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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1790/Mars

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 589-601).

MARS.

Le Souper magique, ou les Deux Siècles, comédie lyrique, en un acte, en vers, représentée pour la première fois sur le Théâtre de la Nation le 11 février, est de M. André de Murville, l’auteur du Rendez-vous du mari, de Lanval et Viviane, etc. Cette bagatelle a eu peu de succès ; on y a remarqué cependant quelques détails agréables, mais rien n’a pu faire oublier au parterre l’humeur que lui ont causée d’abord, je ne sais trop pourquoi, le nom et le personnage de Cagliostro.

— C’est le lendemain 12 qu’on a vu sur le même théâtre la première et dernière représentation de Louis XII, tragédie en trois actes, en vers ; la pièce n’a pas été achevée. Elle est de M. Ronsin, qui a fait un volume de tragédies que personne n’a lues. Il prétend d’ailleurs avoir bien mérité de la patrie dans les premiers jours de la révolution, puisque les services qu’il a rendus alors lui ont valu la faveur honorable d’un brevet de capitaine à la suite de la garde nationale.

La représentation de Louis XII a été fort orageuse, à la vérité, mais eût-elle été fort paisible, nous n’en serions pas moins embarrassés à en faire l’analyse. On arrive au milieu du second acte avant de pouvoir reconnaître aucun des personnages qui paraissent au premier ; ce n’est qu’à force d’attention que l’on peut deviner enfin que le prisonnier dont les malheurs occupent tout ce premier acte est Louis Le More, duc de Milan. Louis XII ne paraît qu’au second acte ; il revient d’Italie pour réparer les désordres qui pendant son absence affligèrent le royaume sous un ministère oppressif et déprédateur. Notre capitaine à la suite de la garde nationale a voulu plier l’histoire de son héros à tous les événements du jour ; à la prise de la Bastille, à l’insurrection de la bourgeoisie, au rôle intéressant que joue M. le marquis de La Fayette, figuré dans la pièce par le brave chevalier Bayard. À la stérilité du sujet il n’a fait qu’ajouter ainsi les difficultés des applications, et jamais effort dans ce genre n’a été si gauche et si malheureux. Requiescat in pace !


L’AMANTE ABANDONNÉE,
ROMANCE, PAR M. CARRIÈRE.

Paissez, moutons, l’herbe nouvelle,
Vos bêlements sont superflus :
L’ingrat que j’avais cru fidèle
Vous méprise et ne m’aime plus.

Avec quel art, pour me surprendre,
Il me vantait votre bonheur !
Je l’écoutais, je le crus tendre ;
Mais ce n’était qu’un séducteur.

Souvent pour moi du pâturage
Il vous ramenait sur le soir,
Mais le perfide, le volage,
Aujourd’hui ne veut plus vous voir.

Toi-même, hélas ! pauvre Lisette,
Aurais-tu pensé qu’en amour

Il te fallut être discrète
Au dernier comme au premier jour ?

Vous seuls m’êtes restés fidèles,
Et si je n’eusse aimé que vous,
J’aurais des nuits bien moins cruelles,
Je passerais des jours plus doux.

Adieu, ruisseaux, adieu, bocage,
Lisette un jour vous reverra ;
Mais revenant sous votre ombrage
Lisette alors plus n’aimera.


LA PETITE CHIENNE
FABLE, PAR M. SÉLIS, L’AUTEUR D’UNE TRADUCTION
des Satires de perse.

Nu« Quoi ! tout un jour je suis abandonnée
Nu(Disait un jour Favorite étonnée),
Nul duc n’a demandé si je me portais bien !
Nul ministre nouveau, nul ministre ancien,
NuPour courtiser ma puissante maîtresse,
Ne s’est extasie dans un long entretien
NuSur mes talents et sur ma gentillesse !
Nu Aucun académicien
Nu N’a fait des vers à mon adresse !
Je n’ai point aujourd’hui vu la moindre princesse,
Et Bonneau ne m’a pas ici conduit de chien !… »
NuQu’avec raison elle était agitée !
Nu Le matin même de ce jour
Nu Celle qui la mit à la cour,
Nu La Montespan l’avait quittée.

