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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1790/Février

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 585-589).

FÉVRIER.

On a donné, le mercredi 13 janvier, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de Pierre le Grand, comédie en quatre actes et en prose, mêlée de chant. Les paroles sont d’un jeune homme tout à fait inconnu, M. Bouy[1] ; la musique de M. Grétry. L’action de cet ouvrage est surchargée d’une multitude d’incidents, souvent sans vraisemblance, qui ne servent qu’à la prolonger ; elle a paru surtout languir pendant tout le troisième et le quatrième acte. Quant à la musique, à quelques intentions près qui sont saisies avec esprit, on n’y reconnaît guère le talent qui a produit tant d’ouvrages également faciles, également aimables.

Les Dangers de l’opinion, c’est le titre assez équivoque d’un drame en cinq actes, en vers, représenté pour la première fois au Théâtre de la Nation le mardi 19 janvier. Cet ouvrage, qui a eu beaucoup de succès à la première représentation, où il y avait fort peu de monde, est d’un très-jeune homme, mais qui s’est déjà fait connaître par quelques pièces fugitives d’une tournure assez facile, M. Laya.

Cet ouvrage se fait remarquer tout à la fois par l’inconséquence des caractères, par les invraisemblances multipliées de l’action et par l’effet pathétique de plusieurs scènes. Ce qui a sans doute ajouté beaucoup à cet effet, c’est la manière intéressante dont Mme Petit, ci-devant Mlle Vanhove, a joué le rôle de la jeune personne : elle y a paru fort au-dessus de son talent ordinaire ; aussi l’a-t-on demandée après la pièce et applaudie avec transport. Le style de ce drame est en général très-faible, souvent même plus que négligé ; mais que de fautes et d’incorrections ne fait pas oublier un seul mouvement de sensibilité lorsqu’il est simple et vrai !

— Le vendredi 22 janvier l’Académie royale de musique a donné la première représentation des Pommiers et le Moulin, comédie lyrique en un acte. Les paroles sont de M. Forgeot, connu par plusieurs petits ouvrages représentés avec succès sur le Théâtre-Italien. La musique est de M. Le Moyne. Cette petite scène lyrique a paru écrite avec facilité, les paroles sont même arrangées d’une manière assez officieuse pour la musique, mais elles n’ont inspiré à aucun chant de M. Le Moyne ni la gaieté légère, ni l’originalité piquante qui seules pouvaient faire valoir une composition de ce genre.

Mémoires du maréchal de Richelieu, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du roi, etc., pour servir à l’histoire des cours de Louis XIV, de la régence du duc d’Orleans, de Louis XV, et à celle des quatorze premières années du règne de Louis XVI, roi des Français et restaurateur de la liberté ; ouvrage composé dans la bibliothèque et sous les yeux du maréchal de Richelieu, et d’après ses portefeuilles.

Il n’en a paru que quatre volumes, et le dernier ne termine pas encore l’histoire du ministère du cardinal de Fleury. C’est M. l’abbé de Soulavie, déjà connu par quelques ouvrages de physique et d’histoire naturelle, qui est le rédacteur de ce volumineux recueil. Sans vouloir louer beaucoup la manière dont ces Mémoires sont écrits et rédigés, il est peu de livre de ce genre qui puissent offrir à la curiosité des lecteurs un plus grand nombre de matériaux précieux et intéressants. Le maréchal de Richelieu avait été à portée de rassembler des trésors dans ce genre, et il s’en était occupé avec beaucoup de suite. Il est très-avéré que tous ces trésors ont été ouverts à M. l’abbé de Soulavie, et qu’il n’a tenu qu’à lui d’exploiter plus ou moins heureusement une mine si riche et si abondante. L’idée qu’il a eue de parler toujours dans ces Mémoires au nom du maréchal de Richelieu donne souvent aux formes de son style l’air du monde le plus gauche et le plus ridicule, mais ce tort du rédacteur est assez indifférent au fond même des choses, et nous ne craignons point de dire que, dans la partie de l’ouvrage que nous avons eu le temps de parcourir, le règne déjà si connu de Louis XIV reparaît sous un aspect presque entièrement nouveau. Ce règne, dont M. de Voltaire ne nous avait peint pour ainsi dire que la gloire et la splendeur, dévoilé avec plus de franchise et de liberté, ressemble ici beaucoup moins aux beaux jours du règne d’Auguste qu’à ceux qui les suivirent sous Tibère. Il pourra cependant paraître assez étrange à ceux qui connurent le maréchal de Richelieu de l’entendre toujours parler du despotisme, des abus de l’autorité, des vexations des ministres et des grands, comme s’il avait eu l’honneur de se trouver l’année dernière à la tête des héros qui s’emparèrent de la Bastille, et beaucoup plus lestement que lui-même n’avait conquis Mahon, un peu mieux défendu à la vérité.

