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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1771/Mars

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MARS.
1er mars 1771.

M. Diderot, maître coutelier à Langres, mourut en 1759, généralement regretté dans sa ville, laissant à ses enfants une fortune honnête pour son état, et une réputation de vertu et de probité désirable en tout état. Je le vis trois mois avant sa mort : en allant à Genève, au mois de mars 1759, je passai exprès par Langres, et je m’applaudirai toute ma vie d’avoir connu ce vieillard respectable. Il laissa trois enfants : un fils aîné, Denis Diderot, né en 1713, c’est notre philosophe ; une fille d’un cœur excellent, et d’une fermeté de caractère peu commune, qui, dès l’instant de la mort de sa mère, se consacra entièrement au service de son père et de sa maison, et refusa par cette raison de se marier ; un fils cadet, qui a pris le parti de l’église : il est chanoine de l’église cathédrale de Langres, et un des grands saints du diocèse. C’est un homme d’un esprit bizarre, d’une dévotion outrée, et à qui je crois peu d’idées et de sentiments justes. Le père aimait son fils aîné d’inclination et de passion ; sa fille, de reconnaissance et de tendresse ; et son fils cadet, de réflexion, par respect pour l’état qu’il avait embrassé. Voilà des éclaircissements qui m’ont paru devoir précéder le morceau que vous allez lire[1].

— Jean-Jacques Dortous de Mairan, gentilhomme de Béziers en Languedoc, un des Quarante de l’Académie française, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, et membre de toutes les compagnies savantes de l’Europe les plus illustres, physicien distingué, homme de mérite, honnête homme, homme aimable, mourut le 20 février au Louvre, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Il était parvenu à cette extrême vieillesse sans aucune infirmité, et il conserva la présence, la netteté, la précision d’esprit ainsi que l’usage intact de tous les sens, jusqu’au dernier moment de sa vie. Il y a apparence qu’il aurait poussé plus loin sa carrière, si, dans les froids rigoureux du mois de janvier, il n’avait gagné une fluxion de poitrine en allant dîner chez M. le prince de Conti. Après cette fluxion de poitrine il lui survint un érysipèle à la cuisse d’où il s’ensuivit la dissolution du sang et la gangrène. On ne pouvait cependant lui reprocher de ne savoir pas se précautionner contre le froid : son vieux valet de chambre, Rendu, avait établi une sorte de concordance entre son thermomètre et les différentes étoffes de la saison ; son maître lui demandait le matin à quoi est le thermomètre ? et Rendu répondait, à la ratine, ou au velours, ou à la fourrure, suivant le degré de froid. Mais le jour fatal où M. de Mairan devait dîner au Temple chez M. le prince de Conti, il eut pitié de ses porteurs ; il ne voulut pas qu’ils fissent, par un temps aussi rigoureux, une course aussi considérable que celle du Louvre au Temple ; il se mit dans un fiacre qui ne put le mener qu’à la porte du Temple ; il fallut traverser les cours à pied : il prit du froid, et rentra chez lui pour n’en plus sortir. Jusqu’à ce moment il était sorti tous les jours de sa vie, et tous les jours il remontait les quatre-vingt-seize ou cent marches du grand escalier du Louvre pour rentrer chez lui. Il vivait dans la bonne compagnie de Paris, généralement estimé, honoré, considéré ; il dînait presque tous les jours en ville, passait l’après-midi à faire des visites, et rentrait le soir dans son asile littéraire. M. de Mairan avait tout ce qu’il fallait pour vivre longtemps. L’esprit sage, la tête bien faite, une grande égalité d’humeur, beaucoup de modération dans les passions, ou plutôt point de passions, assez de sentiment pour mériter l’estime de ceux qui vivaient avec lui dans les mêmes sociétés et pour contracter de ces liaisons d’égards et de politesse qui lui suffisaient, qui n’ont pas à la vérité les charmes de l’amitié, mais qui n’en entraînent pas non plus les obligations ; pas assez de chaleur dans l’âme pour se sentir le besoin d’un attachement qui maîtrise, d’un ami qui dispose à son gré du calme, de la sérénité, du bonheur ou du malheur de nos jours ; d’ailleurs beaucoup de prudence et de prévoyance, beaucoup d’attention pour lui-même, beaucoup de méthode dans toute sa vie : voilà à peu près les éléments qui constituaient le caractère de M. de Mairan. Méthodique en tout, il avait dans l’esprit une sorte de pédanterie qui n’était pas fastidieuse, et une espèce d’égoïsme qui n’avait rien de choquant, parce qu’il était masqué par beaucoup d’égards, de politesse et d’usage du monde. Quoique, depuis le commencement de ce siècle, il n’eût bougé de Paris, il avait conservé son accent gascon, comme s’il ne faisait que débarquer du coche de Béziers, et ce petit accent ne nuisait point à la grâce de ses expressions. L’Académie des sciences perd en lui le dernier sectateur de Descartes, dont la physique chimérique a été entièrement détruite par la physique lumineuse et sage de Newton. Le parti cartésien était trop affaibli dans l’Académie, et M. de Mairan était trop sage pour vouloir défendre les rêves de ce philosophe célèbre en physique ; il se bornait à soutenir que Descartes était une des plus grandes et des plus fortes têtes de son siècle, et sur ce point il ne trouvait pas de contradicteurs. Il y a trente et quelques années que Maupertuis, soutenu de toute la cohorte des jeunes académiciens d’alors, établit la philosophie newtonienne à l’Académie des sciences, et culbuta celle de Descartes, qui avait régné jusqu’à ce moment. M. de Voltaire contribua aussi à la révolution par ses Lettres Anglaises et par ses principes de la philosophie newtonienne ; M. de Mairan se trouva alors embarqué dans une discussion philosophique avec Mme la marquise du Châtelet sur les forces vives et mortes, et peu s’en fallut que le sage académicien ne se laissât engager tout de bon dans un combat en forme, lorsque Mme Geoffrin lui dit : « Ne voyez-vous pas qu’on se moquera de vous si vous tirez votre épée contre un éventail ? » Cette réflexion arrêta tout court notre chevalier de Béziers, et la dispute se passa en politesses et en galanteries.

