Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Aout

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 377-398).
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AOUT.

1er août 1767.

Après les plaies d’Égypte, je ne connais guère de plus grande calamité que celle qui s’est répandue sur la France et qui a opéré une disette universelle de nourriture spirituelle. Il n’y a jusqu’à présent qu’un seul exemplaire de la Défense de mon oncle à Paris, entre les mains de M. d’Argental. On parle d’un roman théologique intitule l’Ingénu, et également ouvragé à Ferney ; mais personne ne le connaît encore à Paris. Autrefois cette grande ville, semblable à un magasin général, tenait assortiment de tout, et chaque fidèle pouvait se pourvoir suivant ses besoins et ses moyens ; aujourd’hui, il faut avoir des facteurs et des commissionnaires aux environs du chef-lieu de la manufacture ; il faut tromper toute la cohorte de commis, d’inspecteurs, d’exempts et de sbires, quand on veut avoir ces denrées précieuses : c’est ce que je souhaite à tout fidèle qui ne craint pas de dépenser de l’argent pour son salut.

Je ne passerai pas la Défense de mon oncle en revue chapitre par chapitre ; je ne m’arrêterai qu’à ceux où j’aurai quelques petites observations à lui faire. Il est parlé de tout dans cette Défense, et feu M. l’abbé Bazin est un personnage trop important pour qu’on ne cherche pas à le rappeler à l’exacte vérité quand il lui arrive de s’en écarter. Je suis de l’avis de M. le neveu quand il réfute l’opinion absurde que la religion musulmane est une religion sensuelle et voluptueuse. Du temps que nous étions dindons, et c’était, s’il m’en souvient, la semaine passée, les prêtres étaient bien aises de nous faire accroire qu’il n’y avait que notre religion de sainte et que toutes les autres étaient des écoles de vices et de dérèglements ; mais on est un peu revenu de cette sottise. On sait aujourd’hui que toute institution religieuse, quelque singulière qu’elle ait été dans ses moyens, à toujours eu pour objet d’apaiser la colère des dieux, et a toujours mêlé des préceptes de justice et de vertu à un recueil de dogmes merveilleux et absurdes. On ne peut nier que le caractère de la religion musulmane ne soit en général très-sévère ; mais je voudrais que M. le neveu s’arrêtât là, et qu’il n’outrât pas l’éloge des Turcs. Malgré tous les éloges qu’il leur prodigue, on ne peut se dissimuler que ce ne soit un peuple barbare, et je doute que feu M. l’abbé Bazin, qui était un homme de très-bonne compagnie et qui aimait les Turcs tendrement, eut préféré le séjour de Constantinople à celui de Paris. Il faut être juste et convenir que, dans son origine, la religion chrétienne a puissamment influé sur la police des États, et par conséquent sur le bonheur public des nations. Non-seulement l’abolissement de l’esclavage, déclaré incompatible avec ses principes, a été un grand acheminement à une meilleure police ; mais les extraits baptistaires et les extraits mortuaires, suites des cérémonies chrétiennes, et plusieurs autres de ses usages inventés pour constater l’histoire de chaque individu dans presque tous les instants intéressants de son existence, ont été les véritables causes par lesquelles des troupeaux d’hommes assemblés en nations ont enfin été changés en sociétés de citoyens. Le tort de la religion, c’est d’être devenu entre les mains des prêtres un instrument d’ambition et de cruauté, et d’avoir pesé sur les peuples d’une manière si insupportable qu’ils ont dû se résoudre ou de succomber sous son joug, ou de le secouer.

Je laisse au neveu de M. Bazin le soin d’éclaircir avec M. l’abbé Larcher la grande question de philosophie spéculative, comment Sara à l’âge de soixante-quinze ans a pu être d’une beauté aussi ravissante et si dangereuse pour le repos du roi d’Égypte et d’un autre roitelet de Gerar ; je crois que M. l’abbé Larcher a donné ici un beau jeu au neveu de M. Bazin. Il lui a cité, à propos de Sara, l’exemple de Ninon Lenclos, et vous imaginez aisément quel parti le neveu sait tirer de cette rare bêtise. M. Larcher le répétiteur est une de ces bêtes scientifiques créées exprès pour le déjeuner des Bazins et autres plaisants de sa trempe.

Quand le neveu de M. Bazin se moque de ce que les anciens historiens ont rapporté de la ville de Thèbes en Égypte, il me paraît avoir grande raison. Bossuet a très-mal fait de répéter ces exagérations dans son Discours sur l’histoire universelle, et Rollin a fort mal fait de copier Bossuet. Ils n’étaient philosophes ni l’un ni l’autre ; aussi leur réputation ne pourra être durable. Ils content, d’après les anciens, que la ville de Thèbes avait cent portes ; que de chacune de ces portes il sortait dix mille combattants, sans compter deux cents chariots armés en guerre par porte : ce qui fait un million de soldats, et encore quarante mille goujats en n’en comptant que deux par chariot. M. Bazin a raison de présenter ce petit total à la considération des bonnes âmes qui savent calculer. En général il y a contes et comptes dans les anciens historiens. Il ne faut pas rejeter les premiers pour cause de singularité, parce que même ce qu’ils ont de faux a eu un fondement réel ; il ne faut pas passer les derniers, parce que les hommes sont naturellement exagérateurs, et que depuis que le monde est monde, les calculs politiques ont toujours été outrés et hasardés. Je supplie seulement feu M. Bazin de s’en souvenir quand il est question de Chinois, qui sont, après les Turcs, ce qu’il aime le plus tendrement.

Il aime aussi bien les disciples de Zoroastre, et vous trouverez à cette occasion dans la Défense de mon oncle trois vigoureuses sorties contre l’évêque de Glocester, Warburton, qui a déjà été, ainsi que madame son épouse, en butte aux traits du célèbre John Catilina Wilkes. Il faut que l’évêque Warburton ait molesté feu l’abbé Bazin dans quelque pamphlet, car, indépendamment des trois sorties dont je viens de parler on m’assure que le neveu de M. Bazin a encore fait une autre brochure tout exprès contre M. Warburton, où ce dernier est très-maltraité. Ne connaissant point les pièces du procès, je ne puis juger du fond de la querelle ; mais je condamne celui des deux qui le premier a mis de la dureté dans cette dispute, et je donne double tort a celui qui a rendu injure pour injure, parce que, pouvant prêcher d’exemple et donner a son frère une leçon de politesse, qui doit toujours être en raison inverse de la diversité des sentiments, il en a volontairement perdu l’occasion.

