Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Jullet

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 349-377).
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JUILLET.

1er juillet 1767.

La manufacture intarissable en productions pour le bien du genre humain, qui fleurit à Ferney, sous un chef dont le zèle est infatigable, vient de fournir sous le titre de Berlin et l’année 1766 un fragment des Instructions pour le prince royal de ***, écrit de quarante petites pages in-12. Je n’en connais qu’un seul exemplaire à Paris, que j’ai eu bien de la peine à me faire préter pour un quart d’heure. On ne saurait assez déplorer la sévérité avec laquelle on continue d’empêcher l’importation et le débit des productions de cette fabrique précieuse. J’ai toujours eu un grand mépris pour les lois somptuaires ; celles qui ont pour objet de conserver à une nation sa pauvreté d’esprit ne sont pas moins méprisables à mes yeux.

La brochure dont il s’agit ici, et qui fait en tout soixante-dix-sept pages, contient, outre le fragment des Instructions, un chapitre sur le divorce, un autre sur la liberté de conscience ; et on lit à la fin la première anecdote sur Bélisaire, ou la conversation de l’académicien avec frère Triboulet, que vous connaissez.

Dans le chapitre sur le divorce, l’auteur fait voir combien les principes de l’Église romaine en matière matrimoniale sont contraires au sens commun et à la bonne police. Le chapitre sur la liberté de conscience consiste dans un petit dialogue entre un jésuite, aumônier d’un prince de l’empire catholique, et un anabaptiste manufacturier faisant entrer deux cent mille écus tous les ans dans les États de Son Altesse par son Industrie. On développe dans cette petite conversation l’absurdité et l’atrocité de l’esprit intolérant de l’Église romaine. Je suis persuadé que la cour de Rome décernerait volontiers au vénérable patriarche de Ferney la couronne du martyr pour l’ardeur avec laquelle il travaille au salut des âmes, et qui ne saurait manquer d’avoir à la longue les suites les plus efficaces.

Revenons au fragment des Instructions d’un prince. L’auteur y parle à son cousin, et l’on a prétendu que ce fragment était adressé au prince royal de Suède, au nom d’un prince de la maison de Prusse. Mais il ne s’y agit de rien de relatif à la Suède. L’écrit peut s’adresser a tout prince protestant indistinctement ; il n’y est question que d’attaquer les usurpations de l’Église romaine sur l’autorité légitime des souverains, et de combattre les principes absurdes sur lesquels cette usurpation s’est établie. Les abus les plus frappants de la constitution française dans l’administration de la justice et des finances sont relevés avec une grande sincérité. Ainsi le but de l’auteur n’est point ici de donner des principes d’éducation pour l’héritier présomptif d’une couronne, mais de déferer, sous le litre de Fragments d’instruction, au tribunal de la raison universelle des usages aussi absurdes qu’anciens sur lesquels le gouvernement de la France a pris sa forme. Vous croyez bien que la vénalité des charges est comptée parmi ces beaux usages. Plusieurs des idées de l’auteur ne seront point enregistrées par les parlements. Il a fait voir par exemple l’incohérence qu’il y a entre un office de judicature et le droit qu’on y a associé d’influer par l’enregistrement sur la législation et sur les affaires publiques. Il serait à désirer, suivant notre auteur, que les provinces eussent des états, que le droit de remonter au souverain appartînt à ces états, et que de simples juges fissent leur métier et ne fussent pas distraits de la fonction de juger des procès.

Ce Fragment d’instruction ne traite donc point de l’éducation d’un prince, et ne peut dispenser aucun philosophe de proposer ses idées sur cet objet important. Nous n’avons encore rien de satisfaisant là-dessus, et les premiers éléments de cette grande science, bien loin d’être incontestables, ne sont encore ni établis ni même connus. Il en est des livres élémentaires sur l’éducation d’un prince comme de ceux qui traitent des principes des beaux-arts. Il faudrait que l’exemple précédât le précepte. C’est l’Iliade et l’Odyssée, ce sont les pièces de Sophocle et d’Euripide, qui ont fait trouver la raison poétique des poëmes épiques et des tragédies ; les plus sublimes tableaux étaient faits avant qu’il y eût aucun ouvrage didactique sur la peinture. Dix ou douze exemples de princes élevés en différents États de l’Europe avec un succès éclatant fourniraient la véritable poétique de l’éducation des princes, bien plus vite et bien plus sûrement que les méditations les plus profondes de nos philosophes.

En consultant l’histoire, le véritable livre élémentaire de cette science, on remarque qu’en général les plus grands princes d’une nation ont été ceux qui n’étaient pas nés sur le trône. On remarque encore que le mérite des souverains est en raison inverse de la stabilité de leur couronne : plus un trône est affermi, moins un souverain est obligé à de grandes choses ; aucun danger ne le tient éveillé, et le sommeil s’en empare. La couronne de Prusse ne sera pas toujours portée par un grand capitaine, par un grand philosophe, par un prince qu’aura éprouve le malheur dans sa jeunesse ; mais tout roi de Prusse aura du mérite, au risque de perdre sa couronne. On en peut dire autant des princes de la maison de Savoie ; et pour peu qu’on veuille réfléchir, on se convaincra en frémissant que le plus grand prince qu’ait eu la France, cet Henri IV dont on ne peut se rappeler les vertus sans la plus tendre émotion, s’il était né dauphin de France en ce xviiie siècle, non-seulement n’aurait pas été un héros, mais aurait été un mauvais prince (s’il est vrai que faible et mauvais sont presque synonymes sur le trône), et à coup sûr, un roi sans vertu et sans gloire. Quel peut donc être le grand avantage des princes qui parviennent au trône sans y être nés ? C’est d’avoir appris a obéir avant de commander ; à connaître le génie des hommes et des affaires ; à dépendre non-seulement de la volonté souveraine, mais d’une infinité d’autres volontés qui ne peuvent être conquises qu’a force de talent, de vertu ou d’adresse ; à donner à son âme la plus grande élasticité possible, en résistant au poids des événements et en supportant les inconvénients de sa situation.

Il semblerait donc que la condition la plus essentielle de l’éducation d’un prince serait de lui laisser ignorer son état et ses droits, et d’élever celui qui est pour commander comme s’il était né pour obéir. Mais comment lui conserver cette précieuse ignorance au milieu de tant d’obstacles qui s’y opposent, et qui rendent ce projet presque chimérique ? Il faut y renoncer. Si l’on ne peut dérober à l’enfant royal la connaissance de sa destinée, il faut du moins savoir l’effrayer sur l’importance de ses devoirs, sur le fardeau qu’il doit porter un jour ; il faut que, soumis à la discipline militaire, témoin de la manière dont les affaires se traitent, il plie de bonne heure son génie à la soumission et à la docilité ; que l’exemple et l’expérience ne soient pas remplacés par des préceptes stériles et des lieux communs qui, quoique de bonne morale, n’ont jamais produit une impression durable.

Ainsi, en renonçant à corriger un jeune prince à force de préceptes et de sermons, il me semble que tout l’art du gouverneur devrait s’épuiser à créer des occasions ou il puisse sentir l’inconvénient de ses défauts par sa propre expérience. Elle l’en corrigerait peut-être sans que le gouverneur eût jamais besoin de s’en mêler autrement. Il subsisterait ainsi entre l’élève et le gouverneur une espèce de contrat en vertu duquel chacun resterait maître de ses volontés et de ses actions, mais aussi en éprouverait et supporterait les conséquences naturelles. Ces conséquences rendues inévitables apprendraient au jeune prince peut-être plus que le plus beau cours de morale, et le préserveraient du vice le plus ordinaire de l’enfance, de la dissimulation.

Une des plus belles institutions d’une nation serait la loi qui affranchirait à jamais de toute espérance et de toute crainte celui qui élève l’enfant royal, en sorte qu’il ne fut jamais en cas de rien attendre de son élève, et qu’il quittât la cour en quittant sa charge. C’est avoir assez bien mérité de la patrie que d’avoir conduit l’héritier de l’empire au pied du trône où il doit être assis un jour : le repos d’un tel homme n’a rien que de glorieux, et il doit jouir dans la retraite des vertus de son élève. L’illustre Metastasio paraît avoir eu cette vue dans la premiere scène de son Alcide al bivio, pièce composée pour le premier mariage de l’empereur des Romains d’aujourd’hui. Le gouverneur d’Alcide quitte son élève, et prend congé de lui à l’entree des deux chemins. Malgré les instances du jeune Alcide, malgré le besoin pressant que celui-ci prétend avoir de son gouverneur au moment le plus critique et le plus important de sa vie, il en est abandonné. Cette scène est un modèle a la fois du vrai pathétique et d’une profonde morale. À Venise, lorsqu’un noble est élu doge et chef de la république, tous ses parents perdent leurs charges.

