Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Avril

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 267-301).
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AVRIL

1er avril 1767.

On a donné le 26 du mois passé, sur le théâtre de la Comédie-Française, la première représention de la tragédie des Scythes dont j’ai eu l’honneur de vous rendre compte. Cette pièce n’a point fait d’effet au théâtre, et il ne tiendrait qu’à nous d’appeler cela une chute ; mais il ne faut pas que M.  de Voltaire tombe, et quand on est parvenu à l’âge de soixante-douze äns, surchargé de couronnes, et ayant fait à l’Europe entière le plus grand bien que jamais homme ait fait par ses écrits, on doit avoir acquis quelques droits à l’indulgence respectueuse de ses compatriotes.

Quoi qu’il en soit, voici comment les choses se passèrent. Le premier acte fit beaucoup de plaisir. Le second, un peu moins. Le troisième parut froid comme glace. Dans le quatrième, la scène entre Indatire et Athamare fut fort applaudie ; mais la mort d’Indatire, ainsi que la douleur des deux vieillards, fit très-peu d’effet, et plusieurs vers un peu familiers firent rire. Le cinquième acte aurait réussi sans les deux précédents ; mais en général l’effet fut peu considérable : il n’y eut point d’applaudissements à la fin, et les propos qu’on entendait dans les foyers et dans les corridors n’étaient point favorables à la pièce. Elle fut un peu mieux jouée et mieux reçue à la seconde représentation. Elle est aujourd’hui à sa quatrième et dernière, à cause de la clôture des spectacles, qui se fera samedi prochain, et l’on dit qu’elle ne sera reprise qu’a l’entrée de l’hiver.

Le grand reproche qu’on a fait à la tragédie des Scythes, c’est d’être froide et sans intérêt. Cependant ce ne sont ni les événements ni les situations tragiques qui y manquent, c’est la force tragique qu’on désire partout. La faiblesse du plan, des incidents, de l’exécution, se manifeste à chaque pas. On a dit que M. de Voltaire ne pouvait être accusé de plagiat, parce qu’il n’avait pillé que son propre fonds. Il est vrai que cette tragédie ressemble beaucoup à celle d’Alzire et à celle d’Olympie ; elle a aussi un peu d’affinité avec le sujet de Callirhoé. Mais quelle différence entre ce dernier sujet et celui des Scythes ! Dans la tragédie de Callirhoé le sort de cette infortunée et de son malheureux amant dépend de l’arrêt irrévocable d’un oracle, et l’on sait si les dieux sont implacables. Dans la tragédie des Scythes, au contraire, tout n’arrive que par la volonté précaire du poëte, et s’il voulait se prêter un peu, il n’y aurait aucun mal. Il faut pour qu’il arrive un meurtre qu’un jeune monarque persan défie un jeune Scythe en duel, comme ferait un petit-maître ou un marquis français. Assurément, le véritable Indatire, qui d’abord n’aurait pas porté ce nom, se serait bien moqué du roi Athamare s’il avait été assez insensé pour lui faire au milieu de la Scythie une proposition aussi extravagante. Cet Athamare, fourvoyé avec une poignée des siens au milieu d’un peuple fier et guerrier, et traitant ses hôtes avec tant de hauteur et d’arrogance, me rappelle ce caporal des troupes du pape qui s’était rendu à bord d’un vaisseau de guerre anglais, accompagné de deux invalides, pour y faire la recherche d’un déserteur. Il avait si bien pris le ton de maître, si parfaitement oublié qu’il n’était plus chez lui, que pour l’en faire souvenir quelques matelots de l’équipage furent obliges de le jeter à la mer avec ses deux invalides, après quoi on le repêcha dans une barque, pour le mettre à terre dans un coin de son commandement. Il résulte de tout ceci que les malheurs qui arrivent a Athamare ne touchent en aucune manière, parce qu’ils n’arrivent pas nécessairement, et que la tragédie finit avant qu’on ait pu prendre interêt a quoi que ce soit.

La manière dont elle a été jouée a beaucoup contribué au mauvais succès du premier jour. Il semblait que tous les acteurs se fussent donné le mot pour jouer détestablement. Le rôle d’Athamare, joué par Le Kain, ne fit aucun effet. Il y a un certain M. Pin, reçu à l’essai, qui joue la comédie pour son plaisir, à ce qu’on dit, car il est riche, mais qui ne joue pas pour notre plaisir, s’il joue pour le sien. Ce M. Pin joue les rôles à manteau dans la comédie, et les rôles de confident dans la tragédie. Les comédiens prétendent que c’est le meilleur confident qui ait paru au théâtre depuis longtemps, et je ne serais pas eloigné d’être de leur avis s’il n’avait pas une figure si ridicule dans l’accoutrement tragique, et une voix si claire et si glapissante qu’on est tenté de rire dès qu’il ouvre la bouche. Ce malheureux Pin s’était fait confident d’Athamare, et fut la première cause des risées du parterre. Elles commencèrent avec le troisième acte, ou le fidèle Pin donne de si bons conseils à son maître peu docile. Pin le confident en perdit la contenance, et ne sut plus un mot de son rôle, et le mauvais succès de cette scène influa sensiblement sur le sort de la pièce.

Molé était chargé du rôle d’Indatire, et le joua en petit-maître. Son père Hermodan Brizard, malgré sa belle chevelure grise, malgré sa belle figure, sa belle voix, fut trouvé bien froid. Pour le père d’Obéide, le vieux Sozame, c’etait M. Dauberval. Ce pauvre M. Dauberval joue tous ses rôles avec tant de politesse que, sans avoir l’honneur de le connaître, je suis persuadé que c’est un des hommes les plus doux et les plus respectueux qu’on puisse rencontrer dans le monde. C’est dommage que cette vertu ne tienne pas lieu de talent au théâtre. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Sozame Dauberval a l’air bien déplace en Scythie, et que, s’il y allait de ma vie, il me serait impossible de croire qu’il ait jamais servi sous le grand Cyrus, ni gagné de batailles dans son jeune temps, malgré tous les récits et toutes les confidences qu’il fait à son ami Hermodan de ses exploits et de sa gloire passés. Ce Dauberval a un fils qui danse à l’Opéra, et qui est un charmant danseur dans le genre brillant et léger de Lany et de Mlle Allard. Si, suivant la morale de la Chine, l’éclat des vertus d’un fils rejaillit sur le père, nous sommes en conscience obligés d’aller applaudir le père Dauberval à la Comédie-Française des cabrioles enchanteresses de son illustre fils sur le théâtre de l’Opéra.

Mlle Durancy a joué le rôle d’Obeide. Je n’ai point eu occasion encore de vous parler de cette actrice, qui est au théâtre depuis quatre ou cinq mois. Mlle Durancy est née sur les planches. Son père, après avoir joué quelque temps sur le théâtre de Paris les rôles de valet, fut renvoyé en province ; sa mère, qui voulait jouer les rôles de caractère, n’a jamais pu se faire supporter à Paris plus de huit jours. Mlle Durancy elle-même débuta sur le théâtre de la Comédie-Française, il y a sept ou huit ans, dans les rôles de soubrette. On ne lui trouva pas alors assez de talent, et elle fut congediée. Ne sachant que faire et se trouvant un peu de voix, elle entra à l’Opéra, où elle joua pendant trois ou quatre ans de suite les rôles les plus subalternes dans la plus honnête médiocrité. Cependant on lui remarqua peu à peu de l’intelligence ; et comme, suivant le proverbe, dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois, elle passa bientôt pour une excellente actrice. On déplorait seulement qu’elle eut si peu de voix, car, sur ce théâtre de braillards et de criards, il faut des poumons comme des soufflets de forge pour acquérir la réputation de chanter avec goût et avec âme, comme disent les fins connaisseurs. Celle de Mle Durancy commença par une scène de jalousie jouée dans je ne sais plus quel opéra. Le rôle de Colette, dans le Devin du village de M. Rousseau, acheva cette réputation d’actrice. Je ne fus cependant pas séduit par la manière dont elle joua ce rôle. Je pense que l’innocence et la naïveté d’une jeune villageoise ne peuvent s’exprimer par des minauderies, même spirituelles et agréables, et qu’une fille de théâtre qui passe tous les soirs et pour de l’argent dans les bras du premier venu devine mal les mouvements d’amour, de dépit et de jalousie d’une Colette. Mais le public ne fut pas de mon avis. Il trouva Mlle Durancy à merveille dans ce rôle, et quelques principaux soutiens du Théâtre-Français, M. d’Argental et M. le marquis de Thibouville entre autres, assurèrent bientôt que cette actrice serait très-propre à remplacer Mlle Clairon. En conséquence, on lui fit apprendre quelques rôles tragiques, et l’on répandit dans le public qu’elle les jouait supérieurement. Mlle Clairon même favorisa ces bruits en accordant beaucoup de talent à celle qui devait lui succéder, et en lui donnant des conseils et des leçons. Il ne s’agissait plus que de trouver un moyen de la faire sortir de l’Opéra. L’Académie royale de musique est jalouse de ses moindres droits, et dans les temps difficiles, les moindres pertes se font regretter. Il s’entama donc une négociation aussi importante que délicate entre Messieurs les premiers gentilshommes de la Chambre du roi, qui dirigent la Comédie-Française, et M. le comte de Saint-Florentin, qui, en sa qualité de ministre de Paris, à l’Opéra dans son département. Après le nom du Très-Haut dûment invoqué, et avoir généralement reconnu l’importance de l’ennuyeux spectacle national appelé Opéra français et décidé essentiellement nécessaire au soutien de la gloire nationale, on convint que Mlle Durancy passerait du théâtre de l’Opéra sur celui de la Comédie-Française sans tirer à conséquence. En conformité de ce traité, Mlle Durancy débuta au mois de novembre dernier dans les rôles de Pulchérie, d’Aménaïde et d’Électre, et fut reçue à demi-part immédiatement après son début. Ce début ne répondit cependant pas à l’attente de ses protecteurs, ni a l’idée qu’on s’en était faite d’avance sur leur parole. Le public ne fut point dans l’enthousiasme des talents de Mlle Durancy ; et les amateurs de l’Opéra français, choqués au dernier point de sa désertion, et profitant de la disposition du public, la débutante transfuge pensa être sifflée dans les formes. Ce n’est qu’à la quatrième ou cinquième fois, et au moment de son plus grand découragement, qu’elle triompha enfin de la cabale.