Dans le dix-huitième chapitre, le sentiment de M. de Buffon, qui prétend, d’après Telliamed, que notre continent a été successivement couvert par les eaux de la mer, est combattu avec autant de liberté que de politesse ; c’est précisément comme je veux qu’on dispute. Je voudrais seulement que ce chapitre fut aussi profond qu’il est plein d’égards pour l’auteur de l’Histoire naturelle ; mais malheureusement il est très-superficiel. M. Bazin n’est pas aussi grand naturaliste que bon philosophe. Il faut que, dans ses grands voyages d’Europe, d’Asie et d’Afrique, il soit toujours resté en plaine ; certainement il n’a pas assez grimpé les montagnes dans ses voyages. S’il avait tant soit peu examiné les couches immenses de coquillages, de poissons et de productions marines pétrifiées, dont la plus grande partie de notre continent et particulièrement les plus hautes montagnes sont couvertes, il ne serait pas tombé dans l’énorme puérilité de dire que parce qu’un voyageur aura laissé tomber par mégarde une huître en Berry ou en Touraine, et que cette huître s’est pétrifiée dans le sein de la terre, il ne s’ensuit pas qu’elle ait été apportée la par les flots de la mer. Je me serais rangé du côté de M. Bazin s’il n’avait voulu qu’attaquer l’opinion que l’Océan change de lit insensiblement, et qu’à mesure qu’il découvre un nouveau continent en se retirant, il inonde l’ancien. Je ne crois pas que cette révolution se fasse par progrès insensibles, et M. Bazin dit d’assez bonnes raisons pour en démontrer l’impossibilité ; mais on ne saurait examiner notre continent avec tant soit peu d’attention, on ne saurait fouiller dans son sein sans rester entièrement convaincu qu’il a longtemps servi de lit aux eaux de la mer. Sans qu’il existe aucun instrument historique qui l’atteste, je crois qu’il n’y a point de vérité qui puisse être poussée à un plus haut degré de certitude. Voulez-vous savoir maintenant comment notre globe a pu prendre sa forme actuelle ? Réfléchissez sur l’action du feu, de l’air et de l’eau, sur les formes diverses de ces trois éléments et sur leurs combinaisons, sur les explosions et les révolutions qu’ils peuvent occasionner. Si un tremblement de terre peut faire sortir une île du sein de la mer, une force plus grande peut élever un vaste continent au-dessus des eaux de l’Océan. Toutes les hautes montagnes sont remplies de bouches de volcans qui ont indubitablement vomi du feu, comme les épaisses couches de lave répandues autour le certifient, quoique aucun monument historique n’en fasse mention. Ces volcans ont donc cessé de jeter du feu avant les temps historiques. On n’a jamais entendu parler de volcan en France ; cependant l’Auvergne en est remplie, tout voyageur peut s’en convaincre ; ces volcans ont donc fini de jeter du feu avant notre ère de la création du monde ou du moins du déluge. Il est évident d’ailleurs pour tout bon esprit que les hautes montagnes n’ont pu se former que par un effort des plus violents de la nature, dont l’œil du naturaliste découvre partout les traces, et dont le résultat a été la forme actuelle de notre globe. J’ajoute que si la théorie des comètes nous était mieux connue, si nous pouvions calculer avec précision le moment de leur entrée dans notre système planétaire, et fixer d’avance les points principaux de leur révolution, nous saurions indiquer le choc et la rencontre de ces corps avec notre globe, et rendre compte d’autres évènements de cette espèce avec autant de facilité que nous prévoyons aujourd’hui une éclipse terrestre ou lunaire. Sur tout cela il y aurait de grandes choses à dire et de profondes réflexions à faire, dont la plus simple est que le monde est bien vieux et que nous sommes une espèce d’insectes bien présomptueux de nous flatter, avec nos misérables yeux et notre existence d’un instant, d’en pénétrer l’essence.

Une autre marotte de M. Bazin tout aussi peu philosophique que son huître de Touraine, c’est qu’il ne veut pas que rien s’engendre par la putréfaction. Une épaule de mouton se pourrit par les grandes chaleurs ; « s’il en sort des vers, dit-il, c’est qu’une mouche y a déposé ses œufs. Mais enveloppez bien cette épaule, empêchez les mouches d’en approcher, et il n’en sortira plus de vers ». Ah ! grand Bazin, vous dormiez donc aussi quelquefois de votre vivant ? Quel raisonnement ! Quel défaut choquant d’expérience ! Je vous assure qu’il en sortira également des vers, un peu plus tard seulement, parce que vous aurez gêné l’action de l’air, et par conséquent retardé le moment de la décomposition. Vous me répondez à cela qu’une mouche y a pénétré à notre insu, et pour vous guérir de votre mouche par une autre expérience je n’oserai alléguer les observations microscopiques et les anguilles de votre ami Needham, jésuite irlandais, car, Dieu merci, votre intime ami M. Covelle a rendu ces anguilles si ridicules que de cinquante ans on ne pourra en parler sans exciter la risée de tous ceux qui, pour aimer à philosopher, n’en aiment pas moins à se divertir. Laissons donc le jésuite aux anguilles, et ouvrons un excellent journal latin qui se publie à Leipsick sous le titre de Commentarii de rebus in medicina gestis. Vous y trouverez une expérience aisée à répétér. Prenez un morceau de viande, et faites-en de bon bouillon ; versez ce bouillon tout bouillant dans une bouteille bien rincée. Fermez cette bouteille hermétiquement. Oubliez-la pendant cinq à six semaines. Quand, au bout de ce temps-la, vous la reprendrez pour examiner votre bouillon, vous trouverez dans votre bouteille une république d’êtres vivants. Vous ne direz pas ici qu’un insecte qui s’est glissé dans la bouteille malgré les précautions prises à causé toute cette peuplade, car cet insecte aurait été brûlé et noyé dans le bouillon bouillant. Mais faut-il tant de raisonnements ? L’étude de la nature, secondée par la réflexion, apprendra à tout homme qui a des yeux et du sens qu’il n’y a point de matière morte, et qu’avec de la matière et du mouvement tout se crée et se détruit, depuis le grand philosophe jusqu’au petit insecte dont il doit être la pâture. Il nous sied bien d’affirmer que la nature ne peut produire que par les lois de génération que nous connaissons !