Les Trois Noces, quoique représentées sur le Théâtre de la Nation le 23 et le 24 février avec le plus grand succès, n’ont pas tardé à être retirées du répertoire de ce théâtre, parce qu’il a été décidé dans le conseil intime de M. Molé et de Mlle Contat, qui n’y avaient point de rôles, que ce petit ouvrage était d’un genre tout à fait étranger à la Comédie-Française, et qu’en se permettant de jouer sur leur théâtre des opéras-comiques, ils n’oseraient plus trouver mauvais que les Italiens jouassent des pièces de Molière et de Racine. Il est bien vrai que les Trois Noces ne sont véritablement qu’un très-petit opéra-comique, mais dont le sujet est tout à fait national, car les apprêts des trois noces villageoises dont il s’agit ne sont pour ainsi dire que le prétexte de la pièce ; ces apprêts, qui remplissent la première scène d’un tableau digne de la palette riante de Boucher ou de Watteau, sont bientôt troublés par des brigands qui viennent incendier le château de la dame du lieu ; mais cette dame n’étant rien moins qu’aristocrate, on vole à son secours, et les gardes nationaux repoussent et dispersent la horde incendiaire. Dans ce moment même arrive de Paris la fille de madame la marquise, qui fait à sa mère le récit le plus touchant de l’arrivée du roi à l’Assemblée nationale. Le tout est terminé par un divertissement où le sieur Deshayes, premier maître des ballets du Théâtre de la Nation, a eu l’art de figurer le serment civique de la manière la plus solennelle et la plus ingénieuse.

Les paroles et la musique sont de M. Dezède[1], qui réussit pour la seconde fois sur la scène française comme poëte et musicien. Le morceau de musique qui nous a paru le plus piquant est une assez longue ariette en prose que chante une mère à sa fille pour lui apprendre comment une femme adroite ne saurait manquer de gouverner son mari. Le rôle de cette mère a été parfaitement joué par Mlle Joly ; les autres ont été également bien rendus par Mmes Bellecour et Petit, Mlles de Vienne, Lange, etc. M. Dazincourt a mis dans le rôle du bailli toute la gaieté dont son talent peut être susceptible.

Le Bon Père, représenté pour la première fois au Théâtre-Italien le lundi 1er février, est imprimé depuis longtemps dans les œuvres de M. le chevalier de Florian. Il y a dans cette pièce le même talent qui a fait réussir toutes celles qu’il nous a données dans le même genre ; et si celle-ci a eu moins de succès que les autres, c’est sans doute à la manière dont a été joué le principal rôle qu’il faut s’en prendre ; ce principal rôle n’est pas en effet d’une exécution bien facile. Nous devons, comme on sait, au génie créateur de M. de Florian, une nature d’Arlequin absolument nouvelle ; il lui a prodigué toute la petite sensibilité de son âme, toutes les petites grâces de son esprit ; dans le Bon Père, il a essayé de lui donner encore un ton et des mœurs d’un style plus élevé. Arlequin est devenu riche, il vit à Paris dans la bonne compagnie ; il n’a plus son habit, il n’a que son masque et son pantalon, avec un surtout de velours noir et une grosse perruque à la financière. L’auteur ne lui a conservé de son ancien langage qu’à proportion de ce qui lui restait d’Arlequin. Le juste mélange de ces nuances n’est pas aisé à saisir. Ce bon père est plutôt un père bonhomme qu’un bon père ; il ne vit que pour sa fille, il ne peut être heureux que par elle ; tout ce qu’il fait cependant pour son bonheur, c’est de concevoir d’abord l’idée de lui adresser une chanson le jour de sa fête, ensuite de lui donner pour époux l’amant qu’elle avait choisi, un jeune homme qui s’était introduit dans la maison à titre de secrétaire, mais qu’Arlequin reconnaît à la fin pour le fils de son bienfaiteur, du comte de Valcourt, qui lui avait laissé toute sa fortune en déshéritant ce fils unique que les fautes de sa mère lui avaient rendu trop odieux, etc., etc. La scène qui a le plus réussi, quoique encore un peu longue, est celle où M. Arlequin veut dicter à son secrétaire ces couplets à sa fille, dont il ne peut jamais trouver que le premier mot, et s’étonne si bonnement, après qu’ils sont faits, du peu de peine qu’il lui en a coûté : « C’est mot à mot ce que j’ai dit, je croyais cela plus difficile… et puis c’est fort bien, fort bien. Sans me flatter, conviens qu’ils ne sont pas mal. »

