Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1766/Novembre

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 153-179).

NOVEMBRE.

1er novembre 1766.

La question de la légitimité des naissances tardives est devenue, depuis quelque temps, le sujet d’une querelle assez vive. J’ai vu naître cette dispute. Il y avait, dans la maison que j’habite, un conseiller au parlement de Bretagne, appelé M. de Villeblanche : c’est le même qui a pu prendre sur lui de faire cet été l’office de procureur général dans le fameux procès de M. de La Chalotais. M. de Villeblanche avait intérêt de faire déclarer bâtard un enfant né dix mois et vingt jours après la mort de son père. Cet enfant, reconnu pour légitime, enlevait une succession assez considérable à des collatéraux. En conséquence, M. de Villeblanche s’adressa d’abord à des médecins et des chirurgiens, pour avoir des consultations conformes à ses intérêts. M. Louis, aujourd’hui secrétaire perpétuel de l’Académie royale de chirurgie, fut le premier qui prit la plume contre la légitimité des naissances tardives. Il condamna toutes les femmes du monde à accoucher au bout de neuf mois révolus, sous peine de voir leurs enfants déclarés bâtards, sans miséricorde, par lui, un des plus illustres membres de l’Académie de chirurgie. Je ne veux pas juger à mort M. Louis, ni imiter à son égard la rigueur dont il use envers le beau sexe. Les femmes paresseuses n’ont pas beau jeu avec lui, comme vous voyez ; mais il aura beau jeu avec moi, parce que j’ai depuis longtemps une dent contre lui dont je dois me méfier. Il avait opiné, dans la blessure du marquis de Castries, pour l’amputation du bras cassé par un coup de feu, et il avait condamné le malade à la mort sous vingt-quatre heures, supposé que l’opération ne se fit pas sur-le-champ. M. Dufouart, chirurgien très-habile, qui n’écrit pas autant de Mémoires que M. Louis, mais qui opère et conduit une blessure avec une habileté peu commune, ne coupa pas le bras au marquis de Castries, le guérit de sa blessure, et mit son confrère au désespoir de s’être trompé dans ses pronostics. C’est déjà assez mal de préférer l’honneur de son raisonnement, vrai ou faux, aux bras et aux jambes de son prochain ; mais ce qui m’a surtout brouillé avec M. Louis, c’est de le voir, durant toute la maladie de cet illustre blessé, occupé à lui jeter des inquiétudes sur son état, et à lui faire entendre qu’il pourrait avoir les suites les plus sinistres. Tout cela, traduit en français clair, signifiait que M. Louis aurait fort désiré que le marquis de Castries fût mort de sa blessure pour faire honneur à ses pronostics. Cela peut prouver un grand attachement et un grand amour pour ses idées ; mais cela ne prouve pas un grand fonds d’honnêteté. J’ai aussi une grande antipathie pour les gens qui passent leur vie à écrire sur des arts qui ne s’acquièrent qu’à force d’exercice. L’homme superficiel bavarde ; l’homme profond n’en a pas le temps : il opère, il agit ; il ne parle que dans ces occasions rares où il a des choses neuves et sûres à annoncer. Il est vrai que, moyennant cette méthode, on ne trouve pas son nom imprimé tous les mois dans vingt-cinq journaux, et qu’après tout, le plus sûr est de dire beaucoup de bien de soi, et de le répéter tant qu’on peut, parce qu’à force de le dire, on le persuade toujours à quelqu’un, et que cela fait quelque effet à la longue ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un homme supérieur dédaigne ces artifices. Ce qui a achevé de barbouiller M. Louis dans mon esprit, c’est d’avoir ouï dire à des chirurgiens très-célèbres, très-expérimentés, et, qui plus est, très-honnêtes, que ce qu’il a écrit, il y a quelques années, sur une nouvelle méthode à tenir dans l’amputation de la cuisse, était absolument faux. Ils prétendent que les nerfs ne se retirent pas de la manière dont il le dit, et que par conséquent tout l’édifice sur lequel il pose sa théorie n’est qu’un tas de suppositions et de faussetés dangereuses. Quand je vois que l’envie de faire des découvertes fait tenter des moyens aussi blâmables dans des choses de cette importance, qui intéressent la sûreté publique, et qui peuvent induire en erreur les jeunes élèves de chirurgie dispersés dans toute l’Europe et justement séduits par l’autorité d’un homme célèbre, je deviens implacable.

M. Louis, dans l’opinion qu’il a embrassée sur les naissances tardives, a encore le malheur de se trouver d’accord avec les gens de sa profession les plus décriés du côté de la probité. L’illustre Bouvart, à qui personne ne dispute l’avantage d’être un des plus malhonnêtes hommes de Paris, consulté sur le procès de Bretagne, a écrit contre la légitimité des naissances tardives. Il permet pourtant aux femmes d’accoucher en tout honneur au bout de dix mois et dix jours. Ainsi le médecin Bouvart est pourtant moins sévère que le chirurgien Louis. Enfin Astruc, dont le seul nom, malgré son grand savoir, est devenu injurieux pour un homme d’honneur ; l’honnête Astruc, peu de temps avant de mourir, a aussi traité la question des naissances tardives dans son Essai sur les maladies des femmes, et s’est rangé du côté de son illustre confrère Bouvart. Pendant que ces messieurs condamnaient ainsi les femmes paresseuses et tardives, celle qui leur avait fourni l’occasion de déployer leur sévérité mourut en Bretagne avant le jugement définitif du procès qu’on lui avait suscité.

Je pardonne à MM. Astruc, Bouvart et Louis d’avoir déraisonné sur cette question avec tant d’assurance, et même d’avoir manqué à la probité si le cas y est échu, puisqu’ils nous ont procuré un excellent ouvrage intitulé Recueil de pièces relatives à la question des naissances tardives, en deux parties, grand in-8o, par A. Petit, de l’Académie royale des sciences, docteur régent de la Faculté de médecine de Paris.

M. Lebas, chirurgien, écrivit le premier pour la légitimité des naissances tardives. M. Petit, consulté sur la même question, se déclara pour le sentiment de M. Lebas. L’autorité de cet illustre et savant médecin devait être d’un très-grand poids. Non-seulement c’est un des plus grands anatomistes du royaume, mais il a suivi et pratiqué longtemps lui-même l’art des accouchements, et avait par conséquent fait une étude particulière de cette partie de la science, Il donna cependant sa consultation sans attaquer, sans nommer même les personnes d’un avis contraire. L’aimable M. Bouvart, entraîné par la douceur ordinaire de son caractère, fit une réponse pleine d’injures à un homme qui ne lui avait pas seulement parlé. Ce procédé malhonnête, soutenu par feu M. Astruc, piqua M. Petit ; et quand un homme de grand mérite s’avise de mettre ses ennemis en poussière, cet acte de justice tourne ordinairement au profit de la science. On peut compter le Recueil de pièces que M. Petit vient de publier au nombre des meilleurs ouvrages qui aïent paru depuis plusieurs années. La liste en est bien courte en France, où, dans une période de trois ou quatre années, il paraît bien une foule incroyable de brochures, mais à peine un seul livre qui reste. Celui de M. Petit restera. Il n’est pas seulement précieux aux gens de l’art et du métier, il est encore instructif et amusant pour tous ceux qui aiment à réfléchir et à porter leurs vues sur des objets intéressants ; et, quoiqu’il soit écrit un peu longuement, il peut être regardé comme un chef-d’œuvre de logique, comme le modèle d’une excellente critique, pleine de sel et de plaisanteries sans emportement, et sans sortir des bornes du respect qu’un honnête homme se porte à lui-même, quelque droit que son adversaire lui ait donné sur lui. La manière de M. Petit est très-piquante ; il met son homme en poudre avec autant de fermeté et de franchise que de politesse, en lui faisant des compliments très-plaisants. Il transpire d’ailleurs, de tout ce qu’il écrit, une odeur d’honnête homme précieuse au lecteur, et qui le lie d’amitié avec son auteur. Je n’ai jamais vu M. Petit, mais son ouvrage m’inspire, sans y tâcher, un fort penchant pour lui. On sent que cet homme n’a à cœur que la vérité et le progrès de la science, qu’il écrit sans prévention et sans autre intérêt, qu’il n’estime pas une idée parce qu’elle est la sienne, mais parce qu’il la croit vraie et utile, et qu’il reviendrait sur ses erreurs avec la même franchise avec laquelle il attaque les erreurs des autres. De tels hommes sont excessivement rares parmi les physiciens et même parmi les philosophes. J’ai dit qu’on peut encore regarder l’ouvrage de M. Petit comme un chef-d’œuvre de logique et de raisonnement, et comme le modèle d’un écrit polémique. Ces modèles sont aussi fort rares. Beaucoup de gens savent faire un tissu de sophismes, et jeter de la poudre aux yeux de ces lecteurs superficiels qui se laissent séduire par une tournure et perdent de vue le fond ; mais l’art de raisonner d’une manière juste, droite et lumineuse, est excessivement rare. Ainsi, quand l’ouvrage de M. Petit n’intéresserait pas par un sujet en lui-même très-intéressant, il attacherait encore par la manière dont ce sujet est traité.