Le fait est que la figure de Mlle Durancy est très-ignoble, qu’elle a l’air d’une grosse servante de cabaret ; qu’elle ne manque ni d’intelligence ni même de chaleur, mais qu’elle a un jeu dur comme sa physionomie, sans grâce, sans sentiment, sans âme. Cela ne fera donc jamais qu’une actrice médiocre qui jouera passablement bien les rôles qui lui auront été notés par Mlle Clairon ou par M. de Thibouville, mais qui n’entraînera jamais le spectateur par la force et le pathétique de ses propres accents. Le crédit de ses protecteurs a tout mis en œuvre pour la faire valoir aux dépens d’une rivale qui s’était présentée sur son chemin. Mlle Sainval, actrice du théâtre de Lyon, aussi laide que Mlle Durancy, mais d’une figure moins ignoble et moins disgracieuse, avait débute avant elle avec beaucoup de succès. On lui avait trouvé des entrailles et du pathétique, elle pouvait devenir une rivale redoutable. La nécessité d’accoucher l’avait forcé d’interrompre son début. Après le début de Mlle Durancy, on contraignit Mlle Sainval, a peine relevée de couches et encore faible et languissante, de reprendre le sien. Elle reparut, mais sans voix et sans force, et ce second début lui fit beaucoup de tort. Elle a été reçue cependant à la pension et à l’essai ; mais le temps de son essai se passera à ne jamais jouer, parce que Mlle Dubois et Mlle Durancy, jouissant de leur droit d’ancienneté, ne lui laisseront vraisemblablement jamais de rôle à remplir.

Les protecteurs de Mlle Durancy, devant lesquels il n’est pas permis de prononcer le nom de Mlle Sainval, ont procuré à leur favorite l’avantage de jouer le rôle d’Obéide préférablement à Mlle Dubois. Dans les pièces nouvelles, l’auteur est libre de donner les rôles à qui bon lui semble, mais l’acteur reste en possession du rôle qu’il a une fois joué. C’est sans doute M. d’Argental qui a engage M. de Voltaire à faire ce petit passe-droit à Mlle Dubois, et à donner son rôle à Mlle Durancy. Elle a bien rendu ce rôle tel qu’il lui a été noté par Le Kain ; un serin sifflé ne retient pas mieux son air ; mais je crois que Mlle Dubois, avec ses attraits et sa belle voix, aurait, malgré la médiocrité de ses talents, fait plus d’effet et mieux contribué au succès des Scythes. Obéide-Durancy eut un air et un accoutrement si ridicules que je craignis que sa seule apparition ne fit faire des éclats de rire. Huchée sur des talons d’une demi-aune de hauteur, elle avait retroussé sa robe blanche garnie de peau de tigre jusqu’aux genoux. On voyait donc toute sa jambe, habillée de bas de couleur de chair entrelacés de rubans d’or et d’argent en forme de brodequins. Cet accoutrement, joint à sa figure et à une démarche rapide et gênée par l’énormité des talons, lui donnait l’air de quelque bipède sauvage errant dans les forêts de la Scythie, et cherchant a se dérober à la poursuite du chasseur.

Ainsi, quoique la faiblesse de la tragédie des Scythes eut suffi pour rendre son succès peu brillant, je crois pourtant que ce succès eut été fort différent si cette pièce avait été mieux jouée, et avec la perfection qu’on croirait devoir attendre du premier théâtre de la nation, si tout ne tombait un peu en décadence.

— Puisque nous sommes sur le chapitre de la Comédie-Française, il faut ici dire un mot de ce qui s’est passe au sujet de Molé, premier de son nom dans l’histoire du théâtre, et qui ne reconnaît pas le célèbre Mathieu Molé pour aïeul. Cet acteur joue avec beaucoup de succès dans le haut comique. Son jeu n’est pas très-varié, mais il est plein de chaleur et d’agrément. On ne peut pas dire que Molé soit un comédien sublime ; mais, dans l’état de disette ou nous sommes, c’est un acteur essentiel à la Comédie-Française. Il tomba dangereusement malade au mois de Janvier dernier d’une fluxion de poitrine ; la crainte et les regrets de le perdre furent extrêmes. Le parterre, toujours enchanté de jouer un rôle et de parler, surtout depuis que les sentinelles placées à chaque pilier l’ont privé de sa prérogative de dire tout haut sa pensée, le parterre, dis-je, s’avisa un jour, après la pièce, de demander des nouvelles du malade. On lui en dit de fort mauvaises, et depuis ce moment il en demanda tous les jours pendant six semaines de suite, jusqu’à la parfaite guérison. Cette attention rendit la maladie de Molé célèbre et intéressante ; les femmes s’en mélèrent, et bientôt ce fut un air de savoir au juste l’état du malade. On avait appris que son médecin lui avait ordonné pour sa convalescence de boire un peu de bon vin vieux. Tout le monde s’empressa de lui en envoyer, et en peu de jours M. Molé, accablé de présents, eut la cave la mieux garnie de Paris. Tant de marques d’intérêt et de faveur devaient bientôt faire place à un déchaînement qu’il n’était pas aisé de prévoir.

On avait su, pendant la maladie, que M. Molé n’était pas l’homme le plus rangé, et qu’il avait pour environ vingt mille livres de dettes ; Mlle Clairon offrit, pour les payer, de jouer par souscription, au profit de Molé, sur un théâtre particulier, une fois sans tirer à conséquence. On fixa les billets de souscription à un louis, en permettant à chaque souscripteur de donner au delà, suivant le degré de sa générosité. Mlle la duchesse de Villeroy, Mlle la comtesse d’Egmont, et plusieurs autres dames du premier rang, se chargèrent de la distribution des billets. Ce projet prit mal dans le public. Mlle Clairon a eu le malheur de choquer infiniment ce public par un peu trop de prétention à la considération. On ne lui a pas pardonné sa retraite, et l’animosité qu’on remarque contre elle est telle qu’elle ne pourrait reparaître sur le théâtre de sa gloire sans essuyer peut-être quelque désagrément marqué. On dit que Molé, de son côté, a beaucoup de suffisance et de fatuité. Bientôt il y eut un déchaînement universel contre cette souscription, et pendant plus de quinze jours on ne parla pas d’autre chose. Tous les grands principes furent mis en avant. On calcula qu’avec l’argent qu’on employait à payer les dettes d’un histrion, on aurait pu préserver du froid et de la faim tous les pauvres de Paris pendant les rigueurs de l’hiver dernier. Ce qui me fâchait, c’est que ceux qui calculaient avec autant d’austérité n’avaient pas fait allumer un fagot pendant tout l’hiver en faveur des pauvres. On fit cent histoires impertinentes et ridicules. Le seul conte plaisant, au milieu d’un nombre infini de pauvretés, était que Molé, encore très-faible, avait demandé à son médecin en quel temps il pourrait reparaître sur le théâtre ; que son médecin avait fixé ce terme a deux mois ; qu’à cela le comédien avait répondu : « Ce terme est peut-être trop court pour ma santé, mais il est trop long pour l’intérêt de ma gloire ; » qu’à ce propos le médecin lui avait répliqué : « Tachez de vous tranquilliser, et tout ira bien. Au reste vous savez qu’on a reproché à Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire. »

Au milieu de toutes ces clameurs, la souscription s’était cependant formée, et le 19 février dernier, on représenta la tragédie de Zelmire dans une maison de la rue de Vaugirard, ou autrefois la veuve de Scarron éleva les enfants du roi et de Mme de Montespan, avant d’être devenue la marquise de Maintenon. On dit que cette souscription a valu environ six cents louis à Molé. Cet acteur parut quelques jours auparavant sur le théâtre de la Comédie-Française et joua le rôle de l’amant dans la Gouvernante. Après avoir dit les premiers mots de son rôle et reçu les plus grands applaudissements, il s’interrompit, s’avanca, et adressa au parterre un court remerciement de ses bontés, comme si la reconnaissance venait de lui arracher ce peu de paroles malgré lui. Cela fut encore mal pris, et l’on dit que c’était manquer de respect au public. Telles sont les vicissitudes de la faveur publique. Le singe de Nicolet, qui fait depuis un an l’admiration de Paris en dansant sur la corde à l’envi de son maître le seigneur Spinaculta, ce singe ne manqua pas de faire la parodie. On annonça qu’il était malade. Le parterre demanda de ses nouvelles, et l’on fit une souscription et mille autres pauvretés de cette espèce. Il a couru de mauvais vers et de vilains couplets que je transcris ici avec beaucoup de répugnance, mais qu’il faut conserver à cause de la vogue qu’ils ont eue pendant quelques jours, et pour faire remarquer l’esprit public de cette capitale en certaines occasions. Voilà bien du bruit pour une somme d’argent donnée a un comédien ! Il me semble que dans tous les pays du monde, il est reçu que les gens à talents doivent être magnifiquement payés par les princes ou par le public. Ils le sont moins en France que partout ailleurs, et parce qu’on aura formé en faveur d’un acteur une souscription à laquelle il est libre à chacun de ne pas prendre part, on fait un train interminable. Il y a deux ans qu’on donna à Manzuoli en Angleterre quinze cents livres, sans compter les présents de toute espèce, pour y chanter pendant un hiver à l’Opéra ; et personne n’a imaginé de faire des épigrammes et des chansons à ce sujet. C’est qu’il faut convenir qu’à travers cette légèreté et cette frivolité qu’on est en usage de nous reprocher, on aperçoit, même dans nos amusements, un fond de jansenisme et de pédanterie qui domine peut-être sur toutes les autres nuances.