Nous ne connaissons point l’auteur de l’Époux généreux, ou le Pouvoir des procédés, comédie nouvelle, en un acte, en prose, donnée sur le même théâtre le lundi 15 février[2]. C’est moins une comédie qu’un proverbe, mais c’est un proverbe très-moral dont le dialogue nous a paru écrit avec noblesse et facilité.

Une jeune femme, entraînée par l’ascendant qu’a pris sur elle une de ses amies, s’est livrée à la passion du jeu. Cette malheureuse habitude, sans avoir pu corrompre encore la pureté naturelle de son cœur, l’a rendue pour ainsi dire étrangère à tous ses devoirs ; les pertes considérables qu’elle vient de faire et qu’elle n’a osé confier à son époux l’exposent à tous les dangers de la liaison la plus dangereuse. Au bord du précipice elle est retenue par les soins les plus tendres ; sans la compromettre aux yeux de ceux qui l’entourent, son époux parvient à obtenir l’aveu de tous ses torts, et la sauve de l’extrême embarras où elle se trouve engagée par un sacrifice dont la délicatesse et la générosité ne peuvent manquer d’obtenir toute sa confiance, toute sa tendresse, tout son amour ; c’est par la main même de ses enfants qu’il lui fait présenter les titres d’une terre destinée à payer ses dettes ; en se livrant désormais au soin de leur bonheur, elle est bien sûre de tout acquitter et de n’avoir aucun regret à craindre.

Correspondance particulière du comte de Saint-Germain, ministre et secrétaire d’État de la guerre, lieutenant général des armées de France, feld-maréchal au service du Danemark, chevalier de l’ordre de l’Éléphant, avec M. Pâris-Duverney, conseiller d’État. On y a joint la vie du comte de Saint-Germain et plusieurs pièces qui le concernent. 2 volumes in-8o.

Ces lettres sont copiées sur les originaux que M. de Saint-Germain confia quelques mois avant sa mort à un de ses amis à qui il voulut donner une idée de ce qui s’était passé à son sujet depuis le commencement de la guerre, en 1757, jusqu’à l’époque à laquelle il entra au service du Danemark. On n’a pas cru devoir supprimer celles qui précèdent à compter de 1749, parce qu’elles contribuent au moins autant que les autres à faire connaître son caractère et ses opinions.

L’auteur qui a écrit la vie de M. de Saint-Germain placée à la tête de cet ouvrage est, dit-on, un militaire qui le connut particulièrement et qu’il employa pendant son ministère ; on soupçonne que c’est M. le baron de Wimpfen[3]. Cet auteur trouve une grande similitude entre le caractère de M. de Saint-Germain et celui de J.-J. Rousseau. Comme le philosophe genevois, il ne voyait dans ses supérieurs et dans ses égaux que des envieux toujours ligués pour le perdre ; ce qui n’est pas moins vrai, c’est que le philosophe lui-même eût été ministre de la guerre qu’il n’aurait guère pu s’y prendre plus adroitement que M. de Saint-Germain pour commencer à disposer l’armée en faveur de la révolution qui vient de se faire. « Enfin, disait-il un jour à M. de Choiseul, enfin, monsieur le duc, le roi n’a point d’armée. — Qu’en avez-vous donc fait ? répondit le duc de Choiseul, car j’en avais laissé une qui existait encore lorsque vous parûtes au ministère. » Il accompagnait, ajoute-t-on, cette incartade d’un mouvement de bras très expressif… Mais en voilà bien assez et beaucoup trop peut-être pour faire juger l’esprit dans lequel cet ouvrage a été rédigé.

