable, que dans le nombre de ses tyrans il n’avait plus un maître qui pourvût à ses besoins… Telle est la destinée de cette nation, qui renversa et fonda des empires, et sur les derniers rejetons de laquelle l’arianisme attira plus de vengeances que le souvenir même de son usurpation. Le peuple entier des Goths exterminé par les combats, ou fondu dans les habitants du pays, a disparu de la France et de l’Espagne ; cette caste proscrite est tout ce qui en reste, et ce sang corrompu est le seul qui ne soit pas mélangé. C’est sous des traits avilis par douze cents ans de misères que les restes de la fierté gothique sont ensevelis ; un teint livide, des difformités, les stigmates de ces maladies que produit l’altération héréditaire des humeurs, voilà ce qui seul distingue la postérité d’un peuple de conquérants, etc. »

D’après les observations de M. Ramond, le canton le plus élevé des Pyrénées paraît être celui qui sépare la Bigorre, le pays des quatre Vallées, et une partie du comté de Comminges, de l’Aragon et d’une partie de la Catalogne. Selon M. Flamichon, le pic de Gabisos a mille deux cent cinquante-cinq toises au-dessus du niveau de la mer. Le nivellement de MM. Riboul et Vidal donne aux sommets calcaires de Marboré et du Mont-Perdu mille six cent trente-six, mille sept cent quarante et mille sept cent soixante-trois toises. La plus grande élévation des Pyrénées se soutient l’espace d’environ quarante mille toises, à compter de Vignemale jusqu’à la Maladetta ; elles ne sont inférieures aux Alpes que de six cents toises au plus, en faisant entrer dans la comparaison les hauteurs presque disproportionnées du Schreckhorn et du mont Blanc.

C’est dans l’ouvrage même qu’il faut lire la belle description du cirque de Marboré, de sa cascade de mille deux cent soixante-six pieds de hauteur, et de son pont de neige. C’est, après une chute d’eau qui se trouve en Amérique, la plus haute qui ait été mesurée, elle excède de plus de trois cents pieds celle de LauterbrÜnn ; mais brisée au milieu de sa hauteur par un rocher qui en recueille les eaux, elle ne présente point les singuliers phénomènes qu’on devrait attendre de son élévation, et celle de Lauterbrünn conserve l’avantage d’offrir l’étrange spectacle d’un torrent considérable qui se dissipe dans les airs.

Les considérations de l’auteur sur l’étendue des glaciers des Pyrénées comparée à celle des Alpes offrent un grand nombre d’idées neuves et intéressantes. La zone des glaces des Pyrénées n’est large que de trois cents toises, celle des Alpes en occupe mille trois cents. Cette différence est prodigieuse, si l’on fait attention que les pics les plus élevés de ces montagnes ne diffèrent dans leur hauteur que de six cents toises, et dans leur latitude que de trois degrés et demi… M. Ramond s’attache à prouver ensuite que les glaciers des Alpes comme ceux des Pyrénées ne sauraient prendre d’accroissement durable… Il observe que l’air des montagnes du premier ordre est aussi destructif de l’économie animale que celui des montagnes inférieures lui est favorable… « La hauteur, dit-il, où l’homme cesse d’exister commodément est celle où finit l’empire des saisons, où commence celui du froid constant, et les hauteurs accidentelles sont variées à la fois par les accidents simples et faciles à examiner que subit la zone glaciale, par les accidents plus composés et plus nombreux que subit la zone végétale, et enfin par les accidents infiniment plus compliqués et presque innombrables que la vie animale apporte dans l’univers avec son aptitude à en modifier les effets… Sublime unité du plan de l’univers ! à peine on t’aperçoit que, saisi de respect et presque d’épouvante, te décrire semble une profanation, et que t’admirer est le seul pouvoir qui nous reste ! »

