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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1771/Avril

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AVRIL

1er avril 1771.

Le séjour que différents princes souverains ont fait en cette capitale depuis quelques années est devenu remarquable, particulièrement pour un rédacteur de fastes littéraires, par la manière dont ils ont accueilli les arts et les lettres, ainsi que ceux qui les cultivent. Le prince héréditaire de Brunswick, au milieu des hommages d’une nation jalouse d’honorer les qualités du héros dans un ennemi qu’elle avait eu longtemps à combattre, n’a pas manqué une occasion de témoigner sa passion pour toutes les espèces de gloire, et son extrême sensibilité pour tout ce qui porte l’empreinte du mérite. Les gens de lettres et les artistes se rappellent avec reconnaissance la simplicité avec laquelle le prince héréditaire de Saxe-Gotha s’est trouvé au milieu d’eux, et ils n’ont pas plus oublié sa douceur et sa modestie que ses lumières et ses connaissances. Quoique à force d’opéras-comiques et de bals on n’ait guère laissé le temps au roi de Danemark de respirer ni de se reconnaître, l’usage d’accueillir les gens de lettres avait déjà reçu force de loi ou du moins d’étiquette ; et Sa Majesté a non-seulement honoré de sa présence, à l’exemple du prince héréditaire de Brunswick, les séances particulières des trois Académies, mais elle a encore consacré une demi-heure à une audience à laquelle elle a fait appeler les philosophes les plus célèbres ; et si ce court espace n’a pas suffi pour en connaître aucun, il leur a du moins appris qu’ils sont comptés au rang de ces objets de curiosité qu’il faut avoir vus.

Le séjour du prince royal et du prince Frédéric-Adolphe de Suède n’a pas été célébré par des bals et des opéras-comiques : jamais le baromètre de Paris ne fut moins à la danse que cet hiver ; mais la nation s’est empressée à payer par des hommages plus flatteurs le tribut qu’elle devait à leur rang, à la réputation de leur auguste mère et à leur propre mérite. Leurs Altesses Royales, de leur côté, ont fait l’accueil le plus flatteur à tous ceux qui ont été à portée de leur faire leur cour, et ont admis à leur table, indistinctement, tout ce qu’il y a de plus illustre en France par la naissance et par le rang, et les artistes et les gens de lettres les plus estimés. Mais la nouvelle imprévue de la mort subite du roi leur père les a dérobés au bout de quelques semaines à l’empressement du public, et a fait prendre à leur séjour un autre caractère. Quoique le nouveau roi[1] se soit arrêté plus de trois semaines en cette capitale, après l’arrivée du premier courrier, il n’a plus reparu en public, et je crois que des objets politiques ont eu sa principale attention ; cependant Sa Majesté n’a pas voulu quitter Paris sans honorer de sa présence l’Académie française et l’Académie royale des sciences.

Elle se rendit le 6 mars, sans appareil et sans cortége, à la séance particulière de l’Académie royale des sciences ; le prince Frédéric-Adolphe, encore indisposé, ne put accompagner le roi son frère. M. d’Alembert ouvrit la séance par un discours. Trois académiciens, M. Macquer, M. Sage et M. Lavoisier, lurent chacun un Mémoire, le premier sur le flintglass, le second sur la blende, le troisième sur la nature de l’eau. Mlle Biheron termina la séance par plusieurs démonstrations anatomiques, et c’est sans difficulté ce qu’il y a eu de plus digne de l’attention de Sa Majesté. Cette fille, âgée de plus de cinquante ans, pauvre, subsistant d’une petite rente de douze ou quinze cents livres, infiniment dévote d’ailleurs, a eu toute sa vie la passion de l’anatomie. Après avoir longtemps suivi la dissection des cadavres, dans les différents amphithéâtres, elle imagina de faire des anatomies artificielles, c’est-à-dire de composer non-seulement un corps entier avec toutes ses parties internes et externes, mais de faire aussi toutes les parties séparément dans leur plus grande perfection. Si vous me demandez de quoi sont composées ces parties artificielles, je ne pourrai rien répondre ; ce que je sais, c’est qu’elles ne sont pas de cire, puisque le feu n’a point d’action sur elles ; ce que je sais encore, c’est qu’elles n’ont aucune odeur, qu’elles sont incorruptibles et d’une vérité surprenante. Que vous examiniez l’intérieur de la tête, ou les poumons, ou le cœur, ou quelque autre partie noble, vous les trouverez imités avec tant d’exactitude jusque dans les plus petits détails, jusque dans les nuances les plus délicates, que vous aurez de la peine à distinguer les limites de l’art et de la nature. Le célèbre chevalier Pringle eut la curiosité de voir ces ouvrages, lorsqu’il vint à Paris il y a quelques années ; il en fut si saisi d’étonnement qu’il s’écria en baragouinant et en vrai amateur passionné : Mademoiselle, il n’y manque que la puanteur. Je crois en effet que ce merveilleux ouvrage de Mlle Biheron est une chose unique en Europe, et que le gouvernement aurait dû depuis longtemps en faire l’acquisition pour le cabinet d’histoire naturelle au Jardin du roi, et surtout récompenser l’auteur d’une manière qui honore et encourage les talents ; mais cette pauvre Mlle Biheron, n’ayant jamais été jolie, n’ayant eu ni protection ni manège, est restée négligée et oubliée dans un coin de l’Estrapade, où elle occupe une maison habitée jadis par Denis Diderot le philosophe. Elle procure du moins à ceux qui aiment à s’instruire le moyen de se former une idée de la structure et de l’économie du corps humain, et d’acquérir des notions anatomiques sans s’exposer au dégoût souvent invincible de voir opérer et démontrer sur des cadavres. Mlle Biheron a dans ses idées beaucoup de netteté, et fait des démonstrations avec autant de clarté que de précision. Je sais bon gré à l’Académie des sciences d’avoir songé à procurer au roi de Suède un spectacle si intéressant, quoiqu’elle n’ait d’ailleurs aucun droit sur les cadavres artificiels de notre anatomiste femelle.

— Après avoir entendu, dans un cercle assez nombreux, la lecture du discours prononcé par M. d’Alembert devant le roi de Suède [2], je sortis sans vouloir attendre le jugement qu’en porterait l’assemblée. Un ancien avocat qui avait de la réputation au Palais et même dans le monde me suivit : « Qu’est-ce que tout cela signifie, me dit-il ; qu’est-ce que c’est que le sage ? qu’est-ce que c’est que la philosophie ? » J’allais lui entamer un grand discours, lorsque me rappelant que Jésus-Christ, à une question à peu près pareille, n’opposa que son silence, et que ce silence a été depuis imputé à sagesse ; je me tus et souhaitai le bonsoir à mon avocat qui, pour savoir affaiblir un mot à force d’épithètes qui composent le corps de réserve des rhéteurs, ne laisse pas de se regarder comme un petit Démosthène. Je m’en revins chez moi, et je me couchai fort content de m’être comporté comme un petit Jésus-Christ.