Malheur à la nation dont les princes sont abandonnés dès leur enfance aux prêtres ambitieux et fanatiques ! Car, ne pouvant arrêter le progrès des lumières publiques, ils entreprendont d’aveugler celui qui devrait être le plus éclairé, et afin d’assurer leur domination ils ne négligeront rien pour le rendre ennemi de lui-même et de ses peuples.

Je finirai cet article comme l’auteur du Fragment des instructions, en disant que le reste du manuscrit manque ; et j’ajouterai qu’il pourra être retrouvé dans deux ou trois siècles, lorsqu’un souverain qui connaît la véritable gloire ne sera plus un phénomène en Europe ; lorsqu’on aura connu qu’il est de l’essence de l’homme d’être gouverné, et qu’il n’est pas besoin du passage amphibologique d’un tapissier fanatique devenu apôtre pour faire respecter l’autorité souveraine ; lorsqu’on aura appris la science de l’emploi des hommes et leur prix, et que l’on se sera convaincu que la nation la plus courageuse, la plus vertueuse, la plus généreuse, est aussi la plus facile à gouverner ; lorsque enfin le progrès lent et insensible de la raison aura détruit quelques milliers de préjugés destructeurs de la gloire et du bonheur de l’humanité.

— Le petit succès des Statuts de l’Opéra a fait faire les statuts que vous allez lire, et dont j’ignore l’auteur. Si ces statuts ont besoin de quelque commentaire, je ne manquerai pas de l’ajouter en marge.


STATUTS



de la comédie-française.


A tousNous, Le Kain, Bellecour, Molé,
A tousBrizard, Dauberval et Préville[1],
A tousTroupeau dans ce lieu rassemblé
tousPour amuser et la cour et la ville :
À tous les histrions ; à Bienfait, Nicolet,
A tousRestier, Gaudon et Taconet,

A tousComédiens, marionnettes
A tousQui vont de tréteaux en tréteaux
tousChercher du pain en contant des sornettes ;
A tousEnfin, à tous nos commensaux,
A tousAux diseurs, de bonne aventure,
Salut. Aprfes avoir entendu la lecture,
tousFaite aujourd’hui dans notre comité,
tousD’un règlement nouvellement porté
Par les deux directeurs aussi zélés que sages
D’un spectacle fameux où l’on parle en chantant,
Et voulant rétablir les antiques usages,
tousNous avons cru devoir en faire autant
Pour le bien du public et surtout pour le nôtre.
tousCar c’est un point arrêté parmi nous
tousQue toujours l’un marchera devant l’autre :
En nous déshonorant nous devons gagner tous.
Comme sous-directeurs, tyrans de nos confrères,
tousNous avons su nous arroger des droits ;
tousEn dépit d’eux nous faisons leurs affaires,
tousEn dépit d’eux nous leur donnons des lois.



I.



tousEn conséquence, ordonnons que l’on chasse
Tous ces acteurs sifflés dont le public se lasse,
L’inutile Paulin, l’automate Belmont,
tousLa Chassaigne#1, Bouret le ridicule,
Feuilly#2, mais Pin surtout : il est riche, dit-on,
Et ce motif lui seul vaudrait l’exclusion.
Désirant cependant nous ôter tout scrupule,
Et voulant que chacun vive de son métier,
Par le présent arrêt ordonnons au caissier
D’entretenir un mois la troupe consternée.
Chaque acteur recevra trente sols par journée,
tousLes femmes rien ; elles ont des secours
tousQui dans Paris réussissent toujours.



II



tousSi nous osions avoir de la prudence.
Nous renverrions aussi le pesant Bonneval :
Il ricane toujours et tombe dans l’enfance,
tousAinsi que notre ami Grandval.

[2][3]

tousLeur défendons seulement de paraître
A tousPlus de deux fois par chacun an :
Au théâtre une fois, pour être hués peut-être,
L’autre au bureau, pour toucher leur argent.



III.



Après cette réforme et par cette ordonnance
Le Kain se chargera de parcourir la France,
Pour gagner de l’argent et choisir des sujets,
A tousNous rapportant à sa prudence,
A tousSûs qu’il prendra les plus mauvais.



IV.



Entre nous convenons que Brizard désormais
tousAura de l’âme et de l’intelligence,
Dauberval cessera de parler en cadence,
A tousLe Kain ne beuglera jamais ;
Bellecour en lui-même aura moins confiance,
Molé plus de poitrine et moins d’impertinence ;
Augé par son travail hâtera ses progrès,
Et Préville lui seul charmera les Françjais.



V.



A tousComme Vellenne a l’air docile.
A tousQu’on s’y fait, qu’il peut être utile,
Et que malgré ses soins, la triste d’Épinay[4]
N’a point su rétablir la santé de Molé,
tousNous le gardons, sous la loi très-expresse
Qu’il laissera la Hus[5] et sa molle tendresse :
Elle est trop exigeante, elle abîme ses gens,
tousEt son amour gâte jusqu’aux talents.



VI.



Pour la Dubois, qui croit que dans la vie
tousTromper tour à tour ses amants
tousC’est bien jouer la comédie,
tousEt qui compte tous ses moments
tousPar son caprice et sa folie,
Lui défendons de fatiguer l’amour.
tousL’amour la fatigue à son tour.
Quoique au théâtre elle soit fort jolie,

A Le plus beau buste à la fin nous ennuie ;
A Il faut de l’âme avec de la beauté.
A tousUn visage baigné de larmes
A Qui peint un cœur fortement agité,
A tousAura toujours assez de charmes
A tousAux yeux du public transporté.
A Quand Dumesnil, en proie à ses alarmes,
A Dans notre sein vient répandre ses pleurs,
A tousQu’elle porte dans tous les cœurs
A tousLe cri perçant de la nature,
C’est sa douleur qui plaît et non pas sa figure.
A Sur ce principe ordonnons à Dubois
De ne changer d’amant qu’une ou deux fois par mois,
A D’étudier une fois la semaine :
Clairon nous a fait voir, et la chose est certaine,
A tousQue l’art bien conduit quelquefois
A tousPeut ressembler à la nature ;
A tousOn aime une heureuse imposture ;
A Mais que Dubois prenne un autre chemin,
Et que chacun de nous en ami l’avertisse
A tousQue pour devenir bonne actrice,
A tousCe n’est pas tout d’être catin.



VII.



A Ordre à Sainval d’avoir plus de noblesse,
A tousDe changer à propos de ton,
De ne pas nous chanter son rôle avec tristesse
Ainsi qu’un écolier qui redit sa leçon ;
A De crier moins pour toucher davantage,
D’acquérir de ses bras un plus facile usage,
De donner à sa voix… Nous parlons pour son bien ;
Mais elle a de l’orgueil, elle n’en fera rien.



VIII.



Durancy fit fort mal quand son mauvais génie
De rentrer parmi nous lui donna la manie ;
Nous l’avions renvoyée, et nous savions déjà
A Qu’elle serait bien mieux à l’Opéra ;
Nous l’avouons pourtant, quoi que le public pense,
A tousElle est pleine d’intelligence ;
A tousMais son organe est trop ingrat.
A tousNous ordonnons en conséquence
A Que sous trois jours on lui délivrera
A Un passeport nouveau pour l’Opéra ;

A Lui promettant que si, par fantaisie
A tous(Ce qui peut-être arrivera),
Nous osions tout à fait chanter la tragédie,
Comme première actrice on la rappellera.



IX.



A tousDonnons avis à la Préville[6]
A tousDont les nerfs sont trop délicats,
A tousD’éteindre un amour inutile,
Pour qu’enfin son amant passe dans d’autres bras.
A On l’applaudit, mais on ne conçoit pas
A tousSi c’est par excès de décence
A Qu’ayant chez elle autant de sentiment,
Elle a l’art de glacer par sa seule présence,
A tousEt nous endort fort noblement.



