Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Mai

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MAI
1er mai 1768.

Parmi les différentes histoires qu’on a débitées ici, depuis deux mois, sur le compte de l’illustre patriarche de Ferney, il y en avait une presque prophétique et d’ailleurs très-merveilleuse. On disait que M. de Voltaire se promenant, après le départ de Mme Denis, solitairement aux environs de son château, avait rencontré un chartreux, et qu’après s’être entretenu avec lui fort longtemps, il avait quitté Ferney en secret, et s’était rendu à la grande chartreuse en Dauphiné pour y prendre l’habit de novice. C’était le second tome de la conversion de saint Paul, excepté que le Saul de Ferney n’était pas renversé de son cheval, parce qu’il était à pied, et que Jésus-Christ avait pris cette fois-ci l’habit de saint Bruno pour triompher d’un ennemi non moins redoutable que l’ancien Saul.

Ce conte ridicule eut l’air d’une prophétie, lorsqu’on apprit, peu de jours après, que M. de Voltaire avait fait ses pâques le jour de Pâques même avec toute la ferveur d’un prosélyte et toute la pompe d’un seigneur de paroisse. Il avait fait venir de Lyon six gros cierges, et, les faisant porter devant lui avec un missel, escorté de deux gardes-chasse, il s’est rendu à l’église de Ferney où il a reçu la communion de la main de son curé. Après cette cérémonie, il a adressé aux assistants un discours pathétique sur le vol. Ce discours, commençant par les mots : La loi naturelle est la plus ancienne, fit d’abord pâlir tout le clergé, c’est-à-dire le curé qui le représentait ; mais l’orateur ne disant rien que de très-chrétien, le clergé se remit peu à peu de sa frayeur. L’orateur finit son discours édifiant en fixant des yeux un de ses paysans qu’il soupçonnait de l’avoir volé, et en disant que les voleurs étaient obligés à restitution entre les mains de leur curé, ou bien, s’ils aimaient mieux, entre les mains de leur seigneur. Le discours fini, le seigneur de Ferney demanda à son curé un reçu de tout, et reprit avec sa procession le chemin du château, en repassant le ruisseau qui le sépare de l’église.

Le bruit que cette nouvelle a fait à Paris et à Versailles pendant plusieurs jours est incroyable. Il passe pour constant que le roi en a fort bien parlé, et que la reine en a montré de la satisfaction, car tel est aujourd’hui le sort des hommes à talent, et particulièrement de l’homme universel qui réside à Ferney, qu’ils ne peuvent rien faire qui ne soit un objet d’attention pour tout ce qu’il y a d’auguste, de respectable, d’êtres pensants et d’esprits cultivés en Europe. À Paris, cette action n’a point du tout réussi ; et les dévots, et les philosophes, et les gens du monde, en ont été également scandalisés. Mme la marquise du Deffand lui a écrit : « Mandez-moi comment vous vous en trouvez ; et si, après avoir réformé votre table, vous comptez vous en tenir à celle-là. » À quoi M. de Voltaire a répondu qu’il ne sait pourquoi on fait tant de bruit d’une chose si simple, comme si elle n’était jamais arrivée ; qu’il a tâché de faire ses pâques aussi souvent que sa malheureuse santé le lui a permis. Il est certain que dans tout autre temps, cet acte de dévotion d’un seigneur de paroisse n’aurait pas fait la moitié du bruit qu’il a excité ; mais les yeux de tout le public ont été trop ouverts cet hiver sur ce qui s’est passé à Ferney, pour qu’une cérémonie si solennelle et si inattendue ne fît pas la plus grande sensation.

Actuellement, sans nous arrêter à la moralité de cette action, si vous voulez en pénétrer les motifs, il faut d’abord lire la lettre suivante, écrite deux jours avant la cérémonie.


LETTRE DE M. DE VOLTAIRE
à M. le comte d’argental.
« De Ferney, 1er avril 1768, et ce n’est pas un poisson d’avril.

« Je reçois, mon cher ange, votre lettre du 26 mars. Vous n’avez donc pas reçu mes dernières ! Vous n’avez donc pas touché les quarante écus[1] que je vous ai envoyés par M. le duc de Praslin, ou bien vous n’avez pas été content de cette somme ! Il est pourtant très-vrai que nous n’avons pas davantage à dépenser, l’un portant l’autre. Voilà à quoi se réduit tout le fracas de Paris et de Londres. Serait-il possible que ma dernière lettre adressée à Lyon ne vous fût pas parvenue ? Je vous y rendais compte de mes arrangements avec Mme Denis, et ce compte était conforme à ce que j’écris à M. de Thibouville ; ma lettre est pour vous et pour lui. Je vous disais que j’étais dans les bonnes grâces de M. Jannel ; et je vous le prouve, puisque c’est lui qui vous envoie ma lettre et la Princesse de Babylone.

« Vous me demandez pourquoi j’ai chez moi un jésuite. Je voudrais en avoir deux ; et si on me fâche, je me ferai communier par eux deux fois par jour. Je ne veux point être martyr à mon âge. J’ai beau travailler sans relâche au Siècle de Louis XIV ; j’ai beau voyager avec une princesse de Babylone, m’amuser à faire des tragédies et des comédies, être agriculteur et maçon, on s’obstine à m’imputer toutes les nouveautés dangereuses qui paraissent. Il y a un M. P., à Paris, qui fait venir toutes les brochures imprimées à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey. Ce libraire, qui est celui de Jean-Jacques, les met probablement sous mon nom. Il est physiquement impossible que j’aie pu suffire à composer toutes ces rapsodies ; n’importe, on me les attribue pour me perdre.

« J’ai lu la Relation[2] dont vous parlez. Elle n’est point du tout modérée, comme on vous l’a dit ; elle me paraît très-outrageante pour les juges. Jugez donc, mon cher ange, quel doit être mon état ! Calomnié continuellement, condamné sans être entendu, je passe mes derniers jours dans une crainte trop fondée. Cinquante ans de travaux ne m’ont fait que cinquante ennemis de plus ; et je suis toujours prêt à aller chercher ailleurs, non pas le repos, mais la sécurité. Si la nature ne m’avait pas donné deux antidotes excellents, l’amour du travail et la gaieté, il y a longtemps que je serais mort de désespoir.

« Dieu soit béni, puisque Mme d’Argental se porte mieux ! Je me recommande à ses bontés. »

Il est évident, par cette lettre, que la peur seule a conseillé au seigneur patriarche cet acte éclatant de dévotion, comme un coup de parti propre à faire taire les malveillants et à désarmer ses ennemis et ses persécuteurs. Il est clair encore que les bruits d’exil, de lettres de cachet, de décret de prise de corps, occasionnés par la retraite de Mme Denis, ont vivement alarmé ledit seigneur patriarche, et qu’il a cru parer à tout en faisant ses pâques avec publicité. Cela est entièrement démontré par une autre lettre qu’il vient d’écrire à M. d’Argental, que j’ai vue, mais qu’on ne m’a pas permis de copier[3]. Il y détaille toutes les raisons qui l’ont déterminé à cet acte de dévotion, et ces raisons sont fondées sur la crainte des fanatiques et de l’ordre du clergé, et de celui des parlements. Il dit que s’il était à Abbeville, il communierait tous les quinze jours, et que s’il rencontrait une procession de capucins, il irait au-devant d’elle chapeau bas. Il se flatte, au moyen de ses pâques, d’avoir répondu à toutes les accusations de ses ennemis ; mais comme le renard reste toujours renard, on prétend que dans une autre lettre à M. de Thibouville, que je n’ai point vue, il se plaint d’être calomnié dans toutes les actions de sa vie. « On ne se contente pas, dit-il, d’assurer que j’ai fait mes pâques ; ne veut-on pas aussi que je me sois confessé[4] ? »