Cette passion qu’on montre ici pour les spectacles publics, jointe à l’envie d’avoir les gens à talents, est une des contradictions les plus choquantes, et peut-être une des preuves les plus fortes que nous ne possédons les arts que par forme d’adoption, et qu’ils ne sont pas chez nous dans leur pays natal. Rien du moins ne prouve mieux qu’au milieu de notre politesse et de la douceur de nos mœurs nous conservons un fond de barbarie et d’aspérité gothique. Un observateur habile aura de fréquentes occasions de le remarquer.

L’autre jour, Le Kain, causant dans le foyer de la Comédie, dit que la part de l’année entière n’avait pas monté à huit mille livres, et paraissait se plaindre de la modicité de cette recette. Il est évident qu’un acteur, qui est obligé de dépenser les deux tiers de cette somme en habits, n’a pas un sort suffisamment honnête pour vivre. Cependant un vieux bourru d’officier qui était là prit la parole et dit : « Parbleu, voilà un plaisant faquin qui n’a pas assez de huit mille livres ! Moi je suis couvert de blessures, et j’ai huit cents livres de pension. » Le Kain se retourna vers ce bourru, et lui dit avec beaucoup de politesse : « Eh, monsieur, ne comptez-vous pour rien le propos que vous osez me tenir ? » S’il m’était permis d’ajouter quelque chose après ce beau mot, je demanderais quel est l’homme le plus vil, ou du comédien qui repousse une insulte grossière avec tant de noblesse, ou du militaire qui regarde l’argent comme le prix et la mesure de tout ?

VERS.

ChacunL’argent est rare, nous dit-on ;
ChacunOui, pour en faire un bon usage ;
ChacunMais pour un fat, un histrion,
ChacPour seconder l’orgueil de la Clairon,
PourToutes nos dames font ravage,
ChacEt Paris est a contribution.
PourSur un théâtre qu’on élève,
ChacOn veut encor nous forcer au bonheur
D’admirer le talent fatigant et trompeur
ChacunDe Clairon avant qu’elle crève.
ChacunLà, des soins que l’on aura pris,
Chacun s’applaudissant chantera sa victoire :
Les quêteuses alors compteront leurs amis,
Clairon tous les suppôts ou valets de sa gloire ;
Molé plus sûrement comptera ses profits,
Et tous iront ensemble au temple de Mémoire.

CHANSON.

Sur l’air du Vaudeville du Maréchal.

ChacunTout le bruit de Paris, dit-on,
ChacunEst que mainte femme de nom
ChacunQuête pour une tragédie
ChacunOu doit jouer la Fretillon[1],
ChacunPour enrichir un histrion.
ChacunTous les jours nouvelle folie :
Chacun Tous les Le faquin.
Chacun Tous les La catin
Chacun Tous les Intéresse
ChacunBaronne, marquise et duchesse.

ChacunPour un fat, pour un polisson
ChacunToutes nos dames du bon ton
ChacunVont quêtant dans leur voisinage :
ChacunVainement les refuse-t-on.
ChacunPour revoir encor la Clairon,
ChacunDans Paris elles font tapage.

Chacun Tous lesLa santé
Chacun Tous lesDe Molé
Chacun Tous lesLes engage,
ChacunElles ont grand cœur à l’ouvrage.

ChacunPar un excès de vanité,
ChacunLa Clairon nous avait quitté ;
ChacunMais depuis ce temps elle enrage,
ChacunEt sent son inutilité.
ChacunComptant sur la frivolité,
ChacunElle recherche le suffrage
Chacun Tous lesDu plumet,
Chacun Tous lesDu valet :
Chacun Tous lesQuel courage
ChacunPour un aussi grand personnage !

ChacunLe goût dominant aujourd’hui
ChacunEst de se déclarer l’appui
ChacunDe toute la plus vile espèce
ChacunDont notre théâtre est rempli ;
ChacunPar de faux talents ébloui,
ChacunÀ les servir chacun s’empresse.
Chacun Tous lesLe faquin,
Chacun Tous lesLa catin
Chacun Tous lesIntéresse
ChacunBaronne, marquise et duchesse.

ChacunMolé, plus brillant que jamais,
ChacunDonne des soupers à grands frais,
ChacunPrend des carrosses de remise,
ChacunEntretient filles et valets.
ChacunLes femmes vident les goussets
ChacunMême des princes de l’Église[2].
Chacun Tous lesPour servir
Chacun Tous lesSon plaisir,
Chacun Tous lesSes sottises,
ChacunElles se mettraient en chemise.

ChacunAssignons par cette chanson
ChacunDe chacun la punition
ChacunQu’on doit donner à l’indécence :
ChacunD’abord, à Molé le bâton ;
ChacunEnsuite pour bonne raison,
ChacunComme une digne récompense

Chacun Tous lesÀ Clairon
Chacun Tous lesLa maison
Chacun Tous lesOu la cage
ChacunQue l’on doit au libertinage[3].

COMPLAINTE

sur l’air des Pendus.


ChacunQuel est ce gentil animal
ChacunQui dans ces jours de carnaval
ChacunTourne a Paris toutes les têtes,
ChacunEt pour qui l’on donne des fêtes ?
ChacunCe ne peut être que Molet[4]
ChacunOu le singe de Nicolet.

ChacunVous eûtes, éternels badauds,
ChacunVos pantins et vos Ramponneaux ;
ChacunFrançais, vous serez toujours dupe.
ChacunQuel autre joujou vous occupe ?
ChacunCe ne peut être que Molet
ChacunOu le singe de Nicolet.

ChacunDe sa nature cependant
ChacunCet animal est impudent ;
ChacunMais dans ce siècle de licence
ChacunLa fortune suit l’insolence,
ChacunEt court du logis de Molet
ChacunChez le singe de Nicolet.

ChacunIl faut le voir sur les genoux
ChacunDe quelques belles aux yeux doux,
ChacunLes charmer par sa gentillesse,
ChacunLeur faire cent tours de souplesse :
ChacunCe ne peut être que Molet
ChacunOu le singe de Nicolet.

ChacunL’animal un peu libertin
ChacunTombe malade un beau matin :
ChacunVoilà tout Paris dans la peine,
ChacunOn croit voir la mort de Turenne ;
ChacunCe n’était pourtant que Molet
ChacunEt le singe de Nicolet.

ChacunLa digne et sublime Clairon
ChacunDe la fille d’Agamemnon
ChacunÀ changé l’urne en tirelire ;
ChacunEt dans la pitié qu’elle Inspire,
ChacunVa partout quêtant pour Molet
ChacunÀ la cour et chez Nicolet.

ChacunGénéraux, catins, magistrats,
ChacunGrands écrivains, pieux prélats,
ChacunFemmes de cour bien affligées
ChacunVont tous lui porter des dragées :
ChacunTant on craint de perdre Molet
ChacunEt le singe de Nicolet.

ChacunSi la mort étendait son deuil
ChacunOu sur Voltaire ou sur Choiseul,
ChacunParis serait moins en alarmes,
ChacunEt répandrait bien moins de larmes
ChacunQue n’en ferait verser Molet
ChacunOu le singe de Nicolet.

ChacunPeuple ami des colifichets,
ChacunQui portes toujours des hochets.
ChacunRends graces à la Providence,
ChacunQui, pour amuser ton enfance,
ChacunTe conserve aujourd’hui Molet
ChacunEt le singe de Nicolet.

— Le voyage de Mlle Clairon à Varsovie n’aura pas lieu cette année. Voici la lettre[5] que le roi de Pologne a écrite à ce sujet à Mme Geoffrin. Elle est datée du 20 mars 1767 :

« Ma chère maman, je vous envoie ceci par estafette pour que vous avertissiez de ma part au plus tôt Mlle Clairon de ne plus songer au voyage de Varsovie pour cette année. Je ne puis assez vous dire combien je regrette le plaisir que je m’étais promis de la voir et de l’entendre ici ; mais voici ce qui m’en prive. Dès que j’ai vu que les choses tournaient de façon à produire du trouble ici, j’ai d’abord songe à renvoyer tout mon théâtre. « Mais, m’a-t-on dit, cela annoncerait trop tôt votre opinion sur les affaires, et la connaissance de cette opinion mettra les esprits trop en mouvement avant le temps. » J’ai cédé à cette représentation, surtout lorsque j’ai su que Mlle Clairon avait envie de venir ici, et vous m’avouerez que la tentation ne pouvait être plus forte. Mais ces jours-ci, il m’est arrivé de différents côtés que ce même public, qui s’amuse de mon spectacle, me blâme cependant du soin et de l’argent que j’y mets dans ce moment de crise. Il est certain que l’épargne de mon théâtre ne me donnera pas une armée. Il est certain que le renvoi subit de ce théâtre va me coûter même assez considérablement. Il est certain que je me prive d’un délassement que j’aime, mais surtout que je me prive de Mlle Clairon. Mais n’importe ! Il faut obéir à la voix du peuple quand il s’agit de lui prouver qu’on sent et qu’on partage sa peine. Il faut que chacun s’exécute dans des temps de malheur, et j’en donne volontiers l’exemple.