X.



Désirant faire droit sur l’instante requête
A Du sieur Molé qui s’est mis dans la tête
A Que d’Épinay, qui bredouille en sifflant,
A tousAvait le germe du talent[7],
Consentons qu’elle joue, et laissons au parterre,
Suivant son privilège et son droit ordinaire,
A tousLe plalsir de la renvoyer
A En lui donnant cet avis salutaire
Que prétendre forcer les gens à s’ennuyer,
A tousC’est être folle et téméraire.



XI.



Comme la Doligny nous rend tous mécontents
Par sa rare vertu, par ses rares talents,
A Lui défendons d’être plus longtemps sage.
A tousQuoiqu’on n’ait point à redouter
A tousDe voir s’établir cet usage,
A tousElle force à la respecter.
A À la vertu qu’on ne peut imiter
A tousL’on n’aime point à rendre hommage.



XII.



Fanier la suit de loin, mais son ami Dorat
A tousFréquente trop souvent chez elle.
Que sait-on ? Il peut plaire ; il est jeune, elle est belle ;
A On ne croit plus à l’amour délicat.
A tousAh ! quel plaisir si sa sagesse
A tousPouvait faire le moindre écart !
A tousParmi nous, c’est une bassesse
A tousDe vouloir ennoblir son art.
Vous avez sous les yeux un si noble modèle :
La Beauménard[8] ; elle a joui de ses beaux ans.
A tousSachez vous avilir comme elle,
A tousEt semez dans votre printemps ;
Ruinez par raison vingt ou trente personnes :
Qu’importe ? Vous pourrez peut-être quelque jour,
A tousQuand vos affaires seront bonnes,
A tousVous abandonner à l’amour.



XIII.



A tousLa Bellecour, cette lourde Finette,
A tousSe défera des rôles de soubrette
En faveur de Luzy, qui, jouant plus souvent,
Pourra joindre aux attraits le charme du talent,
Pourvu qu’elle renonce à ses fades grimaces,
À sa minauderie, à sa prétention :
A tousL’air emprunté gâte toujours les grâces,
Et la nature plaît sans affectation.



XIV.



Fanier travaillera, c’est chose essentielle :
Notre but est d’instruire, et non pas de louer ;
Nous sommes, malgré nous, forces de l’avouer,
A tousSon talent est plus jeune qu’elle.



XV.



Du reste, désirant soulager la Gautier[9]
Qui se plaît dès longtemps, et plaît dans son métier,
Ordre à la Bellecour qu’il faut que l’on réforme,
Vu, sans d’autres raisons, et son air et sa forme,

D’apprendre incessamment les rôles des Grognac,
A tousDes Argante, des Coupillac.
Elle doit s’y résoudre avec pleine assurance.
Que n’a-t-elle pas vu depuis plus de trente ans ?
D’un monde que l’on a fréquenté si longtemps,
A tousOn doit avoir la connaissance.



XVI.



Enjoignons au surplus, pour l’exemple des mœurs
A tousEt la tranquillité publique,
A Qu’aucune actrice en son humeur lubrique,
A tousÀ l’Opéra ni même ailleurs,
N’aille par avarice où bien par politique
Brouiller d’heureux amants et mendier des cœurs.
A tousIl faut en tout de la justice.
A tousLorsque avec adresse une actrice
A Dans ses filets a su prendre un moineau,
A tousOn doit respecter son ouvrage ;
Quand elle l’apprivoise, il ne serait pas beau
A Qu’une autre en vînt arracher le plumage.



XVII.



Item pour l’avenir, mais très-expressément,
A tousFaisons defense à nos actrices
De faire leurs marchés ou quelque arrangement,
A tousAu foyer ni dans les coulisses ;
D’y laisser échapper quelques mots indécents.
Que la Hus n’aille plus par un compliment fade
Crier à la Dubois : « Ma chère camarade,
A tousComment se portent vos enfants ? »



XVIII.



Calculant avec soin nos besoins, nos ressources,
A tousAyant mûrement réfléchi
A tousEt sur Lemierre et sur Sivry[10],
A Dont les talents n’emplissent pas nos bourses ;
A tousEt ne gagnant plus tous les ans
A tousQu’entre huit et dix mille francs
A Qui ne sauraient suffire à la dépense
Qu’exigent notre luxe et notre vanité ;
A tousComptant d’ailleurs sur l’indulgence
A tousEt l’amour de la nouveauté

A tousQui caractérisent la France :
Permis à chaque acteur, lorsque maint créancier
Sera venu trois fois à sa porte aboyer,
A D’être malade. Alors quelque duchesse
(Car il faut qu’une au moins pour chacun s’intéresse)
Voudra bien du public s’attirer le mépris,
Et quêter noblement chez princes et marquis,
A tousQui nous feront par politesse
A tousUne aumône de dix louis.
Observons toutefois qu’avec exactitude
Chacun aura le droit d’user de ce détour.
Entendons seulement qu’à compter de ce jour,
Désirant épargner jusques aux honoraires,
Le Suisse et le moucheur auront aussi leur tour.
A tousRisque à passer pour nos confrères.



XIX.



A Après avoir consulté Coqueley[11],
A tousHomme prudent et raisonnable,
Qui nous a fait sentir qu’il était indiscret
De joindre à la bassesse un orgueil intraitable ;
A tousQue malgré nos airs de hauteur,
A tousLe public toujours équitable
Rabaissait notre état à sa juste valeur ;
A Que, quoiqu’on fit un métier méprisable,
On n’avait pas le droit de manquer à l’honneur,
A tousNi même à la reconnaissance :
Nous saurons désormais respecter les auteurs,
A Et d’eux à nous faire la différence.
Nous les regarderons comme nos bienfaiteurs :
La gloire est leur seul but, le nôtre est l’infamie ;
Nous sommes les échos de leur brillant génie ;
Automates glacés, organes impuissants,
Nous oublierions sans eux que nous avons des sens.
Quand les cheveux épars et la bouche écumante,
A Le front terrible et les yeux egarés,
Sous le nom d’Apollon, la sibylle éloquente
Rendait en frémissant ses oracles sacrés.
On voyait de son cœur l’involontaire ivresse.
On rendait grâce aux dieux et non à la prêtresse.
A Bien convaincus de cette vérité,
A tousEt connaissant son importance,
A tousUn de nous sera député
A Pour faire excuse avec humilité

A À tous auteurs que, par leur insolence,
Bellecour et Molé pourraient avoir blessés,
Et qui, dans l’antichambre, ont eu la complaisance
D’attendre leur orgueil et leurs airs insensés.
A tousEt pour réparer notre offense,
A tousConsentons d’être méprisés
A Plus que jamais, Une telle vengeance
A tousRendra chacun de nous content :
Ils n’auront que lhonneur, et nous aurons l’argent.

De notre comité, tel est l’ordre suprême
A tousQu’à l’avenir chacun suivra.
A tousDonné sur le théâtre même
A tousL’an mil sept cent et cœtera.