Malheureusement, la profonde politique qui lui a dicté cette démarche n’a échappé à personne, et ses amis et ses ennemis se sont accordés à la regarder comme fausse. Les dévots en ont été plus blessés que s’il avait fait un pamphlet de plus contre la sainte Église ; et peu s’en faut que les gens du monde et les neutres ne l’aient regardée comme une action avilissante. Au bout du compte elle ne mérite pas d’être jugée à la rigueur, puisqu’elle ne fait de mal à personne. Pour qui réserverait-on d’ailleurs l’indulgence des jugements, si ce n’est en faveur de celui à qui son siècle a les plus grandes obligations ? Quel est l’homme qui peut se vanter d’avoir vécu aussi utilement que M. de Voltaire, pour le bonheur du genre humain ? Pour moi, la passion qui est née avec moi pour ledit seigneur patriarche, et qui me suivra chez les morts, ne me permet pas de le juger avec la sévérité et l’acharnement des oisifs neutres de Paris, qui dans le fond n’ont aucun avis, et ne condamnent que pour passer le temps. Je me borne à admirer le goût du seigneur patriarche pour la représentation. Je vois ces beaux cierges apportés de Lyon, ce superbe chanteau de pain bénit, ces honneurs rendus au seigneur de Ferney, par le haut et bas clergé de sa paroisse ; ces deux paysans métamorphosés en gardes-chasse, moyennant une bandoulière ; la décence, la dignité, la pompe de cette procession seigneuriale qui, au moyen d’une enjambée sur le ruisseau, se trouve rendue du château à l’église et de l’église au château ; l’idée de ce spectacle auguste m’émeut et me transporte ; il me rappelle une autre cérémonie qui se fit avec non moins de dignité pendant mon séjour à Genève, au mois d’avril 1759 ; c’était la prise de possession du comté de Ferney, acheté à vie par le seigneur patriarche. Il se rendit des Délices à la paroisse de Ferney dans un carrosse de gala, accompagné de Mme Denis, qui avait mis la robe la plus riche, et qui portait tous les diamants de la maison. Lui-même avait un habit de velours cramoisi, doublé et à parements d’hermine, et galonné de queues d’hermine sur toutes les tailles ; et quoique cet habit parût un peu chaud pour la saison, tout le monde fut obligé d’en admirer le goût et la magnificence. C’est dans cet accoutrement que l’oncle et la nièce assistèrent à la grand’messe de la paroisse, chantée en faux bourdon, pendant laquelle on tirait des boîtes en guise de canon.

Ceux qui supposent à M. de Voltaire des desseins plus étendus prétendent qu’il n’a fait toute cette simagrée que pour se ménager la permission de revenir à Paris ; et, quelque peu réfléchi que soit ce projet, je ne suis pas éloigné de croire qu’il est réellement entré dans la tête de l’illustre patriarche. Il y a déjà plus de deux ans qu’il se trouve abandonné de tous ses amis de Genève, et qu’il ne voit plus personne de cette ville dans sa retraite, pour avoir voulu très-mal à propos jouer un rôle dans les troubles, et pour avoir sacrifié ses amis véritables et essentiels au parti du peuple, sans autre vue que celle de faire l’homme d’État. Depuis ce temps, son habitation aux portes de Genève lui est devenue désagréable, et voilà peut-être la véritable raison de toute la révolution survenue à Ferney, raison secrète que peut-être il ignore encore, ou qu’il se cache à lui-même. L’année dernière, ses amis eurent déjà beaucoup de peine à l’empêcher de louer une maison sur les bords de la Saône, près de Lyon, et de se mettre ainsi dans le ressort du parlement de Paris, où sa véracité sur de certains objets lui a fait de puissants ennemis. Ses amis seraient encore bien moins tranquilles s’il obtenait la permission de venir fixer sa résidence à Paris : c’est l’endroit du monde où ils le croiraient le moins en sûreté ; mais si c’est là réellement son projet, et qu’il ait en tête de le faire réussir, adieu les pamphlets, les brochures, les facéties ; le rossignol ne chantera plus, une politique enfantine et inutile le condamnera au silence ; je dis inutile, parce qu’il n’obtiendra sûrement pas la permission de revenir à Paris, et que ses amis n’auront pas du moins l’inquiétude, trop juste, de l’y voir exposé à toutes sortes d’accidents. Je regarde sa brouillerie avec la république de Genève comme un des véritables malheurs de sa vie, et comme une des fautes les plus graves qu’il ait commises. Il trouvera difficilement sur toute la surface du globe une habitation aussi agréable, aussi avantageuse pour lui, aussi bien située à tous égards, que celle qu’il s’est choisie sur les bords du lac, et dont il s’est si bien trouvé depuis quinze ans.

M. Cramer, son libraire et son ami, a commencé à publier les premiers volumes de l’édition in-4° des Œuvres de M. de Voltaire, ornée d’images et de vignettes, et M. Panckoucke, libraire à Paris, a acheté cette édition de M. Cramer et la vend avec ou sans planches, au gré de l’acquéreur[5]. Il se passera bien du temps avant que cette édition soit achevée ; on ne peut même se promettre qu’elle le soit du vivant de l’auteur. D’ailleurs M. de Voltaire est de trop bonne compagnie pour ne pas l’avoir avec soi sous un format portatif. Il fallait en faire une belle édition in-8° et n’épargner aucune dépense pour la beauté du papier et de l’impression. Il fallait surtout en retrancher les images, qui perdront incessamment en France et le goût du dessin et la typographie : je remarque avec humeur que, depuis l’usage des planches, il ne s’est pas imprimé un beau livre à Paris. L’édition in-8° que les frères Cramer ont faite des œuvres de M. de Voltaire, et qu’ils complètent à mesure, est non-seulement vilaine quant au caractère et au papier, mais encore elle est très-peu correcte. Elle a aussi le défaut d’être mal distribuée, les différents morceaux n’étant partagés ni suivant les matières, ni suivant l’ordre chronologique. Cependant comme c’est l’édition la plus complète que nous ayons, il ne s’agit pas de faire le difficile et il faut bien s’en contenter.


LORENZIANA.

M. le chevalier de Lorenzi est de retour depuis quelques jours d’un voyage d’environ dix-huit mois, qu’il a fait en Italie, sa patrie. Son retour m’a fait faire de sérieuses réflexions. J’ai pensé combien ceux qui avaient le bonheur d’entendre ses adages étaient coupables envers le public et envers la postérité de les garder pour eux seuls, au lieu de les communiquer à ceux qui n’étaient pas à portée d’en jouir ; j’ai senti qu’un répertoire de la nature de celui-ci était très-propre à conserver les principaux traits du chevalier, et à en devenir peu à peu le dépôt ou les archives. Je me suis donc résolu à les rapporter ici successivement, suivant que l’occasion s’en présentera, et sans observer entre eux aucun ordre chronologique, parce que, modernes ou anciens, ils sont également précieux. Mais pour remplir le devoir d’un historien fidèle, je suis obligé de commencer par faire connaître mon héros. M. le chevalier Lorenzi est un gentilhomme de Toscane, où son frère aîné a été longtemps ministre de France. Lui-même a servi dans les armées de France, et s’est retiré du service peu de temps après la conquête de Minorque, avec le grade de colonel. Il est chevalier de l’ordre de Saint-Étienne de Toscane. Son séjour en France ne lui a pas fait perdre son accent italien, et la vérité qu’il met dans tous ses discours contribue à lui conserver cet accent par la manière dont il appuie sur les mots qu’il prononce. C’est un très-honnête et loyal gentilhomme qui a toujours vécu dans la meilleure compagnie de Paris, et qui a toutes les vertus de société, excepté celle de se faire valoir. On découvrit, il y a environ dix ans, par hasard, qu’il était assez pauvre ; jusque-là personne n’en avait rien su. Quant à lui, il ne le saura de sa vie. Son goût l’a toujours porté aux sciences abstraites, à la géométrie, à l’astronomie, et il en a pris l’habitude d’évaluer les événements de la vie et de les réduire à des valeurs géométriques. Il est naturellement rêveur, distrait, naïf, simple, toujours vrai, sérieux et grave. Le plaisant de ses traits consiste en ce que les opérations de sa tête se font lentement et difficilement, qu’il a de la peine à assortir l’expression à son idée, qu’il supprime ordinairement toutes les intermédiaires entre deux propositions, qu’il répond souvent à sa tête, au lieu de répondre à ce qu’on lui dit. Comme il n’est frappé que par le côté vrai ou faux d’un objet, et jamais par le côté plaisant, il entend la plaisanterie mieux que personne, et l’on peut rire de lui et de ses propos tant qu’on veut sans le fâcher, mais aussi sans lui faire perdre son sérieux.