« Maman, je vous embrasse mille fois. Faites mes excuses à Mlle Clairon pour cette fois. Mais si le calme revient ici après l’orage, son arrivée a Varsovie en sera, j’espère, une des plus belles preuves : la colombe alors apportera le rameau d’olivier. »

— On lit dans le Recueil des pieces détachées par Mme Riccoboni, imprimé en 1765, un petit conte de fée intitulé l’Aveugle. C’est peu de chose. Nirsa, fée bienfaisante, en revenant de quelque expédition digne de sa belle âme, passe auprès d’un bosquet solitaire et y entend gémir et pleurer. Elle s’arrête et y voit deux jeunes amants qui se désolent. L’un est Zulmis, aveugle de naissance, mais d’ailleurs doué de toutes les grâces du corps et de l’esprit ; l’autre est Nadine, jeune beauté accomplie. Ces deux amants s’adoraient depuis leur première enfance. Alibeck, grand-prêtre du Soleil, était parti pour un long voyage. Il avait promis à Zulmis d’être bientôt de retour, et de lui procurer la vue au moyen d’une eau merveilleuse qu’il rapporterait. Ce retour et cette guérison devaient arriver avant que Zulmis eut vingt ans accomplis, et lorsque la fée Nirsa s’arrêta auprès du bosquet, il ne manquait plus qu’une heure aux vingt années de Zulmis. Ce qui mettait le comble au désespoir de nos amants, c’est que les parents de Nadine n’avaient consenti à cette union qu’autant qu’Alibeck tiendrait sa parole, et dans une heure au plus tard Zulmis et Nadine allaient être sépares pour jamais. La fée eut pitié de ces pauvres enfants, et, revétant la figure d’Alibeck, qui ne pouvait plus revenir attendu qu’il était mort en route, elle leur causa la plus grande et la plus agréable surprise. Cependant Nirsa fit remarquer à Nadine que son amant, privé de la lumière, lui resterait bien plus sûrement fidèle que lorsque l’usage des yeux lui aurait fait connaître tant de beautés diverses. La tendre Nadine, plus occupée du bonheur de Zulmis que de ses propres intérêts, aima mieux risquer de perdre le cœur de son amant que de le voir plus longtemps privé de la lumière du jour. C’est Zulmis qui ne se soucie presque plus de voir, quand il apprend que sa tendresse en pourrait souffrir quelque atteinte. On est accoutumé à ces combats de générosité au théâtre et dans les contes. Ici, il n’y avait point de temps à perdre. Ainsi on se rend au temple, et en présence des parents, la prétendue Alibeck ouvre les yeux de Zulmis et couronne l’amour des deux amants en les unissant. Après quoi il se fait reconnaître pour la fée Nirsa, et remonte dans les régions aériennes, après avoir comblé les jeunes époux de présents et de bienfaits, et annonce que Zulmis serait toujours constant a Nadine.

M. Desfontaines a imaginé de faire de ce conte une espèce de pastorale en deux actes, mêlée d’ariettes suivant le goût des opéras-comiques d’aujourd’hui. M. Desfontaines est un insigne barbouilleur. Il a donné une Bergère des Alpes sur le théâtre de la Comédie-Française, il y a quinze mois. C’était une mauvaise drogue ; son Aveugle de Palmyre, qui vient d’être joué sur le théâtre de la Comédie-Italienne, est encore plus détestable. Au lieu de la fée Nirsa, qui prend la figure d’Alibeck, M. Desfontaines fait revenir ce grand-prêtre en personne, et lui fait jouer le rôle que la fée joue dans le conte. Comme toute la pièce n’aurait jamais fourni que deux scènes avant le dénoûment, et que M. Desfontaines en a voulu faire deux actes, il a imaginé de donner à Nadine une rivale sous le nom de Thelamis. Gette Thelamis est une méchante coquine, pleine de coquetterie et d’artifice. Elle brouille les deux amants. Elle vient voir Zulmis sous le nom de Nadine, et ni la voix de Thelamis, ni sa main, qu’il saisit à plusieurs reprises, ne l’avertissent de la tricherie, quoique les discours de Thelamis soient absolument opposés aux sentiments de Nadine. Tout cela est d’une bêtise et d’une insipidité rares. Cette pièce a été sifflée à la première représentation ; mais ce n’est plus la mode de se le tenir pour dit. On l’a donnée une seconde fois, et elle a eu cinq ou six faibles représentations à la faveur de la musique, qui a cependant médiocrement réussi. Cette musique est de M. Rodolphe, virtuose de la musique de M. le prince de Conti. Je ne veux pas la juger définitivement, parce qu’il faudrait l’avoir entendue plus d’une fois, et que le poëte spirituel de M. Rodolphe me met hors d’état de faire cet essai ; mais à la première représentation le musicien m’a presque paru aussi monotone et aussi insipide que son poëte, et je n’ai rien trouvé dans la musique qui m’ait plu à un certain point. Il est vrai que M. Desfontaines n’a jamais ménagé à son musicien l’occasion de faire un air. Tout ce petit opéra consiste en une suite de romances, de rondeaux et de couplets sans fin. M. Rodolphe a cru devoir se conformer au goût national. C’est un moyen sûr de tomber, car ceux qui se disent partisans de la musique française sont les premiers a bailler si vous leur en donnez à l’Opéra-Comique, et le petit nombre de ceux qui se connaissent en musique vous méprisent. Si M. Rodolphe donne un second ouvrage dans le goût de celui-ci, je le regarderai comme un homme sans ressource. Ce M. Rodolphe est un homme, je crois, unique en Europe, quand il joue du cor de chasse. On dit que les nouveaux directeurs de l’Opéra vont l’enroler dans leur orchestre.

Les Honnêtetés littéraires, qu’on n’a point à Paris, mais qui existent, sont une brochure de près de deux cents pages où M. de Voltaire passe en revue presque tous ses adversaires. Cela est fait particulièrement à l’honneur d’un ci-devant soi-disant jésuite, Nonotte, auteur des Erreurs de Voltaire, et de frère Patouillet, aussi compagnon emérite de Jésus, que M. de Voltaire accuse d’avoir fait le mandement de l’archevêque d’Auch contre lui. La Beaumelle attrape aussi quelques douzaines de coups d’étrivières en passant. En vérite, M. de Voltaire est bien bon de se chamailler avec un tas de polissons et de maroufles que personne ne connaît. Ce La Beaumelle et ses impertinences sont oubliés depuis plus de dix ans. J’ignorais jusqu’à l’existence du P. Nonotte, et je n’ai jamais pu parvenir à lire le mandement de l’archevêque d’Auch, quelque peine que je me sois donnée pour le voir. Mais notre patriarche n’a jamais oublié aucun de ceux à qui il avait des remerciements a faire. Au reste, sa brochure n’est pas gaie. C’est qu’il se fâche et qu’il écrit avec passion ; et assurément il n’y avait pas de quoi se fâcher contre des gens de cette espèce. M. de Voltaire, en parlant de lui, s’appelle un officier de la maison du roi, seigneur de plusieurs paroisses. J’ai lu deux pages avant de deviner qu’il parlait de lui. Je croyais qu’il était question de quelque officier des gardes du corps, et je m’épuisais en conjectures qui ce pouvait être. Notre patriarche est un vieil enfant. Il trouve si beau d’être encore du titre de gentilhomme ordinaire du roi ! On sait que ce corps est composé de fils de bourgeois de Paris à qui il ne faut d’autre mérite que celui de quarante mille livres pour acheter la charge. Moi, j’aimerais mieux m’appeler Voltaire que d’être seigneur de plusieurs paroisses et officier de la maison du roi : voilà comme les goûts sont divers. Le titre de cette brochure était bien trouvé, et promettait quelque chose de plus gai et de plus agréable.

— Il est sorti de la manufacture de Ferney encore un autre ouvrage, car la plume et le zèle du patriarche sont intarissables. La nouvelle brochure, qu’il n’est pas possible d’avoir à Paris, est intitulée les Questions de Domenico Zapata, traduites par le sieur Tamponet, docteur de Sorbonne, à Leipsig, 1766. L’auteur prétend que le licencié Zapata, nommé professeur en théologie dans l’université de Salamanque, présenta ces questions à la junte des docteurs en 1629 ; qu’elles furent supprimées alors, et que l’exemplaire espagnol est dans la bibliothèque de Brunswick. Ces questions consistent dans soixante-sept difficultés contre l’Ancien et le Nouveau Testament et contre l’infaillibilité de l’Église ; et ces difficultés sont presque les mêmes que celles que M. le proposant Thero soumit l’année dernière aux lumières de M. le professeur Claparède, et qui occasionnèrent cette belle et mémorable dispute sur les miracles, entre M. le proposant, M. le capitaine allemand, madame son épouse, M. le jésuite irlandais Needham, M. le citoyen Covelle et plusieurs autres grands hommes de cette trempe. Les difficultés de M. le licencié Zapata n’engendrèrent point de dispute. Ses dignes maîtres, les docteurs de la junte, n’y firent point de réponse, et l’auteur nous apprend que le licencié Domenico Zapata y Verdadero, y Honrado, y Caricativo, n’ayant point eu de réponse, se mit à prêcher Dieu tout simplement. Il annonça aux hommes le père des hommes, rémunérateur, punisseur et pardonneur. Il dégagea la vérité des mensonges, et sépara la religion du fanatisme. Il enseigna et il pratiqua la vertu. Il fut doux, bienfaisant, modeste, et fut brûlé a Valladolid, l’an de grâce 1631. Priez Dieu pour l’âme du frère Zapata ! Cela est plein de gaieté et de folie, et quoique ce ne soit que du rabâchage que le vénérable et bienheureux frère Zapata à répété sous vingt noms différents et de cent manières diverses, on ne peut nier que cela ne soit désespérant pour certains gardiens, trésoriers, administrateurs et autres ayants cause de certaine boutique qui tombe en ruine de tous côtés, bien plus par sa vetusté que par les coups qu’on lui porte.

— Un ouvrier de Saint-Claude, en Franche-Comté[6] qui n’est d’aucune académie de sculpture, mais qui sculpte des figures en ivoire et leur donne beaucoup de vérité, de naïveté et d’expression, a fait l’année dernière, en ivoire aussi, le buste de M. de Voltaire, la tête nue, la chemise ouverte sur le sein, avec un manteau jeté autour des épaules. Ce buste est de tous les portraits que j’ai vus de notre patriarche le plus ressemblant ; il rappelle parfaitement le jeu de sa physionomie, sans charge et sans caricature. Le sieur Simon, habile mouleur, qui est sur le point d’aller joindre M. Falconet à Pétersbourg, a voulu, avant son départ, mouler ce buste en plâtre, et a parfaitement bien réussi. Il en a déjà vendu un bon nombre à un louis pièce. Un dévot à ce saint a mis au bas de son buste : O lux immensi publica mundi !