Je sais bien que cette opinion que la putréfaction ne peut rien produire tient immédiatement au système religieux de l’auteur. M. Bazin est zélé déiste, et il craint qu’en admettant la proposition contraire, on n’en tire des arguments contre une cause première, intelligente, créatrice et conservatrice de l’univers ; mais le premier devoir d’un philosophe, c’est de ne jamais déguiser ni affaiblir la vérite en faveur d’un système. Vous lirez dans la Défense de mon oncle un dialogue sur cette cause première entre Platon et un jeune épicurien d’Athènes. Ce dernier a exactement le ton, la facilité de mœurs, l’ignorance et la suffisance d’un petit-maître de Paris des plus élégants et des plus à la mode. Si les arguments de Platon-Bazin ne sont pas aussi concluants pour un philosophe que pour un petit-maître ignorant et superficiel, tous conviendront du moins que la description anatomique que Platon donne de la structure du corps humain est un chef-d’œuvre de style.

Dans la diatribe suivante, M. Bazin s’étend de nouveau sur l’Égypte ; mais je le conjure de nouveau, pour l’intérêt de son salut, qui m’est cher, de ne jamais parler qu’avec un saint respect de toutes les absurdités égyptiennes. S’il est vrai, comme le prétend notre abbé de Galiani, appuyé sur l’opinion des plus graves docteurs, que l’homme est né en Éthiopie, du mariage d’un singe avec une chatte sauvage ; s’il est vrai que ses vertueux parents, voyant son mauvais naturel, n’ont pas voulu le reconnaître, l’ont chassé du pays et contraint de s’enfuir en Éypte, où, se trouvant dans une terre ingrate, il a été obligé de travailler malgré lui et de se réunir par conséquent en société, M. Bazin ne peut se cacher que l’Égypte est nécessairement le berceau de toute religion, de toute loi, de toute police, et qu’un bon critique ne doit jamais en approcher sans le plus profond respect.

Les travaux immenses dont les monuments s’y conservent et étonnent, lors même que l’utilité publique moins qu’une vanité excessive paraît en avoir été le principe, ces travaux, dont les ruines sont encore si merveilleuses, font naître une idée bien grande et bien naturelle. C’est que si le travail de l’espèce humaine entière était sans cesse et sans distraction dirigé vers un but commun et utile au genre humain, de sorte que le travail d’aucun homme ne fût jamais ni contraire à ce but ni perdu pour ce but, on ne pourrait plus calculer ce que l’homme ne serait pas capable d’entreprendre avec succès, ni fixer les bornes de l’impossibilité à ses efforts. Il réussirait à la longue à se rendre maître des éléments, à changer les climats, à démolir les montagnes, à creuser des canaux, à établir des communications entre tous les fleuves ; que sais-je ? à rendre le chemin d’ici à la Chine par terre aussi facile que la route de Paris à Lyon. Si vous doutez de la possibilité de ces prodiges, étendez votre vue sur toute la terre, voyez ces bras, ces mains innombrables, tous occupés au travail ; considérez combien, en un seul jour de travail perdu pour l’utilité commune, ou même contraire à son but, depuis les arts les plus frivoles comme celui de faire du galon et de la dentelle, dont les monuments s’anéantissent d’une année à l’autre sans aucun avantage pour les hommes, jusqu’à l’art le plus funeste, celui qui détruit en peu d’instants les efforts de plusieurs siècles ; et ce coup d’œil pourra vous faire sentir ce que pourrait la masse des forces du genre humain dirigées par une intelligence toujours subsistante. Le genre humain ainsi ordonné, et dirigé par sa nature de génération en génération, fournirait aussi une preuve sans réplique de l’existence de Dieu.

La Defense de mon oncle est terminée par l’Apologie d’un général d’armée attaqué par des cuistres. C’est l’apologie de Bélisaire contre les cuistres de Sorbonne. Le cuistre Cogé n’y est pas oublié, mais ce cuistre mériterait des étrivières mieux appliquées. Il vient de faire une nouvelle édition de son Examen de Bélisaire, et cette édition, fort augmentée, est d’une violence extrême. Si ce cuistre était le maître, il brûlerait les philosophes comme des pastilles, et leur parfum serait bien délicieux pour son nez. M. Bazin, en prenant la défense de Bélisaire contre les cuistres, en fait en même temps la critique avec beaucoup de finesse et de ménagement. Il fait sentir qu’il n’est pas bien sûr que Belisaire ait été un si grand homme, encore moins un homme si vertueux, et qu’il n’est pas bien fait peut-être de travestir ainsi des caractères historiques, et d’accorder les honneurs de la vertu, de la justice, du désintéressement, etc., à qui ne les connut jamais. Il remarque aussi que le vieux malin singe de Justinien devait être très-content de la doctrine de l’aveugle sur la rémission des péchés, parce que personne n’en avait plus besoin que lui. Tout cela est écrit avec une gaieté infinie. Une femme d’esprit disait ces jours passés, après avoir lu la Défense de mon oncle, que M. de Voltaire tombait en jeunesse.

M. Bazin devrait sortir de son tombeau comme l’ombre de Ninus, pour ordonner à son petit-neveu de soixante-treize ans de ne jamais se départir de ce ton de gaieté dans ses querelles. Comment M. de Voltaire peut-il être si dissemblable à lui-même ? Il vient d’imprimer un mémoire contre La Beaumelle, qu’il dit avoir présenté au ministre. De ce mémoire à celui de Pompignan présenté au roi, il n’y a qu’un pas. C’est toujours des notes que La Beaumelle a faites sur le Siècle de Louis XIV qu’il s’agit. M. de Voltaire prétend que ce vil scélérat (c’est l’épithète dont il l’honore) en prépare une nouvelle édition. Il le défère en conséquence aux ministres de Sa Majesté comme traître et calomniateur de Louis XIV, du duc de Bourgogne, père du roi, et de plusieurs autres grands personnages ; il le défère aux maisons d’Orléans et de Condé comme ayant outragé leurs maîtres. Il soutient que La Beaumelle lui a écrit quatre-vingt-quatorze lettres anonymes remplies d’injures atroces. Est-il possible qu’un homme qui a écrit la Défense de mon oncle écrive presque au même instant ces pauvretés ? Ce mémoire est aussi triste que violent. Il est singulier que M. de Voltaire n’ait jamais pu être plaisant avec La Beaumelle. Ce La Beaumelle est un mauvais sujet qui ne méritait pas l’honneur d’être seulement remarqué par lui. Il est retiré depuis plus de douze ans dans le Languedoc, sa patrie, ou il a épousé une jeune veuve, sœur de ce M. de Lavaysse, célèbre par le procès du malheureux Calas ; cette veuve n’a pas consulté ses parents sur le choix d’un second époux. La Beaumelle depuis ce temps végète oublié, et, sans M. de Voltaire, il y a plus de douze ans qu’on ignorerait qu’il y a une espèce de ce nom au monde.