Étant donc de retour à Paris, où il a si souvent embelli la société pour moi, je le trouvai chez Mme Geoffrin ces jours passés, et je le vis s’embarrasser de la généalogie de deux femmes avec lesquelles il passe sa vie, et qui portent le même nom quoiqu’elles soient de deux branches très-éloignées. Mme Geoffrin chercha inutilement à le dépêtrer de ces filets généalogiques, et lui dit enfin : « Mais, chevalier, vous radotez ; c’est pis que jamais… — Madame, lui répond le chevalier, la vie est si courte ! »

Le lendemain, il alla avec M. de Saint-Lambert à Versailles. En cheminant ils causent, et M. de Saint-Lambert par occasion lui demande son âge. « J’ai soixante ans, lui répond le chevalier. — Je ne vous croyais pas si âgé, lui dit M. de Saint-Lambert. — Quand je dis soixante ans, reprend le chevalier, je ne les ai pas encore tout à fait… non, pas tout à l’heure… mais… — Mais enfin, quel âge au juste avez-vous ?… — J’ai cinquante-cinq ans faits ; mais ne voulez-vous pas que je m’assujettisse à changer d’âge tous les ans comme de chemise ? »

Un jour, il voulut faire l’éloge de la taille d’une femme, et au lieu de dire qu’elle a une taille de nymphe, il dit : « Elle a la taille comme Mlle Allard. — Vous ne rencontrez pas heureusement, lui dis-je ; on peut louer Mlle Allard par bien des côtés, mais on n’a jamais cité sa taille comme belle… — Ah ! ah ! reprend-il, je ne la connais point, et ne l’ai jamais vue ; mais comme tout le monde parle de Mlle Allard, je crois pouvoir en parler aussi. »

Nous étions un jour chez Mme Geoffrin, le chevalier, M. d’Alembert et moi, et nous causions. M. d’Alembert et moi nous étions assis ; le chevalier, droit, appuyé contre la cheminée, sommeillait, et avait peine à soutenir sa tête. « Il me semble, chevalier, lui dis-je, que notre conversation vous amuse beaucoup, puisqu’elle vous endort tout debout ? — Oh ! non, dit-il en hochant la tête et avec son ton innocent et naïf, je dors quand je veux. »

En voilà assez pour un commencement de Lorenziana, que je compléterai à mesure que les traits remarquables, échappés à la bouche précieuse de notre chevalier, s’offriront à ma mémoire.

— La première feuille du Courrier de la mode a heureusement paru, et la France possède un Journal du goût. Dans cette première feuille, l’auteur cherche, comme de raison, à donner quelques notions générales ; il nous apprend que l’habillement français semble vouloir se rapprocher de jour en jour du beau naturel : il nous rend compte de plusieurs révolutions importantes, que j’avais le malheur d’ignorer entièrement. Je vois avec étonnement que les Hollandaises et les Tronchines sont écrasées par le négligé dit polonais ; que les bonnets à la sultane, à la rhinocéros, ont été exterminés par les bonnets à la clochette et par ceux à la débâcle ; mais surtout la gertrude a subjugué toutes les têtes, et il n’est pas encore décidé si la moissonneuse, qui vient d’être inventée, l’emportera sur la gertrude. Si j’avais voix au chapitre aux Traits galants, je conseillerais d’inventer la glaneuse. On voit que l’empire universel de la mode est fondé sur le succès de l’opéra-comique[6]. Pour nous défaire de la moissonneuse, l’auteur nous apprend que le bonnet au doux sommeil, qui a quelque ressemblance avec la baigneuse, est réservé au séjour de la campagne ou pour les cas d’indisposition ; et, comme il a soin de remonter aux premiers principes, il conseille aux dames qui veulent être bien montées en bonnets d’envoyer leur signalement. Le Courrier de la mode a bien donné le sien dans la feuille qu’il vient de publier ; je lui conseille de se faire teneur de livres chez Mlle Alexandrine, ou garçon de boutique chez M. Dulac.

— Peu de jours après l’ouverture des théâtres, M. Le Kain a reparu sur celui de la Comédie-Française, après une absence de neuf mois : il a été reçu avec des transports de joie et avec les plus vifs applaudissements. Il n’a joué que cinq ou six fois ; sa santé n’étant pas encore bien rétablie, on lui a encore accordé un congé pour tout l’été, et il va partir pour les eaux. On a craint longtemps que cet acteur ne fût absolument perdu pour le théâtre.

M. Grandval vient de se retirer de ce théâtre pour la seconde fois, et tout de bon : il était rentré il y a sept ou huit ans, après une retraite de deux années. On espérait qu’il serait encore de quelque ressource ; mais il avait désappris à jouer ses anciens rôles, et il s’est inutilement essayé à en jouer d’un autre genre. Cet acteur, que nous avons vu charmant, était devenu détestable ; tant il y a un terme à tout, que la prudence ne doit pas se permettre d’outre-passer.

Il s’est, au reste, élevé de vives contestations dans l’intérieur de la Comédie, particulièrement entre Mlle d’Epinay et Mlle Hus. Celle-ci, ayant déjà usurpé sur l’autre l’emploi de petite coquette, a encore voulu envahir les rôles de grande coquette ; c’est-à-dire le droit de doubler Mme Préville dans ces rôles, de préférence à Mlle d’Épinay. Malgré tous les tempéraments qu’on a cherchés jusqu’à présent, on n’a pas encore réussi à terminer cette affaire délicate et importante, au gré des deux actrices, respectivement demanderesses et défenderesses.

Le directeur des spectacles de l’Impératrice de Russie a envoyé, en présent, de superbes fourrures à Mlle Clairon, à MM. Le Kain, Préville et Bellecour. Si ce dernier se rend la justice qu’il se doit, il ne peut manquer de croire qu’on s’est trompé d’adresse, et que, par mégarde, on a mis son nom à la place de celui de Molé. Remarquez que le même génie qui crée des lois à son empire, qui force ses voisins d’être tolérants et justes envers leurs égaux, qui peuple, police et gouverne ses vastes États avec tant de gloire, encourage et récompense les talents d’un bout de l’Europe à l’autre ; c’est l’âme de l’univers qui sait tout animer à la fois.