— Intituler une comédie nouvelle le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope, c’est sans doute une assez grande témérité ; aussi la pièce que M. Fabre d’Eglantine[4] s’est permis de donner sous ce titre au théâtre même de Molière a-t-elle été reçue d’abord avec une sorte de défaveur, du moins avec beaucoup de sévérité. Le mérite réel de l’ouvrage n’a pas tardé cependant à se faire jour, malgré les torts qu’a pu lui donner cette première impression, malgré les défauts plus graves que la critique la plus indulgente n’a pu manquer d’apercevoir et dans le plan et surtout dans l’exécution.

Excepté Célimène et les rôles épisodiques qui ne pouvaient entrer dans la nouvelle conception de M. Fabre d’Églantine, on retrouve ici tous les personnages du Misanthrope, Philinte, Alceste, Éliante et jusqu’au fidèle Dubois ; mais tous ces personnages se trouvent dans des situations fort différentes, leur caractère est changé à beaucoup d’égards, et, ce qu’on ne peut s’empêcher de regretter infiniment, c’est que leur style, leur langage n’est pas reconnaissable.

Si Alceste est toujours misanthrope, il est encore plus humain, plus sensible, plus bienfaisant. Philinte n’est plus cet homme indulgent, mais sensé, qui, en convenant qu’il serait à désirer que tous les hommes fussent faits d’autre sorte, ajoute noblement :


Mais est-ce une raison que leur peu d’équité
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d’exercer notre philosophie ;
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et si de probité tout était revêtu,
Si tous les cœurs étaient francs, justes et dociles,

La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui.

Ce Philinte est devenu l’égoïste le plus dur, le plus odieux. Seraient-ils changés à ce point, l’un parce qu’il a vécu dans la solitude, l’autre parce qu’il s’est marié, et que des vues d’ambition et de fortune l’occupent aujourd’hui tout entier ?

Ce serait sans doute une peine fort inutile que d’appuyer sur l’invraisemblance de quelques incidents, sur les longueurs de plusieurs scènes, les défauts d’un style souvent obscur, lâche et embarrassé. Il n’est aucun de ces reproches que ne doive faire oublier le mérite d’une conception aussi dramatique, aussi heureuse que celle de la situation qui termine le troisième acte. Ce n’est ici ni le Philinte, ni l’Alceste de Molière ; mais si l’on n’a pas su conserver à ces deux caractères autant de finesse, autant de profondeur que leur en avait donné le plus grand peintre de notre théâtre, il faut convenir au moins qu’on a eu le mérite de les présenter sous un point de vue plus important et plus moral. Le nouveau dessin tient peut-être un peu de la caricature, mais l’intention semble avoir été dirigée vers un but plus utile, et quelque imparfaite que soit à beaucoup d’égards l’exécution de ce drame, il prouve cependant tout à la fois dans son auteur du génie, de l’invention et une assez grande connaissance du théâtre.

M. Molé n’a jamais joué l’Alceste de Molière comme il a joué celui-ci ; l’ouvrage doit à ses talents une partie de son succès.


VERS
PRÉSENTÉS DANS UNE REDOUTE, À BERLIN,
OU LA COUR REPRÉSENTAIT
LES DIFFÉRENTES DIVINITÉS DE L’OLYMPE,
par M. basset.

Au prince royal, sous le costume d’Hercule.

Ainsi que vos aïeux marchez à la victoire.
AinsiL’équitable postérité
Vous verra comme Hercule au temple de la gloire,
Et soyez-le longtemps au sein de la beauté.

APOLOGUE DU MOMENT

Guillot, conduisant sa charrette,
Par trop négligeait d’aller droit.
Dans une ornière elle s’arrête,
Et s’embourbe au fatal endroit.
De manants un troupeau novice
Veut relever le char crotté,
Mais, loin de rendre un bon service,
Le versent de l’autre côté.