À peine endormi, je me trouvai transporté en rêve dans la place des Trois-Maries, rendez-vous général des charlatans qui abondent à Paris de tous les pays du monde, école amusante à la fois et instructive, puisqu’elle vous permet d’embrasser du même coup d’œil la friponnerie des uns, la sottise et la duperie des autres. Je m’approchai d’un tréteau sur lequel il y avait un homme parlant avec beaucoup de confiance, et ayant dans sa main un violon qu’il tenait en l’air et qu’il montrait à ses auditeurs par tous les côtés. Il s’étendit avec un grand flux de paroles sur l’excellence de cet instrument, le roi des instruments ; il nous vanta beaucoup tous ceux qui en avaient joué dans les temps passés et de nos jours ; il dit qu’après les rois, ce qu’il y avait de plus nécessaire dans un État c’étaient de bons joueurs de violon, que ni les princes ni les peuples ne pouvaient s’en passer, qu’aussi longtemps qu’on jouait bien du violon dans un État, tout y allait le mieux du monde, mais qu’un royaume penchait vers sa ruine dès qu’on commençait à y négliger le violon ; qu’au demeurant, celui qu’il tenait entre ses mains réunissait en lui toutes les qualités des bons violons passés et futurs, l’harmonieux d’un Steiner, la douceur d’un Crémone, le brillant d’un Stradivarius ; qu’il en avait joué, lui exposant, avec le plus grand succès du monde, devant le prince héréditaire de Brunswick, qui en jouait lui-même en grand maître ; qu’il en avait joué avec le même succès devant le roi de Prusse, qui était non-seulement un des plus grands hommes de ce siècle, mais aussi un des premiers joueurs de flûte ; qu’il s’était fait entendre encore en présence du roi de Danemark, qui en avait paru réjoui, quoiqu’il eût la vue basse ; qu’il n’avait tenu qu’à lui d’aller en jouer devant l’impératrice de Russie, qui remplit aujourd’hui notre hémisphère de la gloire de son nom ; qu’enfin, en dernier lieu, il avait eu l’honneur d’en jouer en présence du roi de Suède et de son frère, le prince Frédéric-Adolphe, et qu’on prétend même que notre auguste monarque, dans le temps qu’il était élevé au château des Tuileries, entendait quelquefois jouer du violon. Après ce discours, qui fut long et qui excita une admiration universelle dans l’assemblée, il tourna son violon contre sa poitrine et se mit à l’accorder. L’auditoire se préparait à l’écouter bouche béante, oreilles allongées, lorsqu’il retourna son violon et le remit dans son étui en congédiant l’assemblée, et lui souhaitant un bon appétit. Tout le monde se dispersa en convenant que cet homme était le premier violon de l’Europe, et que les Nardini, les Lolli, les Crauser, n’étaient que des enfants auprès de lui. Je m’informai si quelqu’un l’avait entendu jouer de son instrument : personne ne se le rappela ; mais tout le monde s’accorda à dire qu’il en parlait comme un ange. « Mais, dit mon avocat, que je reconnus dans la foule de ceux qui s’en retournaient, ne serait-il pas plus court d’en jouer une fois que d’en parler sans cesse ? » Ce propos fut entendu par M. de La Harpe, qui promit de le relever dans le prochain Mercure, et je me réveillai en sursaut, afin de n’être responsable d’aucun propos qui aurait pu m’échapper dans la sécurité d’un premier sommeil.

Après ces propos de mon avocat et de mon joueur de violon, vous ne serez pas fâché peut-être d’entendre ceux de Doyen, peintre du roi et de l’Académie, qui a été chargé, après la mort de Carle Van Loo, de finir les travaux ordonnés dans la chapelle des Invalides. Le roi de Suède ayant voulu les examiner avec soin, Sa Majesté a grimpé sur tous les échafauds jusqu’à la coupole, n’ayant avec elle que l’artiste, sa suite s’étant arrêtée en bas de la chapelle. « Sire, lui dit Doyen, si vous continuez ainsi à vouloir tout voir par vous-même, vous serez moins trompé que les autres. » Je ne sais si Doyen fera aux Invalides des tableaux qui nous dédommageront de la perte de Carle Van Loo ; mais il a de l’esprit, et sa conversation est pleine de saillies. Lorsque le roi de Danemark, pendant son séjour en France, vint voir les tableaux du Palais-Royal, la plus grande partie de la maison de M. le duc d’Orléans s’y trouva ; Doyen y vint par curiosité, et se mit à la suite de ce prince et de M. le duc de Chartres. Il aime volontiers à causer avec moi quand il me rencontre ; il se plaça de mon côté. Comme nous étions dans le cas de nous ranger de temps en temps pour laisser passer et repasser le roi d’une pièce à l’autre, Doyen me dit à un de ces passages : « Remarquez que les rois, quelque petits qu’ils soient de stature, regardent toujours de haut en bas et jamais de bas en haut. Voilà, ajouta-t-il, pourquoi ils aperçoivent si difficilement les gens de mérite, parce que ceux-ci se tiennent volontiers un peu haut. »

Le 9 mars, Sa Majesté suédoise, après avoir été à Marly et à Saint-Germain et visité en passant la machine de Marly, s’arrêta en revenant à Rueil, village situé entre Saint-Germain et Paris, et y soupa chez Mme la duchesse d’Aiguillon, douairière, avec M. le duc d’Aiguillon son fils, M. le duc de Nivernais et M. le comte de Maurepas, ancien ministre d’État. On donna à ce souper l’air d’un souper arrangé par le hasard ; M. le duc de Nivernois y lut plusieurs fables de sa composition. On ne sait pas ce qu’y dit M. le duc d’Aiguillon ; mais madame sa mère ayant montré au roi de Suède le portrait du cardinal de Richelieu fit apostropher Sa Majesté par ce ministre célèbre, comme

vous allez voir dans les vers que je transcris ici :

Des champs élysiens quel charme me rappelle,
Et me force à revoir le séjour des humains ?
Quel mortel fait briller d’une beauté nouvelle
Ces bosquets fortunés que plantèrent mes mains ?
Si j’en crois ses discours et ses grâces touchantes,
C’est un prince élevé dans la cour de Louis ;
Mais du bandeau des rois les traces imposantes
Attachent sur son front mes regards éblouis ;
C’est Gustave… À ce nom soudain mon cœur s’enflamme.
Héros victorieux qu’à la fleur de tes ans
Lutzen vit expirer sous tes lauriers sanglants,
Éveille-toi ! ce jour doit plaire à ta grande âme.
De puissants intérêts nous unirent tous deux :
Viens contempler, assis auprès de mes neveux,
Le digne possesseur de ton vaste héritage,
Et vois la majesté sourire à leur hommage.
Fidèles à leur maître, ardents à le servir,
Leur bras sait le défendre, et leur cœur le chérir ;
À son autorité soumis dès leur naissance,
Ils ont appris de moi que de la soutenir
Dépendent le bonheur, la gloire de la France.
Ô prince que bientôt nos murs ne verront plus,
Un trône vous attend, jouissez-en d’avance ;
Vous ne régnerez point sur des peuples vaincus :
Fidélité, respect, amour, obéissance,
Vous avez tout acquis à force de vertus !
Mais avant de combler leur plus chère espérance,
Daignez les écouter ; ils empruntent ma voix ;
Ma bouche, accoutumée à parler à des rois,
Ne fit jamais entendre un langage timide :
Avec Louis uni par un lien solide,
À de jaloux rivaux vous dicterez des lois ;
La France avec transport aujourd’hui renouvelle
Cet utile traité que m’inspira le zèle.
Mon âme sans regret retourne aux sombres bords :
Là, parmi vos aïeux et leurs ombres tranquilles,
Pour charmer les loisirs de tant d’illustres morts,
Je leur peindrai Gustave adoré dans nos villes,
Honorant les beaux-arts, ces enfants de la paix,
Et les peuples du Nord célébrant ses bienfaits.

— J’ai eu l’honneur de vous parler des faits et gestes de M. Sumarokoff, poëte russe ; mais je ne suis pas en état de vous parler de la bonté de ses tragédies, que je ne connais point. La lettre que vous allez lire vous mettra au fait de son goût et de ses idées sur la littérature française.

RÉPONSE DE M. DE VOLTAIRE
À une lettre de M. sumarokoff,
Le corneille des russes.
« Au château de Ferney, le 26 février 1769.