M. de Mairan est mort comme il a vécu, avec tranquillité et sagesse. Mme Geoffrin, à sa prière, l’assista dans ses derniers moments, lui fit recevoir les sacrements, et présida à tout. Lorsqu’il se vit débarrassé des prêtres, il la remercia beaucoup de lui avoir fait remplir ces devoirs auxquels il croyait que la décence et la nécessité obligeaient un citoyen à l’instant du départ, mais auxquels il convenait qu’il aurait été fort embarrassé de satisfaire seul, ne s’étant de sa vie piqué de confession ni de communion. Il a institué Mme Geoffrin sa légataire universelle. Lorsqu’il sortit de son pays à la fin du dernier siècle, il abandonna son bien à sa famille sous la réserve d’une petite rente viagère qui ne lui fut jamais payée. Malgré cela il a toujours vécu dans une aisance honnête, et l’on dit qu’il a laissé plus de cinquante mille livres argent comptant.

M. le duc d’Orléans, régent du royaume, l’aimait beaucoup, parce qu’il aimait les gens d’esprit et de lettres. M. de Mairan resta attaché à la maison d’Orléans en qualité de secrétaire ordinaire. Ces charges n’ont que quatre cents livres d’appointements, mais elles donnent tous les privilèges de commensaux du roi, et ce sont d’ailleurs des bénéfices simples, les secrétaires des commandements ne laissant point de fonctions aux secrétaires ordinaires. Ceux-ci, communément appelés les petits secrétaires, sont au nombre de huit, et depuis la création de la maison d’Orléans leur corps a toujours été supérieurement bien composé ; les Fontenelle, les Mirabeau, les Mairan, et beaucoup d’autres académiciens d’un mérite distingué, en ont successivement occupé les places. J’ai vu M. de Mairan, encore au commencement de cette année, faire sa cour à M. le duc d’Orléans, et je comptais bien qu’il continuerait encore une dizaine d’années au moins. Il n’a pas regretté la vie, il n’a pas craint la mort. On lui apprit dans ses derniers moments la mort de l’abbé d’Arty qu’il avait connu et que le libertinage venait de conduire au tombeau : « Il meurt à quarante ans, dit le philosophe moribond avec son petit accent gascon ; et moi j’ai vécu avec honneur, sans douleur, estimé et heureux, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-treize ans, et je tortillerais du cul pour mourir ! Cela ne serait pas juste. J’ai eu un bon lot, il faut savoir reconnaître ses avantages. »

— Le marquis d’Argens, chambellan du roi de Prusse, est mort au commencement de cette année en Provence, où il était né, et où il s’était retiré depuis deux ou trois ans. Il est l’auteur d’un nombre considérable de productions littéraires et philosophiques dont aucune peut-être n’ira à la postérité, mais qui n’ont pas laissé que de trouver des lecteurs dans leur temps, et d’avoir la vogue. Son séjour auprès d’un roi guerrier et philosophe le rendit un savant philologue, et son mariage avec une danseuse, si je ne me trompe, lui donna la passion du grec ; il traduisit, dans les dernières années de sa vie, plusieurs morceaux de philosophie grecque. Je le vis à Paris il y a environ dix-huit ans. Il était gai en société, avec le ton un peu grivois ; il aimait à conter, et contait un peu longuement, mais gaiement.

— On peut rayer du tableau des vivants, quoiqu’il soit encore en vie, Bernard, qui doit à M. de Voltaire le surnom de Gentil-Bernard. À force d’avoir usé de la vie de toute manière, Gentil Bernard, né robuste, grand mangeur, infatigable serviteur des dames, est tombé dans l’enfance à l’âge de soixante ans passés, car il se glorifiait d’être de l’âge du roi. Il prétendait vivre à soixante ans comme à trente. Ce calcul n’étant pas celui de la nature, il eut une attaque au mois de juillet dernier, qui vient d’être suivie d’un affaissement total du cerveau. Il a perdu la tête, il déraisonne, mais il n’est pas malade ; il dort, il mange ; et comme il n’a pas la connaissance de son état, il n’est pas même malheureux. Bernard était taillé exprès pour faire fortune, et il ne manqua pas à sa vocation. C’était un homme frivole, essentiellement indifférent sur tout ce qui n’était pas son plaisir, mais supérieurement doué de l’esprit de conduite, n’affichant jamais rien que d’être galant, aimable, plein d’égards pour tout le monde, sans attachement pour personne, joignant à un tempérament infatigable pour le service des dames de la grâce et la gentillesse de l’esprit, et, chose inouïe dans un Français ! une discrétion à toute épreuve. S’il en faut croire la chronique de Paris, cette dernière qualité lui a valu une infinité de bonnes fortunes. Notre Seigneur prétend qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois. Bernard prétendait, au contraire, qu’on peut très-bien servir deux et même plusieurs maîtresses à la fois ; en conséquence, il ne quittait jamais, à moins qu’on ne le voulût bien, et quand il était quitté, il se résignait à son sort sans faire de bruit. De tels procédés, et la réunion de tant de qualités si rares, surtout en France, ne pouvaient manquer de le rendre recommandable au beau sexe. Mais il ne bornait pas ses jouissances aux plaisirs de l’amour, il aimait avec tout autant de passion les plaisirs de la table ; il dînait et soupait à fond tous les jours de sa vie, et c’est le seul homme que j’aie vu pouvoir soutenir cette épreuve à Paris longtemps de suite. Le chevalier de Chastellux prétend avoir remarqué, depuis l’accident de Bernard, que tous les hommes sans exception l’attribuent à son goût effréné pour les femmes, et que les femmes au contraire en accusent uniquement ses excès de table : cette remarque n’est pas à mépriser.