La première pièce de ce Recueil est un Mémoire sur la cause et le mécanisme de l’accouchement. Pour savoir si les naissances tardives sont possibles, il faut nécessairement connaître la cause et le mécanisme de la naissance de l’homme en général. Ainsi M. Petit commence par les développer. Il prouve, ce me semble, sans réplique, que l’action de l’accouchement s’opère par une contraction de la matrice, sans que l’enfant y concoure en aucune manière. Il expose l’existence, le mécanisme et la nécessité de cette contraction, et il explique tous les phénomènes de l’accouchement, d’après sa doctrine, avec une extrême facilité. Je ne suis pas assez savant pour dire si la théorie de M. Petit est absolument neuve ; mais, si elle lui appartient, on ne pourra s’empêcher de le mettre sur la ligne des plus illustres médecins de notre temps. Tout s’y explique d’une manière aussi ingénieuse que simple et naturelle, et je crois ce Mémoire du petit nombre de ces écrits faits pour réunir le suffrage et des médecins savants et intègres et de tous les esprits justes.

Après ce Mémoire, on lit des observations sur ce que M. Astruc a écrit contre les naissances tardives. M. Petit le traite avec de grands égards, comme un savant médecin, tout le monde en tombe d’accord, mais de plus comme un très‑honnête homme, ami du vrai, dont l’esprit n’a jamais été offusqué par les nuages du sot orgueil, de la basse envie, ni par les prestiges de la stupide préoccupation ou la maussaderie de l’humeur… Ah ! monsieur Petit, vous êtes malin ! Vous voulez que nous reconnaissions M. Astruc à ce portrait ? Eh bien, oui, tout Paris crie qu’il a été bien exactement le contraire de tout cela, et vous, pauvre innocent que vous êtes, vous avez été tout seul la dupe d’un hypocrite qui n’a pu tromper personne ? Ah ! monsieur Petit, vous ne valez rien, et, après avoir traité cet ami du vrai avec les plus grands égards, vous le battez à plate couture. Quant à ce point, il n’y a rien à dire.

Le troisième morceau est la consultation que M. Petit a donnée en faveur de la légitimité des naissances tardives. Cette consultation n’est qu’une suite de conséquences simples et claires de son premier Mémoire. L’auteur prouve qu’il est absurde de dire qu’un fait est contre nature quand la réalité de ce fait est prouvée, parce qu’il existe en vertu de lois aussi nécessaires que le fait le plus commun. Ainsi, ce qui est rare, et ce qui est ordinaire et commun, est également dans l’ordre naturel. Toute cette consultation est d’un très-bon physicien, d’un très-bon philosophe, d’un excellent esprit.

La seconde partie de ce Recueil est tout entière consacrée à la correction de M. Bouvart. Celui-ci s’était avisé de faire une critique pleine de fiel et d’injures de la consultation précédente. Il n’a pas semé en terre ingrate cette fois-ci. Il n’a pas considéré non plus qu’un sanglier, quelque sanglier qu’il soit, n’a pas beau jeu avec un Hercule, parce que l’Hercule met le sanglier en pièces. Ce Bouvart, si hargneux, si méchant, si redoutable, fait presque pitié en sortant des mains de M. Petit. On voit qu’il n’a fait qu’amasser un tas d’inepties, et qu’il a compté que son ton rogue et décidé les ferait passer. Il est tombé en bonnes mains. Il y a, je crois, peu d’hommes en état de vous dépecer un raisonnement et d’en montrer le faible ou le faux d’une manière plus piquante que M. Petit. Il a d’ailleurs une fermeté et une causticité qui, combinées avec cette odeur de probité et d’honnêteté dont j’ai parlé, donnent à son écrit un caractère tout à fait précieux.

M. Bouvart a très-mal fait de s’attaquer à son confrère M. Petit. Nous croyions jusqu’à présent que, s’il était un homme dur, injuste, envieux, sournois et méchant, il était du moins assez bon médecin, assez savant physicien et passable philosophe. Nous ne pouvons nous cacher, après la lecture de ce Recueil, que M. Bouvart n’est rien moins que cela ; et il est actuellement prouvé qu’on peut être un très-méchant et très‑pauvre homme tout ensemble. Quoi qu’il en soit, nous lui avons toujours cette véritable obligation d’avoir assez ému la bile à M. Petit pour l’engager à prendre la plume et à développer une matière intéressante d’une manière neuve, profonde et philosophique.

— Puisque nous en sommes sur le chapitre de ceux qui aiment la vérité pour elle-même, il est bien juste de parler de M. de La Condamine. Il y a des gens dont l’étoile soutient un caractère de singularité jusqu’à la fin. Ce pauvre La Condamine, qu’on a appelé le syndic des insupportables, parce qu’il est sourd et curieux à l’excès, deux qualités qui ne s’entr’aident guère, et qui le rendent fatigant à tous ceux qui sont étrangers à la véritable commisération, se trouve attaqué d’une maladie extraordinaire. Elle consiste dans une insensibilité répandue sur toutes les extrémités de son corps, quoiqu’il se porte d’ailleurs parfaitement bien. Ainsi, il marche sans sentir ses pieds, il s’assied sans sentir ses fesses. On les lui frotte avec les brosses les plus dures, jusqu’à l’écorcher, et il sent à peine un léger chatouillement, Comme il est naturellement distrait, il lui arrive cent aventures avec cette nouvelle infirmité, Il se couche, par exemple, avec ses pantoufles, croyant les avoir quittées. M. Tronchin, consulté par le malade, lui a fait sentir que son état était une suite nécessaire, et par conséquent irrémédiable, de la vieillesse d’un corps usé par les travaux et les fatigues de toute espèce, même du plaisir. Il lui a, en conséquence, ordonné beaucoup de ménagements et point de remèdes, et lui a d’ailleurs interdit toute espèce d’exercice violent, d’application, et surtout le devoir conjugal. Peu de personnes, en effet, ont essuyé et supporté des fatigues plus étonnantes que M. de La Condamine. Après l’arrêt de défense prononcé par M. Tronchin, le malade a chanté son infortune dans les vers suivants :

J’ai lu que Daphné devint arbre,
Et que, par un plus triste sort,
Niobé fut changée en marbre.
Sans être l’un ni l’autre encor,
Déjà mes fibres se roidissent ;
Je sens que mes pieds et mes mains
Insensiblement s’engourdissent,
En dépit de l’art des Tronchins.
D’un corps jadis sain et robuste,
Qui bravait saisons et climats,
Les vents brûlants et les frimas,
Il ne me reste que le buste.
Malgré mes nerfs demi-perclus,
Destin auquel je me résigne,
De la santé, que je n’ai plus,
Je conserve encore le signe.
Mais las ! je le conserve en vain :
On me défend d’en faire usage ;
Ma moitié, vertueuse et sage,
Au lieu de s’en plaindre, me plaint.
Sa mère, en platonicienne,
Dit : « Qu’est-ce que cela vous fait ?
N’avez-vous pas la tête saine ?
De quoi donc avez-vous regret ?
— Madame, à cette triste épreuve
Sitôt je ne m’attendais pas,
Ni que ma femme, entre mes bras,
De mon vivant deviendrait veuve.