La Galerie des dames françaises, pour servir de suite à la galerie des états généraux, par le même auteur, un volume in-8o. C’est M. le marquis de Luchet qui l’avoue, mais c’est toujours le style et la manière de M. de Sénac de Meilhan que l’on croit y reconnaître[2]. Cette Galerie commence par Mme Necker et finit par Mme Du Barry. Aucune de ces dames n’est aussi mal traitée que la première, aucune ne l’est peut-être aussi bien que la dernière. Quelque injustes que soient les préventions qui ont guidé le pinceau de l’auteur, on ne peut lui refuser souvent le mérite d’une touche fine et spirituelle. Le portrait de M. la baronne de Staël semble être le produit de deux compositions fort différentes, on y croit remarquer tantôt l’impartialité d’un homme de beaucoup d’esprit, tantôt le ressentiment d’une rivale offensée. Aux sarcasmes de la satire, aux soupçons vagues de la malignité, aux traits de pure fantaisie et qui n’ont aucune espèce de vérité, sont mêlées quelquefois dans cet ouvrage des observations d’une sagacité peu commune, d’une justesse ingénieuse, et dont le résultat annonce du moins une assez grande connaissance de nos mœurs et des femmes qui les font.


LE CERF-VOLANT, FABLE.
PAR M. LE MARQUIS DE BONNAY, DÉPUTÉ DE NEVERS.

Le plus noble hochet de notre adolescence,
Le pUn cerf-volant audacieux,
Échappant un beau jour à la main qui le lance,
Le pQuitte la terre et dans les cieux

Le pAvec majesté se balance ;
Mais bientôt oubliant sa fragile substance,
Comme les parvenus il est présomptueux.
Le p « Admirez tous mon vol sublime,
Le pDit-il aux habitants des airs :
Le pCessez, cessez d’être si fiers
LeLorsque des pins vous dépassez la cime.
Le pMon orgueil est plus légitime,
C’est moi qui vais régner dans ces vastes déserts ;
Qui de vous osera me suivre dans la nue ?
Le pLà je veux fixer mon séjour,
Là je veux des mortels échapper à la vue,
Affronter l’aigle même et dépeupler sa cour… »
Des mots ambitieux le pompeux étalage
Le pEn impose toujours aux sots ;
Le sage seul en rit, mais où trouver ce sage ?
Il est rare partout, même chez les oiseaux.
Tandis que de l’intrus l’impertinent langage
Commande le respect à ses légers rivaux,
Le pUn d’eux s’approche et l’examine.
« Cet imposteur, dit-il, ne m’est pas inconnu ;
A-t-il donc oublié son obscure origine ?
Naguère sur la terre il était détenu ;
Vain jouet des autans, il croit qu’il les domine !
Animal amphibie et partout renié,
Veut-il donc de son vol nous déguiser la source ?
Voyez le cordeau vil auquel il est lié,
Voyez les mirmidons qui dirigent sa course.
Un vent officieux l’éleva jusqu’à nous,
LeD’un autre vent le caprice jaloux
Le pVa châtier son arrogance :
Le pPrenez soin de notre vengeance ;
Vrais souverains des airs, nous l’attendons de vous… »
Le pL’effet suit de près la menace :
Le pLe vent change, la corde casse,
Le pLe cerf-volant ne plane plus,
Et du sein des éclairs froissé, meurtri, confus,
Sur la terre humblement vient reprendre sa place,
En livrant aux regrets ses guides éperdus.

France, qu’hier encore l’Europe a vue esclave,
Ne t’enorgueillis pas de ton sublime élan ;
Garde-toi d’insulter à l’Anglais, au Batave,
Le pEt crains le sort du cerf-volant.


COUPLET IMPROMPTU
À MADAME DE LINGRÉE, EN JOUANT AU VOLANT.
Air : Du haut en bas.

Le pComme un volant
Qui tombe sur votre raquette,
Le pComme un volant
Mon cœur vers vous s’en va volant.
Il brûle de flamme discrète.
Ne le repoussez pas, Lisette,
Le pComme un volant.


RÉPONSE SUR LE MÊME AIR.

Le pComme un volant
Qui fuit d’un seul coup de raquette
Le pComme un volant,
Je regrette un cœur voltigeant.
S’il brûlait de flamme discrète,
Viendrait-il s’offrir à Lisette
Le pComme un volant ?



  1. C’est-à-dire Jean-Nicolas Bouilly, dont c’était le début au théâtre.
  2. Ce dernier y a effectivement pris part, ainsi que Choderlos de La Clos et quelques autres.