Bernard était né à Grenoble ; son père était, je crois, sculpteur[2]. Il suivit dans la guerre de 1733 en Italie, en qualité de secrétaire, je ne sais quel officier général qui y mourut. Le maréchal de Coigny connut Bernard, et fit sa fortune. Il lui donna la place de secrétaire général des dragons, qui lui valut plus de dix mille livres de rente, et qu’il a toujours exercée. Il resta à l’hôtel de Coigny jusqu’à la mort du maréchal, et conserva également les bontés et l’amitié de ses petits-fils, mettant toujours assez de souplesse dans sa conduite pour esquiver le rôle d’un complaisant subalterne, et pour allier sa liberté et ses plaisirs avec les égards qu’il devait à tout ce qui était Coigny. Bernard vécut toujours dans la meilleure compagnie, sans préjudice de la mauvaise qu’il fréquentait sans affiche pour son plaisir : c’était en général le premier homme pour jouir de tout sans rien afficher. Il avait connu Mme de Pompadour avant qu’elle fût à la cour ; Bernard et l’abbé de Bernis étaient les beaux esprits de la société obscure de Mme d’Étioles, sous-fermière ; elle s’en souvint dans sa fortune : l’abbé devint ministre et cardinal, Bernard resta Gentil-Bernard sur le pavé de Paris, trop sage pour vouloir d’une fortune plus brillante, et pour sacrifier son indépendance à l’ambition. Mme de Pompadour le fit cependant bibliothécaire du roi à Choisy, poste qui, sans le fatiguer, lui procura une très-jolie habitation dans cette maison royale.

Le même esprit de sagesse empêchait Bernard de publier aucun de ses ouvrages ; l’opéra de Castor et Pollux, mis en musique par Rameau, est le seul qui ait été imprimé de son aveu, parce qu’il fallait se conformer à l’usage. Cet opéra tomba d’abord, comme tous les ouvrages de Rameau ; mais c’est aujourd’hui le seul pivot sur lequel repose la gloire de la musique française. Quand cette gloire est aux abois, et cela lui arrive à tout moment, on descend à l’Opéra la châsse des frères d’Hélène comme à Sainte-Geneviève celle de la paysanne de Nanterre. Castor et Pollux est un ouvrage médiocre, rempli de jolis madrigaux qu’il est impossible de mettre en musique. Bernard a fait quantité de poésies de société et de pièces fugitives, mais il n’en a jamais livré à l’impression. Toutes ses poésies respirent la galanterie ; sa touche est gracieuse, légère et frivole. Si vous voulez vous contenter de fleurs, vous aurez satisfaction ; mais ne demandez rien au delà ; après des fleurs vous aurez encore des fleurs. Le poëme de Bernard intitulé L’Art d’aimer jouit d’une réputation de près de trente ans, sans avoir jamais vu le jour. Il le lisait dans les sociétés où il vivait, et ces lectures étaient toujours accompagnées du plus grand succès. Je n’en ai entendu qu’une seule ; mais j’ose prédire que si ce poëme est jamais imprimé, il fera la plus belle chute du monde, et que tout le monde s’étonnera de la réputation dont il a joui. Bernard avait composé un autre poëme, intitulé Phrosine, qu’il lisait également en société, et que je trouve encore bien plus mauvais que l’Art d’aimer. Son meilleur ouvrage est celui que je ne connais point ; il l’appelait Recueil de poésies orientales : c’était le Cantique des cantiques, mis en vers, et rappelé au premier but de son auteur, celui d’échauffer nos cœurs par des détails lubriques de la volupté profane. On dit cet essai très-supérieur aux autres ouvrages de Gentil-Bernard ; mais je ne l’ai point vu[3]. Gentil-Bernard était donc l’Anacréon de la France c’était un Anacréon frisé, poudré, fanfreluché, que Baudouin aurait pu peindre étalé sur un sopha, dans un boudoir, en robe de chambre et caleçon de taffetas, et en pantoufles de maroquin jaune. Le même bon esprit qui lui fit constamment dérober ses productions au jour l’empêcha aussi d’aspirer à aucune sorte d’honneurs littéraires. Il n’y a pas trois mois que l’Académie française, menacée d’une grande disette de sujets académiques, lui fit entendre qu’il pourrait obtenir une des places vacantes, s’il voulait se mettre sur les rangs ; mais il refusa, disant qu’il n’avait point de titre pour solliciter cette distinction. Avec cet esprit de modération, il échappa à la censure et à l’envie, et vécut heureux ; et il faudrait compter Bernard au nombre des hommes les plus heureux de son temps, s’il n’avait, pour ainsi dire, survécu à lui-même, et si le même instant qui l’a rendu imbécile l’avait aussi privé de la vie. Son esprit seul se trouve affecté, et il est à craindre qu’il ne vive encore plusieurs années dans l’état humiliant et misérable où il est tombé.

Le pauvre M. Fenouillot de Falbaire n’a pu se dispenser de confier à la presse son Fabricant de Londres, si cruellement maltraité à la représentation[4]. Se fiant trop à la sensibilité de quelques personnes à qui il avait lu ce drame infortuné, il avait compté qu’il ferait le plus grand effet et la plus grande fortune au théâtre ; en conséquence, il avait fait faire par Gravelot cinq dessins représentant les principales situations de la pièce, et qui devaient fournir une estampe à la tête de chaque acte. Ces cinq estampes étaient gravées et toutes prêtes pour le succès, lorsque la pièce tomba. Comment se tirer de tous ses frais ? C’est en faisant imprimer la pièce et en l’ornant des cinq estampes tout comme si elle avait réussi. C’est le parti qu’a pris l’auteur. Il a dédié son drame à Mme de Trudaine, femme de l’intendant des finances, à qui la lecture faite chez elle en grand cercle avait fait verser beaucoup de larmes. « C’est un avantage, dit l’auteur, qui me rendra mon Fabricant toujours cher. » Ce pauvre M. de Falbaire écrira et parlera toujours aussi platement que son Fabricant. Il croit bonnement que sa pièce n’a pas réussi parce que les Comédiens, en prenant, l’année dernière, possession de la salle des Tuileries, ont reculé le théâtre de quelques pieds pour pratiquer de petites loges, et parce que l’orchestre des musiciens était moins large et plus long dans l’ancienne salle, ce qui fait qu’il y a au parquet de la salle des Tuileries un grand nombre de places où l’on a froid aux jambes, et où l’on est incommodé des lumières de la rampe ; et voilà pourquoi votre fille est muette, et pourquoi mon Fabricant est tombé. Il y a des grâces d’état : celle d’un auteur qui tombe, c’est de s’en prendre de bonne foi à la rampe ou au froid des jambes ; le Fabricant a cependant manqué par la tête, au dire des meilleurs juges.