— On a donné, le 26 du mois dernier, sur le théâtre des Menus-Plaisirs du roi, rue Bergère, une représentation de la tragédie d’Andromaque, suivie de la Clochette, opéra-comique. On avait distribué près de huit cents billets, et la salle était remplie d’une société aussi brillante que choisie. C’était pour juger du talent de Mme Vestris[7], que messieurs les premiers gentilshommes de la chambre du roi avaient ordonné cette représentation. Cette actrice, âgée de vingt-deux ans au plus, arrive de Stuttgard ; elle s’appelait autrefois Mlle Dugazon, et elle est sœur cadette de cette Mlle Dugazon qui a débuté l’année dernière avec succès dans les rôles de soubrette, et qui a été reçue depuis à l’essai et à la pension. Celle dont il est question ici a épousé un frère du célèbre danseur Vestris ; ce frère était danseur au théâtre de Stuttgard, aussi médiocre que l’autre est excellent. La suspension des spectacles du duc de Wurtemberg en a fait refluer les débris à Paris. Mme Vestris, n’ayant jamais joué que sept ou huit fois dans le tragique, et Mlle Clairon, ainsi que plusieurs connaisseurs, lui trouvant les dispositions merveilleuses, on a voulu la voir sur un théâtre particulier avant de la faire débuter sur le théâtre public. Elle a joué le rôle d’Hermione dans la tragédie d’Andromaque ; les autres rôles étaient remplis par les principaux acteurs de la Comédie-Française, et entre autres celui de Pyrrhus par Molé, et celui d’Oreste par Le Kain. Il n’y a pas moyen de juger une actrice sur un seul rôle et d’après une représentation unique. Mais voici ce qu’il m’a paru de Mme Vestris : elle est d’abord très-jolie, elle a de la grâce, la taille bien prise, les plus beaux yeux du monde ; mais elle n’a pas les traits assez grands et assez nobles pour le haut tragique. Elle ressemble plutôt à une suivante charmante qu’à une belle princesse. Elle a certainement de l’intelligence, mais je doute qu’elle ait de l’âme ; dans un rôle tout passionné, il ne lui est échappé aucun de ces accents qui provoquent les larmes et qui déchirent le cœur, et elle a incomparablement mieux dit les choses de fierté que les vers de sentiment. On lui a trouvé la prononciation vicieuse, elle grasseye un peu ; mais ce défaut n’est ni choquant à un certain point, ni impossible à corriger ou du moins à pallier. Elle ne sait pas marcher sur le théâtre ; mais son beau-frère peut le lui apprendre. Elle a de la grâce, mais aussi de l’uniformité dans son geste. Elle a surtout le tic de porter sa main à sa bouche, et de laisser tomber ensuite son bras en deux temps égaux jusqu’à la ceinture, et puis de recommencer ; mais ces petits défauts se corrigent vite. Je parierais qu’elle a la voix très-agréable en chambre ; mais elle ne l’a pas assez forte sur le théâtre, du moins pour les grands rôles tragiques, et c’est le défaut qui me chagrine le plus. Je suis plus persuadé que jamais que les grands coups que peuvent frapper un orateur, un acteur, une actrice, dépendent absolument de la force de la voix et de la beauté de l’organe ; c’est cette voix pleine et sonore qui a fait principalement la réputation de Mlle Clairon. Vous avez beau concevoir avec justesse, sentir avec force, comment rendrez-vous ce que vous concevez, ce que vous sentez, si un organe frêle et inflexible se refuse à suivre les impressions de votre âme ? On n’est plus étonné de tous les pénibles efforts, de ces exercices continuels que s’imposa Démosthène pour se fortifier la voix et pour la maîtriser, quand on a remarqué qu’avec une voix sensible et touchante un prédicateur en chaire est sûr d’émouvoir en débitant les plus grandes pauvretés ; nous sommes plus machines que nous ne croyons. L’essai de Mme Vestris a en général réussi : mais elle n’est pas encore d’accord sur les conditions qu’on lui propose pour la faire recevoir à la Comédie-Française. Elle ne veut aussi débuter en public que lorsque Le Kain sera de retour des eaux et qu’il pourra jouer avec elle. Je voudrais la voir dans le haut comique ; elle n’aurait pas besoin de forcer sa voix, et j’ai dans la tête qu’elle ferait en chambre et sur le théâtre une amoureuse fort intéressante.

M. Fabre, qui a fourni à M. Fenouillot de Falbaire le sujet de son drame de l’Honnête Criminel, a enfin obtenu sa grâce[8]. Il n’était sorti des galères que par un congé particulier de M. le duc de Choiseul, et il était par conséquent resté civilement mort ; on vient de lui rendre l’état de citoyen. Cela a passé au conseil d’État du roi le 24 du mois passé. L’auteur de la pièce peut se vanter d’avoir été l’instrument immédiat de cette justice tardive. Ma foi, à ce prix, je consentirais de faire tous les jours une mauvaise pièce.


15 mai 1768.

On a donné le 7 de ce mois, sur le théâtre de la Comédie-Française, la première représentation de Béverley, tragédie bourgeoise imitée de l’anglais, par M. Saurin, de l’Académie française. D’abord cette affiche me déplaît. Si Béverley est une tragédie, pourquoi est-elle bourgeoise ? S’agit-il ici des malheurs qui ne peuvent arriver qu’à des bourgeois ? ou bien ce qui est tragique pour des bourgeois est-il comique pour des princes ? Il fallait dire tout simplement tragédie, et laisser la mauvaise épithète de bourgeoise aux critiques bourgeois du coin, qui ont aussi inventé le terme de comédie larmoyante, et qui ont écrit sur l’une et sur l’autre de grandes pauvretés. En second lieu, pourquoi cette tragédie s’appelle-t-elle Béverley ? C’est du nom de son héros. Mais ce nom est celui d’un particulier, et n’est pas un nom historique. Si M. Saurin avait eu les torts et les malheurs d’un Béverley, on aurait donc affiché la première représentation de Saurin, tragédie bourgeoise ? Il fallait appeler cette pièce tout uniment le Joueur, tragédie, parce que c’est le Joueur, tragédie.

Cette pièce a été jouée à Londres sans succès, et elle a si peu de réputation dans sa patrie que, parmi plusieurs Anglais que j’ai questionnés, il ne s’en est trouvé aucun qui ait pu me dire le nom de l’auteur. Il y a environ dix ans qu’elle tomba entre les mains de M. Diderot. Frappé de quelques traits, il se mit à en croquer une traduction pour la faire connaître à quelques femmes avec lesquelles il se trouvait à la campagne. On imprima presque en même temps une autre traduction de cette pièce, peut-être plus fidèle, parce que M. Diderot ne se fait jamais faute d’ajouter ce qui peut se présenter de beau sous sa plume ; mais cette seconde traduction étant d’ailleurs maussade, la pièce ne fit pas plus de sensation en France qu’en Angleterre[9]. Alors M. Saurin s’empara du manuscrit de M. Diderot, et, après s’être assuré que celui-ci ne comptait en faire aucun usage, il entreprit d’enrichir la scène française de cette pièce.

Si vous vous rappelez l’original ou la mauvaise traduction qui en a été faite, vous savez que le but de l’auteur anglais a été de tracer un tableau affreux de tous les malheurs que peut entraîner la passion du jeu. En conséquence, il a marié son joueur. M. Béverley a une femme charmante et d’une humeur angélique, qui, au milieu de tous les malheurs auxquels la funeste passion de son mari l’expose, conserve pour lui l’attachement le plus tendre et dans son intérieur une douceur inaltérable. M. Béverley a une sœur d’un caractère un peu plus vif et plus décidé, mais non moins honnête que celui de Mme Béverley. Elle est promise en mariage à Leuson, ami de Béverley, homme d’un rare mérite et d’une droiture à toute épreuve. Lorsque la pièce commence, Béverley est entièrement ruiné par le jeu. On voit, dans la première scène, sa femme, dans un appartement absolument démeublé et dépouillé, attendre le retour de son mari. Un vieux domestique de la maison, appelé Jarvis, se montre ; et quoique ce personnage ne soit qu’épisodique, il est peut-être le plus touchant et le plus pathétique de la pièce. Béverley joue et perd dans le cours de la pièce la fortune de sa sœur, dont il était le dépositaire. Leuson, qui découvre ce malheur avant qu’il soit connu, vient trouver sa maîtresse, lui propose de lui confier un secret important si elle veut lui promettre de lui donner sa main le lendemain, en reçoit la promesse, et lui apprend qu’elle n’a plus rien, et que son frère a perdu toute sa fortune. Cette scène est une des plus intéressantes de la pièce anglaise, et suppose véritablement du talent dans l’auteur. Béverley n’est pas seulement le jouet de sa passion, il l’est encore d’une bande de filous qui ont pour chef un M. Stuckely qu’il a le malheur de regarder comme son meilleur ami, et qui, trop justement suspect à Leuson, cherche à son tour à rendre celui-ci suspect à Béverley. La pièce s’avance au milieu de pertes d’autant plus inévitables qu’elles sont une suite du complot formé par ces fripons. À la fin du quatrième acte, Beverley ayant tout perdu, le désespoir s’empare de lui. Il n’ose plus rentrer chez lui ; il couche dans la rue, au milieu des pierres, où il est trouvé par le vieux Jarvis et ensuite par sa femme, et bientôt après par la garde, qui le cherchait pour l’arrêter de la part de ses créanciers. Le cinquième acte se passe dans la prison, où Béverley, ne pouvant plus soutenir son sort, s’empoisonne, et termine sa vie dans les bras de sa femme et de son ami Leuson, au milieu des plus cruels remords.