— On a distribué secrètement un écrit de plus de deux cents pages in-12, bien serrées, intitulé Des Commissions extraordinaires en matière criminelle, avec cette belle épigraphe tirée de Tacite, qui sera toujours la devise du souverain jaloux d’être un objet de vénération lorsque l’intérêt et la flatterie seront condamnés au silence : Nerva Cæsar res olim dissociabiles miscuit, principatum ac libertatem, auxitque facilitatem imperii Nerva Trajanus. Tout considéré, il vaut mieux ressembler à Titus, à Trajan, aux Antonins, qu’aux Claude et aux Caligula. La circonstance actuelle du fameux procès en Bretagne a donné une vogue étonnante à cet écrit, qui a été attribué par quelques-uns à M. Lambert, conseiller au Parlement de Paris, fort connu[1]. La fin en vaut infiniment mieux que le commencement. L’auteur y passe en revue toutes ces célèbres victimes qui ont été sacrifiées en différents temps de la monarchie, par des commissions extraordinaires, à la haine et à la puissance de leurs ennemis. L’auteur dit à cette occasion des choses fort touchantes ; tout bon Français lira avec émotion son apostrophe à Henri IV, et deux ou trois autres morceaux de cette trempe. Mais le commencement de l’écrit est d’un pauvre homme. L’auteur s’y récrie sur la constitution française, admirable sans doute, en ce que tous les ordres de citoyens y ont des prétentions, et qu’aucun d’entre eux n’a un seul droit incontestable et indépendant de la volonté du prince. J’appelle droit incontestable celui qui n’a jamais été disputé ni enlevé à un citoyen, et je n’en trouve pas qui mérite ce nom en France, si ce n’est celui qu’ont les ducs de faire entrer leurs carrosses dans la cour royale et les duchesses de prendre le tabouret chez la reine. L’auteur de l’écrit dont nous parlons ferait un code de droit public, à coup sûr pitoyable, s’il en était chargé. Il étend le pouvoir du souverain et la prérogative royale tant qu’on veut ; mais aussi il renouvelle toutes les prétentions des parlements, qu’il veut nous faire regarder comme les représentants de la nation. Il faut compter sur des lecteurs peu instruits dans l’histoire, quand on veut leur faire adopter ces maximes. Son début est surtout bien absurde : « Ce spectacle, dit-il, si admirable d’un gouvernement heureux qui sait accorder la puissance du souverain avec la liberté légitime des sujets, que Rome ne fit qu’entrevoir sous le règne adoré des Trajans, nés pour la consoler un moment de l’odieux despotisme sous lequel elle avait gémi et sous lequel elle retomba, la constitution de la monarchie française l’offre à l’Europe, sans interruption, depuis quatorze siècles. » Voilà qui est bien trouvé ! Ce spectacle n’a-t-il pas été bien admirable sous le débonnaire Louis XI, sous le tendre cardinal de Richelieu ? La France, avec sa constitution tant vantée, a eu précisément l’avantage de Rome sous ses empereurs, et de tous les empires de la terre, c’est-à-dire d’avoir été heureuse sous de bons rois, et d’avoir gémi sous le poids de l’oppression et de la calamité publique sous ses mauvais princes. Mais que les moments de bonheur ont été rares en France comme partout ailleurs ! À peine l’auteur en trouverait-il deux ou trois dans l’intervalle de ses quatorze siècles. Un auteur de droit public qui raisonne comme le nôtre peut se vanter d’être encore de trois ou quatre siècles en arrière de la bonne philosophie.

M. de Voltaire n’a pas gardé le silence dans la querelle de M. Hume avec M. Rousseau. Il a fait imprimer une petite lettre adressée à M. Hume, où il a, pour ainsi dire, donné le coup de grâce à ce pauvre Jean-Jacques. Cette lettre a eu beaucoup de succès à Paris, et elle a peut-être fait plus de tort à M. Rousseau que la brochure de M. Hume. Elle est écrite avec une grande gaieté. Je suis étonné que M. de Voltaire n’ait pas donné un précis plus exact de la première lettre de Jean-Jacques, qu’il rapporte. Elle commençait : « Je vous hais, parce que vous corrompez ma patrie en faisant jouer la comédie » ; et elle finissait : « Je frémis quand je pense que, lorsque vous mourrez sur les terres de ma patrie, vous serez enterré avec honneur ; tandis que, lorsque je mourrai dans votre pays, mon corps sera jeté à la voirie. » Cette petite lettre de M. de Voltaire a été réimprimée tout de suite à Paris[2]. On y a seulement retranché le passage suivant :

« Quelques ex-jésuites ont fourni à des évêques des libelles diffamatoires sous le nom de mandements. Les parlements les ont fait brûler. Cela s’est oublié au bout de quinze jours. »

Il faut placer ce passage après ces mots : « Il y a des sottises et des querelles dans toutes les conditions de la vie. »

Le libraire de Paris a ajouté à son édition la Lettre de M. de Voltaire à Jean-Jacques Pansophe, imprimée depuis plusieurs mois à Londres, mais qui ne s’était pas répandue en France[3]. Cette lettre est aussi tronquée en quelques endroits, autant que je puis m’en souvenir. Je me rappelle très-bien, par exemple, que la profession de foi que M. de Voltaire opposait à celle de Jean-Jacques Pansophe commençait ainsi : « Je crois en Dieu de tout mon cœur, et en la religion chrétienne de toutes mes forces. » Au reste, M. de Voltaire persiste à dire que cette lettre n’est point de lui. Il prétend qu’elle est de M. l’abbé Coyer[4]. Je conseille à l’abbé Coyer de prendre M. de Voltaire au mot, et nous dirons que cette lettre est ce que M. l’abbé Coyer a écrit de mieux, quoique je n’aie pas encore pu vaincre la conviction intérieure qui me crie qu’elle appartient à M. de Voltaire, malgré toutes ses protestations. M. Rousseau, de son côté, a écrit à son libraire de Paris, après la lecture de l’Exposé succinct, qu’il trouve M. Hume bien insultant pour un bon homme et bien bruyant pour un philosophe, et qu’il trouve surtout les éditeurs bien hardis. Du reste, il ne s’explique pas davantage. Il paraît que tout ce qu’il avait de partisans parmi les personnes de premier rang, nommément M. le prince de Conti et Mme la comtesse de Boufflers, ont pris fait et cause pour M. Hume. Si M. Rousseau était sage, il laisserait tomber toute cette absurde et vilaine querelle ; il se hâterait de donner quelque nouvel ouvrage dont le succès effacerait bientôt, du moins pour quelque temps, jusqu’au souvenir de ses torts.

Ce qui vaut un peu mieux que cette tracasserie, beaucoup trop fameuse, c’est que M. de Voltaire vient d’envoyer à son ami M. d’Argental, chargé de tout temps du département tragique, une tragédie toute nouvelle qui a été reçue à la Comédie-Française par acclamation. On dit que nous y verrons le contraste des mœurs des Scythes avec les mœurs asiatiques, et que le sujet est d’ailleurs entièrement d’invention. On dit aussi que le patriarche travaille à un roman théologique ; et pour peu qu’il ressemble au roman théologique de Candide, il ne manquera pas d’être édifiant. Il a aussi, dans une nouvelle édition que nous ne connaissons pas, augmenté du double le Commentaire sur le Traité des Délits et des Peines ; mais il ne paraît pas que les trois dialogues dont j’ai eu l’honneur de vous parler aient jamais existé.