Nous pourrions citer encore plusieurs autres différents morceaux du même genre qui prouvent qu’à l’exactitude, à la sagacité de l’esprit observateur d’un du Luc, d’un Saussure, M. Ramond a su joindre quelquefois le style enchanteur des Bailly, des Buffon, des Rousseau. Son ouvrage est rempli de connaissances profondes et variées ; on y trouve tour à tour des descriptions faites avec beaucoup de justesse et de précision, des peintures vives et animées, des recherches abstraites, des discussions infiniment curieuses sur quelques époques fort obscures de notre histoire, et à ces différents mérites se mêle encore souvent l’expression d’une âme profondément pénétrée de tous les bienfaits de la nature et de tous les droits de l’humanité. Si cet intéressant ouvrage laisse quelque chose à désirer, ce serait, quant au fond, une méthode plus claire, quant au style, moins d’abondance et quelquefois une simplicité plus sévère.


PROLOGUE
de la comédie du Joueur, par le père porée[2].

Un jeu sage et réglé ne fut jamais un crime ;
Pour délasser l’esprit on peut jouer un peu ;

Mais ce plaisir permis devient illégitime
MaisDès que le jeu n’est plus un jeu.

Les choses, dira-t-on, changent-elles d’essence ?
Le jeu n’est-il pas jeu dès qu’il en a le nom ?
Le jeu n’est bien souvent rien moins que ce qu’on pense,
MaisLe mot demeure, le jeu non.

Quand du jeu, par exemple, on se fait une étude,
Qu’on en garde chez soi le frivole attirail,
Qu’on le prend, qu’on le quitte avec inquiétude,
MaisEst-ce un jeu ? Non, c’est un travail.

Quand on fait un comptoir d’une table bizarre,
Où, voulant s’enrichir aux dépens du public,
Plus on prodigue l’or, plus on se montre avare,
MaisEst-ce un jeu ? Non, c’est un trafic.

Quand on change un cornet en une urne fatale,
Où roulant ses destins et ceux de sa maison,
On la livre aux revers que la fortune étale,
MaisEst-ce jeu ? Non, c’est trahison.

Honteux d’avoir perdu quelque somme légère,
Quand l’esprit s’obstinant à son propre malheur,
Après le superflu risque le nécessaire,
MaisEst-ce un jeu ? Non. Quoi donc ? Fureur.

Enfin sur une mer cent fois plus orageuse,
Plus perfide cent fois que l’humide élément,
Quand on ose compter sur une course heureuse,
MaisEst-ce jeu ? Non, aveuglement.

Nous allons sur la scène aujourd’hui reproduire
Les funestes excès d’un joueur emporté ;
En vous divertissant nous voulons vous instruire ;
MaisCe n’est point jeu, c’est vérité.

Comme avant nous la France, avant nous l’Italie
À donné son Joueur sous masque différent,
Nous ne prétendons point disputer la partie,
MaisNotre jeu n’est qu’un jeu d’enfant.

LETTRE

DE M. LE COMTE DE L***. MARÉCHAL DE CAMP,
À M. LE DUC DE B***, LIEUTENANT GÉNÉRAL DES ARMÉES DU ROI,
SUR LA GLORIEUSE CAMPAGNE
DE M. LE MARÉCHAL DE BROGLIE EN 1789,

PAR M. DR CHAMFORT,
de l’Académie française[3].

Je viens d’apprendre, monsieur le duc, une nouvelle qui me comble de joie, et je me hâte de vous faire partager mon plaisir. M. le maréchal de Broglie a l’honneur d’être nommé généralissime des troupes françaises ; depuis longtemps je m’affligeais de voir de si grands talents inutiles à la patrie. Eh quoi ! disais-je, M. le maréchal de Stainville a pu, par sa belle conduite dans sa campagne de Rennes, obtenir le pardon de ses fautes et de ses disgrâces en Franconie. Nous avons vu mourir presque dans les bras de la victoire M. le maréchal de…, qui, loin d’avoir épuisé son génie dans ses travaux passés et dans la guerre de la Farine, semble l’avoir réservé tout entier pour sa belle campagne du faubourg Saint-Germain ; nous avons admiré la savante manœuvre qui, par la jonction subite de deux corps de troupes, a pris en tête et en queue six mille bourgeois dans la rue Saint-Dominique, et a décidé du sort de cette grande journée. Ces grands hommes laissent une mémoire adorée, et le vainqueur de Berghen est le seul à qui le sort refuse de rajeunir une renommée vieillie, et d’emporter au tombeau l’hommage des cœurs vraiment français ? Non, monsieur le duc, les grands destins de M. de Broglie ne sont pas encore remplis, et c’est avec transport que je vois s’ouvrir devant lui une nouvelle carrière de gloire et de prospérité.