« Votre lettre et vos ouvrages, monsieur, sont une grande preuve que le génie et le goût sont de tout pays. Ceux qui ont dit que la poésie et la musique étaient bornées aux climats tempérés se sont bien trompés. Si le climat avait tant de puissance, la Grèce porterait encore des Platons et des Anacréons, comme elle porte les mêmes fruits et les mêmes fleurs ; l’Italie aurait des Horaces, des Virgiles, des Ariostes et des Tasses ; mais il n’y a plus à Rome que des processions, et dans la Grèce que des coups de bâton. Il faut donc absolument des souverains qui aiment les arts, qui s’y connaissent, et qui les encouragent ; ils changent le climat, ils font naître les roses au milieu des neiges.

« C’est ce que fait votre incomparable souveraine. Je croirai que les lettres dont elle m’honore me viennent de Versailles, et que la vôtre est d’un de mes confrères de l’Académie française. M. le prince de Koslouski, qui m’a rendu ses lettres et la vôtre, s’exprime comme vous, et c’est ce que j’ai admiré dans tous les seigneurs russes qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur moi un prodigieux avantage ; je ne sais pas un mot de votre langue, et vous possédez parfaitement la mienne. Je vais répondre à toutes vos questions dans lesquelles on voit assez votre sentiment sous l’apparence du doute. Je me vante à vous, monsieur, d’être de votre opinion en tout.

« Oui, monsieur, je regarde Racine comme le meilleur de nos poëtes tragiques sans contredit, comme celui qui seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu’à lui. Il est le seul encore qui ait traité l’amour tragiquement, car avant lui Corneille n’avait bien fait parler cette passion que dans le Cid, et le Cid n’est pas de lui ; l’amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pièces. « Je pense encore comme vous sur Quinault ; c’est un grand homme en son genre ; il n’aurait pas fait l’Art poétique, mais Boileau n’aurait pas fait Armide.

« Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de Molière et de la comédie larmoyante qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière. Depuis Regnard, qui était né avec un génie vraiment comique, et qui a seul approché Molière de près, nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie ont voulu faire des comédies uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de force dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaieté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet. Ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a quelque intérêt dans ces pièces, et qu’elles attachent assez quand elles sont bien jouées ; cela peut être ; je n’ai jamais pu les lire ; mais on prétend que les comédiens font quelque illusion. Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies ni comédies ; quand on n’a point de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets.

« Il y a vingt ans que je n’ai vu Paris. On m’a mandé qu’on n’y jouait plus les pièces de Molière. La raison, à mon avis, c’est que tout le monde les sait par cœur ; presque tous les traits en sont devenus proverbes. D’ailleurs, il y a des longueurs ; les intrigues quelquefois sont faibles, et les dénoûments sont rarement ingénieux ; il ne voulait que peindre la nature, et il en a été sans doute le plus grand peintre.

« Voilà, monsieur, ma profession de foi que vous me demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par votre mauvaise santé. Heureusement vous êtes plus jeune, et vous ferez plus longtemps honneur à votre nation ; pour moi, je suis déjà mort pour la mienne.

« J’ai l’honneur d’être avec l’estime infinie que je vous dois, monsieur, etc. »

Cette profession de foi est un peu écourtée ; mais le but secret de décrier plusieurs ouvrages dramatiques qui ont réussi n’en est pas moins sensible. Ces déclamations répétées contre la comédie larmoyante ne sont pas dignes de l’auteur de l’Enfant prodigue et de Nanine, qui ne sont autre chose que des comédies larmoyantes, et qui ne brillent pas par le comique que l’auteur a tenté d’y jeter. En général, une pièce n’est jamais mauvaise à cause de son genre ; elle l’est en proportion de la faiblesse ou du défaut de talent de l’auteur, de la puissance ou de l’impuissance de celui qui crée. Les comédies de Molière ne sont pas excellentes à cause de leur genre ; au contraire, elles sont en défaut de ce côté, parce que la fausse délicatesse de nos mœurs ne lui a pas permis de nommer les choses par leur nom, de peindre les caractères avec la précision et la vérité qu’ils exigent ; il y a jusque dans ses allusions satiriques un vague qui sait moins désigner que faire deviner ; mais ses pièces sont supérieures à tous ces petits inconvénients, parce que Molière était un homme supérieur ; ce qui n’empêchera pas le Philosophe sans le savoir, et quelques autres pièces de cette trempe, de plaire aussi longtemps qu’il y aura du goût en France.

M. Sumarokoff a beau se faire écrire des lettres par le premier homme du siècle, il n’en recevra jamais qui puisse soutenir la comparaison avec celle dont il a été honoré par son auguste souveraine[3]. Cette lettre marque une si grande âme, une âme si simple et si supérieure au premier rang de la terre, que je la conserverai précieusement entre les plus beaux monuments du règne de Catherine II. C’est pour la première fois, depuis qu’il existe des gouvernements, que la puissance souveraine a trouvé les cheveux blancs et les services rendus à l’État plus respectables dans un sujet que le caractère représentatif qu’elle lui a communiqué ; c’est pour la première fois que la souveraine du plus vaste empire de l’Europe n’a pas jugé indigne d’elle de remettre, avec une bonté vraiment maternelle, dans son bon sens, la tête d’un poëte qui jouit par état du privilège de s’en écarter, mais à qui ce privilège eût été contesté partout ailleurs, moyennant une petite lettre de cachet en bonne ou mauvaise forme.

Ce que vous aimerez mieux que cette profession de foi écourtée, c’est un Sermon fraîchement sorti de la fabrique de Ferney, du papas Nicolas Charisteski, prononcé dans l’église de Sainte-Toleranski, village de Lithuanie, le jour de Sainte-Épiphanie. Ce sermon, qui n’a que huit pages, tend à prouver aux confédérés polonais combien leur conduite est antichrétienne, absurde et atroce ; il est écrit avec la gaieté ordinaire, et d’ailleurs très-digne de l’église où il a été prêché et de son charitable auteur Charisteski. On dit que l’apôtre gaulois Rulhière, qui a composé avec tant de hardiesse un roman sur la dernière révolution de Russie, s’occupe actuellement d’une espèce de manifeste historique qu’il compte publier sur l’élection du roi de Pologne et sur les manèges de la cour de Pétersbourg dans les affaires de ce royaume. Cet ouvrage, entrepris par ordre et avec les secours de M. le duc de Choiseul, dans le temps qu’il était encore ministre, combattra tout juste les principes avancés par le bon papas Nicolas Charisteski ; mais je crois que ni le papas Charisteski ni le papas Rulhière n’auront voix au chapitre dans le concile qui décidera des affaires de Pologne ; que le papas Salderne, le papas Orlow, le papas Romanzow, y seront consultés de préférence, et que tout s’arrangera au gré des prélats prussiens, autrichiens et russes, inspirés par le Saint-Esprit, qui procédera ou ne procédera pas, comme il plaira à leurs dites Éminences, et qui se moquera sûrement des raisonnements du R. P. Rulhière et de tous les prestolets de l’Église latine occidentale.

Il est vraisemblable que ce sont ces essais historiques ou romanesques sur les affaires de Pologne, et sur la révolution qui a placé Catherine II sur le trône de Russie, dont la lecture a déterminé Sa Majesté suédoise, pendant son séjour à Paris, à nommer M. Rulhière historiographe de Suède avec pension. On prétend que ce poëte ira dans quelque temps d’ici en Suède, fouiller les archives et ramasser les matériaux pour écrire un des morceaux les plus intéressants et les plus brillants que l’histoire moderne puisse offrir à un grand écrivain.