— Comme nos Académies sont en usage de célébrer la fête du roi, il nous revient tous les ans un panégyrique de saint Louis, prêché devant l’Académie française, et un autre devant les Académies des sciences et des belles-lettres réunies. C’est un présent dont nous nous passerions fort bien. L’année dernière, c’était M. l’abbé Le Cren qui prêcha devant l’Académie française[5] ; cette année, ç’a été M. l’abbé de Vammale, secrétaire de l’archevêque de Toulouse[6]. M. l’abbé Planchot a prêché devant l’Académie des belles-lettres et des sciences. Tous les ans on dit, de fondation, que le panégyrique de saint Louis a été très-beau, et tous les ans c’est un verbiage que personne ne regarde. Saint Louis y est prôné comme un des plus grands rois qui aient jamais été. Je pense que l’auteur de l’écrit Des Commissions en est bien convaincu, et qu’à son avis le siècle de saint Louis est un très-beau siècle. Il ne faut pas disputer des goûts. Les Français disent que si ce grand roi a été entraîné par les erreurs de son siècle, il en a préparé un meilleur. Quelle préparation et quel préparateur ! Qu’ils fassent donc une bonne fois le parallèle de ce benêt couronné avec Gustave Wasa ou Pierre le Grand, qui ont aussi préparé, quoique M. l’abbé Le Cren et M. l’abbé Planchot n’aient pas encore prononcé leur panégyrique.

Mme Riccoboni vient de nous faire présent d’un nouveau roman en deux parties, intitulé Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, à M. le comte de Nancé, son ami. C’est toujours le style et la manière de Mme Riccoboni. Cette manière est pleine de grâces et d’agréments. Un style rapide, léger, concis ; des réflexions souvent vraies, toujours fines. Mais il faut convenir aussi que le fond de ce roman est peu de chose, que la fable n’en est pas très-heureuse, et que la lecture laisse très-froid sur l’intérêt de tous les acteurs. Cependant une femme charmante, mariée en premières noces à un homme d’un caractère détestable, qui en devient veuve, et se prend de passion pour un homme distingué en tous points, mais qui est marié, une telle femme pouvait, ce me semble, inspirer de l’intérêt. C’est que l’auteur du roman manque de force, et qu’on ne fait rien qui vaille sans cela. Comment ! Mme de Sancerre aime un homme marié, elle aime sans espérance, et elle est d’une tranquillité à vous endormir ? Ce n’est pas tout à fait là le caractère de la passion. Il est vrai que la femme de l’homme qu’elle aime sans espérance est contrefaite, et qu’on lui promet que cette femme mourra en couches : ce qui ne manque pas d’arriver ; mais tout cela est bien peu heureux, quoiqu’il en résulte le mariage de Mme de Sancerre en secondes noces avec un homme accompli. Les incidents qui tiennent au fond et qui sont imaginés pour retarder le dénoûment ne sont pas plus heureux. Le commencement du roman est un peu embrouillé et embarrassé de détails obscurs dont on ne sent pas encore la nécessité. C’est un grand art de ne développer du fond de sa fable que ce qu’il en faut, et qu’à mesure que la fable chemine. Avec ce secret, on est clair, précis, intéressant. Les critiques d’un goût sévère diront encore que Mme de Sancerre n’a pas le style de son caractère. Il est certain qu’une femme d’un caractère doux, sans aucune pétulance, d’une âme sensible et brisée par de grands malheurs, et qui a toujours poussé la patience jusqu’à l’héroïsme, n’a pas le style vif et pétillant de Mme Riccoboni ; mais c’est que c’est une grande affaire que de donner à chaque personnage son style, et il faut du génie pour cela. Le style de Mme Riccoboni convient à merveille à Mme de Martigues, autre personnage du roman, d’un caractère vif, enjoué, étourdi. Le marin que l’auteur introduit à la fin est une mauvaise copie de Freeport dans la comédie de l’Écossaise. Ce roman, tel qu’il est, a pourtant eu une sorte de succès. On a dit froidement : C’est assez joli ; mais lorsque Juliette Casteby et Ernestine parurent, on s’écriait : Ah ! que c’est charmant ! Mme Riccoboni a dédié sa Comtesse de Sancerre à David Garrick. Je n’aime pas son épître dédicatoire.

— Les Mémoires de madame la marquise de Crémy, écrits par elle-même, font un autre roman nouveau, en deux volumes in-8° assez considérables[7]. On dit que ce roman a eu beaucoup de succès à la cour. Je ne serais pas étonné qu’il eût aussi un peu de vogue à Paris ; car il est de cette heureuse médiocrité qui fait réussir pendant plus de huit jours révolus, et sur laquelle tout le monde s’écrie aussi, mais en bâillant, et avec un flegme qui pétrifie : Ah ! que c’est charmant ! Dieu me préserve, moi, de trouver cela jamais supportable ! Cela n’a ni couleur, ni force, ni l’ombre du talent. C’est un camaïeu de trente pieds de haut sur cinquante pieds de large, d’un blafard, d’une faiblesse, d’une fadasserie, d’une insipidité à vous faire mourir. Mme de Crémy est une jeune personne qui vit dans le monde sous l’autorité d’une mère frivole et volage, et qui n’a que son plaisir en tête. Elle a contracté au couvent une amitié fort étroite avec une religieuse qui s’appelie Mme de Renelle. Cette religieuse dirige de son couvent les actions de la jeune personne. C’est une moraliste à vous faire périr d’ennui. Je trouve d’ailleurs sa morale d’un rétréci et, la plupart du temps, d’un faux magnifique. Si j’avais une fille, je serais au désespoir de lui remplir la tête de ces pauvretés et de ces faussetés-là. Mme de Crémy s’en trouve si bien cependant qu’elle résiste deux ou trois fois à des goûts très-décidés qu’elle avait pris pour des gens fort aimables en apparence, mais qui étaient ou dangereux ou incapables de la rendre heureuse. Elle finit par épouser un homme qu’elle n’aime point du tout, et avec qui elle est parfaitement heureuse. Le résultat moral saute aux yeux : c’est qu’il faut toujours épouser les gens qu’on n’aime pas. En ce cas, je devrais épouser Mme de Crémy quand elle sera veuve ; mais je ferai exception à la règle de la religieuse, et, en ma qualité d’hérétique, je persisterai à croire que la morale de couvent, si prudente et si méfiante, est une fort mauvaise morale pour une jeune personne bien née. Je ne serais pas étonné que la marquise de Crémy fût propre sœur du marquis de Roselle, trépassé depuis deux ans, après avoir été fort à la mode pendant quelques semaines. Si je devine juste, la mère de Mme de Crémy serait Mme Élie de Beaumont, femme de l’avocat de ce nom. On dit Mme de Beaumont fort aimable, et l’on assure que c’est une femme de mérite, ce que je n’ai nulle peine à croire. Je suis fâché seulement qu’elle s’obstine à faire des romans, car je sens qu’ils ne me tourneront jamais la tête. Mais, au fond, je n’ai aucune raison de lui attribuer celui-là ; c’est de ma part pure affaire de nez, et il faut se défier de son nez.