— On a donné ces jours derniers sur le théâtre de la Comédie-Italienne un opéra-comique nouveau, intitulé Toinon et Toinette, en deux actes. La pièce est de M. Desboulmiers, qui a déjà obtenu les honneurs du sifflet plusieurs fois sur le théâtre ; la musique est de M. Gossec, qui a du talent, et qui mériterait un meilleur poëte. Toinette est une petite personne qui ressemble à l’aimable Rose de M. Sedaine, mais comme un peintre d’enseignes sait faire ressembler. M. Sedaine est le peintre de la nature, et M. Desboulmiers est le peintre d’enseignes, mais d’enseignes pour le faubourg Saint-Marceau tout au plus, car la rue Saint-Honoré en veut de beaucoup mieux peintes. Toinette, caricature de Rose, a un père, caricature de Mathurin, père de Rose. Le père de Toinette n’est cependant pas aussi rangé que le père de Rose. Il doit une somme d’argent à un usurier intraitable ; il est vrai qu’il a des fonds sur un navire qui peut arriver d’un moment à l’autre, car la scène est dans un port de mer. L’usurier est amoureux de Toinette, et si elle voulait consentir de l’épouser, la dette du père se trouverait acquittée par la main de la fille. Mais Toinette n’a pas de cœur à donner à un vieux singe ; elle aime tendrement Toinon, neveu de l’usurier, qui est le Colas de cette Rose. Le vieux coquin d’oncle cherche d’abord à brouiller Toinette avec son neveu Toinon, et à la persuader que Toinon aime sa cousine Margot ; mais ce mensonge n’a d’effet que pour fournir au poëte le sujet d’une scène de jalousie terminée par un raccommodement. Alors l’usurier ne voit plus le succès de son amour que dans sa créance. Si Toinette ne l’épouse pas sur-le-champ, il fera mettre son père en prison. Heureusement le navire sur lequel ce père a fait fond entre dans le port en ce moment, et un capitaine de navire vient annoncer aux personnes intéressées cette heureuse nouvelle. Vous croyez, je parie, que vous n’avez plus qu’à assister au mariage de Toinon et de Toinette, et que, moyennant votre présent de noces fait à la porte de la Comédie, tout est dit. Vous vous trompez. Ce M. Desboulmiers est un diable d’homme qui ne lâche pas son monde à si bon marché. Quoiqu’il ne soit pas sorcier, il dispose des éléments, et, dans l’intervalle du premier au second acte, il élève une tempête épouvantable, à l’honneur sans doute et en mémoire du bon effet de l’orage dans le Roi et le Fermier, de M. Sedaine. En conséquence, M. Gossec, secondé par la charrette du cintre qu’un moucheur de comédie tient toujours prête aux ordres de tout Jupiter tonnant, M. Gossec, dis-je, fait pleuvoir, grêler, tonner, éclairer dans cet entr’acte, à faire peur. Si je pouvais faire quelque cas de ces platitudes musicales, je dirais que l’orage de M. Gossec est beaucoup plus beau que celui de M. Monsigny dans le Roi et le Fermier ; mais, dans le fait, je donnerais mille de ces puérilités avec tout leur fracas contre le plus simple sentiment heureusement exprimé. Enfin le calme succède à l’orage, et le musicien, après nous avoir déchiré les oreilles par ses éclairs, met toutes les flûtes de l’orchestre en campagne pour apaiser les vents et la tempête. Malheureusement pour Toinette, il s’y prend trop tard. Le navire qui portait les fonds de son père a péri par la tempête ; cela s’appelle faire naufrage au port dans toute la rigueur du terme. Aussi l’usurier, usant de son droit, a déjà fait emprisonner le père de Toinette, et vient de nouveau offrir à celle-ci sa main et la liberté de son père, si elle veut se déterminer à l’épouser. Toinette, perplexe et consternée, est sur le point de sacrifier à la piété filiale les plus chers intérêts de son cœur, en acceptant les offres du vieux hibou, lorsque son père paraît en liberté. Une main inconnue lui a fait tenir l’argent nécessaire pour le délivrer des poursuites de son créancier. Celui-ci est fort sot, et Toinette se flatte de toucher enfin au comble de ses vœux, lorsque son amant Toinon paraît pour prendre tristement congé d’elle. Le généreux Toinon, ayant su que le père de sa maîtresse était en prison, s’est engagé sur mer et a envoyée secrètement le prix de son engagement pour le faire sortir de prison ; mais aussi il faut qu’il s’embarque sur-le-champ. Ce n’est pas lui qui apprend à Toinette le service qu’il vient de rendre à son père ; au contraire, il le lui cache soigneusement ; mais le capitaine de navire qui est déjà venu allumer une pipe sur le théâtre au premier acte, et qui est précisément celui à bord duquel Toinon s’est engagé, découvre enfin toute l’histoire, et, touché de la générosité du jeune homme autant qu’il est indigné de la dureté du vieux coquin d’oncle, il rend au premier sa liberté sans rançon et couronne la tendresse des deux amants en faisant encore à Toinette par-dessus le marché un joli présent de noces. Je dis que si l’on avait donné ce canevas à M. Sedaine, il en aurait fait une fort jolie pièce. Il aurait d’abord donné du caractère et de la physionomie à tout ce monde ; et puis les scènes auraient été intéressantes, touchantes, plaisantes, comme il aurait juge à propos. Mais le peintre d’enseignes Desboulmiers est un homme sans ressource ; il n’a ni chaleur, ni sel, ni force comique. Je n’ai pas été fort émerveille de la musique de M. Gossec ; il est vrai que son pauvre diable de poëte ne lui a pas fourni une seule occasion de placer un air. C’est étouffer dans un homme toute idée que de l’obliger de faire toujours chanter ses acteurs à contre-sens, et sans que leur situation les sollicite à quitter le langage ordinaire pour celui de la passion. Ordre à M. Desboulmiers de renoncer à un métier qu’il sait si mal, et de s’embarquer en lieu et place de Toinon. À cette condition, le public a bien voulu accorder quelques représentations à Toinon et Toinette.

Le rôle du capitaine de navire a été joué par un acteur appelé Mainville, dont je n’ai pas encore eu occasion de vous parler. Ce jeune homme a débuté avec beaucoup de succès, il y a quelques mois. Il a une belle voix de basse-taille ; il est bien de figure, et il promet d’être un sujet de distinction avec le temps. On prétend que Mainville est fils de Caillot ; si cela est, on peut dire que c’est le digne fils d’un illustre père. Il est certain que Caillot le protège, et que le fils pourra remplacer le père dans la saison de la chasse que celui-ci aime avec fureur, et ou il a plus besoin de tuer les perdreaux et de courir les lièvres que d’amener le public au théâtre. On craint que Mainville ne devienne pas aussi bon acteur que bon chanteur et qu’il ne manque d’intelligence ; mais j’ai vu des sujets plus désespérés devenir très-passables et même bons, et c’est toujours un très-grand point que de n’avoir aucune disgrâce extérieure à vaincre. Nous avons vu Mme Laruette, ci-devant Mlle Villette, jouer ses rôles sans aucune sorte d’intelligence pendant plusieurs années ; elle s’est formée cependant, et il existe actuellement des pièces qui doivent leur succès en partie à son talent d’actrice. L’étude et l’exercice sont deux grands maîtres, et j’ai dans la tête que M. Mainville s’en trouvera bien dans quelque temps d’ici.

— Le théâatre anglais compte parmi ses pièces une tragédie intitulée le Joueur, tragédie bourgeoise qui n’a pas beaucoup réussi à Londres, et dont nous ignorons l’auteur en France. Son but était de nous montrer la passion du jeu avec tous ses dangers. En conséquence, un homme, dont le sort était en tout point digne d’envie, devient par la fureur de cette passion le plus malheureux de tous les hommes. Il ne se contente pas de la perte de toute sa fortune ; il perd encore la fortune d’une femme charmante dont il est adoré, et le bien d’une sœur aimable sur lequel il n’a pas le moindre droit. Manquant ainsi à tous les sentiments de justice et de probité, il ouvre trop tard les yeux sur l’abîme ou il s’est précipité ; le désespoir s’empare de son âme ; il s’empoisonne et meurt au moment où sa tendre épouse lui apprend qu’une partie de ses pertes est réparée par des fonds qui lui arrivent des Indes. On a publié il y a quelques années une traduction assez informe de cette pièce. M. Diderot l’avait traduite quelque temps auparavant pour la faire connaître à des femmes qui n’entendaient point l’anglais. Sa traduction n’a pas été imprimée. Elle est demeurée à M. Saurin de l’Académie française, qui a entrepris de mettre ce sujet sur le Théâtre-Français avec plusieurs changements. Il a surtout affaibli le rôle des filous dont le joueur est la dupe dans la pièce anglaise, et qui y occupent un trop grand espace. Pour remplacer ce vide, il a imaginé de donner au joueur un enfant. Le sort de cet enfant ajoute encore à la détresse du père ; et lorsqu’au cinquième acte il s’est empoisonné, tandis que son fils dormait tranquillement à côté de lui, il lui prend une autre tentation aussi violente que funeste : c’est celle de tuer son fils d’un coup de poignard, et de lui assurer par une mort prématurée un sort sinon heureux, au moins exempt de revers. Le réveil de l’enfant et sa naïve inquiétude l’empêchent d’exécuter ce dessein. Voilà l’épisode dont M. Saurin a enrichi la pièce anglaise, mais qui ne lui appartient pas, car je ne sais plus en quelle pièce ou en quel roman je l’ai vu. M. Saurin a écrit sa pièce en vers libres. Il ne l’a pas encore portée à la Comédie-Française. Il balance entre le parti de la faire jouer ou de la faire imprimer sans la présenter au théâtre. En attendant, elle vient d’être jouée a Villers-Cotterets, sur le théâtre de M. le duc d’Orléans, par une troupe composée de seigneurs et de dames, parmi lesquels il y a de très-bons acteurs. Mme la marquise de Montesson et Mme la comtesse de Blot ont joué avec beaucoup de succès les rôles de femme et de sœur du joueur. On se prépare à jouer cette pièce sur quelques autres théâtres de société ; mais à ne recueillir les voix que dans la salle de Villers-Cotterets sur le succès et l’effet de cette tragédie, il me semble qu’on doute fort qu’elle réussisse sur le théâtre de la Comédie-Française, si M. Saurin se détermine à la faire jouer.