Avant la nouvelle de la mort du roi son père, Gustave se proposait de faire un pèlerinage à Ferney, pour y vénérer face à face le saint que l’Europe révère. Gustave eut la générosité un jour à table de défendre vivement ce saint contre M. le maréchal de Broglie, qui s’en prenait à lui de tout le mal arrivé depuis quelques années. M. d’Argental, ministre de Parme, et un des grands-vicaires du diocèse de Ferney à Paris, manda au patriarche les bontés de Son Altesse Royale, auxquelles il répondit par les vers suivants, qui ne sont pas ce qui lui est échappé de mieux depuis quelque temps :


On dit que je tombe en jeunesse[4] :
Tâchez de me bien élever.
Ne pourriez-vous pas me trouver
Quelque accès près de son altesse ?
De vieux héros, de vieux savants,
Prendront de ses leçons peut-être.
Je veux m’instruire : il en est temps ;
C’est à moi de chercher mon maître.

Le pèlerinage de Ferney n’ayant pu avoir lieu, le nouveau roi de Suède n’a pas voulu quitter Paris sans voir dans l’atelier de M. Pigalle le modèle de la statue qu’on se propose d’ériger au grand saint de Ferney. Ce modèle, sans être achevé, est assez avancé pour donner une idée de ce que sera le marbre ; mais on prétend qu’il n’a pas fait la conquête du roi de Suède, que Sa Majesté a dit que si elle avait à souscrire, ce serait pour lui acheter un habit et pour couvrir sa nudité. Il est certain que cette nudité éprouve de grandes contradictions, et qu’elle ne paraît pas s’arranger avec les convenances. Un poëte, un historien, un philosophe ne doit être nu que lorsqu’il entre dans le bain, et ce n’est pas le moment de le peindre, à moins que ce philosophe ne s’appelle Sénèque, et que ce bain ne soit son dernier. Mais que voulez-vous ? Pigalle ne sait pas draper, et il ne se soucie pas de faire ce qu’il ne sait pas supérieurement. Après avoir cherché la tête du patriarche à Ferney, il a pris ici un vieux soldat sur lequel il a modelé sa statue avec une vérité surprenante, mais qui paraît hideuse à la plupart de nos juges leur délicatesse, qui est vraiment nationale, est blessée de tout ce qui est trop prononcé, en quelque genre que ce soit. Je trouve beaucoup de chaleur et d’enthousiasme dans le modèle de M. Pigalle. Donnez à cette figure la forme colossale ; à la place d’une plume, mettez-lui le foudre de Jupiter ou le flambeau de Prométhée entre les mains, et vous ne serez plus choqué de sa nudité, surtout si vous la placez dans un jardin. Mais sa place devant être un jour, selon les apparences, un lieu fermé, ses traits devant nous retracer l’écrivain de ce siècle à qui l’humanité doit le plus, la bienséance, dont l’homme de génie ne s’écarte jamais, exigeait que la figure fût drapée avec simplicité et élégance. C’est qu’il fallait charger de ce monument Vassé, qui n’a pas le goût aussi sauvage qui Pigalle, et qui s’en serait tiré avec plus de succès. Pigalle a demandé encore six semaines avant d’exposer son modèle aux regards des souscripteurs en attendant, les satires ne manquent pas. J’observe à l’auteur de l’inscription que je vais transcrire qu’il ne suffit pas pour des satires de ce genre de savoir en bon cuistre de collège la déclinaison du pronom qui, mais qu’il faut surtout savoir écrire en style lapidaire comme un ange ou comme un diable.


DignuEn tibi
Dignum lapide Voltarium,

DignuQui
In poesi magnus,
In historia parvus,
In philosophia minimus,
In religione nihil,

DignuCujus
Ingenium acre
Judicium præceps,
Improbitas summa,

DignuCui
Arrisere mulierculæ,
Plausere scioli,
Favere profani.

DignuQuem
Irrisorem hominumque Deûmque
Senatus populusque physico-atheus
DignuÆre collecto
DignuStatua donavit.
M DCC LXXI

HONNÊTETÉ FRANÇAISE SUR LE MÊME SUJET.

<poem>J’ai vu chez Pigalle aujourd’hui Ce modèle vanté de certaine statue ; À cet œil qui foudroie, à ce souris qui tue, À cet air si jaloux de la gloire d’autrui, Je me suis écrié : « Ce n’est pas là Voltaire, C’est un monstre. — Oh ! m’a dit certain folliculaire, Si c’est un monstre, c’est bien lui. »

— Louis-Michel Van Loo, chevalier de l’ordre du roi, premier peintre du roi d’Espagne, ancien recteur de l’Académie royale de peinture et sculpture, directeur des élèves protégés par Sa Majesté, mourut le 20 mars dernier d’une fluxion de poitrine, âgé de soixante-quatre ans. Michel, sans valoir son oncle, Carle Van Loo, n’était pas un artiste méprisable ; il excellait principalement dans le portrait ; il était d’ailleurs recommandable par l’honnêteté et la probité les plus rares : lorsque les qualités les plus essentielles sont poussées au plus haut degré, il me semble qu’elles méritent bien autant notre admiration que des talents sublimes. En s’approchant de Michel, on se trouvait comme dans une atmosphère d’honnêteté ; il la transpirait, pour ainsi dire, par tous les pores ; et avec elle, un calme, une sérénité qui vous rafraîchissaient le sang, comme disait M. de Mairan. Sans le connaître, on aimait à être assis à côté de lui, sans autre raison que parce que l’honnête homme se repose délicieusement à côté de l’honnête homme. Je n’ai jamais vu une physionomie plus honnête que celle de Michel ; c’était celle de son âme. Il vivait avec sa tante, la veuve de Carle, avec sa sœur, sa nièce ; il était l’ami, le chef, le père de toute sa famille : leur profonde douleur fait plus éloge funèbre que tout ce que je pourrais dire. Il a passé une partie de sa vie en Espagne. Il est mort pauvre, parce qu’il a toujours vécu honorablement. Il confia un jour toute sa fortune, acquise par son travail, à un ami qui fit naufrage ; il ne regretta que son ami. Michel laisse un frère, Amédée Van Loo, premier peintre du roi de Prusse, qui est de retour en France depuis deux ans ; c’est le dernier, mais aussi le plus faible des Van Loo. On ignore à qui sera donnée la place de directeur des élèves pensionnaires du roi. On parle de la supprimer, ou d’en diminuer le nombre ; cela fait couler les larmes de la douleur et de la confusion. Cet établissement coûte à l’État 15,000 livres tous les ans ; et l’on ose dire que le roi ne peut le soutenir, vu le délabrement actuel de ses finances ! Michel Van Loo tenait cette pension depuis la mort de Carle ; et, depuis quatre ans, il n’avait rien touché de la cour, et s’était vu dans la nécessité de faire toutes les avances pour la nourriture et l’entretien de ces élèves ; il est dû à sa succession, pour ce seul objet, environ 60,000 francs. On lui devait, depuis plus de dix ans, 30,000 livres d’ouvrages ordonnés pour le compte de Sa Majesté en 1769 on lui paya cette somme en billets de Nouette, qui perdaient 70 pour cent sur la place ; en 1770 les intérêts de ce papier furent réduits de 5 à 2 et demi : c’était, tout juste, lui enlever la moitié de la somme qui lui était légitimement due depuis nombre d’années. Michel parlait de toutes ces pertes comme de choses absolument étrangères à son bonheur, à son repos, à son existence ; et l’on voyait bien que ce qui n’intéressait ni l’honneur, ni le sentiment, ni l’amitié, n’avait jamais effleuré son âme.