La première opération de M. le maréchal a été d’ordonner la formation d’un camp de trente mille hommes à quelques lieues de Paris ; et, pour ne parler d’abord que de l’intention politique de ce camp, vous sentez l’avantage immense qu’il y a pour le bon parti de persuader au roi la grandeur du péril où nous sommes ; et comment n’y serait-il pas trompé en voyant cet amas de troupes étrangères et nationales, ce train formidable d’artillerie, etc. ? De plus, vous voyez quelle abondance de numéraire va jeter dans Paris le voisinage de trente mille soldats qui arrivent chargés d’argent, fruit de leurs économies ; cet abondant numéraire refluera vers le trésor royal, ranimera la circulation, rétablira la confiance et se répandra dans tous les canaux du commerce et de l’industrie. On objecte le danger de la disette, auquel ce surcroît de consommation expose la capitale ; mais quel est le bien sans inconvénient ? D’ailleurs ne connaît-on pas les intentions hostiles et dangereuses des capitalistes, des rentiers, et en général des bourgeois de Paris ? N’est-il pas à craindre que cette ville formidable ne se déclare contre Sa Majesté ? Et, dans ce cas, est-il si mal de tenir l’ennemi en échec et de lui donner de la jalousie sur ses subsistances ?

Je passe, monsieur le duc, aux dispositions purement militaires. M. le maréchal a daigné me communiquer son plan : rien de plus beau et pourtant de plus simple.

Le corps de l’armée s’étendra dans la plaine à gauche, entre Viroflay et Meudon ; l’arrière-garde, postée de manière à n’avoir rien à craindre de l’Assemblée nationale ; des gardes avancées, trop fortes pour être entamées par les escarmouches de la députation bretonne. Meudon sera occupé par deux régiments qui arrivent du fond de la Guyenne. On fait venir des hussards d’Alsace pour nettoyer le bois de Boulogne : on a mandé des dragons de Nancy pour fouiller les bois de Verrières, qui sont bien autrement fourrés. Deux officiers des plus braves et des plus intelligents répondent sur leur tête de Fleury et du Plessis-Piquet. Un détachement de grenadiers suffira, du moins on l’espère, pour contenir Fontenay-aux-Roses. Tout est fort tranquille à Clamart ; M. le maréchal compte y établir son hôpital militaire. On s’est assuré des hauteurs de Saint-Cloud, et on ne négligera rien pour s’assurer de Chaville[4]. On est maître du pont de Neuilly. M. le baron de Besenval n’a pas le moindre doute sur Courbevoie, malgré l’insubordination de plusieurs soldats suisses qui chicanent sur les termes du traité de la France avec les Cantons. À la vérité, on craint que M. le duc d’Orléans ne remue dans sa presqu’île de Gennevilliers ; et que n’a-t-on pas à redouter d’un prince si peu patriote ? Mais vous savez que le roi dispose absolument des deux bacs d’Asnières et d’Argenteuil ; et si l’on place un cordon de troupes depuis Colombe jusqu’à la Seine, M. le duc d’Orléans se trouverait dans une disposition vraiment critique. Observez que, s’il s’avisait d’armer les gondoles de sa pièce d’eau, il suffirait de retenir, pour le compte du roi, les batelets de Saint-Cloud, et, pourvu que la galiote se tint neutre, on présume que la victoire resterait aux troupes de Sa Majesté. D’après la sagesse de ces dispositions, monsieur le duc, il ne paraît pas douteux que M. de Broglie ne prenne Sèvres, contre lequel on a déjà fait avancer des canons, et cette place une fois prise, on convient que Vaugirard ne saurait tenir longtemps ; c’est comme Mézières et Charleville, l’un tombe nécessairement avec l’autre. Je ne doute pas que vous ne soyez ravi de ce plan, et je suis bien sûr qu’il obtiendrait aussi l’approbation de M. le prince Henri et de M. le duc de Brunswick. Je suppose, comme on doit le penser de ces deux grands hommes, que la jalousie ne saurait égarer leur jugement.