— On apprit, il y a quelques mois, que M. Rousseau avait écrit à M. le général Conway pour lui demander la pension du roi d’Angleterre sur laquelle il n’avait pas pu prendre un parti définitif l’année dernière durant ses tracasseries avec M. Hume. Le secrétaire d’État a prévenu le philosophe d’Écosse de cette démarche de l’orateur allobroge, et lui a demandé s’il n’avait point d’objections à y faire. Le philosophe d’Écosse, bien loin de s’y opposer, a supplié le secrétaire d’État de vouloir bien procurer au suppliant genevois cette grâce de Sa Majesté. En conséquence, le roi d’Angleterre accorda à M. Rousseau une pension annuelle de cent livres sterling. Peu de temps après, M. Rousseau quitta brusquement et impunément son hôte M. Davenport, en laissant pour lui une lettre pleine d’injures et d’invectives. Il écrivit aussi au chancelier d’Angleterre, pour lui demander une sauvegarde, afin de pouvoir sortir en sûreté du royaume. Le chef de la justice lui répondit que les lois étaient en Angleterre une sauvegarde sûre et suffisante pour tout citoyen. Voilà du moins ce que les papiers anglais ont rapporté. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. Rousseau a débarqué à Calais et qu’il a traverse la Picardie, qu’il est venu aux portes de Paris, et qu’on dit aujourd’hui qu’il a changé de nom, repris l’habit français contre la jaquette arménienne, et qu’il a été mis en lieu de sûreté et ignoré de tout le monde, suivant ses désirs et sous la condition expresse qu’il se tiendrait tranquille à tout jamais, et qu’il ne ferait plus jamais et d’aucune manière parler de lui.


15 juillet 1767.

J’ai eu l’honneur de vous parler d’un Supplément à la Philosophie de l’histoire, qui a paru il y a quelques mois, en un assez gros volume. L’auteur lui avait donné ce titre insidieux dans l’espérance de se faire lire par tous ceux qui avaient lu la Philosophie de l’histoire, et d’administrer ainsi l’antidote d’office à tous les empoisonnés. Dans ce supplément, toutes les erreurs, impiétés, opinions dangereuses de ce livre se trouvaient confondues avec le plus grand soin ; la bêtise la plus scientifique brillait à chaque page. Charité inutile ! zèle perdu ! Personne n’a voulu profiter des instructions du savant supplémentaire, et il n’y a peut-être que moi en France qui aie eu le courage de lire son docte ouvrage, et qui en aie rapporté la récompense de me confirmer dans l’idée que j’avais du pieux auteur et de ses principes. Il ne manquait à ma satisfaction que de connaître le nom du bienfaisant supplémentaire, et j’apprends avec joie qu’il s’appelle M. l’abbé Larcher, ancien répétiteur de belles-lettres au collège Mazarin, dit des Quatre-Nations.

Je me doutais bien que la charité de M. Larcher envers l’auteur de la Philosophie de l’histoire ne serait pas semée en terre ingrate, et que le répétiteur du collège Mazarin serait remercié avec toute la reconnaissance imaginable pour le zèle avec lequel il avait bien voulu repasser la Philosophie de l’histoire. Cela n’a pas manqué d’arriver. Tout le monde, comme vous savez, est convaincu aujourd’hui que ce livre n’est point de M. de Voltaire, comme quelques folliculaires ont voulu l’insinuer, surtout depuis que celui-ci, par mégarde sans doute, l’a fait insérer dans ses œuvres ; mais qu’il appartient à feu M. l’abbé Bazin, dont le propre neveu l’a dédié à l’Impératrice de Russie à la face de l’Europe. Feu M. l’abbé Bazin, en tant qu’il est défunt, sans avoir vécu peut-être, ne pouvant répondre à M. l’abbé Larcher qui est un gaillard bien vivant, son brave et courageux neveu, éditeur dudit ouvrage, s’est montré tout de suite pour le défendre, et la manufacture de Ferney vient de mettre en lumière un volume de cent trente-six pages in-8°, intitulé la Défense de mon oncle.

Je fais une grande différence entre les Honnêtetés littéraires, où il n’y a pas le mot pour rire et où l’auteur rendait injures pour injures, et la Défense de mon oncle, où l’on étouffe de rire à chaque page. Il est impossible de rien lire de plus gai, de plus fou, de plus sage, de plus érudit, de plus philosophique, de plus profond, de plus puissant que cette Défense, et il faut convenir qu’un jeune homme de soixante-treize ans comme notre neveu, sujet à ces saillies de jeunesse, est un rare phénomène. On trouve de tout dans la Défense de son oncle : depuis Sanchoniathon, Moïse et Confutzée, jusqu’au R. P. de Marsy et au R. P. Fréron, chassés des jésuites pour leurs fredaines, personne n’est oublié ; depuis le Pentateuque jusqu’à l’impertinent Examen de Bélisaire, par le petit abbé Cogé, tout est passé en revue. Le neveu Bazin, qui a voyagé avec son oncle par toute l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et à qui il ne reste plus qu’un voyage en Amérique à faire, prie son lecteur de jeter des yeux attentifs sur la table des chapitres de la Défense de son oncle, et d’y choisir le sujet qui sera le plus de son goût. C’est ce que je vais faire, et comme les saillies du neveu sont entremêlées de choses assez sérieuses de l’oncle, je me permettrai par-ci par-là de courtes représentations.

Dans l’exorde, le neveu convient que feu M. l’abbé Bazin était un peu railleur, et qu’il se moquait de M. de Guignes, de l’Académie des inscriptions, qui voulait à toute force faire descendre les Chinois des Éyptiens. J’ai toujours été de l’avis de feu M. l’abbé Bazin sur ce point. Je pense comme lui que les lieux hauts ont dû être habités avant les lieux bas, et l’on sait que l’Égypte, presque toujours inondée, est une des contrées les plus basses de l’ancien monde. Je suis encore de l’avis de M. l’abbé Bazin sur le génie des Égyptiens : je n’en fais pas grand cas ; mais cela n’empêche pas, et c’est ou je m’éloigne de M. Bazin, que les Grecs n’aient eu grande raison d’aller étudier en Égypte, et d’y déterrer des connaissances très-précieuses sur l’origine de toutes choses. Ce n’est pas le génie, c’est la tradition qui conserve la mémoire des faits, et plus on peut être à la source de la tradition, plus on a de facilité à séparer le mensonge de la vérite. Si feu M. l’abbé Bazin avait pu faire son tour d’Égypte avec feu M. Hérodote, cela leur serait égal aujourd’hui, vu qu’ils sont tous les deux défunts ; mais ils se seraient estimés réciproquement, et M. Bazin n’aurait pas cité le Palais-Royal de Paris et les musicos d’Amsterdam pour réfuter son compagnon de voyage Hérodote sur un point de mœurs de Babylone.