Un mauvais plaisant a remarqué que les pièces de M. de Falbaire étaient toutes pleines d’eau. En effet, son Honnête Criminel est sur les galères, et par conséquent en pleine eau : dans les Deux Avares, l’amoureux est dans le puits pendant une grande partie de la pièce ; mais heureusement ce puits est presque à sec. Dans le Premier Navigateur, opéra-comique dont Philidor a fait la musique, vous croyez bien que nous ne manquerons pas d’eau ; et, dans le Fabricant de Londres, nous avons, au cinquième acte, toute la Tamise avec le pont de Westminster à notre disposition. La curiosité de voir cette décoration du cinquième acte est peut-être cause que la pièce a été jusqu’au bout ; sans quoi elle aurait vraisemblablement fini au troisième acte, avec la paye des ouvriers. Nous sommes si las des banqueroutes publiques, particulières et théâtrales, que je ne conseille pas à M. de Falbaire d’y avoir recours davantage dans ses pièces futures ; c’est un art qu’on a trop perfectionné en ces derniers temps, comme l’art de chasser les jésuites, au dire de M. le baron de Gleichen. Lorsque la banqueroute de M. Sudmer éclata dans la pièce de M. de Falbaire, un bel esprit du parterre vit tout de suite qu’elle entraînerait celle de la pièce, et s’écria : « Ah ! mon Dieu ! j’y suis pour mes vingt sous ! » Si vous ne voulez pas être pour votre écu dans la banqueroute du Fabricant, vous ne l’achèterez pas imprimé ; cependant, comme ce n’est pas un banqueroutier frauduleux, et que M. de Falbaire a fait la dépense de cinq estampes, vous ferez une œuvre charitable d’entrer pour quelque chose dans cette dépense. On peut remarquer que M. de Falbaire aime autant les lanternes que l’eau ; il en met dans toutes ses pièces. Il est fort ridicule à M. Gravelot de les avoir changées en flambeaux dans son estampe du cinquième acte. Comment la femme et les ouvriers d’un fabricant ruiné auraient-ils fait pour courir par la ville avec une demi-douzaine de flambeaux ? À la représentation, ils avaient, suivant la coutume, de petites lanternes sourdes qui ne laissèrent pas de faire rire le parterre.

La disgrâce du Fabricant de Londres a eu quelques contrecoups ; les Comédiens Italiens n’ont plus voulu jouer le Premier Navigateur, malgré la musique de Philidor, qu’on dit charmante. Il en est résulté une tracasserie entre les auteurs et les acteurs, et enfin la pièce a été retirée du Théâtre-Italien, et va être arrangée pour celui de l’Opéra. Je pense qu’en ceci on a rendu un véritable service aux auteurs, parce que sur ce théâtre on ne regarde pas de si près aux paroles, surtout d’un petit poëme en un acte ; et peut-être les platitudes de M. de Falbaire qu’on eût sifflées à la Comédie-Italienne, braillées par M. Le Gros et Mlle Rosalie, passeront pour de très-jolis madrigaux à l’Opéra.

— Depuis que la fureur de jouer des proverbes s’est répandue dans les sociétés de Paris, nous avons vu des facétieux aller, de cercle en cercle, contrefaire des gens ridicules et bien connus, et représenter de ces petits drames dont ils donnaient ensuite le proverbe à deviner aux spectateurs. Cette manière de contribuer à l’amusement de la société n’est pas précisément le chemin qui mène à la considération, mais elle donne une sorte d’existence à Paris, et l’accès auprès de la bonne compagnie, où cette classe de personnes n’aurait jamais figuré sans l’amusement qu’elle procure. Nous avons vu briller pendant un certain temps une Mlle Delon, de Genève, qui avait épousé ici un gentilhomme, et se faisait appeler la marquise de Luchet. M. le comte d’Albaret était un autre acteur principal de ce genre. Un commis dans les fourrages, homme original et plaisant, qui contrefait les Anglais dans la perfection, et qui est généralement connu à Paris sous le nom de milord Gor, était aussi de cette troupe, qui se mêlait quelquefois avec Préville et Bellecour de la Comédie-Française, excellents en ce genre, lesquels amenaient encore avec eux l’avocat Coqueley de Chaussepierre, qu’on dit sublime. Milord Gor se fit des affaires il y a quelque temps, et perdit Mme de Luchet. Une femme de qualité, fort décriée à la vérité pour ses mœurs, se trouvant chez Mme de Luchet, milord Gor contrefit le médecin anglais avec une telle vérité qu’il inspira à la dame la plus grande confiance. Elle passa avec lui dans un cabinet, où l’on prétend que la confession de la malade et les essais du médecin furent poussés fort loin. Cette histoire fit beaucoup de bruit : milord Gor et Mme de Luchet avaient été assez imprudents pour la conter. La dame, furieuse d’avoir été jouée d’une manière si impertinente, et d’être la fable de Paris, se plaignit ; on mit le médecin anglais en prison, et Mme de Luchet fut réprimandée à la police. Or, une femme reprise par la police n’est plus reçue nulle part, et la pauvre diablesse de Luchet est tombée dans la dernière misère : je crois même qu’elle n’est plus à Paris.

Un jeune homme qui se destine à la peinture, appelé Touzet, a mis un autre genre de facéties à la mode : c’est de contrefaire à lui tout seul une infinité de phénomènes collectifs. Ainsi, il exécute un motet à grand chœur et à plein orchestre, il se met derrière un paravent, et contrefait le chœur de tout un couvent de religieuses avec un art et une finesse tels que vous jureriez qu’il y en a une douzaine, et que vous devinez jusqu’à l’âge, au caractère et à la physionomie de ces béguines. Une remarque assez générale et assez singulière, c’est que presque tous ces gens qui imitent avec tant d’esprit en ont eux-mêmes très-peu, et quand ils cessent d’être le personnage qu’ils ont choisi, et qui vous amuse tant, ils deviennent insipides et tristes, parce qu’ils ne sont plus qu’eux.