P. S. Je compte, monsieur le duc, publier le journal militaire de cette glorieuse campagne. Il paraîtra tous les jours et servira de pendant à l’un des journaux de l’Assemblée nationale ; ainsi le lecteur pourra, avec deux souscriptions seulement, voir marcher de front les opérations civiles et militaires ; il pourra voir et admirer la parfaite intelligence et l’heureux accord qui règne entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ces deux monuments littéraires suffiraient seuls pour écrire l’histoire de cette grande époque, et l’emploi de notre digne historiographe, M. Moreau, sera, du moins pour cette année, aussi facile que lucratif. Voulez-vous bien, monsieur le duc, puisque vous vous trouvez en ce moment à Versailles, me donner des nouvelles de M. d’Éprémesnil, de M. de Cazalès, de M. Martin d’Auch[5], et de M. l’abbé Maury ? Ce sont les seuls députés des trois ordres qui intéressent M. le maréchal.

Réponse aux Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. Rousseau, bagatelle que vingt libraires ont refusé d’imprimer (celui qui s’en est chargé n’est pas à s’en repentir) ; avec cette épigraphe tirée des Femmes savantes de Molière :


Non, les femmes docteurs ne sont point de mon goût.
Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante.

Ce chef-d’œuvre est de M. le marquis de Champcenetz ; je ne vois même personne qui prétende en partager l’honneur avec lui ; il n’a pas toujours joui de ses succès avec la même tranquillité. Quel dommage que ce soit précisément de toutes ses productions la moins heureuse ! L’envie et la méchanceté même ont dédaigné de la lire. Quelque attrait que puisse avoir la satire, on ne lui pardonne pas d’être aussi mortellement ennuyeuse ; l’auteur a essayé de discuter, et jamais discussion n’a paru à la fois si plate et si lourde.

L’Homme d’État imaginaire, comédie en cinq actes, en vers, par M. le chevalier de C… (c’est-à-dire de Cubières), des Académies de Lyon, Dijon, Marseille, Hesse-Cassel, etc., avec cette épigraphe tirée d’une Lettre de M. Cerutti à madame de *** : « Des hommes qui ne peuvent pas mettre de l’ordre dans une seule phrase s’imaginent qu’ils sont nés pour mettre de l’ordre dans un royaume. »

C’est une imitation du Potier d’étain politique, de Louis de Holberg. La scène de la pièce danoise est à Hambourg, celle de la pièce française est à Marseille ou à Bordeaux. M. de Cubières a fait quelques changements plus ou moins heureux dans l’intrigue, dans les incidents, pour accommoder, comme il dit, la pièce à la française ; les détails lui appartiennent tout entiers, mais les caractères sont assez et trop fidèlement calqués sur ceux de Holberg. Si l’on trouve par-ci par-là quelques vers facilement écrits, le style n’en est pas moins en général très-faible et très-négligé. L’ensemble de la pièce nous a paru froid et sans effet.


LE FLEUVE ET LES RUISSEAUX
FABLE.

On dit que le monde est bien vieux ;
Qui pourrait nous dire son âge ?