— La tragédie des Illinois, suspendue assez longtemps par la maladie de Mlle Dubois, a été reprise depuis son rétablissement, et a eu plus de douze représentations, si je ne me trompe. M. de Sauvigny vient de la faire imprimer. Une intrigue embrouillée et inintelligible, des évènements entassés sans jugement et sans mesure, un style incorrect et pitoyable, tout décèle la faiblesse extrême du poëte. Il a changé son dénoûment, car aujourd’hui un auteur en a deux ou trois prêts, et les change jusqu’à ce qu’il ait attrapé le goût du public. Ainsi ce n’est plus le jeune Monreal qui est tué ; c’est Hirza qui se tue elle-même pour épargner à la fois le père et le fils. Je conviens que ce dénoûment-ci ressemble beaucoup à celui des Scythes. Voilà pourquoi l’auteur a cru devoir lui en substituer un autre ; mais le public ne l’ayant pas goûté, il a repris le premier, et pour prouver qu’il ne l’a pas emprunté à M. de Voltaire, il a fait imprimer la permission du censeur de police, qui est datée du mois de novembre 1761.

— Je confesse aussi avoir mal rendu compte de Toinon et Toinette. À la lecture de la pièce, qui a été imprimée depuis sa première représentation, je n’ai trouvé aucune trace de la générosité de Toinon ni de celle du capitaine de navire. Il est vrai aussi que le vaisseau que j’avais cru perdu sans ressource par la tempête se retrouve à la fin par un de ces heureux quiproquos si naturels et si communs dans le cours des évènements. Mais, tout considéré, j’aime autant mon arrangement que celui de M. Desboulmiers, et, sans me vanter, je crois qu’il aurait mieux fait de combiner son plan comme j’ai fait que d’y coudre un dénoûment qui n’a ni rime ni raison.

— Deux nouveaux acteurs ont débuté sur le théâtre de la Comédie-Française : Dalainval, dans les rôles de raisonneur ; Montfoulon, dans les rôles à manteau. Leur début promet cette honnête médiocrité qui fait le supplice des amateurs des beaux-arts quelquefois vingt ans de suite.

— J’ai eu l’honneur de vous parler d’un supplément que M. d’Alembert a fait à sa brochure de la Destruction des jésuites. Il vient d’en faire un autre encore sous le titre de Seconde lettre à M. ***, conseiller au parlement de **** sur l’édit du roi d’Espagne pour l’expulsion des jésuites de ses royaumes, États et domaines. C’est un petit écrit de deux feuilles au plus. Ma foi, il ne résulte rien de toutes ces brochures de M. d’Alembert sur les malheurs de la Société, sinon qu’il a aussi voulu dire son petit mot sur un évènement si célèbre, et qu’il a tâché de faire enrager les jansénistes autant que les jésuites. Mais, au fond, tout cela fait du verbiage sans sel, sans nerf, sans gaieté, avec beaucoup de prétention à la plaisanterie et sans résultat. On pouvait dire cela en causant avec ses amis aux Tuileries, ou bien au coin de son feu ; mais en conscience cela ne valait pas la peine d’être imprimé.

— On a traduit de l’anglais de Gordon le livre The independent whigt, et on lui a donné en français le titre l’Esprit de l’Église, ou bien l’Esprit du clergé[1], car je n’ai point vu cette traduction, qui se vend très-cher et fort secrètement. Vous savez que ce livre est une des plus vigoureuses sorties sur l’esprit de domination et d’envahissement des prêtres ; et si vous vous rappelez les remarques de Gordon sur Tacite, vous croirez aisément qu’il ne pèche pas dans cet ouvrage-ci par un ton trop doucereux ou trop peu violent.

— J’ai eu l’honneur de vous parler d’une traduction française qu’on a faite de l’ouvrage de Justus Febronius sur la puissance des papes, qui a fait tant de bruit en Allemagne et qui a tant déplu à Rome[2]. Presque en même temps, un honnête janséniste, plus sage qu’à janséniste n’appartient, a publié une espèce de traduction libre du même ouvrage de Febronius. Il en a retranché des choses qui ne pouvaient intéresser un lecteur français ; il a quelquefois ajouté pour éclaircir ce qui lui a paru obscur. Il a adouci des expressions trop dures pour la cour de Rome, et il a supprimé toutes les sorties trop vives contre le saint-père. En un mot, il a conservé le fond de l’original et en a entièrement changé la forme. L’auteur prétend que dans un temps aussi critique pour le christianisme que celui-ci, il est de toute nécessité que la cour de Rome ne soutienne pas des maximes révoltantes. « Si j’étais théologien ultramontain, dit-il, je n’oserais seulement sourciller en présence de l’auteur de l’Émile. » Je ne sais si en sa qualité de janséniste gallican il aura plus beau jeu avec le Vicaire Savoyard. Son ouvrage est intitulé de l’État de l’Église, et de la Puissance légitime du pontife romain. Deux volumes in-8°.

— On a imprimé aussi pour l’instruction des fidèles une traduction de la Théorie des bénéfices, ouvrage du célèbre fra Paolo, un des plus grands hommes du xvie siècle. La traduction française de ce fameux traité parut pour la première fois en 1677. Richard Simon y joignit un appendice sous le litre d’Hisioire de l’origine et des progrès des revenus ecclésiastiques. Ce sont ces deux ouvrages qu’on vient de réimprimer ensemble sous le titre de Théorie des bénéfices. Deux volumes in-12, dont le premier renferme l’ouvrage de fra Paolo ; le second, celui de Richard Simon.

— Un bon prêtre écossais appelé George Campbell a fait une Dissertation sur les miracles, dans laquelle il réfute l’essai du philosophe David Hume sur le même objet. M. Eidous vient de traduire cette dissertation[3]. Cela est misérable. De telles apologies font plus de tort à la cause de la religion que les attaques les plus hardies, qui ne laissent cependant pas de lui en faire.