Voilà le fond de la pièce anglaise, que M. Saurin a conservé tout entier. Il en a seulement retranché les rôles des filous, et a tâché de rendre celui de Stuckely plus supportable, en le montrant tout aussi acharné à la perte de Béverley, mais par un motif différent. Stuckely a été autrefois amoureux de Mme Beverley, son hommage a été rejeté ; il a dissimulé son ressentiment, et cherche à venger l’amour offensé par la ruine d’un rival préféré. M. Saurin a voulu rendre la situation du joueur encore plus effroyable qu’elle n’est dans la pièce anglaise, en lui donnant un fils. Cet enfant, âgé de sept à huit ans, que la mère a laissé dans la prison auprès de son père, pendant qu’elle est allée épuiser toutes ses ressources pour l’en tirer ; cet enfant, dis-je, dort paisiblement dans un fauteuil, tandis que son malheureux père, livré aux plus cruelles agitations, se détermine à finir sa vie par le poison. Contraste beau et vraiment pathétique de l’innocence du premier âge, avec les tourments d’une vie criminelle ! Lorsque Béverley a pris le poison, il aperçoit son fils. Il réfléchit que cet enfant va se trouver exposé à la dernière misère, et peut-être au crime. Son sombre désespoir lui persuade que le plus grand service qu’il puisse rendre à son fils, c’est de le garantir à jamais des vicissitudes du sort, en le faisant passer de ce sommeil au sommeil éternel. Obsédé de cette idée, il tire un couteau pour frapper son fils ; mais il n’ose achever cet horrible sacrifice. Le couteau échappe de ses mains. L’enfant se réveille tout effrayé. La mère revient, et annonce en vain une révolution aussi heureuse qu’imprévue, arrivée dans la fortune de son mari. Déjà le poison opère, la pâleur de la mort et ses angoisses succèdent à la violence des agitations et des remords, et Béverley expire après une longue et douloureuse agonie.

Le grand défaut de cette pièce, telle qu’elle a été représentée sur notre théâtre, c’est la faiblesse de l’intrigue et le défaut de naturel et de vérité. Il n’est pas vrai que les choses se soient ainsi passées dans la maison de M. Béverley. Les trois premiers actes se consument en allées et venues perpétuelles et inutiles. Les personnages arrivent sans projet et s’en retournent de même, et se tournent toujours le dos lorsqu’ils auraient le plus besoin les uns des autres. Ce malheureux Béverley a une femme dont il est adoré, une sœur qui s’intéresse vivement à lui ; il a dans Leuson un ami sage et ferme qui pénètre très-bien les infâmes projets de Stuckely ; il ne demande lui-même qu’à être retenu sur le bord du précipice qu’il voit toujours entr’ouvert sous ses pas. Il ne se fait pas un seul instant illusion sur sa situation ; il aime sa femme et sa sœur ; s’il a quelques soupçons sur la droiture de Leuson, un mot, un éclaircissement de deux minutes les détruiraient sans retour ; mais personne ne vient à son secours : on l’abandonne sans miséricorde à sa passion, à sa funeste étoile, et à la perfidie de Stuckely. Sa femme n’est là que pour faire parade d’une fausse délicatesse, d’un faux calme, d’un faux désintéressement, qui ne sont pas dans la nature. On attache une trop grande importance au sacrifice qu’elle fait de ses diamants, assez bêtement, puisqu’ils sont joués et perdus un moment après ; ou plutôt le poëte n’a pas su tirer parti de ces diamants. Si Sedaine s’était mis dans la tête de les employer, vous verriez quel rôle ils auraient joué. Du moins fallait-il qu’en les enlevant à sa femme, Béverley eût découvert qu’une partie de ces bijoux avait déjà servi à soutenir cette femme heureuse dans l’indigence, et à payer par exemple les maîtres de son fils. Si l’on pouvait passer au poëte l’affaire des diamants, Mme Béverley est du moins inexcusable de laisser entre les mains de son mari les cent mille écus qui arrivent de Cadix, au point nommé, selon le bon et plat plaisir du poëte. Le vieux Jarvis aussi ne sait qu’offrir sa petite fortune au joueur : j’ai connu ce vieux bonhomme, et je vous assure, monsieur Saurin, que c’est à Mme Beverley et non à monsieur qu’il faisait ses offres de service. Il faisait mieux : il la secourait à son insu, mais au su de tous les spectateurs, qui n’étaient rien pour lui ; mais jamais il n’aurait eu assez peu de sens pour offrir de l’argent à M. Béverley, afin de nourrir et de fortifier sa fatale passion. Vous me direz qu’en suivant mes mémoires vous auriez eu bien de la peine à conduire votre joueur jusqu’au désespoir et jusqu’au poison ; mais c’était là la tâche du génie que le défaut de force comique ou tragique, comme vous voudrez, ne vous a pas permis de remplir. Un des grands défauts de votre pièce aussi, c’est que votre joueur n’est point aimable, ni par conséquent intéressant. Il fallait lui donner toutes les vertus possibles, tous les agréments dont une seule passion funeste aurait terni tout l’éclat. Il n’est dans votre pièce que joueur, et perdant, et jouant, et perdant encore : peu m’importe qu’un tel homme s’empoisonne. Votre tableau en général est sombre, terne, noir, partout de la même couleur, et par conséquent de peu d’effet.

M. Saurin a écrit sa pièce en vers libres. Je pense que cela n’a pas peu contribué à en affaiblir l’effet ; on n’est pas dédommagé du défaut d’énergie et de concision, de la prolixité et du bavardage que la versification entraîne, par ces expressions et tournures prétendues poétiques qu’un homme de goût supporte encore plus difficilement. En général, la pièce de M. Saurin est un peu vide d’idées et de sentiments, il règne partout une grande aridité. C’est qu’une pièce empruntée, dont le sujet n’est point né dans la tête du poëte, se ressent presque toujours de la privation de ce suc premier et créateur qui répand la vie tout autour de lui. Si cela n’était point, les copistes seraient au premier rang confondus avec les auteurs originaux. Ceux qui n’ont pas beaucoup réfléchi ont cru que cette aridité et l’ennui pénible qui en résulte étaient une suite de l’horreur du sujet, et ont dit qu’il fallait réserver ces sortes de spectacles pour la Grève. On leur a répondu que ce sujet n’est pas plus horrible que celui de la tragédie de Mahomet ; et cela est vrai, mais la manière des poëtes est très-différente : elle fait que l’un vous révolte et vous dessèche, quand l’autre vous touche et vous attendrit.

M. Saurin a tiré l’épisode de l’enfant du roman de Cléveland. Autant que je puis me le rappeler, il y a là aussi un père mélancolique qui craint de laisser ses enfants exposés après lui aux caprices du sort. Mais si la situation du roman est plus vraie, le tableau de la pièce me paraît plus beau ; cet enfant dormant paisiblement dans la prison est d’un bel effet. Avec plus de goût, l’auteur n’aurait fait remarquer cet enfant ni par sa mère ni par le vieux Jarvis ; moins les acteurs auraient fait attention à cet enfant, plus il eût été pathétique pour les spectateurs. Je ne sais s’il est bien dans la nature que l’idée de tuer son fils vienne à ce père coupable après le poison pris ; elle eût été plus vraie, ce me semble, pendant les accès qui précèdent cet instant fatal car, au moment où le sacrifice de la vie est consommé, l’homme moral perd sa force, l’homme physique recouvre la sienne ; et cette révolution soudaine rompt toutes les liaisons morales, isole cet être composé qu’on appelle homme, et le rend tout à fait personnel. Alors toutes ses idées, toutes les facultés de son âme, sont concentrées dans l’idée de sa propre destruction, et l’intérêt de tout autre objet disparaît, ou du moins s’affaiblit considérablement. Je conçois qu’un père désespéré forme le projet de tuer ses enfants, et de se donner la mort ensuite ; mais je soutiens qu’il ne les frappera jamais s’il commence par se porter le premier coup.

Je doute aussi que le suicide soit en lui-même intéressant au théâtre. Il n’est ni moral ni pathétique dans la réalité. Qu’est-ce que cela m’apprend, ou qu’est-ce que cela me fait, qu’un homme ennuyé de la vie ou travaillé par le désespoir se tue ? Rien. Ma curiosité satisfaite sur les circonstances d’un événement qui n’est pas fort ordinaire, je n’y pense plus et je n’en suis nullement affecté. Si vous voulez m’intéresser par un suicide, que ce soit Caton qui se déchire les entrailles, parce que je vois le destin de Rome lié au sien ; mais que m’importe que M. Béverley s’empoisonne ? Je n’y vois qu’un mauvais sujet de moins dans le monde, et je l’oublie.