Je me souviens d’avoir déjà défendu le faiseur de contes Hérodote contre le faiseur d’épigrammes Bazin, à l’occasion de l’usage qui obligeait les femmes et les filles de Babylone de se prostituer dans le temple un certain jour de l’année. Les arguments de M. Bazin contre le récit d’Hérodote sont d’un homme fort poli, fort élégant et du meilleur ton ; l’on voit bien que M. Bazin a toujours vécu dans la meilleure compagnie du xviiie siècle ; mais ses arguments ne prouvent rien sur les mœurs de Babylone. S’ils étaient concluants, il n’existerait plus aucune certitude historique, et il n’y aurait rien qu’on ne put révoquer en doute. Un esprit sage, quand il voit un usage singulier, des mœurs inexplicables, suspend son jugement ; il sent que la clef de ces mœurs est perdue, et qu’il n’y peut rien comprendre. Il sait que les idées d’un siècle ne sont pas celles d’un autre, et que si l’on était en droit de nier dans l’histoire du genre humain tout ce qui est extravagant et absurde, on n’aurait qu’à la jeter au feu tout entière. Je ne méprise pas les prodiges rapportés par Tite-Live, dont M. Bazin se moque ; je serais bien fâché que Tite-Live, en les rapportant, s’en moquat à la manière de M. Bazin ; il perdrait dès ce moment toute ma confiance. Ce n’est pas que je croie plus à ces prodiges que M. Bazin ; mais je fais attention à l’effet qu’ils ont produit sur tout un peuple, sur tout un siècle, à la croyance qu’on leur a accordée, et je commence à entendre quelque chose aux mœurs et à la tournure des esprits de ce siècle.

En général il faut toujours se garer de l’abus de l’esprit philosophique comme de tout autre abus, et il ne faut pas croire que notre manière de voir soit la seule bonne, ni que la raison universelle n’ait été aperçue pour la première fois qu’en cette année 1767. Nous sommes sans doute de très-grands hommes ; d’abord parce que c’est nous qui le disons, et que personne ne peut nous le contester, les vivants ayant toujours et essentiellement raison contre les morts ; mais quoique des Montesquieu, des Voltaire, soient des hommes infiniment rares, on ne saurait en inférer que depuis que le genre humain existe il n’y ait jamais eu un philosophe qui ait eu le sens commun, et que ce soit précisément et exclusivement à nous qu’il ait été réservé de trouver la pie au nid. Ainsi il est à croire que, quoique nous ne concevions plus guère rien au régime de Pythagore, et que les livres de Platon nous paraissent souvent inintelligibles, il y aurait de la témérité à regarder ces gens comme des rêveurs. Il est à craindre aussi, quoique nous ayons seuls raison en ce xviiie siècle, comme tout le monde sait, que notre manière de philosopher ne passe comme celle d’Athènes et de Rome a passé, et que nos mœurs, tout aussi peu stables que celles de Memphis et de Babylone, ne soient la proie du temps, qui ne ménage rien. Alors, supposé que l’Amérique ait englouti l’Europe, comme il pourrait arriver ; que dans l’espace de deux ou trois mille ans la tradition de nos mœurs et de nos idées soit anéantie, que les Diderot et les Buffon habitent Québec ou Philadelphie, qu’il y ait un Ferney sur la frontière de Pensylvanie, et que ce Ferney soit occupé comme le nôtre par l’aigle des philosophes de son temps, ne pensez-vous pas qu’un feu M. Bazin de ce temps pourrait traiter notre Voltaire comme un Hérodote, faire de notre Montesquieu un rêve-creux, et avoir en apparence tout l’avantage de son côté, parce qu’il serait un très-bel esprit, et qu’il raisonnerait suivant les idées de son siècle ?

Nous ne remarquons pas assez combien nos idées, nos opinions, nos préjugés et nos vérités, puisqu’il faut le dire, tiennent à notre temps, et combien il nous est impossible de nous affranchir de l’esprit de notre siècle. Quand on dit qu’un grand homme devance son siècle, on dit une vérité, mais ce n’est pas de mille ans, c’est quelquefois de cinquante ans, et c’est un grand prodige ; ce n’est pas sur tous les points, c’est sur quelques points, c’est quelquefois sur un seul point ; sur tout le reste, il est entièrement subjugué par son siècle. Pierre le Grand était un très-grand homme, très au-dessus de son siècle et de sa nation ; mais il eut été aussi impossible à Pierre d’avoir la facilité et l’élégance des mœurs de son contemporain, Philippe d’Orléans, régent de France, qu’il me le serait à moi de danser la chaconne comme Dupré ou Vestris. Ceux qui s’étonnent qu’un esprit aussi géométrique que Pascal ait pu croire à la transsubstantiation ne se doutent pas que du temps de Pascal ils auraient été capucins. M. Bazin nous dit qu’il faut bien nous mettre dans la tête que tous les législateurs ont été des hommes d’un grand esprit et d’un grand sens. Cela est certain ; mais il faut que M. Bazin se mette bien dans la tête que de tous ces grands hommes il n’y en a pas un seul qui ait eu une idée commune avec lui, qui n’est pourtant pas un polisson, ni approchante des idées des Voltaire et des Montesquieu, qu’un sentiment de vanité très-juste nous fait citer avec complaisance.

Une observation importante, c’est que les hommes ne sont pas absurdes pour le plaisir de l’être, et que les usages les plus bizarres, les plus extravagants en apparence, ont eu dans leur institution un motif raisonnable. Si vous voulez développer la théorie des religions et de leurs cérémonies, ne perdez jamais cette observation de vue. Voilà pourquoi l’histoire de l’Égypte serait pour nous si intéressante, malgré le peu de cas peut-être qu’on doit faire du génie de ses habitants. Ce n’est pas dans les contrées heureuses qu’il faut chercher les monuments les plus curieux de l’esprit humain ; c’est dans les pays sujets aux catastrophes, et dont les autres peuples ont tiré par suite de commerce les maladies contagieuses et les autres calamités physiques. L’Égypte nous a procuré ces agréments, soit par l’avantage de sa propre situation, soit par son commerce immédiat avec l’Éthiopie, qui paraît être le foyer de la peste et des autres douceurs dont la Providence a voulu combler le genre humain. Ainsi, c’est dans l’Égypte qu’il faudrait chercher la clef de toutes les cérémonies religieuses qui se sont répandues parmi les nations, et dont la plupart nous paraissent si incompréhensibles. Une nation heureuse ne s’occupe guère de ses dieux, comme ses dieux ne pensent guère a elle : car vous savez que quand les dieux visitent un peuple, ils arrivent ordinairement avec un cortège de calamités et en fort mauvaise compagnie.

Ces observations m’ont mené plus loin que je n’avais compté. Il faut nous arrêter ici, et reprendre la Défense de mon oncle à la première fois. En attendant, abandonnons les sept premiers chapitres de cette Défense au profit de M. l’abbé Larcher. Le neveu de feu M. l’abbé Bazin y traite de la Providence, de la fornication, de la sodomie, de l’inceste, de la bestialité, toutes matières excessivement délicates, sur lesquelles les principes de M. le neveu et de M. Larcher ne s’accordent pas toujours.

— On a donné aujourd’hui, sur le théâtre de la Comédie-Italienne, un ancien opéra-comique de feu M. Vadé, intitulé Nicaise, et mis en musique pour la première fois : car dans le temps de sa nouveauté on le chantait en vaudevilles sans musique ; mais heureusement le vaudeville, plus contraire encore au bon goût qu’aux bonnes mœurs, a été banni du théâtre par l’opéra-comique, que M. Sedaine a créé en France depuis environ dix ans. Ce Nicaise est le conte de La Fontaine mis au théâtre. M. Collé a traité le même sujet d’une manière plus libre ; sa pièce, que j’ai vu jouer sur le théâtre de M. le duc d’Orléans à Bagnolet, n’est point imprimée. Vadé n’avait point de talent. Il réussissait dans le genre grivois et poissard, que la verve seule peut rendre supportable à un homme de goût. Mais Vadé n’avait nulle verve ; tout ce qu’il savait, c’était de se mêler dans les marchés et autres lieux publics parmi la plus basse populace, d’en étudier le jargon, et d’en placer les dictons tant bien que mal dans ses pièces. Son Nicaise est fort mauvais, sans sel, sans esprit, sans force comique. Un jeune musicien appelé Bambini a fait arranger les paroles et les a mises en musique. Cet essai n’a point réussi, parce que la pièce est détestable, et que le musicien n’a ni coloris ni idées. Il n’a sur les musiciens français que l’avantage de l’école, c’est-à-dire de savoir arranger sa partition avec plus de goût et de pureté, et de ne point produire ses effets à force de solécismes. Mais cela ne suffit point pour réussir, surtout dans un pays où le mérite de la pureté du style musical est encore absolument ignoré. Ce Bambini est fils du directeur de cette mauvaise troupe de bouffons italiens qui, en 1752, pensèrent culbuter toute la boutique de l’Académie royale de musique. Lorsque l’esprit conservateur de la France, pour perpétuer l’ennui de sa musique, fit chasser les bouffons en dépit du coin de la reine. le petit Bambini, alors âgé de dix ou douze ans, fut laissé à Paris par son père, dans l’espérance sans doute qu’il achèverait un jour l’œuvre de Dieu ou la révolution. Mais l’esprit divin s’est retiré de cet enfant, et le don prophétique et apostolique s’est répandu sur Philidor et d’autres ouvriers que Dieu a choisis, en ces derniers temps, pour ouvrir l’oreille de son peuple.