— Le 16 mars dernier sera remarqué par les historiographes du Théâtre-Français. C’était la fin de l’année théâtrale, le jour de la clôture des spectacles. Le Kain, qu’on croyait perdu pour le théâtre, et qui se trouvait rétabli par les soins de M. Tronchin, avait reparu depuis le commencement du mois de février, avec des applaudissements universels, et certainement bien mérités. Il avait joué le rôle de Néron dans Britannicus ; celui de Mahomet, et quelques autres : il devait jouer, le jour de la clôture, le rôle de Tancrède ; mais il s’agissait de lui trouver une Aménaïde. Mme Vestris était indisposée ; elle s’était trouvée mal quelques jours auparavant en jouant, et avait pensé faire interrompre le spectacle ; Mlle Dubois, la belle Dubois, à l’extrémité d’une fluxion de poitrine, avait fait ses paquets pour l’autre monde ; Mlle Sainval, troisième actrice tragique, n’était guère dans un état moins fâcheux ; et l’on craignait pour sa tête. Dans cette perplexité, nous étions menacés de ne pas voir Le Kain, et de faire la clôture de l’année théâtrale par quelque comédie bien usée, et encore plus mal jouée, lorsque Dieu excita le zèle de sa servante Luzy, et lui inspira le hardi et courageux dessein de se charger du rôle de la tendre, belle et malheureuse Aménaïde. Quand ce dessein fut connu du public, tout le monde s’apprêta à rire, et l’on était persuadé que la pièce ne serait pas achevée. Mlle Luzy, jeune et belle, remplit à la Comédie-Française l’emploi de soubrette. Elle n’est pas, je crois, aussi spirituelle qu’elle est jolie ; son jeu, du moins, ne me donne pas grande idée de son esprit ni de son talent ; mais le parterre la traite bien, parce qu’elle est jeune et belle, et que cela a aussi son mérite. Quelle apparence qu’une actrice, accoutumée aux inflexions familières d’une soubrette, et à jouer ses mains en poche, pût rendre avec la dignité et la noblesse nécessaires le rôle touchant d’Aménaïde ! L’actrice elle-même en était si peu persuadée qu’elle députa, avant de se montrer en scène, le seigneur Bellecour vers le parterre, pour implorer son indulgence, et pour l’assurer, par une harangue prononcée avant la pièce, que ce n’était pas un début, mais un simple essai risqué dans la vue unique de ne pas priver le public d’une occasion de voir M. Le Kain. Après ce compliment préliminaire, elle parut belle comme l’astre du jour, habillée à ravir, et reçut des applaudissements qui l’empêchèrent, pendant quelques minutes, de commencer son rôle. Pour juger de cette entreprise, en deux mots, il est certain que personne ne se serait attendu que Mlle Luzy s’en tirât avec tant de succès. Son maintien fut plein de grâce, de noblesse et de dignité ; elle joua plusieurs morceaux avec beaucoup de chaleur, et d’une manière touchante ; elle eut souvent des inflexions tragiques et heureuses, et les vrais accents de la douleur ; il est vrai que, de temps en temps, on s’apercevait de quelques tons de soubrette, mais jamais assez forts pour avoir le droit de rire, quelque bonne envie qu’on en eût apportée. En général, je ne serais pas surpris que Mlle Luzy, en cultivant ce talent, devînt bonne actrice tragique ; mais elle ne veut pas quitter le tablier de soubrette pour le cothurne, et j’en suis fâché. Elle joua la suivante dans la petite pièce, et chanta dans le divertissement ; il ne lui manqua que d’y danser une allemande, pour nous montrer, dans le même jour, un quadruple talent, et pour remporter, à la fin de l’année théâtrale, une quadruple couronne.

Mais que vous dirai-je de Le Kain, que je n’avais pas vu depuis qu’il avait reparu au théâtre ? Il semble qu’il n’ait employé le temps de sa maladie et de sa retraite que pour porter son talent à un degré de sublimité dont il est impossible de se former une idée quand on ne l’a pas vu. J’entreprendrais en vain de vous dépeindre cet acteur dans le rôle de Tancrède. Il est de la figure la plus laide et la plus ignoble, et il devient au théâtre beau, noble, touchant, pathétique, et dispose de votre âme à son gré. Dans toute la tragédie de Tancrède, il ne dit pas un mot qui ne vous ravisse d’admiration ou ne vous arrache des larmes. Il faut compter cet acteur parmi ces phénomènes rares que la nature se plaît à former de temps en temps, mais qu’elle n’est jamais sûre de produire deux fois, parce qu’il faut un concours de circonstances qu’elle ne peut se promettre de rassembler plusieurs fois de suite. Je ne crains pas de dire que ce que nous avons vu dans la salle de la Comédie-Française, le 16 mars dernier, est non-seulement un spectacle unique en Europe, mais que c’est une merveille de notre siècle, qu’aucun autre siècle ne pourra se flatter de voir renaître. Je n’aurai pas à me reprocher de n’en avoir pas joui délicieusement ; j’ai senti l’empire de l’art lorsqu’il a atteint la perfection, et mon âme en a été tellement ébranlée, qu’il m’a fallu plusieurs jours pour la calmer et la remettre dans son assiette ; enfin elle s’est retrouvée dans la sphère des malheurs et du deuil publics, d’où la puissance du génie d’un acteur l’avait enlevée pour quelque temps. Il faut regarder Le Kain comme arrivé au plus haut degré de perfection depuis sa rentrée. Il n’a plus cette lenteur qu’on lui reprochait quelquefois avec raison ; il est d’une simplicité, d’une justesse !… il est sublime.

L’époque de son rétablissement et de sa rentrée a été marquée par la perte de toute sa fortune. Il s’était fait, par ses épargnes, une rente de 1,500 livres, qui fut réduite, l’année dernière, à 600 livres, par les opérations du contrôleur général des finances. Il lui restait une somme de 30,000 francs : c’était toute sa fortune, c’était le fruit de vingt années de travail et de succès, et surtout d’une vie très-frugale. Quand on compare la fortune de Henri Le Kain à celle de David Garrick, le parallèle qui en résulte n’est pas à l’honneur de la France ; mais enfin cette somme modique sur laquelle le Roscius français fondait les ressources de sa vieillesse vient de lui être volée par un dépositaire infidèle, au moment même où il devait la placer d’une manière avantageuse et sûre. En Angleterre, ce malheur aurait été réparé en vingt-quatre heures par une souscription volontaire ; mais elles ne sont pas en usage en France : on dit qu’on accordera à Le Kain une représentation à son profit, et qu’elle se donnera sur le théâtre de l’Opéra. Ce qu’il y a de sûr, c’est que sa santé n’est plus assez forte pour qu’il puisse se promettre de pousser ses nouvelles épargnes bien loin ; et quoique l’argent ne soit pas la monnaie avec laquelle on achète le génie, il n’en est pas moins vrai que les arts et les talents disparaissent lorsque le gouvernement et la nation cessent de les récompenser avec magnificence.