— Il n’y a point de polisson aujourd’hui qui, en sortant du collège, ne se croie obligé en conscience de faire une tragédie. C’est l’affaire de six mois au plus, et l’auteur voit la fortune et la gloire au bout. Il porte sa pièce aux Comédiens, qui la refusent ; il la fait imprimer : personne ne la lit ; il n’y a pas grand mal à tout cela, excepté le renversement de fortune du poëte, qui en devient irraccommodable. Un enfant d’Apollon de cette espèce, voulant se conformer à l’usage, vient de mettre au jour une tragédie de Pierre le Grand[8]. C’est, comme vous voyez, un sujet tout à fait propre à être traité par un écolier. Aussi l’exécution répond parfaitement au mérite de l’auteur, qui ne s’est pas fait connaître, et que le nom de Pierre le Grand ne rendra pas célèbre. On ne peut lire jusqu’au bout cette informe production. Si vous y daignez jeter les yeux, vous y verrez comment l’auteur a su tirer parti du caractère de l’impératrice Catherine Ier, personnage non moins intéressant que le czar lui‑même. Ah ! le massacre ! Pour ce, et autres méfaits résultant de sa pièce, renvoyons le poëte à son collége, d’où il paraît s’être trop tôt échappé, et munissons-le d’une recommandation pour avoir le fouet bien appliqué en arrivant, et ce, pendant six semaines, par forme de correction. Il a pris pour sujet la fin tragique du fils de Pierre ; ainsi tout est plein de conspirations. Un des conjurés, poursuivi par ses remords, se jette aux pieds du czar, lui révèle le complot sans nommer les complices, et puis se tue aux yeux de son maître. Notre petit poëte ne sait pas, et ne saura peut-être jamais, que les esclaves se laissent bien supplicier, mais qu’ils ne se tuent pas. Si un esclave savait se donner la mort, il cesserait bientôt de porter ce nom. Lorsque Pierre voulut punir la révolte des strélitz, il les fit conduire sur la place, devant son palais à Moscou. Là, ces malheureux se mirent à genoux, la tête sur le billot, au nombre de cent soixante, si je ne me trompe, pour recevoir le coup de hache, et restèrent dans cette attitude pendant deux ou trois heures, en attendant ce qu’il plairait enfin à leur maître irrité d’ordonner de leur sort. Voilà les mœurs des esclaves.

— On vient de publier un Abrégé de l’histoire de Port‑Royal, par M. Racine, de l’Académie française, pour servir de supplément aux trois volumes des œuvres de cet auteur, volume in-12 de trois cent soixante pages. Jusqu’à présent il n’avait paru qu’une partie de cette Histoire, que Despréaux regardait comme le plus parfait morceau d’histoire que nous eussions dans notre langue. Elle sera plus recherchée aujourd’hui par la célébrité du nom de Racine que par le fond du sujet, qui n’intéresse plus que quelques jansénistes. L’éloge de Despréaux vous paraîtra bien outré.

— Le voyage de Mme Geoffrin à Varsovie a été un sujet d’entretien et de curiosité pour le public pendant tout le cours de l’été. Le succès, qui justifie tout, a fait taire les censeurs. On a su l’accueil qu’elle a reçu à Vienne ; on l’a vue revenir avec la meilleure santé, tout aussi peu fatiguée que si elle rentrait d’une promenade ; et ce qui avait paru ridicule et même téméraire est devenu tout à coup beau et intéressant, suivant l’usage. Au mois de mai dernier, c’était une chose inconcevable qu’une femme de soixante-huit ans, qui n’était presque jamais sortie de la banlieue de Paris, risquât un voyage de plus de onze cents lieues, en comptant le retour, sans un motif de la dernière nécessité. En ce mois de novembre, c’est devenu une entreprise de toute beauté, d’un courage étonnant, une marque d’intérêt et d’attachement unique pour le roi de Pologne. Il faut que les oisifs aient une grande manie de juger de tout à tort et à travers. Je n’ai du moins jamais pu comprendre comment on mettait tant de chaleur à approuver ou à condamner des actions qui n’importent en aucune manière à qui que ce soit, et qui doivent de toute justice être au choix et aux risques de chaque particulier. Depuis le retour de Mme Geoffrin, on a vu à Paris des copies de la lettre suivante, et on n’aurait pas bon air de se présenter dans le monde sans l’avoir vue.

réponse de Mme geoffrin

à une lettre que m. l’abbé de breteuil,
chancelier de m. le duc d’orléans, lui avait écrite à varsovie.

(Nota que M. l’abbé de Breteuil a une écriture très-difficile. Il fait des ronds, et prétend former des lettres ; il écrit comme les autres effacent.)


« En voyant le griffonnage, plus griffonnage qu’on ne peut dire, de mon délicieux voisin, j’ai dit : On voit bien la peine qu’il s’est donnée pour que cela fût parfait en son genre. On m’avait annoncé ce chef-d’œuvre en m’apprenant que vous aviez fait tailler une plume pour vous surpasser. Hélas ! il ne fallait pas vous donner tant de peine ; la patte du premier chat qui serait tombée sous la vôtre était tout juste ce qu’il fallait.

« Pour donner à cette belle pièce toute la célébrité qu’elle mérite, je l’ai étendue sur une table, et j’ai crié : Accourez tous, princes et princesses, palatins et palatines, castellans[9] et castellanes, starostes et starostines, enfin, peuples, accourez ; voilà un hiéroglyphe à expliquer, et dix ducats à gagner. Tous les états sont arrivés, et mes ducats me sont restés. Je n’avais pour toute ressource que les sorciers ; mais ceux de ce siècle le sont si peu que j’aurais encore perdu mon temps. Tout simplement je me suis adressée à mon cœur ; ce cœur si clairvoyant, qui sent si finement tout ce qui est fait pour le toucher, a deviné tout de suite que ce qui était illisible pour les yeux était très‑lisible pour lui. Il m’a assuré que ces pieds de mouche exprimaient des témoignages très-tendres de l’amitié de mon délicieux voisin. J’ai chargé ce bon déchiffreur de vous répondre d’un parfait retour de ma part. »


15 novembre 1766.

M. Dorat a publié, il y a quelques années, un Essai d’un poëme didactique sur la Déclamation théâtrale. Cet essai ne fit point de sensation. Il vient de faire réimprimer ce poëme en trois chants, et par conséquent fort augmenté, et précédé d’un discours en prose de trente-six pages[10], Cette édition est ornée d’estampes, et soignée comme tout ce que M. Dorat fait imprimer. Ce jeune homme a certainement le talent des vers ; il a même une manière à lui qui est agréable et brillante ; mais il a deux grands défauts : premièrement, il fait trop de vers, et la sobriété n’est nulle part plus nécessaire qu’en poésie ; en second lieu, il manque d’idées. On lit tout un poëme comme celui-ci ; on entend un ramage assez agréable, mais qui ne signifie rien, et dont il ne reste rien. C’est que ces jeunes gens veulent se faire une réputation dans les lettres sans étudier, sans rien apprendre. Ils se font piliers des spectacles. De la Comédie ils vont souper en ville, se couchent tard, se lèvent plus tard encore, courent le matin les rues et les promenades publiques en chenille[11], et pensent qu’avec une vie aussi dissipée on peut parvenir au temple de Mémoire. Ce n’était sûrement pas là la vie de Virgile, d’Horace, de Catulle. Je crains que M. Dorat, avec son petit talent, ne fasse jamais rien qui vaille, et j’en suis fâché. Il devrait bien renoncer à écrire en prose ; ses discours préliminaires sont de dure et de fade digestion. Au reste, il faut être juste, et convenir qu’un poëme comme celui de la Déclamation théâtrale aurait fait de la réputation à un poëte, il y aquarante ans, et l’aurait peut-être mis de l’Académie française ; aujourd’hui, une telle production est à peine aperçue. Le public est donc devenu bien sévère ? Pas à l’excès ; mais c’est qu’il était trop facile, et même plat, il y a quarante ou cinquante ans. Le premier chant de ce poëme traite de la tragédie ; le second, de la comédie ; le troisième, de l’opéra. L’auteur a dans son portefeuille un quatrième chant, de la danse, et il aurait dû retarder cette nouvelle édition pour ajouter ce quatrième chant, et rendre ainsi son poëme complet. Ce supplément nous procurera encore une nouvelle édition de ce poëme dans quelque temps d’ici.