CroyMais quand Dieu fit ce grand ouvrage,
Croyez-vous qu’il fut tel qu’il se montre à nos yeux ?
Que l’on y vit d’abord ces riantes campagnes,
CroyCes prés fleuris, ces forêts, ces vallons,
CroyCes champs dorés par les moissons,
Ces fleuves descendus du sommet des montagnes,
Contenus dans leur lit et réglés dans leur cours,
Ces paisibles ruisseaux fécondant leurs entours ?
Non ; l’univers avait alors une autre face :
CroyIl fut longtemps encor dans le chaos.
Le temps, qui toujours marche et jamais ne se lasse,
Agissant sur le feu, l’air, la terre et les eaux,
Mit insensiblement chaque chose à sa place ;
Le temps amène seul la règle et le repos.
CroyOr, dans ces époques anciennes,
CroyQuand la nature se réglait,
CroyOn dit qu’ici-bas tout parlait :
Animaux, végétaux, ruisseaux, fleuves, fontaines,
Prenaient notre langue et nos formes humaines ;
Et de la vérité les premiers éléments
CroyNous sont venus de ces vieux monuments
Avant qu’on écrivit l’histoire véritable.
La vérité naquit peut-être de la fable.

Il était donc jadis un Fleuve dont les eaux,
CroyVenant des régions lointaines,
Recevaient le tribut de cent mille fontaines
CroyEt celui de mille ruisseaux,
CrQu’il appelait à bon droit ses vassaux :
De cent peuples divers Il voyait les contrées
Soumises à la fois à son cours souverain ;
Ses limites n’étaient nulle part arrêtées ;
CroyIl ne reconnaissait enfin
CroyD’autre maître ni d’autre frein
Que le vaste Océan où tout se précipite.
Un fleuve cependant, s’il n’a point de limite,
CroyEst sujet à bien des écarts ;
Celui dont nous parlons, dans les champs, dans les villes,
Portait avec ses eaux l’abondance et les arts,
CrLorsqu’en son lit elles coulaient tranquilles ;
Mais quand il excédait ses trop faciles bords,
Il allait inondant tous ses vastes domaines,
Ravageant les cités, les hameaux et les plaines ;
CroyRien ne pouvait arrêter ses efforts.
Les Ruisseaux, retenant leur onde tributaire,
CroyDevenaient fleuves à leur tour,
CroyEt ravageaient aussi la terre.

CroyLe Fleuve s’aperçut un jour,
CroyTandis que ses eaux étaient basses,
CroyQue les habitants d’alentour
CroySur la rive apportaient par brasses
CroyDes pieux, des moellons, des poteaux,
CroyEt du ciment et de la chaux.
Aussitôt des Ruisseaux la cohorte s’intrigue,
CroyS’empresse, accourt chez le Fleuve, et soudain :
« Seigneur, lui disent-ils, vous voyez leur dessein ;
CroyIls veulent construire une digue,
CroyLaissez-nous arrêter leur bras ;
CroyOrdonnez, et ne souffrez pas
CroyQue de ces peuples la licence
CroyOse borner votre puissance :
Elle vous vient du ciel, elle est de tous les temps. »
Le Fleuve à longue barbe avait à ses dépens
Appris à démêler le but et le langage
CroyDes flatteurs et des courtisans ;
Ne prenant donc alors que les conseils d’un sage,
Dont il s’aidait dans les cas importants :
Croy« Amis, dit-il, laissez-les faire ;
CroyNe voyez-vous pas qu’en mettant
Sur les bords de mon cours une forte barrière,
S’ils préservent leurs champs d’un écart malfaisant,
Ils font aussi pour moi chose très-salutaire !
La barrière sera pour moi comme pour eux,
Je ne pourrai plus nuire, eh ! ce sont là mes vœux ;
Mais aussi de mon lit l’enceinte limitée
Sera par les humains à toujours respectée,
Et mes eaux désormais à ces peuples nombreux
CroyPortant par des routes certaines
Le commerce, les arts et leurs trésors divers,
CroyDu globe deviendront les veines
CroyD’où le bonheur, libre de chaînes,
CroyCirculera dans l’univers. »


VERS DE M. L’ABBÉ GIROD
À Mme LA MARQUISE DE VILLETTE, FAISANT LA QUÊTE
À L’ÉGLISE DE SAINT-SULPICE.