M. de Carmontelle, lecteur de M. le duc de Chartres, a voulu réduire les amusements de société et les facéties en systèmes. C’est lui qui, le premier, a publié des Proverbes dramatiques[5], et, depuis ce temps-là, plusieurs rivaux de sa gloire en embellissent le Mercure tous les mois. Cependant ce qui rend les proverbes supportables en société, c’est la verve et la chaleur avec lesquelles les acteurs improvisent, et qui disparaissent quand ils récitent des choses apprises par cœur ; et puis le dénoûment est presque toujours froid et plat, parce que les auteurs proverbiaux ne se donnent pas la peine d’amener leur proverbe d’une manière ingénieuse et piquante. Carmontelle n’est pas seulement en ce genre d’une fécondité prodigieuse, mais il a encore composé un bon nombre de comédies qu’il regarde comme des pièces de société. Il est lui-même auteur passable ; il dessine fort bien pour un homme dont ce n’est pas le métier : il a du goût, et c’est un des ordonnateurs de fêtes de société le plus employé à Paris. Ses proverbes et ses comédies n’ont qu’un défaut, c’est d’être plats : car, d’ailleurs, il a de la vérité dans ses caractères et du naturel dans son dialogue. Il saisit bien les ridicules, et il a assez de causticité dans l’esprit pour les bien rendre ; mais il croit qu’on n’a qu’à les transporter sur la scène comme on les a remarqués dans le monde, et ce n’est pas cela ; il faut encore cette petite pointe de poésie et de verve qui fait que ce qui est insipide en nature devient exquis et piquant dans l’imitation. Vous copieriez tout le dictionnaire de nos élégants à faux airs, et toutes les minauderies de nos femmes les plus à la mode avec la dernière exactitude, que vous ne produiriez point d’effet ; l’air, le ridicule qui vous a ou choqué ou amusé dans le monde ne vous paraîtra que fastidieux sur la scène quand il n’est pas renforcé par le génie du poëte. Ces réflexions auraient pu empêcher M. de Carmontelle de hasarder ses pièces après avoir exposé au grand jour tant de Proverbes dramatiques ; mais il ne les a pas faites. Il vient de publier son Théâtre en deux volumes qui renferment huit comédies, parmi lesquelles il y en a une en cinq actes. Encore une fois, ces pièces n’ont d’autre défaut que d’être plates ; si vous leur pouvez passer la platitude, vous en serez content d’ailleurs. Comme il faut toujours que Carmontelle soit facétieux, il les a publiées sous le titre de Théâtre du prince Clénerzow, Russe, traduit en français par le baron de Blening, Saxon, deux volumes in-8o. Il suppose que son Clénerzow est venu en France, et qu’il a très-bien saisi nos ridicules, et son traducteur saxon nous rend compte, dans une préface en forme de lettre, de toutes les observations critiques que le prince russe a faites durant son séjour à Paris sur nos mœurs, nos usages, et surtout nos spectacles. On trouve de bonnes observations dans cette préface, mais il y a à choisir. Carmontelle n’a pas la présomption de croire que les pièces clénerzowiennes puissent être jouées sur le théâtre, mais il pense que les troupes de société qui se sont fort multipliées depuis quelques années, et dans lesquelles les gens du monde exercent leurs talents d’acteurs, seront bien aises d’avoir un certain nombre de pièces qu’elles puissent essayer d’après leur propre talent, au lieu que dans les pièces empruntées au Théâtre-Français, un acteur ou une actrice de société n’oserait s’écarter de l’imitation du jeu des acteurs qui sont en possession de plaire au public, et la comparaison lui devient nécessairement préjudiciable.


15 mars 1771.

LES CASTRATS.

Nous vantons la philosophie ;
Mais que sert son triste flambeau !
Ses traits percent-ils le bandeau
De notre antique barbarie ?

Insensés et faibles mortels !
N’avons-nous pas, grâce au sophisme,
Des esclaves du fanatisme
Et des guerres et des duels ?
Cet âge d’or que l’on regrette
Reviendra-t-il ? Je n’en sais rien ;
Mais l’âme est un peu satisfaite
Quand on voit naître quelque bien.
Gloire et félicité parfaite
Au suprême et sage prélat
Qui ne veut pas qu’une ariette
Coûte un citoyen à l’État ;
Se souvenant qu’à leur image
Les dieux ont formé les humains,
Et conservant ce bel ouvrage
Tel qu’il est sorti de leurs mains !
Cet acte seul l’immortalise,
Le monde entier le canonise ;
Et des dames le noble cœur
Verra condamner avec joie
Un genre de fausse monnoie
Qui blessait leur douce candeur.
La modestie, au teint de rose,
Craint l’aspect d’un disgracié
Et déteste sur toute chose
L’indécence qui fait pitié.

Mais par quelle étrange manie
Cette sanglante tyrannie
A-t-elle régné si longtemps ?
Qu’un despote orgueilleux prétende
Être père de ses enfants ;
Pour bannir toute contrebande,
Qu’il fasse mutiler ses gens ;
Quelque affreux que soit cet usage,
J’excuse un sultan, un sophi
De s’assurer un avantage
Devenu si rare aujourd’hui.
Sa loi lui permet cinq cents femmes :
Combien d’intrigues et de trames
Se formeraient dans le sérail
Et pour la blonde et pour la brune !
Comment garder tout ce bercail
Si l’on ne peut en garder une ?

Mais, par un crime révoltant
Violer les sources des êtres,

Dégrader l’homme uniquement
Pour désennuyer de vieux prêtres,
Et, ce qui me semble aggravant,
Priver de fait un catholique
D’un fort aimable sacrement,
Cette invention frénétique
Dut naître au fin fond de l’enfer.
Convenons que c’est payer cher
Un petit luxe de musique.
Et ce sont des peuples puissants,
Des chrétiens polis et charmants
Qui dans le temple et sur la scène
Se donnaient ces doux passe-temps
Aux dépens de l’espèce humaine !
La nature étouffait ses cris.
Dignes émules de Tantale,
Les pères immolaient leurs fils
À cette fureur musicale ;
Les descendants des Scipions,
Des Fabius et des Catons,
Subissaient l’attentat impie ;
Malheureux dans leur infamie,
Chaque jour souffraient mille morts ;
Et pour mieux combler leur misère,
Forcés de peindre des transports
Qu’ils ne pouvaient plus satisfaire,
Ils formaient les plus doux accords ;
Ils triomphaient dans la cadence,
Les roulements et cætera ;
Mais, comme on l’a dit, ces gens-là
Ne brillaient pas pour la dépense.
Cependant, seule et sans rivaux,
L’Italie orgueilleuse, oisive,
Goûtait cette gloire exclusive
De faire des monstres nouveaux ;
Et comme autrefois pour la guerre,
Par la valeur de ses soldats,
Crut régner encore sur la terre
Par le succès de ses castrats :
Au commerce, à l’agriculture
Du vulgaire des nations
Opposait sa manufacture
De lâches et vils Amphions ;
Et l’on n’admirait plus dans Rome
Que cet art d’élaguer un homme
Pour lui faire pousser des sons.
En vain les fastes de l’histoire

En garderont le souvenir,
On verra douter l’avenir,
Trop prudent pour oser le croire.