— Il faudrait envoyer ramer à Brest ou à Toulon l’auteur d’un roman en deux volumes, intitulé les Gascons en Hollande, ou Aventures singulières de plusieurs Gascons. Ces aventures sont des escroqueries et des friponneries aussi bêtes que viles. J’envoie l’auteur aux galères, parce que, sans compter qu’il y sera tout à fait à sa place, les honnêtes gens qu’il y trouvera, et qui me paraissent dignes de composer sa société, en lui apprenant le sujet de leur promotion, lui fourniront la matière d’un meilleur roman que le sien.


15 août 1767.

On vient de publier ici un volume in-12 de près de quatre cents pages, intitulé Lettres familières de M. le president de Montesquieu. La plupart de ces lettres sont adressées à l’abbé comte de Guasco, Piémontais, chanoine de Tournai, frère de deux gentilshommes de ce nom qui ont servi en Russie et en Autriche, et dont l’un est mort général d’infanterie au service autrichien à la fin de la dernière guerre. Les autres lettres sont écrites à l’abbé Venuti, à monsignor Cerati, et à quelques autres Italiens. Elles sont au nombre d’environ soixante. La première est datée de l’année 1729, et les dernières sont de l’année 1754 ; le président est mort au commencement de l’année 1755. Ceux qui l’ont connu retrouvent dans ces lettres sa simplicité et quelques traits qui lui ressemblent ; mais, en général, elles sont peu intéressantes et l’on doit peu de remerciements à l’abbé de Guasco de les avoir publiées le premier. L’édition de Paris est faite d’après celle qu’il a fait faire en pays étranger, je ne sais où. Les deux éditions fourmillent de fautes d’impression. Celle de Paris se prétend augmentée, et en effet on y a ajouté quelques bagatelles qu’on ne trouve point dans l’édition de l’abbé de Guasco, dont le recueil ne consiste qu’en deux cent soixante-quatre pages. Le tiers du volume de l’édition de Paris est rempli par une réponse aux observations sur l’Esprit des lois, faite il y a plus de quinze ans. Cette réponse était d’un jeune négociant protestant de Bordeaux, appelé Risteau, qui se trouve aujourd’hui un des directeurs de la Compagnie des Indes, et les observations étaient d’un polisson appelé l’abbé de La Porte, folliculaire et compilateur de son métier. Ce folliculaire n’était pas en état d’entendre l’Esprit des lois. Il ne méritait pas l’honneur d’être réfuté ; et, de toutes les défenses qu’on a faites de ce grand livre, il n’y a que celle que l’auteur lui même n’a pas dédaigné opposer aux attaques du gazetier ecclésiastique qui restera. Mais si l’on a enrichi de ces additions l’édition des Lettres familières faite a Paris, on n’y trouve pas non plus tout ce que renferme l’édition de l’abbé de Guasco. Non-seulement on a supprimé quelques notes de cet éditeur comme injurieuses à des personnes respectables, mais on a retranché aussi pour la même raison quelques-unes des lettres du président[4]. Tout cela est relatif à Mme Geoffrin, et il faut donner ici quelques éclaircissements nécessaires à l’intelligence de ces lettres.

On remarque en général que les hommes de génie ou d’un grand esprit sont on ne saurait moins délicats et moins difficiles dans le choix de leurs amis : tout leur est bon. Apparemment que, se suffisant à eux-mêmes et ne donnant à la societé que les moments ou ils en ont un besoin urgent pour leur délassement, il leur est à peu près égal de les passer en bonne ou en mauvaise compagnie. Il me semble aussi que, dans le choix des amis, ils prefèrent volontiers ceux qui savent le mieux encenser : supérieurs par tant de côtés au reste des hommes, il faut bien qu’ils s’en rapprochent par leurs faiblesses. Ainsi il n’est pas rare de voir à leur suite une foule d’espèces qui n’ont rien de mieux à faire que de s’attacher et de se colleter à eux. Ceux dont le suffrage est de quelque prix se respectent trop pour donner de l’encensoir à travers le nez d’un grand homme ; ils craindraient de blesser sa délicatesse, et ils ont tort. Fontenelle, dont l’esprit était si fin et si délicat, convenait de bonne foi que jamais il ne s’était entendu trop louer à son gré. Il supportait avec un courage héroïque les plus fortes louanges, et l’on pouvait en toute sûreté lui en donner à tour de bras. Je me souviens que, me trouvant dans ce temps-là souvent dans les mêmes sociétés avec le vieux berger Fontenelle, il remarqua ma réserve à son égard. Il avait quatre-vingt-seize ans, il était sourd, et je ne pouvais me persuader d’avoir d’assez jolies choses à lui dire pour les crier, en présence de vingt personnes, assez haut pour être entendu de lui. Ma juste modestie, qui n’était que relative à moi, le blessa ; il se plaignit de n’avoir jamais reçu d’éloge de ma part. Il en chercha des motifs à perte de vue, et il confia un jour à Mme Geoffrin qu’il craignait de m’avoir indisposé, parce qu’il ne m’avait pas rendu une visite que je lui avais faite. À l’age de quatre-vingt-seize ans ! Et tout mon tort était de ne l’avoir jamais loué en face, et de n’avoir jamais crié à perte d’haleine quelque sot compliment que j’aurais pu lui tourner.