— Un des meilleurs ouvrages qu’on nous ait donnés depuis longtemps, c’est la traduction de l’Histoire du règne de l’empereur Charles-Quint, précédée d’un tableau des progrès de la société en Europe, depuis la destruction de l’empire romain jusqu’au commencement du seizième siècle, par M. Robertson, docteur en théologie, principal de l’université d’Édimbourg, et historiographe de Sa Majesté britannique, pour l’Écosse ; ouvrage traduit de l’anglais, formant deux volumes in-4°, ou six volumes in-12. Cette histoire jouit, ainsi que son auteur, d’une grande réputation en Angleterre, et la mérite. M. Robertson passe pour un des meilleurs écrivains de ce siècle ; et les Anglais ne nous pardonnent pas la grande célébrité dont jouit en France M. David Hume, qu’ils mettent bien au-dessous de M. Robertson. Quoi qu’il en soit, il y aurait un parallèle plus intéressant à faire en comparant M. Robertson à M. de Voltaire et à M. de Montesquieu. S’il était obligé de leur céder la palme, quant à la rapidité et au brillant de la manière, il aurait bien, je crois, sa revanche du côté de la solidité, de la justesse et de la profondeur du coup d’œil. Ses développements sont le fruit d’une extrême sagacité, dirigée par un esprit plein de sagesse et de lumière, et par un bon sens exquis. Cet ouvrage est important, et il serait à désirer que l’auteur voulût le continuer jusqu’à nos jours. Nous en devons la traduction à M. Suard, qui a déjà traduit, je crois, ce que M. Robertson a écrit sur l’Histoire d’Écosse sa patrie[5]. Il a traduit l’Histoire de Charles-Quint de l’aveu, et pour ainsi dire de concert avec l’auteur, qui lui envoyait les feuilles de Londres, à mesure qu’elles sortaient de presse. Cela ne nous a pas avancés de grand’chose, et il y a bien deux ou trois ans que nous attendions. Le traducteur est aimable, il est paresseux, il a la Gazette de France à rédiger avec l’abbé Arnaud, il joue un rôle dans le parti philosophique, il aime le monde et les soupers en ville ; voilà bien plus de raisons qu’il n’en faut pour retarder l’accomplissement d’une promesse. En comparant sa traduction à l’original, vous la trouverez peut-être plus verbeuse et moins élégante ; vous remarquerez aussi un peu de langueur et de nonchalance dans le style. Le grand talent du traducteur consiste à se pénétrer de la manière de son original, et à tâcher de le rappeler par sa traduction ; mais nous n’avons pas le droit d’être si difficiles, et plût à Dieu que tous ceux qui se mêlent de nous enrichir de traductions eussent la facilité et la correction du style de M. Suard ! Cet ouvrage a eu beaucoup de succès.

M. l’abbé Mignot, abbé de Scellières, conseiller honoraire du grand-conseil, frère de Mme Denis, et par conséquent neveu de M. de Voltaire, vient de publier une Histoire de l’empire ottoman, depuis son origine jusqu’à la paix de Belgrade, en 1740, quatre volumes in-12 assez considérables. Ce neveu n’est pas le premier homme du siècle après son oncle ; il est un peu épais ; l’oncle s’étant emparé de toute la matière subtile ne lui a laissé que le caput mortuum. Cependant les oisifs qui ont fait de la lecture une ressource contre l’ennui liront le neveu, et n’en seront pas mécontents. Il prétend qu’il a pris beaucoup de peine pour nous donner une histoire véridique de cet empire ; il a étudié les traductions des manuscrits orientaux de la Bibliothèque du roi ; il a consulté M. de Cardonne, interprète du roi pour les langues orientales, qui a longtemps vécu en Turquie ; M. le duc de Choiseul lui avait permis de lire toutes les correspondances des ambassadeurs, au dépôt des affaires étrangères ; et de tout cela il est résulté un ouvrage tel quel.


15 avril 1771.

Après vous avoir parlé de la séance particulière que l’Académie royale des sciences tint le 6 mars dernier en présence du roi de Suède, il me reste à vous rendre compte de celle de l’Académie française, qui eut lieu le lendemain. Sa Majesté suédoise s’y rendit accompagnée du prince Frédéric-Adolphe, son frère, quoique ce prince ne fût pas encore entièrement rétabli de l’indisposition que lui avait causée la nouvelle inattendue de la mort du roi son père. Son Altesse Royale tomba même plus sérieusement malade après cette date, et l’on fit appeler M. Tronchin, qui la traita conjointement avec le médecin suédois qui avait suivi ces princes dans leur voyage. L’abbé de Radonvilliers, ancien sous-précepteur de M. le dauphin et des Enfants de France, complimenta le roi de Suède en qualité de chancelier de l’Académie. Ce compliment fut court. L’auteur le composa sur le grand chemin en se rendant de Versailles à Paris pour assister à la séance de l’Académie. Il n’a pas voulu en donner copie, et il prétend avoir refusé même Sa Majesté suédoise, qui eut la bonté de lui en demander une. Après ce compliment, M. d’Alembert lut un Dialogue aux champs Élysées entre la reine Christine de Suède et le philosophe Descartes[6] ; M. Marmontel lut ensuite une comédie en deux actes et en vers, intitulée l’Ami de la maison, et le duc de Nivernois termina la séance par la lecture de plusieurs fables de sa composition, que le public est accoutumé depuis longtemps à applaudir aux séances publiques de l’Académie. On présenta après la séance au roi de Suède un jeton académique en or : il n’y en eut qu’un, et le prince Frédéric-Adolphe fut obligé d’en accepter un ordinaire en argent ; je crois même qu’au lieu de prier Son Altesse Royale de permettre qu’on lui en portât un le lendemain, puisqu’on ne s’était pourvu que d’un seul, on eut la sottise de lui dire que l’Académie ne donnait des jetons en or qu’aux têtes couronnées, comme si elle était érigée pour faire des distributions de jetons aux rois et aux princes souverains. Lorsque le roi, en examinant les portraits qui sont dans la salle d’assemblée particulière, eut remarqué celui de la reine Christine, on saisit cette occasion pour demander à Sa Majesté le sien, et elle eut la bonté de le promettre.

Je ne vous dirai rien de l’Ami de la maison. C’est une pièce à ariettes, comme disent nos barbares en musique, mais du reste écrite dans le véritable genre de la comédie ; M. Grétry la met actuellement en musique. Elle doit être jouée à la cour pendant le futur voyage de Fontainebleau, et à l’entrée de l’hiver nous l’aurons sur le théâtre de la Comédie-Italienne.

— Le roi de Suède avait remarqué chez Mme la comtesse de La Marck une petite statue de l’Amitié, exécutée en biscuit de porcelaine de Sèvres, d’après un modèle de Falconet, si je ne me trompe. Sa Majesté parut aimer ce morceau, et même désirer d’en avoir un pareil. Mme la comtesse de La Marck demanda et obtint la permission de lui faire hommage de cette petite statue. Elle l’envoya au roi le lendemain avec les vers que je vais transcrire ici : les vers sont de M. Loyseau de Mauléon, ancien avocat au Parlement, aujourd’hui procureur général du conseil de M. le comte de Provence.


Gustave, je vous aime et dix lustres entiers
GusM’ont bien donné le droit de vous le dire.
Gus Les rois ont cent mille guerriers
GusPour assurer le sort de leur empire,
GusDes généraux pour livrer les combats,
GusDes courtisans pour chanter la victoire,
Gus Des belles pour joindre à leur gloire
GusLe doux attrait des plaisirs délicats.
GusMais un ami qui librement leur donne
GusLes sentiments qu’on vend à leur couronne,
GusUn tendre ami qui vole dans leurs bras
GusPour les payer des fatigues du trône,
Gus Les infortunés ne l’ont pas.
GusVous l’aurez, prince, et l’amitié fidèle
GusQue je vous offre en est le sûr garant.
GusPuissiez-vous dire en voyant ce modèle :
Un roi sans l’amitié peut sans doute être grand,
GusMais il ne peut être heureux que par elle.

Mme la comtesse de La Marck, au nom de qui ces vers ont été présentés au roi de Suède, est fille du feu maréchal de Noailles, ministre d’État, et par conséquent sœur du duc de Noailles d’aujourd’hui. Ces vers disent qu’elle a cinquante ans. Depuis cinq ou six ans elle est devenue dévote, mais sans renoncer entièrement au monde. M. le comte de Scheffer avait beaucoup vécu dans sa société lorsqu’il occupait le poste de ministre de Suède à la cour de France, et à ce titre elle a été une des premières dames de Paris qui aient eu l’honneur de donner à souper au roi et au prince de Suède. Comme le Petit Carême du P. Massillon, le meilleur choix de sermons qui aient jamais été prêchés en France, a eu une vogue étonnante cet hiver, par l’application qu’on a faite de plusieurs péroraisons de ces sermons aux affaires présentes, le roi de Suède a sans doute voulu relire des sermons qui sont surtout précieux par l’harmonie et le charme du style et la grâce de la diction. Mme la comtesse de La Marck en envoyant à Sa Majesté le Petit Carême de M. Massillon, évêque de Clermont, y joignit les vers suivants qui sont encore de la fabrique de M. Loyseau de Mauléon.