Grâce à la plus sage des lois,
La nature obtient la victoire,
Et Clément lui rend tous ses droits.
Remercions ce digne apôtre ;
Chez les cordeliers il vivait :
Du bien qu’à l’homme on enlevait
Il en sut le prix mieux qu’un autre.
Et pour payer tant de bontés,
Puissent des songes favorables,
En dépit de sa sainteté,
Lui retracer la volupté
Qu’il conserve à tous ses semblables !
Et vous, des bords ultramontains,
Rois et princes que je révère,
Méritez vos nobles destins.
Et si la gloire vous est chère,
Hâtez-vous, ne permettez plus
Ces cruelles métamorphoses.
Faites admirer vos vertus,
Et n’ayez plus ces virtuoses
Qui font frémir l’honnêteté.
Abjurez un goût fanatique,
Aimez un peu moins la musique
Et beaucoup plus l’humanité.

On a fait courir ces vers sous le nom de M. de Voltaire, mais ces sortes de ruses ne réussissent pas aisément ; nous avons le nez trop fin et le tact trop exercé pour donner dans ces panneaux-là. Celui qui a lu une douzaine de ces vers et qui ne sent pas qu’il est physiquement impossible que cela vienne de la fabrique de Ferney ne se connaîtra jamais en manière ni en fabrique. D’ailleurs le patriarche, quoique vieux et rabâcheur, n’est ni bavard ni ennuyeux ; il n’aurait pas eu l’esprit de faire des Farinelli, des Caffarelli, des Guadagni, les descendants des Scipions, des Catons, des Fabius. Il aurait dit quelques polissonneries sur ces messieurs qui ne brillent pas toujours pour la dépense qu’ils ont faite, et voilà tout. Ce mot, que le poëte rapporte et qui est connu, est ce qu’il y a de mieux parce qu’il n’est pas de lui. Je ne puis souffrir ce faux air de philosophie et d’humanité qu’on trouve aujourd’hui dans tous nos petits écrits, sans que nous soyons pour cela ni plus sages ni meilleurs. Ne voilà-t-il pas un grand malheur d’avoir châtré quelques hommes qui auraient peut-être passé leur vie à monter derrière un carrosse, et de les avoir mis en état, par cette petite opération, de nous ravir aux cieux par leurs accents enchanteurs, en second lieu, de gagner par leurs talents des sommes immenses, en troisième lieu, d’être avec tous leurs défauts très-bien venus des dames, et même d’en être fort recherchés car, Dieu me pardonne ! ces freluquets philosophiques me feront dire enfin des sottises. On croirait, à entendre les rimes de ces polissons-là, que nous savons faire dans nos gouvernements modernes un emploi si merveilleux des hommes ; que les modérateurs de l’Europe sont tous si possédés de la soif de rendre les nations heureuses, de leur inspirer la passion de la gloire, de leur dignité et des vertus sublimes, qu’il serait dommage d’éteindre les sources d’une seule génération et de soustraire un seul être à une bienfaisance si auguste. Eh ! bavard, quand vous aurez aboli les couvents et tous les brailleurs au lutrin et dans les stalles, quand vous ne redouterez plus le mariage et la vertu prolifique de la classe la plus robuste, de nos Césars à cinq sous par jour, nous verrons si nous ne pourrons plus nous ménager de loin le plaisir divin d’entendre chanter un Caffarelli ou un Manzuoli sans être homicides. En un mot, ces vers sont d’un M. Borde, de Lyon, qui nous gratifie de temps en temps de ses médiocres productions, et qui a toujours soin de les mettre sur le compte de quelque écrivain illustre, supercherie perdue et dont personne n’est la dupe.

Les Lettres d’une religieuse portugaise à son amant sont regardées comme un modèle de style passionné. Je me rappelle, lorsque je les ai lues, avoir été fort étonné de leur réputation ; c’est à peu près tout ce qui m’en est resté. Faire parler longtemps de suite la même passion, c’est de toutes les entreprises la plus difficile : son éloquence n’est pas verbeuse ; mais ses mots sont autant de traits qui pénètrent jusqu’au fond du cœur ; et, pour ne parler que de l’amour, je pense que nous n’avons point de modèle de lettres en ce genre, et que nos lieux communs de galanterie ne nous en fourniront jamais, parce que rien n’est plus opposé au caractère véritable de la passion. On suppose communément que les Lettres portugaises ont été réellement écrites. M. Dorat, pour le malheur de sa réputation, trop fécond en essais et en productions de toute espèce, a délayé ces lettres en rimes alexandrines, et les a publiées dans cet état de langueur sous le titre de Lettres d’une chanoinesse de Lisbonne à Melcour, officier français, précédées de quelques réflexions. Brochure grand in-8° de cent et quelques pages. Les lettres rimées sont au nombre de seize, et les réflexions préliminaires ont trente-deux pages de la prose la plus extraordinaire qui ait encore coulé de la plume de M. Dorat ; cependant M. de La Harpe a préconisé depuis longtemps par une épigramme connue la prose étonnante des préfaces de ce poëte.

— On vient de publier un premier volume des Vies des hommes célèbres d’Angleterre depuis le règne de Henri VIII jusqu’à nos jours. Ce tome premier forme une brochure in-12 de quatre cent soixante pages et sera suivi de plusieurs autres. C’est une traduction du biographe qui s’est intitulé le Plutarque anglais, mais traduction libre et débarrassée des longueurs insupportables et des anecdotes puériles dont un Anglais ou un Allemand peut bien s’accommoder, mais qui ne plairont jamais à un Français, qui veut qu’on l’instruise sans l’ennuyer ; en conséquence, il s’est éloigné de tous les défauts de son original et n’en a conservé que les beautés, et s’il en est aussi sûr arbitre qu’il est appréciateur poli et instruit du goût des autres nations, vous savez d’avance à quoi on peut s’attendre de sa part. Pour un homme qui se borne à instruire les Français en les amusant, ou qui, pour parler plus naturellement, se met aux gages d’un libraire à tant par feuille, il serait expédient peut-être de savoir écrire le français avec un peu de correction. Vous trouverez dans ce volume la vie de Wolsey, fils d’un boucher, qui parvint à la pourpre de l’Église romaine, et n’en fut pas plus heureux ; celle du chancelier Bacon, celle du comte d’Essex, et de plusieurs autres personnages célèbres ; les Vies de ce premier tome sont au nombre de douze.