C’est donc peut-être moins des amis que des flatteurs et des complaisants qu’il faut aux grands hommes et aux beaux esprits. Marivaux avait une gouvernante qui allait dans le monde, et qui lui disait toute la journée qu’il était le premier homme de la nation. Le berger Fontenelle avait toujours son abbé Trublet pendu à son oreille, qui lui criait les louanges les plus puantes et les plus fastidieuses. Voltaire a eu pendant trente ans le pauvre diable de Thieriot à sa suite ; et le président de Montesquieu paraît avoir eu le même besoin de pauvres diables. Il eut beaucoup de faible pour La Beaumelle, qui, s’il n’est pas un vil scélérat, n’est du moins qu’un polisson et un mauvais sujet. Il eut toujours a ses trousses cet abbé de Guasco, qui, pour être un homme de condition, n’en était pas moins un plat et ennuyeux personnage. À l’ennui qu’il promenait partout, il joignait l’indiscrétion qui forçait les portes ; c’était un crime de lèse-société que toute maîtresse de maison était en droit et dans l’obligation de réprimer. Le président l’avait introduit chez Mme Geoffrin, et l’abbé de Guasco s’y était établi de façon qu’il fallait ou le chasser, ou risquer de voir la maison désertée par la bonne compagnie. Mme Geoffrin, pleine d’égards pour le protecteur de l’abbé de Guasco, y procéda avec beaucoup de ménagement. Elle enjoignit à son portier, sur cinq fois que l’abbé se présenterait, de le laisser entrer une seule fois. C’était le recevoir encore assez souvent, puisqu’il se présentait presque tous les jours ; mais le Piémontais n’était pas homme à se laisser conduire ou brider de cette manière. Quand le portier l’assurait que sa maîtresse n’y était point, l’abbé de Guasco l’assurait du contraire et passait outre. Mme Geoffrin, impatientée, signifia enfin à son portier que s’il ne savait pas empêcher l’abbé de Guasco d’entrer, il serait lui-même mis à la porte, qu’il savait si mal garder. Le domestique, peu curieux de perdre son poste pour les vilains yeux bordés de rouge de M. l’abbé de Guasco, se mit à travers le passage la première fois que celui-ci voulut le forcer, et poussa l’indiscret dans la rue. Voilà comment les choses se passèrent sur la fin de l’année 1754, au su de tout le monde, et entre autres au mien, peu de mois avant la mort de M. de Montesquieu.

Aujourd’hui, le principal but de l’abbé de Guasco en publiant les Lettres familières du président, sans se nommer comme éditeur, c’est de se donner à lui-même beaucoup d’éloges, de se rengorger de l’amitié d’un homme illustre qui lui parlait de ses prés et de ses vignes, et surtout de se venger de ce prétendu affront qu’il a reçu de Mme Geoffrin il y a plus de douze ans. En conséquence, il a farci ce recueil de notes très-injurieuses pour cette femme célèbre. Il rapporte même deux lettres du président à lui adressées et relatives à cette tracasserie, où le président parle en termes peu mesurés de Mme Geoffrin, et se promet de rompre toute liaison avec elle. Ce sont ces lettres et ces notes qui ont été supprimées dans l’édition de Paris, et le public y perd bien peu. L’abbé de Guasco, en sa qualité d’éditeur anonyme, expose les prétendues raisons qui l’ont fait chasser de la maison de Mme Geoffrin ; mais il oublie la principale et la seule véritable, c’est l’ennui dont il s’exhalait de lui une atmosphère à une lieue à la ronde : c’était un des plus grands seccatori de l’Europe savante et galante.

Il faut au reste être bien bas, bien infâme, pour imprimer ces vilenies après plus de douze ans ; c’est s’être donné le temps de la réflexion. Je dis que l’auteur de ces notes a fait une infamie, parce qu’il voudrait donner à Mme Geoffrin l’air d’une complaisante qui se prête quelquefois aux intrigues galantes des grands seigneurs et des grandes dames, afin de les attirer chez elles. Il n’y a point d’ennemi de Mme Geoffrin qui ne convienne de la fausseté de cette imputation. Je m’étais toujours bien douté que cet abbé comte de Guasco, avec ses yeux bordés de rouge à la façon des dindons, était dans plus d’un sens un vilain homme. Rien n’empêche de le soupçonner d’avoir falsifié les lettres du président au sujet de cette aventure. Un homme qui peut s’avilir jusqu’à mettre d’indignes faussetés sur le compte d’une personne dont il croit avoir à se plaindre peut bien avoir altéré quelques passages dans les lettres du président. Ce que je sais, c’est que j’ai vu le président chez Mme Geoffrin peu de jours avant la maladie qui le mit au tombeau. Il y a apparence que s’il a voulu se brouiller avec elle parce qu’elle avait fermé sa porte au chanoine de Tournai, elle lui en a donné de si bonnes raisons que le président n’a pu se dispenser d’être de son avis.

Voilà donc tout ce qui nous est revenu de la succession de ce grand homme ! Quelques lettres de compliments à des Italiens, et puis ce recueil de lettres indifférentes à un chanoine de Tournai, qui s’était fait Don Quichotte de la vertu des dames de Paris, et qui travaillait pour les prix de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il est rapporté dans les notes qu’un jour l’abbé de Guasco faisant, suivant sa coutume, l’apologie des dames à l’occasion d’une aventure galante qui occupait le public, le président, s’adressant à un de ses amis qui entrait dans ce moment, lui dit : « Marquis, que dites-vous de cet abbé, qui croit qu’a Paris on ne f… point ? » Cela me rappelle le mot de M. le comte de Paar, seigneur autrichien, grand maître des postes des pays héréditaires, fort connu ici pour le peu d’agréments de sa figure et de son esprit. Il aime la France et son séjour à la passion, et il a bien l’air de n’aimer qu’une ingrate qui ne le paye d’aucun retour. Il avait passé à Paris tout le temps de l’ambassade de M. le prince de Kaunitz, et il nous dit la veille de son départ : « On doit bien peu se fier aux idées même les plus généralement établies. Dans toute l’Europe, on croit les femmes de Paris en fait de galanterie d’une facilité singulière. Quand je suis venu ici, on a voulu me persuader qu’il n’y avait qu’à se baisser et en prendre. Eh bien, messieurs, rien de plus faux. Je vous jure sur mon Dieu et sur mon honneur que je sors de Paris comme j’y suis entré, et que je n’ai jamais tenté fortune sans m’attirer quelque méchante querelle. Et puis fiez-vous aux idées reçues ! » il paraît que l’abbé de Guasco peut faire le second témoin de la vertu des dames de Paris. Or, deux témoins irréprochables fournissent une preuve juridique.