La troupe italienne du même théâtre a donné une farce intitulé le Turban enchanté, qui a beaucoup réussi. Arlequin, mis en possession de ce turban par un magicien, l’emploie pour réussir dans ses amours. La première moitié de cette pièce est très-vive, et la dernière a plu par un escamotage très-prompt de cinq ou six habits que M. Arlequin-Garlin a sur le corps et qui n’amincissent pas sa taille.

M. Collé, lecteur de M. le due d’Orléans, paraissait avoir renoncé au dessein de faire imprimer ses pièces de théâtre successivement sous le titre de Théâtre de société. Le peu de succès de la Veuve et du Rossignol pouvait l’en avoir dégoûté ; mais il vient de le reprendre, en publiant son Galant Escroc qui doit former avec ses autres pièces imprimées le premier volume, et ce premier sera suivi d’un second volume de pièces qui paraîtront l’année prochaine toutes à la fois. Aucune de ces pièces n’a pu être jouée sur nos théâtres publics, parce qu’elles sont trop libres. On peut faire entre M. Collé et M. Sedaine le parallèle que M. Diderot a fait, pour son Salon de 1765, entre Baudouin et Greuze. Le premier est peintre de gravelures et de libertins, le second, peintre de bonnes mœurs et d’honnêtes gens. Les mœurs de Collé sont vraies, mais ce sont les mœurs corrompues de Paris ; les mœurs de Sedaine sont vraies et bonnes, et sont celles que vous désirez à votre femme, à votre fille, à votre maîtresse. Sedaine a aussi plus de génie, plus d’invention, plus de force comique ; Collé n’est ordinairement plaisant que par la tournure du dialogue et même des mots. Collé est infiniment au-dessus de Vadé, mais Sedaine est infiniment au-dessus de Collé. La comédie du Galant Escroc est tirée du conte de La Fontaine qui a pour titre À Femme avare, galant Escroc. Elle est en un acte et en prose. C’est la meilleure pièce de celles que Collé a imprimées. Le rôle de la femme, celui du mari, celui du galant, sont très-plaisants. Les mœurs de cette pièce sont très-dépravées. On en peut voir, je pense, une dans ce goût-là en passant et très-rarement ; mais on n’en verrait pas trois de suite sans en être fatigué, excédé. Vous remarquerez que si M. Sedaine avait eu à traiter ce sujet, il aurait fait à coup sûr de Sophie et du chevalier un couple honnête et intéressant qui aurait naturellement contrasté avec les mœurs des autres personnages de la pièce, et, si l’on peut dire ainsi, vous en aurait reposé. M. Collé a voulu faire de Sophie une jeune personne au-dessus des préjuges de son sexe ; mais, dans le fait, c’est une créature qui se livre à un jeune homme sans réserve et sans pudeur. Il n’y a point de situation qu’on ne puisse traiter, mais la manière de la traiter décide de tout, et donne la mesure exacte du génie et du talent du poëte. M. Collé n’a point de nez pour les choses honnêtes. Il ne sait faire parler que des femmes perdues ; quand il veut faire parler une femme honnête, il n’y est plus, il devient ennuyeux et plat. Quant au style, qu’il ne faut jamais perdre de vue dans ces productions, sa pureté répond quelquefois à la pureté des mœurs de la pièce. Le ton même n’en est pas toujours bon. Le chevalier dit à Sophie par exemple : J’espère que M. le comte aura fait de bonne besogne. Cela est lourd et bas, et si c’est une équivoque, c’est encore de mauvais goût : un homme du monde s’exprime avec plus de finesse et de légèreté. Il y a encore cette différence entre M. Collé et M. Sedaine que celui-ci jette ses choses fines et ses adresses fort légèrement ; il prend son spectateur pour un homme d’esprit qui entend à demi-mot. M. Collé, au contraire, nous prend pour des bêtes. Quand il a quelque finesse a placer, il meurt de peur qu’elle ne nous échappe, et nous cogne le nez dessus. Mais je n’aime pas ces façons-là : elles font monter la moutarde au nez. Le Galant Escroc est précédé d’un prologue en vers où M. Collé prend congé de la Parade ; mais en lisant ses comédies, on s’aperçoit qu’il s’en est séparé trop tard.

M. Baculard d’Arnaud vient de nous gratifier de deux petits romans, l’un français, l’autre anglais, chacun orné d’une estampe et de quelques vignettes de M. Eisen. La fureur des images devient ainsi tous les jours plus générale, et s’il ne s’élève pas bientôt une secte d’iconoclastes dans la librairie, nous sommes ruinés. Le roman français de M. d’Arnaud est intitulé Lucie et Mélanie, ou les Deux Sœurs généreuses, et le roman anglais, Clary, ou le Retour à la vertu récompensé. Dans le premier, deux sœurs deviennent amoureuses d’un comte d’Estival qui est, après M. d’Arnaud, l’homme le plus accompli de la France. Il en résulte un combat de générosité qui fait que le comte épouse l’aînée, c’est-à-dire celle des deux sœurs qu’il n’aime pas, à la place de la cadette, qu’il aime, et qui se retire dans un couvent ignoré de tout le monde afin de ne pas faire tort a sa sœur. Après le mariage, cette sœur découvre que sa sœur seule était aimée, et cette découverte la fait mourir de douleur. Le comte, libre de ce lien, compte se consoler, du chagrin que la mort de sa femme lui a causé, dans les bras de la sœur, qu’il a toujours adorée ; mais celle-ci, considérant que c’est elle qui est cause de la mort de sa sœur, ne veut pas épouser le comte, malgré la passion qu’elle se sent toujours pour lui, et prend impitoyablement le voile dans le couvent où elle s’est retirée. Le comte, perdant aussi toutes ses espérances, meurt, et en mourant, il envoie son cœur dans une boîte à sa maîtresse religieuse. À la réception de ce funeste présent, cette tendre recluse, qui employait toujours ses heures perdues à travailler au portrait de son amant, se trouve mal, et meurt peu de jours après. Tout le monde ainsi mort, il ne reste que M. d’Arnaud, dont le génie est mort-né. Dans le roman anglais, la vertueuse Clary, fille d’un fermier de campagne, se laisse enlever par un lord qui lui promet de l’épouser. En attendant l’accomplissement de cette promesse, elle remplit de bon cœur tous les devoirs d’une épouse, et vit à Londres avec son amant dans l’étalage de la fille la mieux entretenue. Un jour, étant avec son lord à la comédie, elle voit dans la pièce qu’on représente un père qui, trouvant sa fille dans une situation à peu près pareille, lui dit : Ma fille, je vous vois des richesses ; où sont vos vertus ? Apparemment que ce rôle de père était joué par David Garrick avec une force et une vérité étonnantes, car Clary ne put jamais s’empêcher de s’écrier du fond de la loge : Ah, mon père ! et puis de s’évanouir. Je vous laisse à penser quel esclandre ce cri devait faire dans la salle de Londres ; mais du moins il prouve que, même au milieu d’un spectacle profane, on n’est pas à l’abri du doigt de Dieu. Clary s’en sent touchée. Elle se dérobe clandestinement de la maison de son séducteur, et après avoir échappé au danger d’être violée par un gros chapelain, et à divers autres accidents, elle reprend le chemin de la vertu et de la maison paternelle. Ses parents lui pardonnent. Un chevalier baronnet très-vertueux en devient amoureux. Clary ne consent à l’épouser qu’après les simagrées les plus touchantes du monde, et après lui avoir conté toutes ses petites fredaines ; et M. d’Arnaud, qui est un garçon délicat sur le point d’honneur d’une fille, ne fait le mariage qu’après avoir tué le premier séducteur de Clary d’un coup de fusil à l’armée d’Allemagne : ainsi dans le fait, le chevalier baronnet épouse une jeune veuve, un peu illégitime à la vérité, mais d’ailleurs charmante et d’une vertu a toute épreuve.