— On a beaucoup parlé des prédictions d’une prophétesse de Munian en Périgord ; elle se nomme Suzanne La Brousse, et jouit dans tout le pays, à juste titre, de la réputation de sainteté. Elle a de l’esprit, du jugement et de la prudence, elle est presque toujours aux pieds du crucifix, et répond en même temps à plusieurs personnes avec la plus grande présence d’esprit. Voici le jugement qu’en porte un professeur du séminaire de Périgueux :

« Je la connais beaucoup, et elle m’a même communiqué ce qui doit arriver, mais elle ne m’a pas permis de révéler la nature du phénomène céleste qui sera aperçu de tout l’univers, et qui doit faire rentrer tout dans l’ordre. Ce que je puis certifier, c’est qu’il y a six ans elle m’annonça, ainsi qu’à d’autres personnes, qu’il y aurait en France des états généraux ; il y a deux ans, elle me fixa l’époque, elle fit en conséquence dire aux religieuses de Périgord un Ave Maria tous les jours à cette intention. Elle annonça les troubles qu’occasionnerait cette assemblée, elle a dit que les Français s’armeraient les uns contre les autres ; que le Périgord se ressentirait de cette révolution, et que sa famille surtout serait persécutée ; mais qu’un phénomène aussi extraordinaire que le déluge et le jugement dernier rétablirait en vingt-quatre heures la paix et la tranquillité, et que la religion serait plus florissante que jamais. »

Le missionnaire ajoute que cette demoiselle a écrit au pape, à l’archevêque de Paris, au chartreux qui est député à l’Assemblée nationale, et qu’au milieu des troubles qui alarment toute la France, elle est dans la joie en voyant arriver l’époque de la révolution.

Journal historique du voyage de M. Lesseps, consul de France, employé dans l’expédition de M. le comte de La Peyrouse, en qualité d’interprète du roi, etc. Deux volumes in-8o. À Paris, de l’Imprimerie royale. Avec deux cartes, l’une de la presqu’île du Kamtschatka et du golfe de Pingina ; l’autre de toute la route de M. de Lesseps, depuis Avatscha jusqu’à Paris, et une gravure qui représente une caravane kamtschadale arrivant dans un village[5]. Ce sujet, dessiné avec beaucoup de soin, peut donner une idée des traîneaux, des diverses positions des voyageurs, de leur costume et d’un site.

C’est l’ouvrage d’un jeune homme qui compte à peine son cinquième lustre. Il s’annonce lui-même avec une modestie d’autant plus intéressante qu’elle paraît simple et vraie ; il ne promet à ses lecteurs ni des événements très-importants, ni des observations bien profondes, mais une exactitude scrupuleuse à leur rendre compte des connaissances qu’il a été à portée de recueillir, ayant cru se devoir à lui-même de ne laisser échapper aucune occasion de s’instruire. Ces occasions malheureusement n’ont pu être trop fréquentes dans une course si longue et si pénible, à travers les vastes déserts d’une nature sauvage, presque abandonnée de l’espèce humaine, et souvent, pour ainsi dire, entièrement morte.

Le port d’Avastcha, appelé par les Russes Petro-Pavlofskaia Gaven, est le lieu où notre jeune voyageur quitta la frégate l’Astrolabe, le 29 septembre 1787, pour porter en France les dépêches de M. de La Peyrouse. Ce ne fut que le 17 octobre de l’année suivante qu’il put arriver à Versailles après avoir franchi les plus grands obstacles, après avoir échappé aux plus extrêmes dangers, mais trouvant presque partout dans cette route de quatre mille lieues les secours de la protection la plus généreuse, de l’hospitalité la plus intéressante. Dans un climat si rigoureux, dans un pays si dépourvu de toutes les aisances de la vie, à l’une des dernières extrémités de notre continent, combien le cœur est soulagé de rencontrer un caractère aussi humain, aussi sensible, aussi rempli de toutes les vertus sociales que le brave M. Kaslof ! Combien l’on jouit encore d’apprendre que de si loin le mérite de cet excellent officier n’échappe point aux regards pénétrants de son auguste souveraine, et que la récompense de ses services va le chercher de sa part jusqu’au fond de ces déserts !