M. l’abbe Coyer, auteur de plusieurs bagatelles morales et satiriques et d’une Histoire du roi Jean Sobieski, que je trouve, pour de bonnes raisons, fort mauvaise, vient de faire imprimer une Lettre adressée au docteur Maty, secrétaire de la Société royale de Londres, sur les géants patagons. Écrit in-12 de cent trente-huit pages. Car, malgré les exceptions de M. de Bougainville, roitelet des îles Malouines, il faudra peut-être finir par croire à l existence de ces géants patagons, surtout si ce qu’en disent les gazettes est vrai, qu’on vient d’en transporter deux en Angleterre à bord du vaisseau le Jason. L’écrit de M. l’abbé Coyer rapporte en extrait ce que les voyageurs ont dit depuis deux cents ans de l’existence de ces géants. Ensuite il examine cela en critique ; puis il finit par une histoire des Patagons faite d’inspiration, et pour ainsi dire a priori, et cette histoire n’est autre chose qu’une satire des mœurs de Paris : tournure fastidieuse à force d’avoir été employée par de pauvres gens. L’écrit de M. l’abbé Coyer est misérable. Cet homme est mince philosophe, critique mesquin, mauvais plaisant, plat moraliste. Le style est plein de négligence, avec une affectation de légèreté d’un très-mauvais ton. C’est dommage que M. l’abbé Coyer défende presque toujours de bonnes causes, que ses intentions soient toujours bonnes, et que l’exécution y réponde si mal. Il a la frivolité et la manière d’une vieille coquette de soixante ans qui veut encore plaire par des minauderies. Monsieur l’abbé, la philosophie ne s’accommode pas de ces colifichets. Il faut laisser les hochets aux enfants, et ne pas traiter des questions sérieuses en disant des quolibets. M. Maty doit être peu flatté de la publicité de cet hommage. On voit qu’il s’est mis là en correspondance avec un pauvre homme. M. Maty doit être très-choqué de la comparaison du Journal encyclopédique avec le Journal britannique. Ce dernier, dont M. Maty s’était chargé pendant quelques années, a été sous ses auspices le meilleur journal qui ait paru de notre temps ; le Journal encyclopédique est fort mauvais. Je conviens que les articles que M. de Voltaire y fait insérer de temps en temps sont fort bons ; mais ils sont rares, et le reste est détestable et ne vaut guère mieux que le Mercure de France. Les auteurs sont si ignorants qu’ils ont fait, il n’y a pas longtemps, trois extraits successivement dans trois journaux consecutifs d’un livre intitulé à peu près de Rebus sucicis et qu’ils ont constamment traduit Suedia, la Suède, par la Souabe. Ils ont terminé les trois extraits sans s’apercevoir de leur bévue, et ont ainsi parcouru une histoire tout entière du royaume de Suède et en ont rendu compte, en la prenant pour une histoire du cercle de Souabe. Voilà le journal qui, suivant M. l’abbé Coyer, dispute de bonté avec le journal du docteur Maty. C’est à peu près comme lui, abbé Coyer, dispute de talent avec M. de Buffon.

M. Gamier, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, vient de publier les dix-septième et dix-huitième volumes de l’Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie. Cette histoire, commencée par l’abbé Velly, continuée par Villaret, a passé à la mort de celui-ci à M. Gamier, qui s’est chargé de l’achever. Ces deux volumes contiennent le règne de Louis XI. Ils commencent à l’année 1462, et finissent avec l’année 1480. Les trois cent quarante-huit premières pages du dix-septième volume sont encore de Villaret ; le reste appartient à M. Gamier, qui prend d’avance des précautions sur les reproches qu’on pourrait lui faire, en répandant dans le public que les libraires ne lui ont pas accordés le temps nécessaire pour donner a son ouvrage le degré de perfection dont il était susceptible.

Anecdotes françaises depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XV[7]. Volume in-8° de plus de six cents pages. Voilà encore un énorme volume de compilations. L’auteur procède par ordre chronologique depuis Clovis jusqu’à la mort de Louis XIV. Si vous cherchez un esprit philosophique dans ce fatras, vous en serez pour votre recherche. Je ne voudrais pas même garantir l’exactitude des faits ; car ces faiseurs de rapsodies ne cherchent qu’à finir leur volume pour toucher leur salaire, et comme il n’y a point d’honneur a gagner par ce travail, ils trouvent plus court de le faire sans probité.

M. de Surgy, auteur des Mélanges intéressants et curieux d’histoire naturelle qui composent une suite de plusieurs volumes, et qui ont eu assez de succès, vient de commencer une autre compilation. C’est une analyse des lettres édifiantes et des voyages des missionnaires jésuites, débarrassée de tout le fatras édifiant, et concentrée dans les détails réellement interessants. Il a appelé sa compilation Mémoires géographiques, physiques et historiques sur l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. Il en paraît quatre volumes in-12, qui seront suivis de deux autres si le public reçoit favorablement leurs précurseurs. Cette entreprise ne peut manquer d’être accueillie. Les Mémoires de M. de Surgy sont un bon livre de bibliothèque qui fera tomber celui d’où il est tiré.

Mme Benoît vient de nous gratifier d’un nouveau roman intitulé Lettres du colonel Falbert, en quatre parties. Dieu vous préserve de Mme Benoît et de son colonel ! C’est le cinquième ouvrage de cette femme de lettres. Vous trouverez à la tête le titre des quatre premiers que son libraire vous offre. Gardez-vous bien d’accepter ses présents. Il faut que Mme Benoît travaille pour les colonies : car, à Paris, il n’y a qu’elle et moi qui connaissions son colonel Falbert. Ce colonel me paraît le plus méchant de ses garnements d’enfants.

Œuvres posthumes de M. d’Ardène, associé à l’Académie des belles-lettres de Marseille. Quatre volumes petit in-12. De ma vie je n’avais entendu parler de feu M. d’Ardène, poëte de Marseille, né en 1684 et mort en 1748. L’éditeur de ses œuvres nous assure que c’était un excellent poëte, et surtout un grand fabuliste. Cela peut être vrai dans la salle d’assemblée de l’Académie de Marseille ; mais à Paris c’est tout autrement, et vivent d’Ardène et Simon Le Franc ! Le premier volume contient les fables avec un discours sur ce genre de poésie ; le second, ses discours académiques ; le troisième et le quatrième renferment des essais dans tous les genres, en vers et en prose : on y trouve jusqu’à une comédie.

— La Passion de notre Seigneur Jésus-Christ, mise en vers et en dialogues. Brochure in-8° de quarante pages. Mets de carème, dedié par un pauvre poëte anonyme a sa chère mère. Quand vous voudrez vous édifier, je vous conseille de commencer par les Oratorio de Metastasio ; je les crois très-propres à opérer des conversions, surtout sous les notes de quelque grand maître de chapelle. Je n’entends jamais le Stabat Mater de Pergolèse sans être dévot.

— Enfin, M. Élie de Beaumont a publié le mémoire à consulter pour la malheureuse famille Sirven, qui, a la réalite du supplice près, à éprouvé un sort à peu près pareil à celui de la famille Calas. M. de Beaumont ne peut se reprocher de s’être trop pressé ; car, Dieu merci, il y a deux ans qu’il est persécuté de faire et de publier ce mémoire, qui, pour avoir été trop annoncé et trop attendu, a fait peu d’effet dans le public. Il est vrai que, quelque compassion que mérite le sort des Sirven, la cause de la famille Calas, outre qu’elle fut la première, était bien autrement touchante, puisqu’il y avait eu une victime immolée dans les transports du fanatisme. On ne pouvait penser au sort de l’infortuné Jean Calas sans se sentir les entrailles déchirées ; mais quoiqu’il n’y ait point dans l’histoire des Sirven une catastrophe de cette atrocité, elle est encore assez déplorable pour l’humanité, et assez humiliante pour notre siècle philosophique. Le mémoire de M. de Beaumont n’est pas un modèle de cette éloquence simple et sublime, si opposée à la déclamation, éloquence très-rare en général, mais surtout ignorée des avocats. Mais tel qu’il est, on ne peut le lire sans intérêt, et, j’ose ajouter, M. de Beaumont n’était pas en état de l’écrire. Il y a des réputations si étranges, quand on est à portée de voir les choses de près ! Si celle de M. de Beaumont ne parvient à la postérité que par l’organe de M. de Voltaire, cet avocat sera admiré par nos neveux comme un des plus grands hommes de ce siècle. Le fait est que M. de Beaumont ne sait pas écrire dix lignes en français, que son style est plat, diffus, trivial, rempli d’incorrections et de solécismes ; que ce qu’il y a de bien dans ses mémoires pour les Calas et les Sirven appartient à de fort honnêtes gens qui, pour le bien de la chose, se sont tourmentés de donner à ces écrits un degré de perfection que l’auteur n’était pas en état de leur donner, et qui ont eu à chaque pas sa vanité et sa sottise à combattre. Il ne m’est pas même possible d’avoir bonne opinion du caractère moral de cet homme. Il a montré dans toute la procédure des Calas que, s’il a pris leur défense, c’est l’intérêt de sa réputation et non celui de la cause de ces infortunés qui le faisait agir. Aussi, n’y voyant pas le même motif, il a laissé traîner l’affaire des Sirven deux ans de suite, et pendant qu’il se fait le défenseur des protestants, il épouse une nouvelle catholique, et, en vertu de sa conversion, il veut profiter de la rigueur des lois portées contre les protestants, et rentrer, en vertu de ces lois, dans la possession des biens que le grand-oncle de sa femme à aliénés, il y a quarante ans, pour se réfugier en Angleterre. C’est un procès qu’il soutient actuellement contre l’acquéreur et le possesseur de ces terres. On peut gagner ce procès, mais on reste, à peu près déshonoré.


15 avril 1767.