M. Dorat a une singulière manie ou une singulière gaucherie dans l’esprit. Il s’est avisé d’adresser des épîtres à tous les gens célèbres ou à la mode, sans les connaître, sans être lié avec eux ; et il a toujours trouvé le secret de les offenser dans des vers qu’il se proposait de faire à leur louange. Dans l’épître adressée à la belle Hollandaise, Mme Pater, il fait la satire de la Hollande[12]. Dans une autre, à M. David Hume, il dit le diable des Anglais. Il offense Mlle Clairon d’une manière très-sensible dans une épître qu’il s’avise de lui adresser. Aujourd’hui il met le comble à cette folie, en adressant une épître à M. de Voltaire sur la complaisance qu’il a d’écrire à tout le monde. Cette épître, remplie de traits satiriques, a été lue et répandue par l’auteur et par ses amis dans plusieurs cercles. Quelques gens sensés ont représenté à M. Dorat qu’il était fort imprudent à lui de faire une satire contre M. de Voltaire, de s’en faire un ennemi sans nécessité, et de briguer ainsi une place dans quelque facétie entre l’ivrogne Fréron et l’archidiacre Trublet. M. Dorat a paru sentir la justesse de ces réflexions, mais vous ne devineriez jamais le parti qu’elles lui ont fait prendre. C’est de faire imprimer cette épître, de peur, dit-il, qu’une copie infidèle et défigurée par la malignité ne tombe entre les mains de M. de Voltaire. Il est vrai qu’en la faisant imprimer, il en a supprimé les traits les plus mordants ; il en a affaibli plusieurs autres, et il croit qu’elle pourra passer ainsi sans trop fâcher M. de Voltaire ; mais, moi, je crois qu’il se trompe. Il finit son épître par ces deux vers :

Je viens de rire à tes dépens,
Et je vais pleurer à Mérope.

M. de Voltaire n’aime pas qu’on rie à ses dépens ; il a fait ses preuves à cet égard, et je pense qu’il le prouvera aussi à M. Dorat ; et que, si M. Dorat aime à rire aux dépens de M. de Voltaire, il n’aura pas longtemps les rieurs de son côté. Cette épître du rieur Dorat est suivie de deux autres. La première, adressée à M. de Pezay sur son voyage en Suisse, est en revanche un panégyrique du patriarche de Ferney ; c’est le contrepoison de la première. Vous l’avez lue dans son temps à la suite de ces feuilles. La seconde, adressée à M. de Saint-Foix, auteur de la petite comédie des Grâces, est peu de chose. Ces trois morceaux ont paru sous le titre de Bagatelles anonymes[13].

Ce n’est pas tout : M. Dorat a aussi voulu dire son mot sur la querelle de M. Rousseau avec M. Hume, en tant que M. de Voltaire s’en est mêlé par la lettre adressée à ce sujet au philosophe écossais. M. Dorat vient de faire imprimer un Avis aux sages du siècle[14], c’est-à-dire à M. de Voltaire et à M. Rousseau. Cet avis est en vers, et l’auteur fait observer à ces messieurs :

Que grâce à leurs dissensions,
Souvent les précepteurs du monde
En sont devenus les boufons.

Moi, j’observe à M. Dorat que les précepteurs du monde donneront à lui, écolier, cent coups de verge bien appliqués.

— On a imprimé en Hollande une traduction du Premier Alcibiade de Platon, par M. Lefèvre, petit in-8o de près de cent pages. Je ne connais pas ce M. Lefèvre ; mais je sais qu’il traduit fort mal les dialogues de Platon. Il convient même qu’il n’aime pas à se donner beaucoup de peine, qu’il écrit à peu près comme il parle, et que le soir il donne à l’imprimeur ce qu’il a composé le matin. Or, en lisant sa préface, vous trouverez que cet homme, qui écrit comme il parle, parle comme un franc polisson. Il dit qu’il est bien aise de faire plaisir au public par ses traductions ; mais qu’il est bien aise aussi de ne pas se chagriner, en se distillant la cervelle sur la préférence que tel mot pourrait disputer à l’exclusion de tel autre mot ; que d’ailleurs ce qui n’est pas bon aujourd’hui le sera peut-être demain. Et c’est un homme qui parle, qui écrit, qui s’exprime ainsi, qui ose entreprendre de traduire les entretiens divins de Socrate ! Il faudrait, en punition de cette entreprise sacrilége, condamner cet impie à servir, pendant l’espace de trois ans, de facteur à l’Année littéraire et autres ordures de cette espèce. Malgré cet aveu, il a l’impertinence de dire que, pour trancher court, il aura obligation à qui le convaincra de faux dans sa traduction. Ce Lefèvre est à coup sûr quelque provincial ; car, à Paris, les plus détestables barbouilleurs n’écrivent pas de ces sottises[15].

Malgré l’impertinence du traducteur, vous lirez ce dialogue entre Socrate et Alcibiade avec un grand plaisir ; vous sentirez, en lisant, ce charme inexprimable, cette dignité de votre être, cette élévation que la philosophie socratique sait si bien inspirer, et que M. Lefèvre n’a pu défigurer entièrement. Vous y trouverez cette subtilité de raisonnement particulière au divin Socrate, qui touche immédiatement à la subtilité des sophistes, et qui en est cependant si éloignée. Vous verrez dans Alcibiade le modèle d’un petit-maître d’Athènes aussi différent d’un freluquet de Paris que le gouvernement d’Athènes l’était de celui de France, et dans Socrate ce caractère de gravité, de sérénité et de supériorité auquel aucun philosophe moderne n’atteindra jamais, parce que, dans nos gouvernements, le philosophe et l’homme d’État ne sont jamais réunis dans la même personne, et qu’ils n’étaient jamais séparés dans les gouvernements anciens. Le but de Socrate, dans ce dialogue, c’est de prouver à Alcibiade qu’aucune chose ne saurait être utile, si elle n’est en même temps belle, honnête et juste ; et il faut voir avec quel art il montre à son jeune homme l’absurdité de ses discours, quoique ces discours soient d’Alcibiade, c’est-à-dire d’un jeune homme plein d’esprit. Socrate traite à fond le chapitre de la nature humaine, de ses faiblesses, de ses défauts, des moyens de la fortifier et de la rendre meilleure par les soins que nous devons prendre de nous-mêmes. Le charme de cette lecture nous dédommage un peu de cette foule d’insipides brochures dont nous sommes accablés.

— On a traduit de l’italien des Pensées sur le bonheur, petite brochure in-12 de soixante-quatre pages. Vous lirez ces Pensées avec quelque plaisir. Elles sont d’un esprit juste, qui ne manque pas de finesse ; et puisqu’il est dit qu’on ne pourra jamais écrire sur le bonheur que froidement, contentons-nous de ces Pensées. L’auteur est M. le comte de Verri, Milanais, qui vient de quitter la carrière des lettres pour celle des affaires, M. le comte de Firmian lui ayant procuré une place à Milan. La traduction des Pensées sur le bonheur nous vient de Suisse[16]. M. le comte de Verri était un des principaux membres de cette coterie de Milan qui s’est réunie pour cultiver les lettres et la philosophie. Elle a publié pendant quelque temps une feuille périodique intitulée Le Café, où l’on trouve des choses précieuses de plus d’un genre. Nous avons eu la satisfaction de voir ici deux membres de cette société : l’un, le marquis Beccaria, auteur du livre Des Délits et des Peines ; l’autre, le frère cadet du comte de Verri. Ce dernier, qui n’a pas vingt-quatre ans, d’une figure très‑agréable, a de la grâce et de la finesse dans l’esprit. Il est auteur de plusieurs feuilles du Café. Le marquis Beccaria porte sur son visage ce caractère de bonté et de simplicité lombardes qu’on retrouve avec tant de plaisir dans son livre. Nous n’avons pu le garder qu’un mois, au bout duquel il a repris la route de Milan. On dit qu’il a épousé une jeune femme contre le gré de ses parents, et qu’il en est excessivement amoureux et jaloux. On ajoute que, malgré sa douceur, il est naturellement porté à l’inquiétude et à la jalousie ; et je le croirais volontiers. On prétendait qu’une brouillerie avec sa femme nous l’avait inopinément amené, et que le raccommodement survenu nous l’avait de même arraché au bout de quelques semaines. On dit aussi que sa douce moitié est fort jolie, et qu’elle n’est pas inexorable pour ceux qui soupirent autour d’elle. Pauvres philosophes, voilà ce que c’est que de nous ! Un regard de la beauté nous attire ou nous renvoie à cent lieues, nous fait passer et repasser les Alpes à sa fantaisie. Pour le jeune comte de Verri, il a laissé son ami reprendre la route de Milan, et est allé faire un tour à Londres avec le P. Frisi, Milanais, barnabite, géomètre habile, professeur de mathématiques à Pise, homme d’esprit et de mérite ; et après s’y être arrêtés quelques semaines, ces deux voyageurs reviendront passer encore quelque temps avec nous. M. de Carmontelle les a dessinés tous les trois.