DaQue j’aime à voir la fille de Voltaire,
Dans l’église fermée aux mânes de son père,
DaD’une civique charité
Recueillir les tributs chers à l’humanité !
DaÔ vous, qu’il nomma Belle et Bonne,
Vos aimables vertus et l’exemple si beau

Que votre cœur formé par lui nous donne
DaL’honorent plus qu’un vain tombeau.


À LA MÊME FAISANT LA CHARITÉ
(AU NOM D’UN SOLDAT).

A BieQuoi, de la fille de Voltaire,
A BieDe Belle et Bonne on a fait choix !
A BieAh ! la charité pour nous plaire
À bien fait d’emprunter et tes traits et ta voix.

L’École de l’adolescence, comédie en prose, en deux actes, représentée pour la première fois par les Comédiens italiens, le mardi 30 juin, est de M. A.-L. d’Antilly, ci-devant premier commis des finances au département des revenus casuels du roi.

Une avarice aussi réfléchie que celle du vicomte est sans doute un vice fort rare à l’âge de quinze ans, et le sujet de la pièce, fût-il fondé, comme on le dit, sur une anecdote certaine, aura toujours, sous ce rapport, quelque chose d’invraisemblable. Mais, à ce défaut près, la pièce est faite pour donner l’idée la plus avantageuse du caractère et des talents de l’auteur ; le dialogue en est naturel, facile et piquant, la morale simple et pure, sans pédanterie et sans affectation. Les rôles du vicomte et du chevalier ont été parfaitement bien joués, le premier par Mme Saint-Aubin, l’autre par Mlle Carline.

Charles II, roi d’Angleterre, en certain lieu, comédie très-morale en cinq actes très-courts, dédiée aux jeunes princes, et qui sera représentée, dit-on, pour la récréation des états généraux ; par un disciple de Pythagore[6]. Brochure avec cette épigraphe : Panem et circenses.

C’est un trait assez connu de la vie privée de Charles II qui a fourni le sujet de cette facétie. La duchesse de Portsmouth, pour dégoûter son auguste amant des parties de débauche auxquelles il se livrait, engage le duc de Rochester à lui en faire éprouver vivement tous les inconvénients. On s’arrange avec la matrone d’une maison suspecte ; on vole au monarque sa bourse et on le laisse à la merci de cette femme intéressée, qui lui dit des injures, l’enferme sous clef et veut le faire jeûner au pain et à l’eau. Un honnête joaillier lui sert de caution et le tire d’affaire. Il n’est pas aisé de voir quelle a pu être l’intention d’un tableau de ce genre. Nous en ignorons également l’auteur.



  1. Il est pris, pour ainsi dire, tout entier dans une pièce donnée sur le théâtre des Grands Danseurs, sous le même titre, et c’est évidemment la Fausse Agnès de Destouches qui en a fourni la première idée. (Meister.
  2. On nous assure que cette pièce n’a jamais été imprimée. (Meister.) — Ce prologue ne figure ni dans l’édition des Fabula dramatica de Porée, recueillies en 1749 par le P. Griffet, ni dans le Théâtre européen (1835, gr. in-8o) où le Joueur a été traduit par Gourmez, avec préface par M. Saint-Marc Girardin.
  3. L’édition des Œuvres de Chamfort donnée par Auguis, en 1825, est la seule qui renferme cette facétie
  4. Où demeure Mme la comtesse du Tessé. (Meister.)
  5. On sait que M. Martin d’Auch, député de Castelnaudary, est le seul qui ait refusé d’adhérer au serment fait dans le jeu de paume. (Meister.)
  6. Par Mercier.