Remarquez combien nos poëtes entassent de moyens terribles et effrayants pour produire peu d’effet, et regardez cette méthode comme la marque la plus sûre de la futilité de nos spectacles. C’est aux enfants qu’on fait peur avec des poignards et des coupes empoisonnées, et plus le poëte est pauvre de génie, plus il se confie en ces moyens et les multiplie. Le génie a d’autres ressources ; et une assemblée d’hommes, une nation qui aurait de l’énergie et du caractère, dédaignerait des prestiges qui ne peuvent faire tressaillir que des enfants. Devant une telle assemblée, la tragédie du Joueur serait un tableau simple et vrai des malheurs inévitables que la passion du jeu traîne à sa suite. Ces malheurs ne sont ni le poison ni le poignard, mais le mépris et la pauvreté, la lâcheté et l’avilissement qui en résultent. L’endurcissement et la perte de tout sentiment honnête et vertueux serait le poison qui ferait frémir le spectateur : c’est là la véritable catastrophe dont un joueur est menacé, et il n’est pas vrai que Béverley, au milieu de la fureur de jouer qui le possède et l’agite, puisse conserver une étincelle de tendresse pour sa femme, pour son fils et pour ses amis. Mais quand aurons-nous des spectacles qui ne fassent plus peur aux enfants, et qui aient le pouvoir d’intéresser, d’attendrir et d’effrayer, s’il le faut, des hommes ? Nous en aurons quand le gouvernement regardera l’instruction publique comme le premier et le plus important des devoirs de la législation, et comme le moyen le plus doux et le plus sûr d’assurer son autorité. Il n’enverra plus alors les peuples écouter en bâillant un prêtre ennuyeux, il ne bornera pas à cet acte triste et gothique l’instruction publique : alors il rappellera les beaux-arts à leur véritable destination, et fera servir leurs productions aux progrès de la morale nationale : alors les spectacles deviendront un cours d’institutions politiques et morales, et les poëtes ne seront pas seulement des hommes de génie, mais des hommes d’État. J’avoue que les gouvernements de l’Europe les plus vigoureux et les plus sages sont encore loin de ces principes ; mais aussi, malgré la vanité de nos petites prétentions réciproques, nos nations modernes ne sont qu’un assemblage d’enfants à demi barbares, moitié sauvages, moitié énervés et vieillis par le luxe ; et la morale publique est, de toutes les sciences, la moins avancée.

La tragédie de M. Saurin a réussi, presque sans être applaudie. On est très-mécontent de l’impression qu’elle laisse, et l’on s’y porte en foule. On y pleure peu ; mais le jour de la première représentation il partit d’une loge un violent cri d’effroi, lorsque le joueur porta la coupe empoisonnée à sa bouche, et l’on m’a assuré qu’à toutes les représentations, le moment où il lève le couteau sur son fils a excité une forte émotion dans la salle. Il y avait des longueurs dans toutes ces situations à la première représentation ; mais il était aisé d’y remédier, et l’auteur n’y aura pas manqué.

Le jeu de Molé, chargé du rôle de Béverley, ne contribuera pas peu à entretenir l’affluence pendant le cours des représentations de cette pièce. Cet acteur a peut-être plus influé sur le succès que le poëte. J’avoue que, ne trouvant pas son rôle intéressant et beau, je n’ai pas été touché de son jeu autant que le public. La difficulté de l’art ne consiste pas dans les contorsions d’une mort violente ; elle n’empêche pas que Molé ne soit un grand acteur ; mais je crains que ce rôle pénible et fatigant ne ruine de nouveau sa frêle santé, quoiqu’il ait pris d’avance la précaution de ne jouer la pièce que deux fois la semaine. Les autres rôles ont été fort médiocrement remplis. Mlle d’Oligny a joué celui de Mme Béverley, non en femme sensible et affligée, mais en petite fille dépitée. Mme Préville a joué le rôle de la sœur de M. Béverley avec une sécheresse aussi grande que celle du poëte, et c’est beaucoup dire. Leuson n’a pas acquis de grâce ni d’intérêt dans la bouche du lourd et maussade Bellecour. Brizard n’a point d’entrailles, et il en faut pour chaque mot de Jarvis. Préville s’était chargé du rôle de Stuckely, prétendant qu’il n’y avait qu’un acteur aimé du public qui pût faire supporter un rôle aussi odieux. Il n’y a point réussi, et ce rôle est hué à toutes les représentations, d’un bout à l’autre.

M. Diderot avait pourtant trouvé un moyen de rendre ce rôle, non seulement supportable, mais théâtral. Il avait conseillé à M. Saurin de faire de Stuckely un homme généreux, plein de noblesse dans ses procédés, dissipateur d’une grande fortune dont il aurait vu la fin, et de lui donner du reste une passion insurmontable pour Mme Beverley. Il n’aurait rien négligé pour s’en guérir, il se serait exilé volontairement, aurait quitté l’Angleterre et fait son tour d’Europe. De retour, après une longue absence, il se serait logé à l’autre extrémité de Londres, pour être loin d’un objet dont il connaît et redoute le pouvoir ; des liaisons d’affaires l’en auraient rapproché malgré lui : alors il aurait succombé, et, profitant de la passion de Béverley pour le jeu, il aurait formé et exécuté, en dépit de ses remords, le projet de ruiner Béverley par le jeu, dans l’espérance, après s’être rendu maître de sa fortune, de le devenir aussi du cœur de sa femme. En conséquence de ce plan, il n’aurait guère quitté Mme Beverley pendant tout l’enchaînement des désastres de son mari, c’est-à-dire pendant tout le cours de la pièce, et elle aurait pu le regarder comme l’ami le plus essentiel et le plus vrai. À la fin du quatrième acte, lorsque Béverley est conduit en prison, et que tout est désespéré, Stuckely aurait risqué, pour la première fois, de parler de sa passion à Mme Beverley, avec toute la chaleur d’un feu longtemps retenu. Sa déclaration eût été reçue avec l’horreur qu’elle devait inspirer à une femme vertueuse. Alors Stuckely, voyant tout son édifice d’iniquités s’écrouler et tomber en ruine, aurait pu, dans son désespoir, jeter le portefeuille qui renferme toute la fortune perdue de Béverley aux pieds de sa femme. La restitution ainsi faite, il aurait pu être tué en duel par Leuson, dans l’intervalle du quatrième au cinquième acte. Au commencement de cet acte, Béverley en prison se serait empoisonné, et aurait appris trop tard la cause et la fin de ses malheurs. Mais pour exécuter une intrigue aussi fortement nouée, il faut l’avoir conçue. Tout l’usage que M. Saurin a osé faire de ce conseil se réduit à un peu de passion qu’il a donnée à Stuckely pour Mme Béverley, et dont il n’est question que vaguement dans un monologue. Cette passion est une pauvreté de plus dans la pièce de M. Saurin.

Nous avons dans notre histoire la Journée des Dupes ; on pourrait appeler cette tragédie la pièce des Dupes. Presque tous les personnages de M. Saurin le sont, sans en excepter ce Stuckely, si platement méchant ; mais les dupes ne sont pas théâtrales, du moins dans la tragédie.

Un mauvais plaisant a dit qu’un Anglais, travaillé du spleen, était arrivé à Paris le jour de la première représentation du Joueur ; que ses médecins lui avaient prescrit le voyage de France, comme un remède contre sa mélancolie ; mais que, s’étant rendu à la Comédie-Française dans l’espérance de rire, et y trouvant inopinément tout le sombre et tout le noir de la tristesse anglaise, son mal en avait redoublé au point que, dans son auberge, il s’était pendu de désespoir. Ce conte a fait rire ; mais j’observe au mauvais plaisant qu’il n’y a point de nation en Europe qui aime la tragédie avec autant de passion que la nation française, et que cela ne l’empêche cependant pas d’être la nation la plus gaie de l’Europe. Je lui observe encore que Regnard et la plupart des poëtes comiques étaient gens bilieux et mélancoliques ; et que M. de Voltaire, qui est très-gai, n’a jamais fait que des tragédies, et que la comédie gaie est le seul genre où il n’ait point réussi. C’est que celui qui rit et celui qui fait rire sont deux hommes fort différents.