Une des situations les plus affreuses de ce long voyage est le moment où notre jeune Français se voit forcé de se séparer de M. Kaslof, malgré la défense que lui en avait faite M. de La Peyrouse. Tout dans ce moment semblait leur manquer à la fois ; leur guide les avait égarés, leurs provisions étaient épuisées, ils n’avaient plus que de la neige pour se désaltérer ; ils faisaient quelquefois une verste pour aller à la découverte d’un méchant arbrisseau ; à chaque pas l’on était contraint de s’arrêter pour dételer les chiens qui expiraient les uns sur les autres. Arrivés enfin à Poustaretsk, leurs recherches pour trouver du poisson, la seule nourriture qu’ils pussent espérer, sont encore longtemps inutiles. « Dans cet intervalle, dit-il, on avait dételé nos chiens pour les attacher par pelotons à l’ordinaire ; dès qu’ils furent au poteau, ils se jetèrent sur leurs liens et sur leurs harnais, en une minute tout fut dévoré ; en vain essaya-t-on de les retenir, la plus grande partie s’échappa dans la campagne où ils erraient çà et là, mangeant tout ce que leurs dents pouvaient déchirer. Il en mourait à tous moments quelques-uns qui devenaient aussitôt la proie des autres ; ceux-ci s’élançaient sur ces cadavres et les mettaient en pièces ; chaque membre était disputé au ravisseur par une troupe de rivaux qui l’attaquaient avec la même furie ; s’il succombait sous le nombre, il était à son tour l’objet d’un nouveau combat. À l’horreur de les voir ainsi s’entre-dévorer succédait le triste spectacle de ceux qui assiégeaient la yourte [6] où nous demeurions… Ces pauvres bêtes pouvaient à peine remuer ; leurs hurlements plaintifs et continuels semblaient nous prier de les secourir et nous reprocher l’impossibilité où nous étions de le faire. Plusieurs qui souffraient autant du froid que de la faim se couchaient au bord de l’ouverture extérieure pratiquée dans le toit de la yourte et par où s’échappe la fumée ; plus ils sentaient la chaleur, et plus ils s’en approchaient ; à la fin, soit faiblesse, soit défaut d’équilibre, ils tombaient dans le feu sous nos yeux. »

La nourriture des habitants de ce triste séjour se borne à de la chair ou de la graisse de baleine, à de l’écorce d’arbre crue et à des bourgeons arrosés avec de l’huile de baleine, de loup marin ou de la graisse d’autres animaux.

Les observations de notre jeune voyageur à travers tant de fatigues et de périls ne sont, comme on peut le présumer, que des aperçus assez vagues, assez rapides ; dans le nombre il en est cependant qui nous ont paru également instructives et curieuses. On nous permettra d’en citer quelques exemples.

Les Kamtschadales sont libres ; ils ne sont assujettis qu’à payer à la Russie un tribut annuel qui consiste en fourrures de toute espèce ; de sorte que le produit de leur chasse tourne presque entièrement au profit de l’Impératrice. Le nombre seulement des martres zibelines que fournit annuellement cette province est porté à plus de quatre mille. Les monnaies ayant cours sont l’impériale en or valant dix roubles, le rouble et le demi-rouble ; on ne voit que très peu de monnaie d’argent au-dessous de cette valeur. On y trouve une grande quantité d’anciennes espèces en argent du temps de Pierre Ier, de Catherine Ire et d’Élisabeth ; on pourrait même en faire une branche de commerce, l’argent en est plus pur et à un titre supérieur aux monnaies communes.

Voici une fable yakoute traduite, dit-on, phrase pour phrase.