M. Clément de Genève, que M. de Voltaire appelait Clément Maraud, pour le distinguer de Clément Marot, a fait, il y a une vingtaine d’années, une tragédie de Mérope qui n’a jamais été jouée. Il passa ensuite à Londres, où il publia, pendant cinq ans de suite, une Année littéraire[17]. Comme ces feuilles étaient très-satiriques et très-mordantes, et qu’il y avait plus d’esprit qu’on n’en connaissait à Clément Maraud, on disait que M. de Buffon les fournissait à ce coquin subalterne, et décochait ainsi derrière lui des traits sanglants contre amis et ennemis. Ce qu’il y a de certain, c’est que cet illustre philosophe a eu des liaisons avec ce mauvais sujet. Clément, ayant vidé ce vilain sac d’ordures, repassa en France, où il devint fou. On fut obligé de l’enfermer aux petites-maisons de Charenton. Comme sa folie n’était ni dangereuse ni incommode, il a été relâché au bout de quelques années, et il vient de publier des Pièces posthumes de l’auteur des cing Années littéraires[18]. C’est un cahier de vers et de pièces fugitives, où l’on remarque le penchant du maraud pour la satire. Ce petit recueil inspire je ne sais quelle pitié humiliante et importune. L’auteur y plaisante sur son séjour aux petites-maisons. Il nous met en compagnie avec les fous qu’il y a vus. Il se donne pour trépassé, et assurément il l’est depuis longtemps pour tous les honnêtes gens et pour tous les gens de goût. Si vous avez jamais vu les petites-maisons, vous en êtes sorti avec ce sentiment d’humiliation pénible que cette vue inspire. La lecture des pièces posthumes de M. Clément vous fera éprouver ce sentiment de nouveau.

— Dans le service qu’on a célébré à Notre-Dame pour le repos de l’âme de la reine d’Espagne, Élisabeth Farnèse, M. Mathias Poncet de La Rivière, ancien évêque de Troyes, devait prononcer l’oraison funèbre de cette princesse ; mais ce prélat se trouva indisposé au moment où il devait monter en chaire. Cette oraison funèbre vient d’être imprimée[19]. Vous savez que, dans ces occasions comme en beaucoup d’autres, la chaire, qu’on dit consacrée à la vérité, est la chaire du mensonge et des mauvais lieux communs. Il faut espérer que ce morceau d’éloquence de M. Mathias Poncet fera la clôture du théâtre lugubre de Notre-Dame de Paris, qui a donné tant de représentations cette année, et que cette clôture durera longtemps, malgré les mauvaises nouvelles qui se répandent dans le public sur la santé de Mme la Dauphine.

Le Lord impromptu, nouvelle romanesque, ou la Magie blanche, ou la Surprenante aventure de Richard Oberthon, en deux petites parties. C’est un autre roman nouveau qu’on lit avec l’intérêt et le plaisir qu’excite un conte de revenant. Le problème de ce roman était de faire arriver à un jeune homme honnête, simple, intéressant, les aventures en apparence les plus merveilleuses et les plus variées, et de les expliquer tout à la fois d’une manière simple et naturelle. L’auteur ne se tire pas mal de ce problème. Il a de l’imagination et de l’invention. Je voudrais qu’il eût plus de coloris et une tournure un peu plus philosophique : car quand on a lu tout son roman, il n’en résulte rien, sinon qu’on s’est amusé, ce qui est bien quelque chose. L’auteur prétend l’avoir traduit de l’anglais ; mais je le crois français et original. On dit que cet auteur est un certain M. Cazotte, qui a été intéressé dans le fameux procès des Lioncy contre les jésuites. Ce M. Cazotte publia, il y a quelques années, un poëme épi-comique en prose intitulé Olivier, qui eut quelque succès. Au reste, si vous vous rappelez l’histoire de Sara Th…, que M. de Saint-Lambert fit insérer l’année dernière dans la Gazette littéraire, vous lui conseillerez de lire le Lord impromptu, et d’y voir comment il faut s’y prendre quand on veut rendre un laquais aimable, intéressant, charmant aux yeux de sa maîtresse et par conséquent du lecteur : car, en fait d’ouvrages d’imagination, il n’y a rien de fait quand celui-ci n’est pas forcé de prendre le sentiment que l’auteur veut faire naître.

Euménie et Gondamir, histoire française du temps où commença la monarchie. Volume in-12 de cent soixante-dix pages[20]. L’auteur inconnu prétend qu’on trouvera dans ce petit ouvrage une esquisse des mœurs, des sentiments, de la religion de nos premiers ancêtres, l’origine de plusieurs usages de la nation, et même quelques faits historiques qui ont échappé à nos écrivains. Il peut se vanter plus sûrement encore d’avoir fait une peinture assez insipide des mœurs françaises modernes sous des noms surannés et gothiques.

— Les Lettres d’Assi à Zurac, volume in-12 de plus de deux cents pages[21], sont une des cent cinquante mauvaises copies qui ont paru successivement des Lettres persanes.

— On nous a encore traduit de l’anglais des Mémoires du Nord, ou Histoire d’une famille d’Écosse. Deux parties in-12. C’est une insigne rapsodie d’historiettes romanesques et insipides, cousues l’une après l’autre à l’usage des oisifs.

Histoire des colonies européennes dans l’Amérique, en six parties et deux volumes in-12, chacun de près de quatre cents pages. Traduite de l’anglais de William Burk par le terrible Eidous. Vous voyez que ni la Chine, ni l’Afrique, ni l’Amérique, ni aucune partie du monde n’est à l’abri des ravages de ce redoutable traducteur ; et s’il reste encore quelque pays à découvrir sur notre globe, il sera bientôt sous la puissance d’Eidous le cruel. L’auteur anglais fait un grand éloge de l’administration des colonies françaises.

M. Desgronais, professeur au collége royal de Toulouse, a fait imprimer un livre intitulé les Gasconismes corrigés. Volume in-12. Le projet de l’auteur est de relever toutes les manières de parler vicieuses qui sont en vogue dans les provinces méridionales de la France. Ces expressions et tournures vicieuses ne sont pas en petit nombre, et l’auteur, résidant à Toulouse, peut se vanter d’être à leur source.

Les Plus Secrets Mystères des hauts-grades de la maconnerie dévoilés, ou le Vrai Rose-Croix, traduit de l’anglais, suivi du Noachite, traduit de l’allemand ; volume in-8o, imprimé à Jérusalem, chez Desventes, libraire à Paris[22]. Suivant l’auteur de ce beau livre, c’est Godefroy de Bouillon qui institua l’ordre des Maçons dans la Palestine, en 1330. L’ordre des Noachites est bien plus merveilleux et plus ancien. Il faut avoir donné de grandes marques de zèle dans l’ordre des Maçons, pour aspirer à une place dans celui des Noachites. Ces inepties viennent de vingt années trop tard. Dans le temps où les francs-maçons étaient à la mode, et assez nombreux pour qu’en certaines capitales la police fit attention à eux, ce livre aurait pu faire fortune ; mais ce temps est passé.