— La veille de la première représentation du Joueur, l’Académie royale de musique donna pour la première fois la Vénitienne, poëme de La Motte, musique de Dauvergne[10]. Ce poëme est une plate comédie et une fastidieuse bouffonnerie. Si le grand Poinsinet avait fait cela, on lui aurait jeté des pierres ; mais comme c’est feu l’ingénieux La Motte, on s’est contenté de siffler. Il faut avoir le goût de M. Dauvergne, pour s’être flatté de faire réussir ce mauvais poëme, qui était déjà tombé, il y a une soixantaine d’années, avec la musique d’un nommé La Barre. M. Dauvergne, qui a autant de génie que de goût, a eu le sort de son prédécesseur. Il a été sifflé dans les formes, et l’on a été obligé de chasser la Vénitienne de l’Opéra après la troisième représentation. On dit cependant qu’elle doit reparaître dans peu, corrigée et changée. Je ne conseille à aucun Anglais, travaillé du spleen, de se risquer à cet opéra ; si l’on m’y rattrape, on sera bien habile.

Mlle Heinel, affligée de dix-sept à dix-huit ans, et de deux beaux yeux bien fendus, et de deux belles jambes qui portent une très-jolie personne, est arrivée de Vienne pour débuter sur le théâtre de l’Opéra dans la danse noble ; on lui a trouvé une précision, une sûreté, un aplomb, une noblesse comparables aux talents du grand Vestris. Les connaisseurs en danse prétendent que Mlle Heinel, dans deux ou trois ans d’ici, sera la première danseuse de l’Europe, et les connaisseurs en charmes se disputent dès à présent la gloire de se ruiner pour elle. Ce siècle est en tout point le siècle de l’Allemagne, et depuis la profession d’impératrice et de souverain jusqu’au métier de danseuse, tous les grands sujets en Europe ont été tirés de cette contrée.

— L’Académie royale des sciences a perdu un de ses géomètres par la mort de M. Camus[11]. Il était aussi examinateur des jeunes gens qui se destinaient au corps des ingénieurs et au corps royal de l’artillerie ; c’est sur son rapport qu’ils étaient reçus. Il était, de plus, professeur et secrétaire perpétuel de l’Académie royale d’architecture, de sorte que voilà trois places assez importantes à remplir.

— Vous connaissez depuis longtemps les talents et la verve du chevalier de Boufflers ; mais vous ne connaissez pas peut-être Mme la comtesse de Boufflers-Rouvrel, célèbre d’abord par les agréments de sa figure, et ensuite par son esprit et ses connaissances. Elle fut dans sa première jeunesse dame de compagnie de Mme la duchesse d’Orléans. S’étant brouillée dans cette cour, ses liaisons avec M. le prince de Conti lui donnèrent le rôle le plus brillant de la cour du Temple. Elle a fait une tragédie en prose qu’elle n’a jamais laissé sortir de ses mains, mais dont j’ai ouï dire beaucoup de bien. Elle a été pendant quelque temps l’amie zélée de M. Rousseau et de M. Hume. Après la dernière guerre, elle fit successivement deux voyages en Angleterre, et, voulant que son fils unique fit ses études dans une université protestante, elle l’envoya à Leyde. En général, la passion des dons et de la réputation d’esprit a succédé chez elle aux passions d’un âge plus tendre. Elle a dans la société du Temple le surnom de Minerve savante. Elle avait demandé les Fables de La Fontaine à M. le chevalier de Boufflers, qui est de la branche de Rémiancourt, si je ne me trompe, et qui lui envoya avec les Fables de La Fontaine les vers que vous allez lire :

Et c’esVoilà le bonhomme qui fit
Et c’esCent prodiges qui nous enchantent,
Et c’esDes fables qui jamais ne mentent,
Et c’esEt des bêtes pleines d’esprit.

La morale a besoin, pour être bien reçue,
Du masque de la fable et du charme des vers ;
Et c’est la seule vierge, en ce vaste univers,
Et c’esQu’on aime à voir un peu vêtue.
Et c’esSi Minerve même ici-bas
Et c’esVenait enseigner la sagesse,
Et c’esIl faudrait bien que la déesse
À son profond savoir joignit quelques appas ;
Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas.
Pour nous éclairer tous, sans déplaire à personne,
La charmante Minerve a pris vos traits charmants :
Et c’esEn vous voyant, je le soupçonne ;
Et c’esJ’en suis sûr quand je vous entends.


SUITE DU LORENZIANA.

M. le chevalier de Lorenzi parla un jour assez légèrement du savoir de M. de Saint-Lambert aux échecs. « Vous oubliez, lui dit celui-ci, que je vous ai gagné quinze louis au trente sols, pendant notre campagne en Minorque. — Il est vrai, répond le chevalier ; mais c’était sur la fin du siège. »

Pendant ce siège, le chevalier allait tous les soirs à la tranchée, muni d’un télescope et d’un attirail d’autres instruments astronomiques, pour faire ses observations. Un jour il s’en revient à son quartier, ayant laissé tous ses instruments à la tranchée. « On vous les volera, chevalier, lui dit M. de Saint-Lambert. — Oh ! non, lui répond le chevalier ; j’ai mis ma montre à côté. »

C’est le chevalier de Lorenzi qui a fait casser la tête à l’infortuné amiral Byng, parce que c’est lui qui lui a fait perdre son combat ; c’est un fait certain et une anecdote assez curieuse. Le chevalier, fouillant dans le taudis où on l’avait logé après le débarquement en Minorque, découvrit dans un coin le livre des signaux de la flotte anglaise. Après l’avoir examiné et reconnu, il le porta à M. le prince de Beauvau, qui le remit à M. le maréchal de Richelieu. On s’en méfia d’abord ; mais lorsque le combat naval commença, on eut bientôt lieu de reconnaître que les Anglais suivaient leurs signaux de point en point. On eut, par ce moyen, la facilité de prévenir toutes leurs manœuvres, et ils furent obligés de se retirer. Le chevalier de Lorenzi, trop distrait pour se souvenir du service qu’il avait rendu, oublia d’en demander la récompense, et la cour oublia de la lui accorder.

M. le duc de Mirepoix ayant été nommé ambassadeur en Angleterre, proposa au chevalier, qu’il aimait beaucoup, de le mener à Londres ; le chevalier accepte. On convient qu’il fera partir ses hardes avec les équipages de M. de Mirepoix. Occupé dès le matin à faire sa malle, il reçoit un message de l’hôtel de Mirepoix, qui le presse de l’envoyer ; il se dépêche en conséquence, et, de peur d’oublier quelque chose, il emballe tous ses habits. Lorsque la malle est partie, il s’aperçoit qu’il est resté en chemise, que son habit de voyage est dans la malle, et qu’il n’a conservé pour sortir de chez lui qu’une mauvaise robe de chambre.

Il loge depuis longtemps au palais du Luxembourg, où ses amis lui ont procuré un petit appartement. Un jour, en sortant et descendant les dernières marches du degré, les pieds lui glissent, il tombe et il se casse le nez. En se retournant pour voir la cause de cette mésaventure, il remarque une espèce de liqueur blanchâtre répandue sur l’escalier. Alors il croit qu’il est de son devoir de se mettre en colère ; il appelle le suisse, et lui dit que c’est fort mal à lui de souffrir qu’on jette de l’eau de savon sur le degré. Le suisse lui représente que ce n’est pas de l’eau de savon, mais de l’orgeat, qu’un garçon cafetier a répandu en passant. En ce cas, j’ai tort, dit le chevalier en reprenant son ton doux et pacifique, avec son nez meurtri et son visage tout en sang.

Il est, du reste, l’homme du monde le plus riche en mouchoirs, et son inventaire sera un jour très-considérable quant à cet article. Comme il est logé fort haut, et qu’il oublie presque tous les jours, en sortant, son mouchoir, il trouve plus court d’en acheter un que de remonter chercher le sien. Aussi y a-t-il dans son quartier une marchande de linge qui lui tient tous les matins un mouchoir tout prêt.