« Dans un grand lac il s’éleva un jour une rixe violente entre les différentes espèces de poissons. Il était question d’établir un tribunal de juges suprêmes qui devaient gouverner toute la gent poissonnière. Les harengs, les menus poissons prétendaient avoir autant de droit que les saumons d’y être admis. De propos en propos les têtes s’échauffèrent, on en vint jusqu’à se réunir contre ces gros poissons qui piquaient et incommodaient les plus faibles. De là des guerres intestines et sanglantes qui finirent par la destruction d’un des deux partis. Les vaincus échappés à la mort s’enfuirent dans de petits canaux, et laissèrent les gros poissons, qui eurent l’avantage, seuls maîtres du lac. Voilà la loi du plus fort. »

Les chamans ou les sorciers sont encore plus libres et plus révérés chez les Yakoutes que chez les Kamtschadales. Notre auteur fait ainsi le portrait de celui qui voulut bien représenter devant lui :

« Vêtu d’un habit garni de sonnettes et de lames de fer dont le bruit étourdissait, il battait en outre sur son bouben, ou tambour, d’une force à inspirer la terreur ; puis courant comme un fou, la bouche ouverte, il remuait la tête en tous sens ; ses cheveux épars lui couvraient le visage ; de dessous sa longue crinière noire sortaient de véritables rugissements, auxquels succédèrent des pleurs et de grands éclats de rire, préludes ordinaires des révélations. »

La description que fait M. de Lesseps des danseuses kamtschadales n’est pas tout à fait aussi voluptueuse que celle que nous a faite l’abbé Raynal des bayadères de l’Inde, mais elle est peut-être plus véridique.

Que de rapports frappants subsistent encore entre les hommes qu’on croirait devoir se ressembler le moins ! Le plus sauvage et le plus civilisé se trouvent toujours soumis aux mêmes besoins, sont dominés au fond par les mêmes goûts, par les mêmes folies.

— Tout abandonné qu’est depuis longtemps le théâtre de l’Académie royale de musique, le public y a été rappelé du moins pendant quelques représentations par le succès aussi brillant que mérité du ballet de Télémaque dans l’île de Calypso. Ce ballet, représenté pour la première fois le jeudi 25 février, est le premier essai des talents de M. Gardel le jeune, et peut-être le meilleur ouvrage qu’on ait vu dans ce genre depuis ceux de Noverre. Le sujet en est trop connu pour ne pas nous dispenser d’en faire l’analyse ; nous nous contenterons d’observer que ce qui distingue surtout cette nouvelle composition est l’art avec lequel, sans nuire à l’intérêt, à la rapidité de l’action, l’auteur a su varier les scènes de caractère et de passion, qui ne pouvaient être que de pure pantomime, par des fêtes et d’autres scènes épisodiques, qui, liées heureusement au sujet, prêtent encore davantage aux plus beaux développements de l’art même de la danse. Le rôle de Calypso a été fort bien rendu par Mlle Saunier, celui d’Eucharis, avec infiniment d’intérêt et de grâce, par Mlle Miller. Ce sont MM. Gardel et Huart qui ont rempli ceux de Télémaque et de Mentor.


FIN DU TOME QUINZIÈME.
  1. L’auteur des Deux Pages. (Meister.)
  2. Attribuée par Quérard à Bedeno Dejaure et remise en opéra-comique par le fils de l’auteur en 1804.
  3. Le général Grimoard, dit Barbier dans ses Remarques.
  4. M. Fabre d’Églantine a débuté dans la carrière dramatique par une comédie donnée en 1787 au Théâtre-Italien, les Gens de lettres, ou le Poëte provincial à Paris ; cet essai ne fut rien moins qu’heureux. On a vu de lui, la même année, au Théâtre-Français, une tragédie intitulée Augusta, qui n’a guère eu que cinq ou six représentations. La Suite du Misanthrope a été représentée pour la première fois le lundi 22 février. (Meister.)
  5. Cette planche ployée, très-bien exécutée, est signée d’un monogramme où nous lisons les lettres OZ et gravée par Choffard. L’exemplaire de la Bibliothèque nationale en renferme quatre épreuves dont une tirée en bleu et l’autre en rouge. Brunet, qui signale cette particularité dans quelques exemplaires, ajoute que le livre est rare ; Quérard a fait la même remarque.
  6. Demeure souterraine qui représente au dehors le faîte élargi de nos glacières. (Ch.)