Pour revenir au président, qui peut-être n’aurait pas pu témoigner comme eux, il est bien difficile d’imaginer qu’il ne se soit rien trouvé du tout de précieux dans ses papiers. Comment supposer qu’il ne soit resté aucune trace de cette Histoire de Louis XI, si malheureusement brûlée par un malentendu entre l’auteur et son secrétaire ? Le plus petit fragment en eût été précieux pour le public. J’ai ouï dire plus d’une fois à des gens qui pouvaient le savoir que le président avait dans son portefeuille dix-sept nouvelles Lettres persanes dont il comptait enrichir une nouvelle édition de cet ouvrage unique en son genre. Que sont-elles devenues ? Il est question dans ses Lettres familières d’un petit roman intitule Arsace, qui n’a jamais vu le jour. Il avait écrit des mémoires concernant ses voyages ; et de quel prix ne seraient pas ces mémoires ! il est vrai qu’après sa mort on répandit dans le public que le P. Routh, jésuite irlandais, appelé dans ses derniers instants, avait exigé et obtenu le sacrifice de tous ses papiers, mais ce fait se trouve démenti par une lettre de Mme la duchesse d’Aiguillon, insérée dans le recueil. Ce n’est pas que le maroufle de jésuite ne tentât la chose ; mais Mme d’Aiguillon survint heureusement à temps. Le mourant se plaignit à elle de la proposition du jésuite, qui répondit aux reproches de Mme d’Aiguillon : « Madame, il faut que j’obéisse à mes supérieurs. » Mais enfin, le vilain compagnon de Jésus fut renvoyé sans rien obtenir.

Il est donc plus que vraisemblable que ces précieux fragments existent entre les mains de M. de Secondat, fils de notre illustre président, retiré à Bordeaux, sa patrie. Ce fils, que j’ai toujours vu d’un décontenancé et d’une timidité extraordinaires, passe pour être dévot ; mais si j’en crois des personnes qui se prétendent au fait de l’état de choses, ce n’est pas par scrupule de conscience qu’il nous prive de ces restes précieux d’un grand homme. On assure que ce fils a le malheur d’être jaloux de la réputation de son père, et qu’il ne contribuera jamais à l’augmenter par la publication de ses ouvrages posthumes. La dévotion, comme il arrive souvent, ne servirait donc ici que de voile pour couvrir un sentiment bien méprisable ; mais, quel qu’en soit le motif, nous n’en sommes pas moins privés d’un bien inestimable.

— On assure que le recteur du collège des jésuites a Breslau ayant écrit au roi de Prusse, son souverain, pour être rassuré sur le sort de la Société dans les circonstances présentes, Sa Majesté lui a fait la réponse suivante :

« Je n’ai pas l’honneur d’être Roi Très-Chrétien, je ne suis pas Roi Catholique, encore moins Roi Très-Fidèle. Tranquillisez-vous ; si je vous chasse jamais, je vous dirai pourquoi. »

— On vient d’imprimer pour la première fois les Sermons sur différents sujets, prêchés devant le roi en 1686 et 1688 par le P. Soanen, de l’Oratoire. Deux volumes in-12 assez forts. Ce P. Soanen balançait alors la réputation du jésuite Bourdaloue, et c’était une affaire capitale pour les vieilles femmes de la cour de décider du mérite d’un prédicateur. Le jésuite l’emporta pour la célébrité sur l’oratorien. Il viendra un temps où pour les mettre d’accord, on les oubliera tous les deux, et ce temps n’est pas loin.

M. Carrelet, docteur en théologie et curé à Dijon, vient de nous gratifier de quatre volumes d’Œuvres spirituelles et pastorales. Pour moi, je m’en tiens aux Pastorales de Theocrite, de Virgile et de Gessner.

— On a gravé le portrait de plusieurs de nos acteurs et actrices de la Comédie-Française, qui sont des prédicateurs d’un autre genre ; mais ces portraits sont horriblement exécutés et n’ont pas même le mérite de la ressemblance.

M. Beauvais, de l’Académie de Cortone, vient de publier une Histoire abrégé des empereurs romains et grecs, des impératrices, des césars, des tyrans et des personnes des familles impériales, pour lesquelles on a frappé des médailles depuis Pompée jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs sous Constantin XIV, dernier empereur grec ; avec les légendes qu’on trouve autour des têtes des princes ou princesses, la liste des médailles connues de chaque règne, en or, en argent et en bronze, le degré de leur rareté et la valeur des têtes rares. Trois volumes in-12, chacun de près de cinq cents pages. Ce titre vous donne une idée de l’ouvrage. L’auteur s’est principalement attaché à la partie des médailles. Il donne un précis de la vie et du caractère de chaque personnage. Son livre peut servir dans le débrouillement de l’histoire romaine, sans lui donner une trop grande autorité. Le crédit et la réputation de pareils ouvrages ne peuvent s’établir qu’avec le temps.

M. l’abbé Pluquet nous a donné, il y a quelques mois, un livre de la Sociabilité[5], qui n’a pas fait fortune dans la société. Ce n’est pas qu’on n’ait cherché à lui faire une réputation ; les ouvrages médiocres trouvent toujours des prôneurs. Le plus grand nombre est naturellement disposé à faire cause commune dans ces occasions, parce que, sans s’en apercevoir, on défend sa propre cause. Mais ces mouvements imprimés au public par les partisans de la médiocrité n’ont ordinairement nulle suite, et le livre meurt au milieu des éloges qu’il reçoit ; c’est ce qui est arrivé à la Sociabilité de M. l’abbé Pluquet. L’auteur croyait cependant que cet ouvrage manquait au monde. S’il avait étudié son droit naturel dans quelque université protestante en Allemagne, il aurait vu qu’il n’y a point d’écolier à qui on n’explique les idées de son livre dans un meilleur ordre, avec plus de justesse et de clarté : car il n’a pas même le mérite de la méthode, qui au moins devrait être exclusif aux écrivains médiocres. Il n’a pas non plus le mérite d’un style exact, concis, correct. Ne perdez pas, je vous en conjure, votre temps avec la Sociabilité de M. l’abbé Pluquet. J’oubliais de vous dire qu’il n’a pas non plus le mérite d’un brin de philosophie ; mais cela est tout simple : M. l’abbé Pluquet fait des livres pour avoir des bénéfices. C’est son premier but ; les autres sont tous subordonnés à celui-là. Il est un de ces barbouilleurs qui publient tous les deux ou trois ans un livre dans lequel ils rabâchent ce que les autres ont pensé. Nous lui devons déjà un Examen du fatalisme et un Dictionnaire des hérésies, il voudrait qu’on établit en France des écoles de morale et de politique. Je l’en fais premier pédagogue, à condition qu’il n’imprime plus rien. Il peut pourtant compter qu’aussi longtemps que les prêtres auront en ce bon royaume voix au chapitre, l’étude du droit naturel sera tacitement regardée comme contraire a la tranquillité de l’Église et de l’État. Sans la réformation du xvie siècle, je soutiens qu’il n’existerait pas une seule chaire de droit naturel en aucune université de l’Europe, et que le droit canon n’aurait jamais laissé expliquer le droit des gens.