L’Église de Dieu a été singulièrement en désarroi, depuis un mois ou six semaines, par l’étourderie du R. P. Marmontel, capucin de la province d’Auvergne, associé a la confrérie des puritains, qui tient ses assises au Louvre pour le maintien de la langue française en ses droits et prérogatives. Lequel capucin Marmontel, ayant réussi par ses menées à se faire nommer, pour un court espace de temps, portier du paradis par intérim, au lieu de faire son devoir avec fidélité et exactitude en bon et digne capucin, a provisoirement ou du moins étourdiment confié sa porte à un aveugle nommé Bélisaire. Lequel Bélisaire, ci-devant capitaine général, s’étant fait capucin par la grâce de Dieu et l’intervention du R. P. Marmontel, et ayant pris depuis peu l’habit de l’ordre séraphique, après avoir fait les preuves requises d’imbécillité et de pauvreté d’esprit, n’était néanmoins, vu sa cécité, aucunement propre a être preposé à la garde de la susdite porte. Aussi les méchants, abusant de l’impunité et plus encore de la bonhomie dudit R. P. Bélisaire, il est arrivé par mégarde ou trahison que le susdit capucin Bélisaire a laissé entrer en paradis les ci-devant empereurs Titus, Trajan et Marc-Aurèle, ensemble quelques autres coquins de cette trempe, lesquels, pour avoir gouverné l’empire comme on sait, avaient été justement condamnés par la Sorbonne, pour première correction et sauf quinzaine, a être éternellement détenus et bouillis en enfer, en la cinquième chaudière de la première salle, en entrant a gauche.

Or l’arrivée des susdits damnés en paradis et leur hardiesse d’écarter et de percer toutes ces belles rangées de bienheureux jacobins et cordeliers dont ce séjour céleste est orné, pour se placer insolemment entre saint Thomas et saint François, à causé un tel scandale et un tel vacarme en ce lieu de paix éternelle (où, comme on sait, les logements sont très-rares, et les loyers, quoique baissés depuis quelque temps, sont cependant encore d’une cherté excessive), que la Sorbonne n’a pu se dispenser de prendre connaissance de cette affaire et d’informer contre les auteurs, fauteurs et moteurs de ce désordre.

En conséquence, le docteur Riballier, syndic de ce respectable corps, a porté plainte au lieutenant général de police, de ce que le Petit Carême du R. P. Bélisaire s’était imprimé avec approbation et privilège, et qu’en quinze jours de temps il s’en était répandu dans Paris plus de deux mille exemplaires, dont chacun contenait au quinzième chapitre le passeport et droit de prendre séance en paradis, expédié obrepticement et subrepticement en faveur des nommés Titus, Trajan, Marc-Aurèle et autre canaille, à l’instigation du R. P. Marmontel, capucin sentant l’hérésie.

Et la police, justement alarmée des suites dangereuses qui pourraient résulter de cette surprise, et jalouse de maintenir les élus en leur légitime possession et droit exclusif aux places du paradis, s’est d’abord fait rendre compte par quel accident des gens sans aveu ont pu usurper des logements dont l’Église les à déclarés inhabiles a tout jamais. Et par les recherches faites à ce sujet, il a apparu que le censeur royal Bret, nommé par la police pour veiller sur la conduite et les propos dudit Bélisaire, a cru que le radotage d’un vieux soldat devenu capucin était sans conséquence, et que son faible pour lesdits méchants empereurs mentionnés au procès, ensemble leur promotion de la cinquième chaudière à la première place vacante en paradis, promotion non ratifiée par la Sorbonne, n’aurait aucune influence réelle sur leur sort, ne diminuerait pas d’une goutte d’huile bouillante de leur chaudière, et ne pourrait par conséquent causer aucun scandale aux âmes pieuses ni aucun regret aux âmes charitables. Conformement à ces idées, ledit censeur Bret a cru temporairement pouvoir donner approbation et privilège audit Petit Carême du R. P. Bélisaire, capucin aveugle. Pour ce méfait et autre résultant du procès, ledit Bret, atteint et convaincu d’avoir sciemment laissé Marc-Aurèle et Trajan en paradis, sans leur porter aucun empêchement, a été privé de sa place de censeur royal et rayé de dessus la liste d’iceux, pour l’exemple de tous et un chacun qui voudraient affecter ou risquer d’avoir le sens commun en ce qui concerne l’exercice de leurs fonctions. Et l’abbé Genest, docteur de Sorbonne et censeur royal pour la science absurde, ayant été pareillement mais sommairement consulté sur l’orthodoxie de ce quinzième chapitre, et ayant dit verbalement qu’il croyait qu’on pouvait le laisser publier, mais n’ayant donné son avis par écrit, la police a déclare n’avoir point d’action contre ledit Genest, laissant à la sagesse de la Sorbonne de statuer sur ledit confrère Genest ce que de droit.

Et quant au R. P. Bélisaire, lequel, après l’information dûment faite de ses vie et mœurs, ensemble ses principes et doctrine contenus dans les quatorze premiers sermons de son Petit Carême, avait obtenu la survivance de la première place vacante en l’hôpital royal des Quinze-Vingts, a été dit que ledit Père Bélisaire, pour scandale donné par son quinzième sermon, serait frustré de sa survivance, et déclaré inhabile d’entrer jamais dans le susdit hôpital royal des aveugles des Quinze-Vingts.

Ces résolutions prises et exécutées, restait à statuer sur le sort du R. P. Marmontel, premier moteur des troubles, Et a été ledit Marmontel, d’abord et dès le commencement, déclaré par ses confrères les philosophes, brasseur et débitant de petite bière, lequel, pour faire favoriser son débit préférablement à celui de la confrérie, a affadi sa marchandise de tous lieux communs qu’il a cru le plus propres à diminuer la vertu des drogues jugées essentiellement nécessaires, par la manufacture de Ferney, à la véritable composition de la bonne et salubre bière moderne. Pour raison de ce, et après préalable dégustation de sa dite petite bière faite en manière accoutumée par les jurés de la communauté, et rapport fait par iceux a icelle, tout considéré, a été ledit Marmontel déclare déchu de sa maîtrise de brasseur, et ce nonobstant la savante apologie en faveur d’icelui envoyée de Ferney par le sieur abbé Mauduit, qui prie qu’on ne le nomme pas[8]. Défenses à lui faites de brasser dorénavant pour l’usage de la communauté. Et la rigueur dudit arrêt ayant contraint ledit Marmontel de se faire brasseur d’hôpitaux, d’Hôtels-Dieu, de couvents de moines et autres lieux privilegiés, il a eu le chagrin de voir en lesdits lieux sa bière condamnée comme trop forte et nuisible a la santé des bonnes âmes. En sorte que se trouvant, suivant le proverbe, entre deux chaises le cul à terre, il s’est fait dans l’amertume de son cœur capucin indigne, et cette qualité l’ayant rendu habile à entrer en conférence avec le docteur abbé Riballier, syndic de la Sorbonne, il a proposé d’ajouter à sa bière tous les adoucissements que ladite Sorbonne pourrait juger nécessaires pour tolérer le débit de ladite bière, dite piquette par forme de sobriquet.

Et moi, greffier a la peau[9] de la Chambre des Pacifiques, riant sous cape aux dépens de qui il appartient, ayant été appelé pour dire mon avis, j’ai conseillé chrétiennement et en ma conscience, au R. P. Marmontel, capucin, d’offrir à la congregation des docteurs en science absurde, dite Sorbonne, de livrer et substituer en enfer, au lieu et place de Marc-Aurèle et compagnie, ledit P. Bélisaire, aveugle, pour y être détenu jusqu’à l’arrivée de l’Antéchrist, laquelle un chacun sait être prochaine, si même il n’est déjà né, et ce en punition d’avoir par sa faute laissé entrer en paradis par fraude le susdit empereur et ses compagnons : estimant pour bonnes raisons n’y avoir aucun mal de damner un peu un vieux radoteur, rendu aveugle, suivant son propre dire, du fait d’un auguste et respectable vieillard dit Justinien, et y avoir au contraire un grand bien de procurer par cet expédient le repos et la paix au R. P. Marmontel à d’autant meilleur marché que la damnation du P. Bélisaire, accordée à la Sorbonne en réparation par le susdit Marmontel, ne faisait au bout du compte ni froid ni chaud a ce bon aveugle.

Mais n’a pas ledit P. Marmontel jugé a propos de suivre un avis charitable, et a mieux aimé se jeter aux pieds du révérendissime père en Dieu, l’archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pour lui confesser dans la sincérité de son cœur que, depuis l’âge de raison, il s’est toujours senti un penchant invincible pour la religion catholique, apostolique et romaine, et d’être le croyant le plus intrépide des diocèses de Paris et de Limoges. Laquelle confession ayant touché le cœur du prélat, Sa Grandeur a exigé dudit pénitent Marmontel de la consigner par écrit, ensemble les raisons sur lesquelles son vieux radoteur de Bélisaire prétend appuyer les propositions qui ont fait monter le fumet d’hérésie au nez du docteur Riballier et de ses confrères, pour le tout être remis à la Sorbonne en toute soumission par ledit pénitent, sous les auspices dudit prélat, en sa qualité de proviseur de la maison dite Sorbonne et composée de tous les aigles du monde Chrétien.

Et ledit pénitent Marmontel ayant travaillé nuit et jour a la confection de la soumise et respectueuse défense des sentiments de son aveugle, faisant en outre de fréquents actes de contrition, afin de détourner l’orage de la censure publique sorbonnique annoncée par le syndic Riballier, a néanmoins cru devoir exhiber avant tout sa dite défense à la confrérie des philosophes à laquelle il se disait réintégré et réagrégé par le baptême de la persécution dont il venait d’essuyer l’ondée. Et ladite cour des pairs, l’affaire mise en délibération et lecture faite de ladite défense, a déclaré l’habit vulgairement dit de saint François dûment pris et endossé par ledit capucin Marmontel ; et a néanmoins proposé pour le prix de philosophie morale de l’année prochaine la question : À quel point doit-il être permis à un philosophe de déguiser ses vrais sentiments, et lequel doit être préféré de mentir au Saint-Esprit contre sa conscience, ou d’attendre paisiblement, et sans bouger de son cabinet, la censure lancée par le corps des docteurs de la science absurde ?