— On a imprimé une Lettre de feu M. l’abbé Ladvocat, docteur et bibliothécaire de Sorbonne, dans laquelle on examine si les textes originaux de l’Écriture sont corrompus, et si la Vulgate leur est préférable, brochure in-8o de cent trente-cinq pages. L’auteur se déclare pour la négative, malgré le respect que l’Église romaine ordonne de rendre à la Vulgate. La raison qui décide M. l’abbé Ladvocat pour les textes originaux, c’est que dans ces textes il n’y a que des fautes de copistes, au lieu que dans la Vulgate il y a encore des fautes de traducteur. Il est curieux de voir des hommes sensés discuter gravement de pareilles questions. M. le Proposant a certainement raison. Si ce livre est divinement inspiré, il faut, pour mériter notre croyance, qu’il ait été aussi divinement copié ; car s’il y a une seule faute de copiste, il peut y en avoir mille ; et que devient le fondement de notre foi ? Cependant saint Jérôme, saint Augustin et plusieurs Pères de l’Église, conviennent que ces textes sont corrompus. Moi, en ma qualité de fidèle, je soutiens que le Saint-Esprit n’a pas seulement inspiré les auteurs des livres sacrés, mais qu’il a inspiré et inspire encore tous les jours tous les copistes et tous les imprimeurs qui en multiplient les exemplaires, et que c’est bien le moindre miracle qu’il puisse faire en faveur d’un livre nécessaire au salut éternel du genre humain. M. l’abbé Ladvocat, qui, en sa qualité de docteur de Sorbonne, était athée, discute cette question en savant théologien. Je me souviens de l’avoir fait mourir de la poussière avalée dans la bibliothèque de la Sorbonne[23] ; mais cela n’est pas vrai, et il n’était pas assez malavisé pour cela. Il est mort pour avoir négligé des hémorrhoïdes auxquelles se sont jointes une inflammation et la gangrène.

M. Changeux vient de publier un Traité des extrêmes, ou Éléments de la science de la réalité, en deux gros volumes in-12. M. Changeux, dont j’ignorais jusqu’à la réalité de l’existence, nous apprend qu’il a entrepris ce Traité à l’occasion de l’article Réalité, qu’il destinait pour l’Encyclopédie. Il nous apprend encore qu’il a distingué la réalité de la vérité, et qu’en sa qualité de Descartes du xviiie siècle, il a voulu faire avec la première comme l’autre Descartes a fait avec la seconde, et par conséquent créer une science toute nouvelle, qui est celle de la réalité : science, suivant l’assertion de l’inventeur, plus utile que celle de la vérité, avec laquelle on ne pourra plus la confondre. Or, à force de se creuser la tête, M. Changeux a trouvé que sa science de la réalité porte sur un principe unique, et ce principe, c’est que les extrêmes se touchent sans se confondre, et que la réalité ne se trouve que dans le milieu entre ces extrêmes. C’est sur ce beau principe, si neuf qu’il est déjà devenu proverbe, que M. Changeux établit son superbe corps de logis de la réalité. Il s’imprime d’étranges sottises et d’insignes platitudes en ce xviiie siècle. Si vous avez le courage de lire un peu du Traité des extrêmes, vous y verrez que la vie et la mort ne sont pas des extrêmes ; et, dans le fait, elles ne peuvent être que des milieux, en vertu du principe unique découvert par M. Changeux, sans quoi on ne naîtrait ni ne mourrait plus réellement. Ce que je sais, c’est que si les extrêmes se touchent sans se confondre, M. Changeux doit se trouver nez à nez contre Leibnitz, Newton et Locke.



  1. Attribué aussi à Le Paige, bailli du Temple, cet écrit est de Chaillou, avocat au parlement de Bretagne ; il a été réimprimé avec additions à Rennes, en 1789, sous le titre De la Stabilité des lois.
  2. Cette lettre de Voltaire à Hume, renfermant la lettre de Rousseau à Voltaire, se trouve dans la correspondance générale de ce dernier, à la date du 24 octobre 1766. Le passage cité ci-après y a été rétabli. (T.)
  3. Voir précédemment, page 33.
  4. En attribuant à l’abbé Coyer la Lettre au docteur Pansophe, Voltaire était dans l’erreur, L’auteur, nous l’avons déjà dit, était Borde de Lyon. (T.)
  5. Son Panégyrique a été imprimé, 1765, in-12.
  6. 1766, in-8o.
  7. Les Mémoires de madame la marquise de Crémy sont (malgré la conjecture à laquelle Grimm se livre à la fin de son article) de la marquise de Miremont. Ils ont été réimprimés en 1808 chez le libraire Léopold Collin, en 3 vol. in-12. On doit à la même dame le Traité de l’éducation des femmes, ou Cours complet d’instruction, Paris, Pierres, 1779-89, 7 vol. in-8o, (B.)
  8. Pierre le Grand, tragédie (par Dubois-Fontanelle), Londres et Paris, 1766, in-8o.
  9. Nom donné autrefois en Pologne aux dignitaires qui venaient après les palatins. (Littré.)
  10. Déclamation théâtrale, 1766, in-8o. Frontispice et trois figures d’Eisen, gravées par De Ghendt.
  11. Être en chenille signifiait alors être en costume non habillé. (T.)
  12. Mme Pater était la femme d’un riche banquier hollandais. Quand elle arriva à Paris, son renom de beauté mit bientôt en émoi tous les hommes à la mode. Quelques-uns ayant, un jour, trouvé le moyen de se faire présenter chez elle, M. Pater, auquel leur manége n’échappait point, leur dit en les reconduisant : « Messieurs, nous aurons toujours beaucoup de plaisir à vous voir ; mais je vous préviens qu’il n’y a rien à faire ici ; car je ne sors pas de la journée, et la nuit je couche avec ma femme. » (T.) — Voyez t. VI, p. 175.
  13. Bagatelles anonymes, recueillies par un amateur, Genève (Paris), 1766, in-8o, vignette et cul‑de-lampe d’Eisen, gravés par Née.
  14. In-8°, 8 pages, avec un joli frontispice anonyme représentant Voltaire et Rousseau, tous deux très-rajeunis, se montrant le poing dans un jardin dessiné à la française, Un exemplaire de cette pièce, très-rare et inconnue aux bibliographes, figurait dans la vente de M. Léon Sapin (1878), n° 1140.
  15. Grimm traite fort cavalièrement Tanneguy Lefèvre (né en 1615, mort en 1672), comme traducteur du Premier Alcibiade de Platon. Il avoue, au reste ; qu’il ne connait pas ce M. Lefèvre. Comment le style de ce traducteur, qu’on n’a jamais accusé de ne pas savoir le grec, n’a-t-il pas fait sentir à Grimm qu’il avait sous les yeux un ouvrage du xviie siècle ? En effet, Tanneguy Lefèvre, père de l’illustre M. Dacier, était mort en 1672, et ce fut le professeur hollandais Rhunkenius qui reproduisit À Amsterdam, en 1766, avec des corrections, sa traduction du Premier Alcibiade de Platon, imprimée dès 1666, (B.)
  16. Mingard était l’auteur de cette traduction.
  17. Réuni sous le titre des Cinq Années littéraires, 1754, 2 vol. in-12.
  18. Le véritable titre du volume est Poésies posthumes de M. Clément, auteur des Cinq Années littéraires, Paris, 1766, in-12,
  19. 1776, in-4o.
  20. Par G. Mailhol.
  21. Par J. V. de La Croix.
  22. Par Bérage, Nouvelle édition augmentée, Jérusalem (Hollande), 1774, in-8o.
  23. C’est t. VI, p. 461, que Grimm a attribué la mort de l’abbé Ladvocat aux fatigues de sa place de bibliothécaire. C’est une mort trop rare pour m’être pas quelque peu gloricuse. (T.)