M. Descamps, peintre du roi, de l’Académie royale de peinture, a fait un Discours sur l’utilité des établissements des écoles gratuites de dessin, en faveur des métiers, et ce discours a remporté le prix dont on a laissé la disposition au jugement de l’Académie française. Ces écoles gratuites de dessin en faveur des métiers ont été établies depuis peu sous l’autorité de M. de Sartine, lieutenant général de police, et sous la direction de M. Bachelier, peintre du roi. Il me semble qu’il était assez superflu de démontrer leur utilité par du verbiage ; personne ne peut en douter. Elles seront même utiles à M. Bachelier, parce que la plupart des élèves voudront perfectionner par des leçons particulières et bien payées ce qu’ils auront appris dans le cours des leçons gratuites. Si vous vous rappelez les tableaux de M. Descamps exposés au dernier Salon, vous désirerez pour sa gloire qu’il manie mieux la plume que le pinceau ; c’est ce que je lui souhaite aussi.

— Depuis que l’Encyclopédie, non-seulement sans encouragement, mais malgré la plus opiniâtre et la plus absurde persécution, a entrepris et achevé la description de tous les arts et métiers, l’Académie royale des sciences, honteuse apparemment d’avoir reçu du roi pour cet objet tous les ans 40,000 livres depuis quarante ans sans avoir rien publié, a commencé enfin de faire de son côté une description des arts et métiers, et à la publier par cahiers. À ce recueil appartient sans doute l’Art du Facteur d’orgues, par dom Bedos de Celles, bénédictin, in-folio de cent quarante-deux pages et 52 planches. Ce cahier vient reparaître. Les grands facteurs d’orgues sont en Allemagne.

Loisirs d’un soldat au régiment des gardes-françaises. Petite brochure in-12 de cent trente-deux pages[6]. C’est un recueil de lieux communs sur la religion, sur le service, sur les ordonnances militaires. L’auteur est réellement soldat aux gardes. On dit qu’il a porté autrefois le petit collet ; mais se trouvant plus de goût pour le métier des armes, il l’a troqué contre la cravate rouge. Vu son premier état, il n’est donc pas si singulier qu’il sache ramasser et débiter des lieux communs. On a voulu faire une réputation à cette rapsodie, et comme l’auteur se montre très-religieux, les curés de Paris s’en sont mêlés. Ce sont des pauvretés qui ne méritent pas le quart d’heure qu’on leur donne. Le soldat a dédié ses Loisirs à ses camarades du régiment des gardes-françaises ; et tout de suite il s’est trouvé un autre barbouilleur qui a fait une Réponse aux loisirs, au nom du régiment. Cette réponse est un autre recueil de pauvretés.

Mélanges de maximes, de réflexions et de sentences chrétiennes, politiques et morales, par M. l’abbé de La Roche ancien éditeur des Pensées de M. le duc de La Rochefoucauld. Petit in-12 de trois cent cinquante pages, contenant une fourniture de quinze cents sentences. Radotage d’un vieux bon prêtre.

Géographie moderne, utile à tous ceux qui veulent se perfectionner dans cette science, et où l’on trouve jusqu’aux notions les plus simples dont on a facilité l’intelligence par des figures pour la mettre à la portée de tout le monde, par M. l’abbé Clouet. In-folio, contenant soixante-huit cartes. Jugez, par le galimatias de ce titre, si l’auteur peut mettre quelque chose à portée de qui que ce soit, et donner à la jeunesse des notions simples.

Analyses comparées des eaux de l’Yvette, de Seine, d’Arcueil, de Ville-d’Avray, de Sainte-Reine et de Bristol. Petit écrit de quarante-six pages. L’eau de Seine, fort décriée hors de France parce qu’elle incommode presque tous les étrangers dans les commencements de leur séjour à Paris, passe pour très-salubre dans cette capitale, et un Parisien se croit très à plaindre quand l’eau de Seine lui manque. L’eau de Ville-d’Avray près de Versailles est celle dont boit le roi : M. Deparcieux, mécanicien de l’Académie des sciences, a depuis longtemps un projet de donner de l’eau à toutes les maisons de Paris, en y amenant la petite rivière de l’Yvette, qui coule au-dessus de Paris. Pour faciliter ce projet, il a fait analyser cette eau ainsi que les autres que vous trouvez nommées ci-dessus, par une commission d’habiles médecins chimistes que la Faculté de médecine a nommée pour cet effet. Cette commission a trouvé l’eau de l’Yvette excellente, et elle déclare l’eau de Bristol la moins légère de celles qu’elle a examinées. Je ne sais si cet arrêt lui fera perdre sa réputation. Quant à moi, je me moque à peu près des analyses et des systèmes établis sur les théories à perte de vue, et m’en rapporte sur tout cela tout simplement à l’effet et à l’expérience. M. Deparcieux a depuis longtemps son projet dans la tête ; mais il ne l’exécutera jamais. Si l’on veut donner de l’eau a Paris, pourquoi ne pas tout uniment élever un aqueduc au-dessus de Paris sur les bords de la Seine ? Par ce moyen on en distribuera aisément par toute la ville, et l’aqueduc pourra faire une décoration digne d’une grande capitale ; mais nous ne sommes pas dans le siècle des grandes entreprises.



  1. Le titre exact est l’Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes. Londres (Amsterdam, Rey, 1767 2 vol. in-12), traduit de J. Trenchard et de Thomas Gordon, par d’Holbachh et Naigeon. Ce dernier, au dire de son frère, l’avait « athéisé » le plus qu’il avait pu.
  2. Voir page 308. Ce livre est de J.-N. de Hontheim, évêque in partibus de Myriophite, suffragant de l’électeur de Trèves, qui a signé divers traités sous le pseudonyme de Justus Febronius. Le traducteur était J. Remacle Lissoir, premontré.
  3. Amsterdam, 1767, in-12.
  4. Selon la Bibliographie de Montesquieu de M. Louis Vian, il s’agit ici non de la deuxième édition réelle (s. 1. 1767) conforme à la première, mais de la troisième parue sous la rubrique de Florence et Paris, 1766, in-12.
  5. Paris, 1767, 2 vol. in-12.
  6. (Par Ferdinand Desrivière », dit Bourguignon.) Plusieurs fois réimprimés.