Et pour traiter cette question avec toute la clarté dont elle est susceptible, observe ladite cour, à ceux qui voudront concourir, qu’elle a toujours estimé que ledit P. Marmontel, ayant rempli tous les règlements prescrits à la communauté des brasseurs pour le débit de leur bière, aurait dû se tenir paisiblement renfermé dans sa cellule, sans s’inquiéter des clabauderies de la meute dite de Sorbonne, lesquelles elle juge être nulles et de nulle conséquence, adoptant en tant que besoin l’observation du feu sieur Deslandes, imprimée en son Histoire de la philosophie, tome troisième, page 299, ou il est dit que la Faculté de théologie de Paris est le corps le plus méprisable du royaume. Ce que ladite cour estime être la seule vérité utile contenue dans ce mauvais livre du feu sieur Deslandes, dont le titre est ci-dessus mentionné.

Au lieu de ce qui vient d’être dit, le R. P. Marmontel ayant jugé à propos d’entrer en pourparlers, explications, interprétations, modifications avec ladite Sorbonne, le tout accompagné de force capucinades, actes de soumission et de contrition faits en présence de l’archevêque de Paris, n’ont pourtant toutes ces démarches et conférences produit d’autre effet que de faire enfin arrêter en Sorbonne irrévocablement au prima mensis du courant que ledit Petit Carême du P. Bélisaire, et nommément son sermon du quinzième chapitre, serait épluché, épousseté, éventé par une censure publique.

Et a été le R. P. Bonhomme, cordelier haut de couleur et connu par son attachement pour le bon vin et la saine doctrine, chargé par ladite Sorbonne, dont il est docteur, de composer ladite censure, laquelle étant déjà parvenue depuis quinze jours a six cents pages d’impression, occupera néanmoins ladite Sorbonne encore cinq ou six mois, à l’effet de rétablir la paix dans le monde Chrétien, de remettre toutes choses dans leur lieu et place, de faire déguerpir du paradis tous intrus qui ne reconnaîtront pas l’infaillibilité du pape et de la Sorbonne, et spécialement tous ceux qui, par la faute du feu P. Bélisaire, se sont glissés en dernier lieu dans ce manoir de délices. Le tout pour la plus grande gloire de Dieu, l’édification des fidèles, l’amendement des coupables et l’avancement en arrière de la raison en ce royaume de France. Amen.

— Un capucin gratte l’autre, suivant le proverbe, et pour s’y conformer, un certain abbé Cogé, approuvé par le docteur Riballier, syndic de la Sorbonne, a fait imprimer un Examen du Béisaire de M. Marmontel. Brochure de cent pages in-12. C’est un avant-coureur de la censure sorbonnique, laquelle, à ce qu’on espère, aura deux volumes in-4° d’impression, lorsque le R. P. Bonhomme y aura mis la dernière main. L’auteur de l’Examen nous donne la clef de la langue des philosophes modernes. Des hommes superbes, jaloux, mélancoliques, signifient dans leur bouche des chrétiens. Un Dieu terrible, dur, impitoyable, veut dire le Dieu des chrétiens. Quand ils parlent de préjuge national, ils entendent les vérités du christianisme. L’auteur a oublié un de leurs synonymes : c’est que quand ils voudront parler d’un petit polisson plat et infatué de sa petite théologie, c’est de lui qu’il sera question. Il assure que le mieux serait de rendre les philosophes ridicules. Il a raison, et je lui conseille de l’essayer. Le succès de l’avocat Moreau et du vertueux Palissot est encourageant : l’un a fait la fameuse histoire des Cacouacs ; l’autre, la fameuse comédie des Philosophes. Ces deux fameux ouvrages ont eu une vogue étonnante ; les jansénistes et les molinistes, les sots et les fripons, se sont réunis pour leur faire une réputation. Cependant ces beaux chefs-d’œuvre sont tombés dans le mépris et dans l’oubli, et leurs auteurs sont aujourd’hui si honorés qu’il n’y a point d’honnête homme qui voulût se trouver à souper avec eux. Quand on pense à cette troupe redoutable et joyeuse qui a pris la cause de Dieu en main depuis quelque temps, leurs arguments et leurs plaisanteries font en effet trembler, mais ce n’est pas pour les philosophes.

— Le brave Bergier, docteur en théologie et principal du collège de Besancon, a aussi reparu dans l’arène des combattants. Son Déisme réfuté par lui-même a terrassé en trois éditions consécutives le célèbre vicaire Savoyard, ex-confesseur de Jean-Jacques Rousseau. Aujourd’hui cet infatigable athlète entre en lice avec feu M. Fréret. On a publié l’année dernière sous le nom de ce savant un Examen critique des apologistes de la religion chrétienne. Ce livre est toujours resté fort rare à Paris, où le peu d’exemplaires qui ont percé ont eté vendus un, deux et trois louis. On m’avait assuré qu’il avait été imprimé fort incorrectement ; mais cela n’est pas vrai, il est au contraire imprimé avec beaucoup de soin et de correction. Cet ouvrage a fort effarouché les âmes chrétiennes. M. l’abbé Bergier vient de lui opposer la Certitude des preuves du christianisme, en deux parties in-12. Je suis de l’avis de cette femme dévote qui m’assurait l’autre jour qu’il était au-dessous de la majesté de l’Église de répondre aux raisonnements des incrédules. Outre qu’il est triste d’être réduit à toujours répondre, ces disputes ne servent qu’à faire éplucher de plus près les manières de procéder de l’Église de Dieu depuis dix-huit siècles, et en éclaircissant l’histoire de son premier période, on fait surtout d’étranges découvertes. Il faut convenir au reste que M. l’abbé Bergier est un homme très supérieur aux gens de son métier, c’est-à-dire à ceux qui se battent pour la cause de l’Église contre tout venant. Il a de l’érudition et même de la critique. C’est dommage que sa bonne foi lui fasse exposer les objections de ses adversaires dans toute leur force, et que les réponses qu’il leur oppose ne soient pas aussi victorieuses qu’il se l’imagine.

— Un autre défenseur de la cause de Dieu[10] vient de publier un Supplément à la Philosophie de l’histoire, de feu M. l’abbé Bazin, dans lequel il combat les erreurs et les impiétés de ce célèbre écrivain. Il nous assure sur le titre même que son supplément est nécessaire à tous ceux qui veulent lire cet ouvrage avec fruit. Je lui souhaite de vendre autant de suppléments que l’abbe Bazin a vendu de Philosophie de l’histoire. Ce supplémentaire est bête à faire plaisir. Dans la prochaine édition des Honnêtetés littéraires, il sera attelé avec Nonotte et La Beaumelle.

— Le prince héréditaire de Brunswick, à son retour d’Italie, ne s’est arrêté que pendant environ trois semaines en cette capitale avant de repasser en Angleterre. Ce court séjour a été employé, autant que l’empressement du public, et les fêtes qui en sont la suite, ont voulu le permettre, à voir les hommes les plus célèbres en différents, genres. La partie du génie a paru mériter en particulier son attention. Il a aussi voulu dîner avec les ponts et chaussées, chez M. de Trudaine, conseiller d’État, intendant des finances et chef du département. Il a été dans l’atelier de notre Greuze, dont les ouvrages ont paru lui faire beaucoup de plaisir. Il a dîné avec une grande partie du corps diplomatique, chez M. Baur, fameux banquier, qui se vante d’avoir eu l’honneur de donner à dîner aux rois de Suède et de Pologne. Il a fait l’honneur à M. Helvétius d’accepter un dîner chez lui, où il a vu plusieurs hommes célèbres dans les lettres. Il a surtout voulu voir M. Diderot, et le voir à son aise, sans en être connu. En conséquence, le prince m’ayant choisi pour conducteur, j’ai eu l’honneur de le mener en habit gris dans un troisième bien haut, ou nous avons surpris le philosophe en robe de chambre, son bonnet de nuit à la main, et nous offrant un air serein et radieux avec sa belle tête nue. Je lui présentai le prince sous le nom d’un simple gentilhomme d’Allemagne qui voyage. Après les premières politesses faites, le philosophe n’eut rien de plus pressé que de m’apprendre la maladie d’une personne considérable à laquelle il savait que je m’interessais. Cela lui donna occasion de parler de la négligence avec laquelle les grands étaient servis par leurs gens. « Sans moi, dit-il, le pauvre malade serait mort de soif : car quand on demandait à boire pour lui, le son passait d’antichambre en antichambre, et se perdait enfin parmi la livrée sans rien produire. Au reste, ajouta-t-il, cela est fort bien comme cela. Vous voulez vous appeler altesse, éminence, excellence, avoir un nombreux cortège et être encore bien servis, cela ne serait pas juste. Moi, quand je suis malade, je crie à ma servante : « Jeanneton, à boire », et elle m’apporte à boire. » Ce début, que le hasard seul avait occasionné, me fit beaucoup rire, et le philosophe ne put concevoir pourquoi je trouvais cela si plaisant. On causa ensuite de l’art dramatique, du principe fondamental de la morale, et d’autres matières assez sérieuses qui furent traitées d’une manière fort gaie. L’entrevue dura environ une heure et demie. Après quoi, un étranger étant survenu, le prince se leva. Le philosophe avait été si charmé de sa conversation qu’il alla l’embrasser et le serrer dans ses bras avec la plus grande cordialité, disant qu’il était enchanté d’avoir fait connaissance avec un homme aussi instruit et aussi aimable. Il nous conduisit jusqu’à l’escalier, et là nous eûmes, mot pour mot, le dialogue suivant qui me réjouit beaucoup.

Moi. — Ah çà, mon ami, vous direz ce que vous voudrez, mais vous viendrez avec moi un de ces jours chez le prince héréditaire de Brunswick.

Le Philosophe. — Vous me connaissez ; comment pouvez-vous me faire de ces propositions ? Je n’ai pas le sens commun avec les princes, vous le savez bien,

Moi. — Mais enfin, celui-ci désire vous voir.

Le Philosophe. — Mais moi, je ne le désire pas.

Moi. — Mais que voulez-vous donc que je lui dise ?

Le Philosophe. — Que je suis noyé.

Le Prince. — Il en serait sûrement au désespoir.

Moi. — Mais enfin s’il venait ici…

Le Philosophe. — Je n’y serais pas.

Moi. — Et s’il y était venu ?