— On vient de faire une nouvelle édition fort augmentée de l’Abrégé chronologique de l’histoire de France, par M. le président Hénault. On peut avoir cette édition, à son choix, in-4° ou in-12. Cette dernière est actuellement en trois volumes ; l’autre est ornée d’estampes d’après les dessins de Cochin, mais elle n’est rien moins que belle. Le pauvre président se meurt ; mais tout en s’éteignant il donne à souper et s’occupe de son livre, pour accomplir jusqu’à la fin ce qui a été dit par le prophète Voltaire,

Hénault, fameux par vos soupers
Et par votre Chronologie…

Il a dédié sa nouvelle édition à la reine, qui ne se porte pas mieux que lui.

M. l’abbé Laugier vient de publier une Histoire des négociations pour la paix conclue à Belgrade, le 18 septembre 1739, entre l’empereur de la Russie et la Porte-Ottomane, par la médiation et sous la garantie de la France. Deux volumes in-12 assez considérables. Les talents de M. l’abbé Laugier pour l’histoire sont médiocres. Il a écrit une Histoire de la République de Venise, qui est restée sans réputation. Ses deux ouvrages sur l’architecture ont eu plus de succès. L’on y a reconnu des vues justes et de bons principes. M. l’abbé Laugier était jésuite lorsqu’il composa son premier Essai sur l’architecture ; il prêcha ensuite un carême devant le roi. Ainsi voilà bien des carrières différentes. Il avait prononcé ses derniers vœux ; mais il remua tant qu’il en fut relevé par le pape Benoit XIV, et qu’il lui fut permis de quitter l’habit de Saint-Ignace il y a environ dix ou douze ans. Cela lui donna alors la réputation d’une mauvaise tête ; mais on peut dire aujourd’hui que cette mauvaise tête eut le nez bon. Il se trouve maintenant fort tranquille à Paris, tandis que la Société est chassée de France. Il a composé son Histoire de la paix de Belgrade sur les mémoires de feu M. de Villeneuve, ambassadeur du roi à Constantinople, et en cette qualité médiateur entre les puissances belligérantes. C’est un livre de bibliothèque qu’il faut avoir, parce que nous n’avons rien sur ce point intéressant de l’histoire de notre temps. M. de Villeneuve passait pour un habile négociateur. À son retour de Constantinople, on voulut le faire ministre des affaires étrangères ; mais il refusa ce poste brillant, et mourut bientôt après dans la retraite. Pour faire son éloge, il ne faudrait pas s’en rapporter aux mémoires du feu pacha à trois queues, comte de Bonneval, qui le détestait bien cordialement.

La Promenade utile et récréative de deux Parisiens en cent soixante-cinq jours[12], en prose et en vers, en deux volumes in-12, vous mènera un peu loin si vous vous avisez de les suivre, car ces deux Parisiens, tout en se promenant, vont droit en Italie, et s’en reviennent de là à Paris. Le nombre des voyages d’Italie s’est prodigieusement multiplié depuis quelques années, et si vous en cherchez un passable dans ce nombre, vous ne le trouverez pas. Quant à nos deux badauds de Paris, il faut les atteler avec les deux gentilshommes suédois qu’il a plu à l’avocat Grosley, de Troyes en Champagne, de déshonorer il y a quelques années, en prenant leur qualité et se doublant sous cette qualité sur le frontispice de son Voyage en Italie. C’est le même coup d’œil bourgeois, le même ton plat, le même esprit provincial et déplaisant. Ces Parisiens sont deux beaux esprits bourgeois du quartier Saint-Jacques ou de la rue Barre-du-Bec. Dieu vous préserve de vous promener en si mauvaise et si insipide compagnie ! La promenade serait à jamais défendue à ces deux badauds, s’il y avait de la justice dans le monde.

— L’abrégé du président Hénault en a fait faire trente autres. Nous avons cette année l’Abrégé chronologique de l’histoire ottomane, par M. de La Croix, en deux gros volumes in-8°. Je ne sais si ce M. de La Croix est le même qui nous a donné sur la fin de l’année dernière, en un volume in-12, un Traité de morale, ou Devoirs de l’homme envers Dieu, envers la société et envers lui-même, ou s’il y a deux La Croix, l’un plat moraliste et l’autre méchant compilateur ; mais qu’il soit un ou deux, s’il faut absolument avoir affaire à l’un d’eux, j’aime mieux passer mon temps avec le compilateur, qui m’apprend des faits, qu’avec le moraliste, qui me dit des pauvretés.

— Un autre compilateur a publié des Mélanges de littérature pour servir de supplément à la dernière édition des Œuvres de M. de Voltaire. Volume in-12 de deux cent quatre-vingts pages. Le Panegyrique de Louis XV et les Conseils à un journaliste font les deux principaux morceaux de cette rapsodie. Le reste consiste en lettres et en pièces fugitives. Ce recueil a été fait par quelque auteur ou libraire famélique. Tout ce qu’on y trouve est connu et imprimé depuis longtemps, excepté être la lettre de M. de Voltaire à l’abbé Trublet, lors de sa réception à l’Académie française, et la réponse de celui-ci, qui sont deux chefs-d’œuvre, chacune dans son espèce, et qui méritent qu’on conserve le recueil du famélique. Quant aux Conseils à un journaliste, M. de Voltaire les avait insérés anciennement dans une édition de ses œuvres faite en Hollande ; il les a ensuite retranchés des autres éditions, je ne sais pourquoi. Ils sont bons à lire. Je crois qu’il les a fondus successivement dans d’autres morceaux.

Méthodes et Projets pour parvenir à la destruction des loups dans le royaume, par M. de Lisle de Moncel, ancien capitaine de cavalerie, chargé des épreuves relatives à la destruction des loups sur la frontière des Trois-Évêchés. Volume in-12 de plus de trois cents pages, imprimé à l’Imprimerie royale. Qui croirait que, pour apprendre à assommer des loups, on eût besoin d’un si gros livre, d’un chevalier de Saint-Louis, et d’une dédicace à M. le prince de Condé ?



  1. L’Homme aux quarante écus, de Voltaire.
  2. La Relation de la mort du chevalier de La Barre, par Voltaire.
  3. Voir, dans la Correspondance générale de Voltaire, la lettre du 22 avril.
  4. Ce passage manque dans une lettre à Thibouville datée du 2 avril, et publiée pour la première fois par MM. de Cayrol et François.
  5. 1 Frontispice, 7 portraits et 42 figures par Gravelot, gravés par Delaunay, Flipart, de Heilmann, etc. Cette édition, publiée d’abord en 30 volumes in-4°, a été complétée plus tard par 15 volumes de correspondance. Elle n’est recherchée que pour les gravures.
  6. Grimm a déjà parlé des robes appelées tronchines, que les femmes se faisaient faire pour les promenades du matin ordonnées par ce médecin. Les Hollandaises étaient sans doute d’autres robes importées par la belle Hollandaise, Mme Pater. Enfin c’étaient aux opéras-comiques de la Clochette, de Gertrude et des Moissonneurs, dont Grimm a rendu compte, que plusieurs des autres modes devaient leur nom. (T.)
  7. Françoise Rose Gourgaud, née à Marseille le 7 avril 1743, mariée à Angiolo-Marie-Gaspard Vestris ; morte à Paris, le 5 octobre 1803.
  8. Voir tome VII, page 48, et plus haut page 3.
  9. Le Joueur, tragédie bourgeoise, traduite de l’anglais (d’Édouard Moore, par l’abbé Bruté de Loirelle, censeur royal), Londres et Paris, 1762, in-12. Pendant longtemps cette pièce a été faussement attribuée à Lillo. (B.) — Voir t. V, p. 175.
  10. Représentée pour la première fois le 6 mai 1768.
  11. Né en 1699, mort en 1768, Camus a publié plusieurs Mémoires, un ouvrage sur l’hydraulique, et un Cours de mathématiques pour les écoles du génie et de l’artillerie. (T.)
  12. Par Pierre Brussel, conseiller-auditeur à la Chambre des comptes de Paris. Réimprimé en 1791, 2 vol. in-12.