Vous allPrince, quelque succès qu’ait eu
Vous Cet orateur à prêcher la vertu,
Vous allez l’enseigner mieux cent fois que lui-même :
Qui jamais l’inspira comme un roi que l’on aime ?
Vous allL’exemple qu’il donne à sa cour
Vous Fait plus de bien aux hommes en un jour
Vous allQue tous les sermons d’un carême.

Parmi les lectures particulières qui ont été faites au roi de Suède, il faut compter le poëme en prose des Incas, ou la Destruction de l’empire du Pérou et Paris sauvé, tragédie en prose par M. Sedaine. On ne sait pas encore quand cette pièce sera jouée ni quand le poëme de M. Marmontel sera imprimé.

M. de Saint-Lambert vient de donner une nouvelle édition de son poëme des Saisons. Cette édition est plus soignée et plus correcte que la première. On en a retouché les planches, et par conséquent les estampes en sont moins belles ; mais qui est-ce qui a jamais acheté un livre pour les images, que les libraires n’ont inventées que pour rançonner le public ? L’auteur a fait plusieurs corrections importantes dans cette nouvelle édition ; il s’est surtout occupé du Printemps, premier chant de son poëme, qui avait été jugé le plus faible : il a cherché à en rendre les transitions plus heureuses. Dans le chant de l’Été il a ajouté une description de la zone torride, qui a cent vers au moins ; ce n’est pas le morceau le moins beau de l’ouvrage. Dans le chant de l’Hiver on lit un épisode sur les glacières de la Suisse, qui n’était pas dans la première édition. Cet épisode est long et tragique, mais il ne m’a pas paru produire l’effet pathétique auquel l’auteur prétend ; M. de Saint-Lambert n’est pas heureux en invention : quand ses fables ne sont pas communes et plates, elles sont ordinairement inventées avec tant d’effort et de travail que le lecteur partage involontairement la fatigue du poëte. Je persiste dans mon premier sentiment sur cet ouvrage : s’il n’échappe à l’injure du temps que par fragments, la postérité le comptera au nombre des meilleures productions de notre siècle, parce qu’il y a plusieurs morceaux de la plus grande beauté ; mais il me semble qu’on peut dire : Infelix operis summa[7], parce qu’il y a trop de langueur et de monotonie. Il ne faut donc pas trop crier à l’injustice du peu d’accueil que ce poëme a reçu. Sans doute qu’il aurait procuré à son auteur la plus haute réputation il y a soixante ans ; mais il est injuste de vouloir que nous soyions aussi friands aujourd’hui qu’avant que nous eussions un Voltaire : je suis persuadé que Virgile gâta un grand nombre de réputations de poètes très-estimables qui vinrent après lui. M. de Saint-Lambert a aussi ajouté quatre contes nouveaux à son recueil de Fables orientales dans le goût de Sadi, savoir ; l’Esprit des différents états ; les Lumières ; le Besoin d’aimer et la Visite. Ces Fables orientales sont, de toutes les productions de M. de Saint-Lambert, celles que j’estime le plus ; elles sont écrites avec beaucoup de force et d’éloquence, et quelquefois même avec grâce, quoique l’auteur soit naturellement sévère et un peu sec ; le sens en est profond, la morale élevée, grave et pure.

— C’est un étrange vertige que celui de M. de Moissy de nous accabler de drames moraux écrits dans le genre ennuyeux pour le progrès des bonnes mœurs et pour le dessèchement des lecteurs. Il a déjà parcouru tous les âges de la vie humaine dans son École dramatique, et après avoir administré au public l’extrême-onction dans la dernière de ses pièces à proverbes, il devrait au moins nous laisser tranquilles ; mais ne voilà-t-il pas qu’il attaque de nouveau le beau sexe et qu’il va lui prouver par une comédie qu’il faut qu’une bonne mère nourrisse ses enfants elle-même ? Ce traité moral est intitulé la Vraie Mère ; drame didacti-comique en trois actes et en prose. Les acteurs sont la femme d’un négociant, accouchée depuis sept mois et nourrissant son enfant ; la femme d’un employé dans les Fermes, enceinte et presque à terme ; la femme d’un marchand de drap, relevée de couches depuis neuf mois et demi et puis les maris de tout cela, et puis les enfants de sept et de neuf mois, et puis la nourrice, et puis la sage-femme, et puis la garde de femmes en couches ; et puis c’est M. de Moissy qui accouche de toutes ces bêtises ! Cela est en vérité d’une platitude exquise et remarquable, et il faut l’avoir lu pour croire que de telles productions se publient à Paris en 1771. Il faut que M. de Moissy se fasse recevoir à Saint-Côme en qualité d’accoucheur-moraliste, il fera sûrement une révolution dans les rues Saint-Denis et Saint-Jacques, à moins qu’il ne reçoive avant le temps la couronne du martyre par les mains des nourrices de Paris, pour avoir voulu ruiner leur état de fond en comble.

— La société de M. de Magnanville, garde du trésor royal, qui, depuis deux ou trois ans, passe la belle saison au château de la Chevrette, à trois lieues de Paris, s’occupe à jouer la comédie pour son amusement. Cette troupe de société est supérieurement bien composée, et ses représentations ont attiré une foule de spectateurs choisis de la cour et de la ville. Parmi les actrices Mme la marquise de Gléon, Mlle de Savalette sa sœur, et Mme de Pernan, fille de M. de Magnanville, ont montré un talent décidé. M. le chevalier de Chastellux a fait jouer successivement sur ce théâtre de la Chevrette trois pièces de sa composition : une comédie en un acte, intitulée les Amants portugais, une comédie en trois actes, intitulée les Prétentions, et enfin une imitation libre de Roméo et Juliette, tragédie de Shakespeare. Ces représentations ne soutiendraient peut-être pas le grand jour du théâtre public ; mais elles ont attiré à chaque fois beaucoup de monde, et l’on a applaudi à plusieurs détails qui ont paru heureux et charmants. M. de Magnanville de son côté a été auteur et acteur à la fois ; il a composé une pièce en trois actes, intitulée les Orphelines, qui a eu le plus grand succès. Je ne sais si c’est l’essai de M. le chevalier de Chastellux qui a enhardi un détestable barbouilleur à faire imprimer un Roméo et Juliette en cinq actes et en vers libres ; ce barbouilleur est le même qui donna il y a quelques années un drame de Bélisaira[8]. Cela n’est pas lisible. On imprime depuis quelque temps une si grande foule de pièces dramatiques qui ne seront jamais jouées sur aucun théâtre que je prends le parti d’en retrancher la notice de ces feuilles ; ainsi je ne vous parlerai ni du Laboureur devenu gentilhomme[9], ni du Cri de la nature[10], ni d’une infinité d’autres pauvretés : quand les mauvaises herbes dominent dans un champ, il ne faut pas trier, il faut y mettre le feu.

— À la Comédie-Italienne, la clôture s’est faite par une facétie de la composition de M. Anseaume, intitulée Arlequin marchand de proverbes. Comme le goût de jouer des proverbes en société a gagné de plus en plus, Arlequin, en compagnie du grand cousin Bertrand, qui a fait fortune dans le Déserteur, entreprend ce commerce avec confiance ; mais sa marchandise ne consiste pas en proverbes dramatiques : c’est un assortiment de proverbes en compliments adressés au parterre ; les principales actrices viennent les acheter chez M. Arlequin et son cousin Bertrand, et les récitent au parterre. C’est peu de chose que toute cette marchandise ; mais elle a été bien reçue du public, parce qu’elle lui a été débitée par des actrices qui lui sont agréables et dont il se laisse volontiers enjôler.