Alors mon philosophe ouvrit de grands yeux, croisa ses bras sur sa poitrine, demanda pardon, et reçut du prince les marques les plus flatteuses d’estime et de satisfaction. Je voulus qu’il lui présentat sa fille ; mais c’était le saint temps du carême, et sa mère venait de l’envoyer à confesse. Ainsi le prince prit congé du philosophe après l’avoir comble de bontés et de politesses.

— Les fautes et les malheurs de l’amour intéresseront toujours en leur faveur. Un jeune mousquetaire, nommé M. de Valdahon, et Mlle de Monnier, fille du premier président de la chambre des comptes de Dôle, conçoivent l’un pour l’autre la passion la plus vive. L’opposition que Mlle de Monnier éprouve de la part de ses parents, qui veulent la forcer à un autre mariage, la détermine à tout tenter en faveur de son amant. Elle l’introduit plusieurs fois de nuit dans l’appartement où elle couchait à côté du lit de sa mère. Ce qui devait arriver arriva. Une nuit, la mère entend du bruit. Elle sonne et appelle ses gens. L’amant se jette hors du lit de sa maîtresse et se sauve comme il peut, Ses vêtements laissés dans ce désordre, et les aveux de sa maîtresse, découvrent toute l’intrigue. Cependant M. de Valdahon offre de tout réparer par le mariage. La fortune, la condition, tout est à peu près égal entre les deux amants, et surtout leurs cœurs sont d’accord ; mais M. de Monnier est implacable. Qu’un père irrité poignarde dans le premier moment d’un juste courroux le jeune téméraire qu’il surprend dans le lit de sa fille, je le conçois ; mais qu’après ce premier mouvement passé il persiste à préférer un éclat fâcheux à l’honneur de sa fille, qu’il aime mieux couvrir son propre sang d’opprobre que de renoncer à une vengeance inutile, il faut être un de Monnier pour sentir et pour agir ainsi. Ce procès dure depuis plusieurs années. M. de Monnier a poursuivi l’amant de sa malheureuse fille de tribunal en tribunal. Il vient enfin de perdre son procès au Conseil en dernière instance, et ceux qui s’intéressent aux cœurs sensibles et trop tendres peuvent penser avec satisfaction que Mlle de Monnier, dès qu’elle aura atteint l’age de majorité, unira son sort à celui de son amant. En attendant, son père, trahi dans sa haine et dans l’espérance de se venger, est allé la deshériter immédiatement après la perte de son procès. J’ai eu l’honneur de vous parler dans le temps d’un premier mémoire fait en faveur de M. de Valdahon par M. Loyseau de Mauleon. Cet avocat vient d’en faire un second pour cette dernière instance. Ils sont l’un et l’autre très-intéressants, et méritent d’être conservés. M. Loyseau de Mauleon est un homme de beaucoup de mérite. C’est aujourd’hui la meilleure plume du barreau.

M. Coqueley, avocat, passe pour l’auteur d’un précis en six pages in-4°, pour le sieur Boucher de Villers, peintre de portraits, contre le sieur Costel, apothicaire[11]. Ce précis n’est cependant signé que par un procureur. C’est un tissu de mauvaises plaisanteries qui font rire malgré leur peu de finesse. L’apothicaire commande au peintre son portrait, pour lequel il s’engage de lui payer quatre louis. Quand le portrait est fait, il ne le trouve pas ressemblant, il chicane, il prétend avoir acquitté la plus grande partie du prix en drogues, etc. Enfin, le peintre est obligé de lui faire un procès pour l’obliger de retirer son portrait et d’en payer le prix convenu ; et l’avocat en prend son texte pour se divertir aux dépens de l’apothicaire. Je ne suis pas bien rigide, et j’aime à rire comme un autre ; mais si je suis jamais nommé conservateur des mœurs publiques, j’avertis que je punirai sévèrement tout avocat qui osera s’égayer indiscrètement et tourner en ridicule la profession du dernier des citoyens. Dans un État bien policé, toute profession, je ne dis pas utile, mais tolérée, doit être à l’abri de la satire. Cela n’empêche pas que les ridicules de chaque profession ne puissent être exposés sur la scène, à laquelle je conserverai certainement une liberté illimitée ; mais les tribunaux ne sont pas des salles de spectacle, et quand on plaide contre un homme en l’appelant par son nom et son état, il ne doit avoir d’autres ridicules que ceux qui résultent de sa conduite dans le procès dont il s’agit. La différence est sensible. Je parie que M. Costel rit comme moi des plaisanteries sur les apothicaires, en voyant le Malade imaginaire, le Légataire universel et Pourceaugnac, et je parie qu’il n’a pas ri comme moi du mémoire de M. Coqueley. Je sais bien que l’honneur d’un apothicaire et celui d’un maréchal de France ne doivent pas se ressembler ; mais si jamais je suis nommé conservateur des mœurs publiques, je conserverai l’honneur de l’apothicaire avec autant de soin que celui du maréchal de France, en vertu de la certitude que j’ai que chaque profession doit avoir son honneur dans un État bien ordonné, que les hommes ne sont si mauvais que parce qu’on les abaisse, et qu’on ne sait se servir avec eux du ressort de l’honneur, le plus général, le plus sur et le plus puissant de tous.

L’Homme sauvage, histoire traduite par M. Mercier, volume in-12 de trois cents et quelques pages. Cette prétendue histoire est celle d’un jeune homme dont le père, chef d’un peuple d’Amérique, après avoir été longtemps en proie à la perfidie et à la cruauté des Espagnols, se sauva avec son fils et sa fille encore enfants, et un fidèle esclave, dans un désert où il éleva ses deux enfants dans la simple loi naturelle. Ainsi le frère, parvenu à l’âge de puberté, devient l’époux de sa sœur. Un Européen survient et trouble le repos de cette heureuse famille, et lui fait quitter son asile après la mort du père. Ce roman a fait un peu de sensation, parce que le déisme y est fortement prêché. Il a été imprimé avec approbation, et quelques jours après sa publication il a été défendu. Je ne sais si l’on s’en prendra au censeur royal comme on a fait dans le procès de Bélisaire. Le censeur de l’Homme sauvage est M. Le Bret, qu’il ne faut pas confondre avec M. Bret qui a approuvé Bélisaire ; M. Le Bret pourrait bien avoir le sort de M. Bret. Je ne sais si l’auteur de l’Homme sauvage est ce M. Mercier qui concourt depuis quelque temps pour les prix de l’Académie française. Je ne sais si ce M. Mercier est le même qui a écrit en dernier lieu l’histoire d’un prétendu poëte arabe, et quelques autres insipidités[12]. Je ne sais si ce M. Mercier est jeune ou vieux. On aperçoit dans son Homme sauvage du style et même de la chaleur ; mais celle-ci est factice, et l’autre est lourd. D’ailleurs nulle trace de génie, nulle vérité. La lecture en est pénible et sans attrait, et l’on sent à chaque page le défaut de naturel, l’impuissance de l’auteur, et la difficulté du sujet. C’était vraiment un beau sujet que l’histoire de l’homme sauvage ; mais l’homme du plus grand génie n’aurait pas été trop fort pour cela, et M. Mercier n’est pas cet homme-là. Dans huit jours il ne sera pas plus question de son homme sauvage que s’il n’avait jamais existé, à moins que la Sorbonne n’ait la charité de l’honorer d’un anathème pour le profit du libraire.

Dissertation physico-médicale sur les truffes et sur les champignons, par M. Pennier de Longchamp, docteur de la faculté de médecine d’Avignon. Brochure in-12 de soixante-six pages. L’auteur de cet écrit est d’assez bonne composition. Il fait à la vérité la guerre aux champignons, qu’il déclare un mets dangereux, quoique flatteur ; mais à l’égard des truffes, il n’est pas éloigné de croire qu’elles facilitent la digestion.

— Le brevet honorable accordé par le roi à la fille cadette de Mme Calas, à l’occasion de son mariage, à réveillé la rage des ennemis de cette famille vertueuse. Les bruits calomnieux qui sont detaillés dans la déclaration imprimée de Jeanne Vignière, ancienne servante de Mme Calas, ont été non-seulement répandus à Toulouse, mais il s’est trouvé ici un homme assez pervers ou assez léger pour annoncer cette nouvelle comme certaine et confirmée par M. Mariette, avocat de Mme Calas, et pour la soutenir à la table de M.  le contrôleur général, en présence de ce ministre et de vingt autres témoins. Il a donc fallu détruire cette calomnie d’une manière authentique. On en a rendu compte à M. le contrôleur général, qui en à instruit le roi. Ce qui n’empêche pas que celui qui a osé la débiter en pleine table ne jouisse de l’impunité et même de l’avantage de ne pas être connu.

  1. Premier nom de Mlle Clairon, célèbre par les erreurs de sa jeunesse. (Grimm.)
  2. Le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, l’archevêque de Lyon,
    l’archevêque de Bourges, l’archevêque de Saint-Brieuc, ont souscrit pour la représentation de Molé. (Grimm.)
  3. Et à l’auteur de la chanson, trois mois de Bicêtre pour la première fois. (Grimm.)
  4. Les Memoires secrets (2 mars 1767) attribuent ces couplets à Boufflers. M. de Manne (Galerie de la troupe de Voltaire) a établi par les actes civils que,
    contrairement à ce qui a été souvent imprimé, le nom de cet acteur était bien Molé et non Molet.
  5. Elle a été imprimée dans les Éloges de Mme Geoffrin (Paris, 1812, p. 140) et dans la Correspondance, publiée par M. Ch. de Moüy, p. 279.
  6. Rosset-Dupont.
  7. Par l’abbé Guillaume Bertoux.
  8. Allusion aux Anecdotes sur Belisaire, que Voltaire avait signées de ce nom, suivi de cette phrase.
  9. Selon Littré, le greffier à peau ou à la peau était le commis qui écrivait sur parchemin les expéditions des sentences.
  10. Larcher.
  11. Réimprimé au tome Ier des Causes amusantes et connues.
  12. L. S. Mercier n’aurait été, selon Quérard, que le traducteur de ce roman, dû à un écrivain allemand, J. G. B. Pfeil. Il a été plus haut question de l’Histoire d’Izerben.