Le Portefeuille du chevalier D. D. M***, ou la Mythologie. Brochure petit in-12 d’environ cent pages[6]. Ne fouillez pas dans ce portefeuille où un polisson vous régale d’un traité de poésie pour faire passer à sa suite une demi-douzaine de madrigaux insipides, qui sont heureusement toute la richesse de ce chevalier d’industrie.

— On vient de nous donner encore un autre traité de poésie intitulé Essai sur la poésie lyri-comique ; par Jérôme Carré[7]. Brochure grand in-8° de cent quatre-vingts pages. L’auteur anonyme, en empruntant un des noms facétieux employés par M. de Voltaire, vous avertit d’abord qu’il voudrait être aussi gai et aussi plaisant que le patriarche ; mais le caractère des emprunteurs, c’est de n’avoir rien en propre. Il attaque nos faiseurs d’opéras-comiques particulièrement sur le style, et il faut convenir qu’il a beau jeu de ce côté-là. Il serait à désirer sans doute que M. Sedaine surtout écrivit avec autant de pureté, d’élégance et de correction, qu’il invente et dispose avec génie : ses pièces, auxquelles il ne manque que cette qualité précieuse, seraient alors autant de chefs-d’œuvre sans tache ; mais ce mal est sans remède dans un auteur dont la première jeunesse s’est passée à manier non la plume, mais la truelle. Ce qui contribue le plus à rendre les paroles de nos opéras-comiques si monstrueusement barbares, c’est la nécessité où sont nos poëtes de parodier les airs que leurs musiciens leur donnent tout faits, et sur lesquels ils sont obligés d’arranger une suite de mots rimés comme ils peuvent. Ce procédé gothique de faire les paroles sur la musique, au lieu de mettre en musique les paroles données, est merveilleux pour tuer le poëte et le musicien à la fois. Il faut convenir qu’il faut une terrible abnégation d’oreille et de goût pour se faire à ce ramage discordant, surtout lorsqu’on est accoutumé à l’harmonie enchanteresse de Metastasio.

— Le sculpteur de Saint-Claude en Franche-Comté, appelé Rosset, imitateur fidèle et agreste de la nature, qui nous a donné des bustes si ressemblants de M. de Voltaire, est à Paris depuis quelque temps. Il fait des bustes du patriarche de Ferney, de M. de Montesquieu, de Jean-Jacques Rousseau, de M. d’Alembert, et les fait payer depuis deux jusqu’à six et huit louis, suivant qu’on les demande en biscuit de Nancy, en albâtre ou en ivoire. Il a un bas-relief du patriarche conversant avec des laboureurs, qui est très-touchant. Son Montesquieu, fait en ronde bosse d’après la médaille de Dassier, est fort ressemblant, excepté qu’il n’a pas l’air assez noble. Il faut pardonner à un homme qui n’est jamais sorti des gorges de Saint-Claude de donner à ses figures l’air un peu paysan. Cela ne l’empêchera pas d’en vendre beaucoup à Paris, à cause de leur extrême vérité.

— Le patriarche vient d’envoyer une addition à l’épître au roi de Danemark, sur la Liberté de la presse, qu’il faut placer après les vers :


Enfants de l’impudence, élevés chez Marteau,
Y trouvent en naissant un éternel tombeau.

Voici cette addition, qui prouve que le grand patriarche n’est pas encore de sang-froid sur le Système de la nature, et qu’il est toujours disposé à donner quelques coups de patte à M. de Buffon ; mais si celui-ci a avancé des systèmes insoutenables, il n’en a pas moins ce coup d’œil profond et lumineux que nous souhaitons au patriarche quand il parle de physique :


La voix des gens de bien nous suffit pour confondre
Du fantasque Maillet le système hypocondre.
Celui de la nature à peine s’est montré
Qu’au sein de la poussière il est soudain rentré.
Non, grand Dieu ! dans ce monde où ta sagesse brille,
Jamais du blé pourri ne fit naître une anguille.
Thémis dut mépriser ce système nouveau :
C’est au savant d’instruire, et non pas au bourreau.

— On donna le 7 de ce mois, sur le théâtre de la Comédie-Française, la première représentation de l’Heureuse Rencontre, comédie nouvelle en un acte et en prose.

Sans le respect qu’on doit aux dames, je dirais que cette pièce est un chef-d’œuvre de platitude et d’insipidité ; mais c’est l’ouvrage de deux dames de l’ordre de la librairie, et, avant d’être juste, il faut savoir être courtois et galant. Mme Chaumont passe pour principal auteur ; Mme Rozet pour l’avoir aidée. Cette dernière n’a pu jouir de sa part de gloire, son mari ayant fait, en sa qualité de commerçant libraire, une espèce de banqueroute ; elle s’est dérobée à la misère, et est allée chercher fortune en Russie. L’Heureuse Rencontre n’est pas une comédie, c’est un proverbe, ou plutôt un opéra-comique sans ariettes. Les deux femelles beaux-esprits ont voulu imiter la touche de Sedaine, et se sont persuadé que pour réussir il n’y avait qu’à charger les traits de ses personnages, et les changer en grimaces ; c’est le comble de la maladresse. Cette pièce a eu quelques représentations. Les deux dames ont de grandes obligations à Molé et surtout à Préville ; sans la verve de Préville elle n’aurait pas été achevée.