— J’ai eu l’honneur de vous parler en passant du Traité des preuves qui servent à établir la vérité de l’histoire, par le P. Henri Griffet, jésuite français réfugié à Bruxelles. Les derniers chapitres de cet ouvrage sont employés à prouver la prééminence et les prérogatives de la maison de Rohan ; le P. Griffet était infiniment attaché à Mme la comtesse de Marsan, gouvernante des Enfants de France, sœur de M. le maréchal-prince de Rohan-Soubise ; il a voulu par ces preuves faire un dernier acte de courtisan. Plusieurs ducs et pairs de France ont cru n’avoir rien de plus important à faire dans les circonstances actuelles que de faire publier une réfutation en forme des idées du P. Griffet et des faits qu’il a avancés. Leur écrit est intitulé Mémoire sur les rangs et les honneurs de la cour, pour servir de réponse aux trois derniers chapitres de l’ouvrage du P. Griffet. Je crois cet écrit, qui a environ cent quarante pages in-8°, rédigé par M. Gibert, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, secrétaire général de la pairie. Le P. Griffet ne pourra pas lui répondre, attendu qu’il est mort à Bruxelles au mois de février dernier, âgé de plus de soixante-dix ans. C’était un des gros bonnets de l’ordre ; il passait pour intrigant et retors ; mais j’ai vu cette réputation quelquefois usurpée par de pauvres diables qui mouraient de peur dans le temps qu’on les croyait fort redoutables : les jésuites ont longtemps roulé sur leur ancienne réputation, et la manière dont leur destruction s’est opérée prouve trop combien leur consistance était précaire. Comme homme de lettres, le P. Griffet n’était pas sans mérite ; c’était un assez bon esprit, mais un écrivain diffus, et d’ailleurs nécessairement captivé par les préjugés de son état qui ne peut manquer d’étouffer à la longue tout sentiment de vérité et d’élévation. Il ne faut juger le procès entre maître Griffet et maître Gibert que lorsque maître Georgel aura parlé. L’abbé Georgel, autre ex-jésuite, attaché à M. le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, travaille en ce moment à une réponse au mémoire de MM. les ducs et pairs opposés aux prétentions de la maison de Rohan. Depuis le menuet de Mme de Lorraine qui a excité une si grande commotion l’année dernière au bal paré pour le mariage de M. le dauphin, il n’y a pas eu d’affaire plus importante dans le droit public français, à en juger par le temps qu’on prend pour s’occuper de cette querelle ; maître Gibert et maître Georgel auront bien de la peine à trouver des auditeurs qui soient d’humeur d’entendre leurs raisons dans ce quart d’heure.

— Un prêtre habitué de la paroisse de Saint-Roch, M. l’abbé de Germanes, vicaire général de Rennes, a publié une Histoire des révolutions de Corse, depuis ses premiers habitants jusqu’à nos jours. Deux volumes in-12. Cela sera encore bon pour les lecteurs par état et par ennui. Il n’y a d’ailleurs ni talent, ni mérite à faire de semblables rapsodies ; mais il vaut encore mieux passer son temps à composer et à lire de tels ouvrages que de mauvais romans. Le peuple corse mériterait bien un historien philosophe, observateur et impartial. J’ai entendu parler fort diversement de son chef Pascal Paoli ; les uns en font un héros, les autres en parlent comme d’un lâche et d’un petit fripon. Sa valeur a toujours paru équivoque ; mais s’il n’est que friponneau, il faut convenir qu’il n’y a qu’heur et malheur en fait de réputations comme en autre chose : car ce Pascal Paoli n’a pas moins été, pendant dix mois, le héros de l’Europe entière. La princesse Daschkoff, qui voulait voir, pendant son séjour à Londres, un homme si célèbre, ne pouvait lui pardonner d’avoir accepté une pension du roi d’Angleterre ; elle disait que la misère était un piédestal qui convenait au chef d’une nation pauvre, lorsque ses efforts pour lui conserver la liberté avaient été inutiles.

M. d’Ussieux, qui se tient, je crois, à Bouillon dans le sein de la société typographique, nous a envoyé une Histoire abrégée de la découverte de la conquête des Indes par les Portugais. Volume in-12 de deux cents pages. L’auteur ne dit pas d’où il a tiré son histoire, mais il l’a si bien abrégée qu’il n’en résulte qu’une insipide et aride gazette. Ce n’est pas la faute du sujet, qui est plein de détails instructifs et surprenants, et du plus grand intérêt, si l’auteur avait eu le talent de le traiter et s’il savait écrire.

— Je ne sais à quel rimailleur nous devons une feuille intitulée Du Théâtre et des causes de sa décadence, épître aux Comédiens français et au parterre. Ordinairement la véritable cause de la décadence du goût et le tort des Comédiens, c’est d’avoir refusé une mauvaise pièce ; l’auteur de la mauvaise pièce se venge de la rigueur des Comédiens par une mauvaise satire, c’est la règle. Si la pièce de celui-ci était aussi bien écrite que sa satire, je vous aurais défié d’en lire quatre vers de suite. Il a jugé à propos de réciter sa satire plusieurs jours de suite à haute voix dans le foyer de la comédie, jusqu’à ce que la police l’ait fait prier de se dispenser de cette politesse.

M. Clément le mordant n’a pas seulement attaqué le poëme des Saisons, par M. de Saint-Lambert, et la traduction des Géorgiques, par l’abbé Delille ; il a aussi dépecé le poëme de la Déclamation, par M. Dorat. Celui-ci vient de lui répondre par un petit écrit intitulé Ma Philosophie[11] : car M. Dorat n’a pas seulement ses fantaisies, il a aussi sa philosophie ; elle consiste dans un persiflage en vers de huit syllabes, orné d’une estampe, suivi d’une Réponse badine en prose à de graves observations. Il fait une brochure de cinquante pages en vers et en prose pour nous prouver que les Observations de Clément ne l’approchent pas ; mais son silence l’aurait bien mieux prouvé. Au reste, M. Dorat ne dit pas comme ce Gascon : « Messieurs, de gros bas de laine, un bon gilet, une bonne redingote, voilà ma façon de penser en hiver » ; mais « de la gaieté, du myrte, des sirènes, des dryades, des naïades, d’aimables erreurs, de charmants soupers, voilà ma façon de penser sur M. Clément ».

  1. Gustave III.
  2. Ce discours n’a pas été recueilli dans les Œuvres de d’Alembert. Paris, Belin et Bossange, 1821, 5 vol.  in-8°.
  3. Voir précédemment page 187.
  4. Mot de Mme d’Épinay, qui écrivit à M. de Voltaire vous tombez en jeunesse, comme on dit vous tombez en enfance. (Grimm.) Ces vers ne se trouvent pas dans les Œuvres de Voltaire. Nous sommes peu porté à croire qu’ils soient effectivement de lui. (T.)
  5. Grimm est ici dans l’erreur. La traduction anonyme de l’Histoire d’Écosse sous les règnes de Marie Stuart et de Jacques VI n’était point de Suard, mais de V. Besset de La Chapelle, revue par Morellet, Londres, 1764, 3 vol.  in-12.
  6. Ce Dialogue se trouve tome IV, page 468 de l’édition des Œuvres de d’Alembert, Paris, Belin, 1822.
  7. Horace, Art poétique, vers 34.
  8. Mouslier de Moissy, 1777. Voir tome VIII, p. 273.
  9. 1771, in-8° ; par Boutillier.
  10. 1771, in-8° ; par Armand.
  11. La Haye et Paris, 1771, in-8°. Figure, vignette et cul-de-lampe de Marillier, gravés par de Ghendt. Voir la note du Guide de MM. Cohen et Mehl sur les différences du tirage de la troisième estampe.