Si vous voulez avoir un modèle de faux pathétique et de fausse chaleur, vous lirez ces deux romans. Je suis sur qu’en certains quartiers de Paris et en certains endroits de province, tout cela paraît fort beau. Ce pauvre d’Arnaud n’a pas l’ombre du sentiment, il est froid comme la mort ; mais il s’échauffe tant à force de grands mots que je suis persuadé que, de la meilleure foi du monde, il se trouve brûlant. C’est l’auteur de France qui entend le mieux l’éloquence des points et des tirets ; en cinquante pages, l’imprimerie la mieux fournie doit se trouver épuisée. Mon cœur est déchiré… La mort y entre de toutes parts… Mon amour s’allume dans mes larmes… Tout est plein de ces expressions naturelles, et chacune est suivie d’un tiret ou de trois points. Remarquez en passant que les autres éteignent leur amour dans les larmes ; mais M. d’Arnaud l’y allume, parce que tout est brûlant chez lui. Il n’y a rien de mieux pour corrompre le goût et le style que ces sortes de productions. Heureusement tout cela meurt en venant au monde.

Pour vous faire oublier les sœurs généreuses, je vais vous faire un conte de la duchesse généreuse, et ce conte n’en sera pas un. Mme la duchesse de Choiseul vient de passer deux mois dans sa terre de Chanteloup en Touraine. C’est, sous les plus aimables traits, la Bienfaisance qui quitte les rives de la Seine pour un temps, et va habiter les rives de la Loire. Elle y passe peu de jours sans les signaler par quelques bienfaits. Un soir, elle se promène à cheval dans la forêt d’Amboise, suivie du docteur Gatti, son médecin, et de l’abbé Barthélémy, antiquaire célèbre. Elle rencontre une femme qui lui paraît plongée dans la douleur. Elle s’arrête et interroge. La femme est longtemps sans vouloir dire le sujet de son chagrin. Enfin elle prend confiance dans l’honnêteté des trois personnages, et leur fait part de sa situation. Elle avait épousé un fort honnête homme, excellent mari, bon père de famille, et elle vivait heureuse avec lui. À mesure que cet homme prenait de l’attachement pour sa femme et de la tendresse pour ses enfants, il devint inquiet et rêveur. Un jour, sollicité par sa femme, il lui confie qu’il est déserteur des troupes du roi. Dès ce moment le bonheur et la sérénité disparaissent de cette heureuse chaumière, la frayeur et l’inquiétude s’emparent de toute la famille. Au moindre bruit elle croit voir arriver la maréchaussée, qui lui enlève son chef pour lui faire subir un arrêt de mort. Voilà, dit cette femme, la vie que nous menons depuis six mois que ce funeste secret m’est connu. Ah ! s’écrie-t-elle, si je pouvais trouver quelque protection auprès de la duchesse de Choiseul pendant quelle est en ce pays ! On parle tant de sa bonté ; elle me rendrait service sans doute. Un mot échappé à la duchesse la fait reconnaître. Alors cette femme se recueille et se met à lui parler avec tant de force et de chaleur, avec une éloquence si touchante et si sublime qu’un tremblement universel saisit la duchesse de Choiseul, et que ses deux conducteurs fondent en larmes à côté d’elle. La fin de cette histoire c’est que Mme la duchesse est trois jours malade de cette scène. Le quatrième, M. le due de Choiseul arrive dans sa terre ; le cinquième, la grâce est accordée au déserteur ; le sixième, il est établi avec sa famille au château de Chanteloup, où Mme la duchesse de Choiseul donne au mari et à la femme de l’emploi et assure leur sort.

Monsieur d’Arnaud, si cette anecdote historique parvient à votre connaissance, vous serez tenté d’en faire un roman, et d’en commander l’estampe à M. Eisen. Vous ferez le discours de cette femme, et vous y mettrez tout ce que votre imprimeur possède en points et en tirets ; et je parie d’avance tout ce que vous voudrez que vous ne rencontrerez pas un seul mot de tout le discours de cette femme. Je le donnerais à de plus habiles que vous ; et si vous aviez pu être témoin de cette scène, au prix de tout ce que vous avez fait et de tout ce que vous ferez jamais, je vous aurais conseillé de ne pas hésiter un seul instant : vous auriez vu du moins comment on est pathétique.

M. Mercier, à l’enseigne de l’Homme sauvage, vient de nous faire présent d’une petite histoire morale en cent pages in-12, intitulée la Sympathie. Si M. Mercier continue son commerce de merceries en vers et en prose avec l’activité qu’il y a mise depuis six mois, je plains ceux qui sont obligés de s’assortir dans sa boutique.

— Après M. d’Arnaud, ce que nous avons de plus triste en France c’est un certain M. Feutry, poëte et étudiant en artillerie. Celui-là ne rêve que lamentations, ruines, tombeaux ; une demi-douzaine de gaillards de cette espèce donnerait le spleen à tout un royaume si on les écoutait. M. Feutry vient de publier les Ruines, poëme d’un triste achevé. Il nous dit dans sa préface qu’il va en Russie, pour dire, en passant à Pétersbourg, que M. le comte de Schouvaloff est un Russe aimable et pour faire des recherches sur l’histoire générale des machines de guerre anciennes et modernes, qu’il se propose de donner dans quelque temps avec des planches. Il prétend aussi avoir trouvé une espèce de canon qui tire cinq coups contre deux, sans trop s’échauffer et sans risquer de crever. Au moyen de sa découverte, un vaisseau monté de vingt-cinq pièces, mettra en pièces un vaisseau de soixante et au delà. M. Feutry est trop bon Français pour ne nous pas garder son secret jusqu’à la première guerre maritime. Je vois les Anglais perdus de cette aventure ; et si M. Feutry peut les engager à lire ses productions poétiques, tout ce qui échappera à son artillerie périra de mélancolie ; et voilà l’empire de ce peuple orgueilleux détruit par le génie puissant d’un seul homme.

— On assure que M. Rousseau se trouve dans un château appartenant à M. le prince de Conti, en Vexin, sur la frontière de Normandie[12]. Il a changé de nom et a promis de se tenir tranquille le reste de ses jours. À cette condition le Parlement a, dit-on, consenti de laisser dormir le décret de prise de corps. S’il ne doit plus rien imprimer, ce marché est également mauvais et pour lui et pour le public.



  1. Ces six acteurs forment, en vertu d’un règlement nouveau de MM. les premiers gentilshommes, un comité qui examine et reçoit les nouvelles pièces, et règle les principales affaires de la troupe sans la consulter. (Grimm.)
  2. Mauvaise actrice. (Grimm.)
  3. M. le poëte a grand tort ; Feuilly, qui double Préville, n’est point du tout un mauvais acteur. (Id.)
  4. Jolie, mais mauvaise actrice qui vient d’épouser Molé. (Grimm.)
  5. Il a eu des aventures galantes avec cette actrice. (Id.)
  6. Mme Préville avait fait infidélité à son mari, qui en était au désespoir, pour Molé, qui vient de la quitter pour Mlle d’Épinay. Mme Préville a pensé en mourir de douleur. Elle vient de se raccommoder avec son mari. Toutes ces importantes révolutions sont connues de tout le public, qu’elles occupent et intéressent. (Grimm.)
  7. Il l’a fait débuter l’hiver dernier dans la tragédie, lui promettant d’avance les plus grands succès ; mais, en cothurne comme en brodequin, elle a paru également mauvaise. (Id.)
  8. Aujourd’hui la femme de Bellecour. Fameuse courtisane en son temps. Son air effronté a toujours fait tort à sa beauté. Elle n’a jamais été bonne actrice ; mais
    elle devient tous les jours plus grosse et plus détestable. (Grimm.)
  9. Ou Mme Drouin. Elle joue depuis quelques années les rôes de caractère avec succès. (Id.)
  10. Poinsinet de Sivry, cousin de Poinsinet, sorcier, auteur de quelques mauvaises tragédies. (Grimm.)
  11. Avocat et conseil de la Comédie-Française. (Grimm.)
  12. À Trye-Château. Voir dans la Correspondance générale de Rousseau la lettre du 3 mars 1768 à du Peyron sur les prétendues persécutions qu’il y subissait. C’est à Trye qu’il écrivit la première partie des Confessions.