M. de Moissy, n’ayant pas infiniment réussi dans ses essais sur les théâtres publics, a cru devoir s’attacher à travailler pour les troupes de société, qui se sont beaucoup multipliées depuis quelques années. Si cette carrière est moins brillante, elle est aussi moins orageuse ; les gens du monde qui jouent la comédie dans leurs châteaux ou dans leurs maisons pour leur amusement et pour un petit nombre de spectateurs choisis sont sûrs de faire applaudir les productions les plus faibles, et de sauver du naufrage les auteurs qui savent le moins nager. M. de Moissy, qui ne s’en est jamais piqué, a voulu partager les succès de société de M. de Carmontelle. Celui-ci est peintre de ridicules à gouache, l’autre s’est fait peintre moraliste en détrempe ; et pour que l’homme, ce grand objet de la morale, ne lui échappe dans aucune situation de la vie, il l’a saisi au sortir du berceau, et le conduisant d’âge en âge, et de proverbe en proverbe, pendant trois volumes consécutifs, il ne l’abandonne que lorsqu’il lui a vu rendre l’âme ; sa première pièce c’est la Poupée, et sa dernière c’est le Vertueux mourant entre les mains de son curé. Tout le recueil a paru successivement en trois volumes in-8°, sous le titre d’École dramatique de l’homme. Le premier volume, qui s’appelle aussi les Jeux de la petite Thalie, ou Nouveaux Petits Drames dialogués sur des proverbes, est destiné à former les mœurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à vingt ; dans le second volume, M. de Moissy se propose d’instruire, à force de proverbes dramatiques, l’âge viril depuis vingt ans jusqu’à cinquante ; dans le troisième enfin, il endoctrine par ses proverbes le dernier âge depuis cinquante ans jusqu’au moment du départ. Si le peintre à gouache est plat, le peintre en détrempe est d’un ennui et d’une insipidité qui lui rendent son rival à gouache très-supérieur. Je conseille à M. de Moissy de s’associer avec M. Fenouillot de Falbaire, et si Mmes Rozet et Chaumont étaient veuves, en convolant en secondes noces avec MM. de Falbaire et de Moissy, elles pourraient fonder la plus riche fabrique de mauvaises pièces qu’il y eût au monde ; l’ordonnateur Carmontelle s’y intéresserait pour un cinquième. Cette pousse prodigieuse et affligeante de petits taillis lorsque les arbres de haute futaie ont absolument disparu annonce la décadence prochaine et totale de la forêt, qui bientôt ne sera plus qu’une vaste et aride bruyère ; et si pour former des hommes et des citoyens, vous n’avez que des proverbes à faire jouer et des écoles dramatiques à ouvrir, vos maîtres d’école fussent-ils des Molière, je vous prédis que vous n’aurez bientôt pas plus d’hommes dignes de ce nom que vous n’avez d’auteurs.

M. Mercier, autre faiseur de drames qui ne sont joués ni sur les théâtres publics ni sur les théâtres particuliers, et qui, en revanche, ne sont lus de personne, vient d’en publier un nouveau, intitulé Olinde et Sophronie, drame héroïque en cinq actes et en prose, par M. Mercier, brochure in-8°. Le sujet de cette pièce est tiré de l’épisode du second chant de la Jérusalem délivrée. Le libraire de M. Mercier a dû être bien étonné du débit prodigieux de sa marchandise qui lui fut enlevée en moins de huit jours. Il est redevable de cette fortune inattendue a Aladin, roi de Jérusalem, et à Ismen, grand prêtre et premier ministre de ce prince, principaux acteurs de la pièce [8]. On a fait les applications les plus impertinentes de toutes les scènes d’Aladin et d’Ismen, principalement de la scène du troisième acte, et M. Mercier s’est trouvé l’homme du jour pendant près d’une semaine. Hélas ! il a composé son drame à l’ordinaire, dans la pauvreté de son esprit et dans l’innocence de son cœur ; et lorsque son censeur Crébillon y mit son approbation au mois d’octobre dernier, il ne prévoyait pas le bruit que ce drame ferait au moment de son apparition.

Mémoires d’un Américain, avec une description de la Prusse et de l’île de Saint-Domingue, apparemment à cause de leur voisinage, par l’auteur des Lettres d’Affi à Zurac et de celles d’un philosophe sensible[9]. Deux parties in-12. Cet auteur américain n’ayant pas fait fortune dans la régie française des revenus du roi de Prusse, établie à Berlin, s’est replié sur Paris pour y lever une contribution par le récit de ses aventures dont une est d’avoir vu manger le marquis d’Argens et M. d’Alembert avec le roi de Prusse. Le pauvre diable nous mène intrépidement de Berlin à Saint-Domingue, et quand il va de Francfort sur-le-Mein à Gotha par le pays de Fulda, il croit avoir traversé la Westphalie ; mais quelque part qu’il vous promène, vous voyez toujours la faim et la misère à ses trousses.

Le marquis de T… ou l’École de la jeunesse, tirée des mémoires recueillis par M. E.-A. Desforêts, homme d’affaires de la maison de T…[10]. Quatre parties in-12. Dans un avis aux jeunes gens que l’auteur a mis à la tête, il s’adresse tour à tour aux jeunes hommes, aux jeunes personnes ou aimables filles, aux jeunes citoyens et citoyennes pour leur prêcher la nécessité et les avantages du mariage. C’est le but de son roman, car nous sommes aujourd’hui moralistes jusqu’au bout des ongles, et jusque dans nos ouvrages de maculature.

Folie de la prudence humaine, par Mme Benoît, roman in-12 de deux cent soixante pages. Ma prudence se borne à éviter la lecture des productions de Mme Benoît.

  1. Ce morceau, supprimé ici, est l’Entretien d’un père avec ses enfants, sur le danger de se mettre au-dessus des lois. Voir tome V, page 279, de l’édition Garnier frères.
  2. Pierre-Joseph Bernard était né à Grenoble, le 26 octobre 1708, de Joseph Bernard, sculpteur, et de Marie Berthet.
  3. Cette imitation du Cantique des cantiques a été imprimée pour la première fois dans les Œuvres de Bernard, édition de 1803, 2 vol.  in-8°, sous le titre de Dialogues orientaux. On y trouve aussi Aminte et Médor, tableau nuptial, etc. (T,)
  4. Paris, Delalain, 1771, in-8°. Cinq figures de Gravelot, gravées par Levas de Longueil et Simonet.
  5. 1769, 6 vol.  in-8°.
  6. Par Duduit de Mézières.
  7. Damiens de Gomicourt.
  8. On crut reconnaître en eux Louis XV et le duc d’Aiguillon. (T.)
  9. J.-V. de La Croix.
  10. Rétif de La Bretonne. Voir le livre de M. Ch. Monselet, p. 115.