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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1772/Février

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FÉVRIER.
1er février 1772.

Le 19 janvier dernier, je sortis de l’Opéra de Manheim sur les neuf heures du soir, je montai dans ma chaise à minuit, et sans en sortir, sans me coucher, sans me déshabiller, je me trouvai, le 23 suivant, à la porte de la Comédie-Italienne, rue Mauconseil, pour assister à la onzième représentation de Zémire et Azor, comédie-ballet en vers et en quatre actes, mêlée de chants et de danses. Il y aurait dans cet exploit de quoi immortaliser un petit-maître, mais parce que je ne suis qu’Allemand, pour parler le langage patriotique de M. de Belloy, parce que je suis obscur, modeste et un peu nigaud, vous verrez qu’il n’en sera pas plus question que s’il n’avait pas existé, et qu’on trouvera plus court de l’oublier que de lui accorder la célébrité qu’il mérite.

Zémire et Azor ont paru à la cour avec beaucoup de succès pendant le dernier voyage de Fontainebleau ; ils se sont ensuite montrés à Paris, au grand jour, le 16 décembre de l’année qui vient de finir, et y ont reçu le même accueil ; on a voulu voir jusqu’à leurs père et mère, c’est-à-dire que le parterre a demandé les auteurs avec des cris redoublés. Le compositeur, M. Grétry, a comparu, amené par les acteurs ; le poëte, M. Marmontel, s’est éclipsé à temps pour se soustraire aux honneurs de l’ovation théâtrale. Cependant le parterre, agité par le démon de l’enthousiasme, criant toujours : Adducite mihi psaltem, Arlequin s’est montré en habit de ville, sans masque. Il n’avait pas compté avoir affaire au public ce jour-là, et il était sur le point de gagner son gîte pour y souper modestement et tristement, comme s’il n’était pas un grand homme au sein de sa famille, à côté de sa chère et chaste moitié. Une partie du parterre crut voir arriver Marmontel ; mais Arlequin, trop grand, trop juste pour usurper une gloire qui ne lui appartenait point, arrêta les acclamations, et dit : « Messieurs, je vous avertis que je ne suis pour rien dans tout cela ; ainsi n’allez pas me prendre pour l’auteur. Nous l’avons cherché partout ; mes camarades ont été au grenier, tandis que j’étais à la cave ; nous n’avons pu le trouver ; enfin le portier est venu nous dire qu’il l’a vu sortir et monter en fiacre. » Cette noble harangue décida le parterre à se séparer, après avoir applaudi M. le duc d’Orléans et Mme la duchesse de Chartres, qui avaient assisté au spectacle en loge publique.

Je ne sais pourquoi messieurs du parterre n’ont pas voulu faire à Mme Le Prince de Beaumont l’honneur de la demander. C’est dans son Magasin des enfants que vous avez pu lire le conte charmant de la Belle et la Bête ; et c’est le sujet que M. Marmontel a mis sur scène, sous le titre de Zémire et Azor ; Zémire est la Belle, et Azor la Bête. De mauvais plaisants ont dit que la Belle était la musique, et la Bête les paroles ; mais les mauvais plaisants ne se piquent pas toujours d’être équitables, et ces pointes sont trop aisées à trouver pour en faire quelque cas.

De tous les ouvrages immortels de Mme Le Prince de Beaumont, je n’ai jamais lu que ce conte de la Belle et la Bête, qui est d’environ une vingtaine de pages. Il est écrit simplement, naïvement ; il est surtout plus intéressant qu’aucun des contes que je connaisse, sans en excepter ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament. Sans M. Marmontel, je n’aurais jamais lu ce beau conte, je n’en aurais jamais eu connaissance, je n’aurais jamais rendu justice à Mme Le Prince de Beaumont. À quoi tiennent tous les grands événements de la vie ! Il y a, à la vérité, de savants critiques qui réclament le conte de la Belle et la Bête comme appartenant à Mme de Villeneuve ; mais je ne connais pas cette Mme de Villeneuve ; je ne veux pas avoir à partager ma reconnaissance, et je la garde tout entière à Mme Le Prince de Beaumont, qui a voulu prouver à ses enfants en Magasin, que la bonté est, à la longue, une qualité à laquelle personne ne résiste, et que, même dépourvue de beauté, elle finit par se faire aimer pour elle-même : cette morale est certainement bonne à prêcher aux enfants.

Quoique l’histoire de la Belle et la Bête ne soit au fond qu’un conte à bercer les enfants, il y avait dans ce conte de quoi enchanter, intéresser, faire fondre en larmes tout Paris, parce qu’il est plein de naïveté et d’intérêt ; mais M. Marmontel est froid ; il n’a point de sentiment ; il n’entend point le théâtre, et sa pièce se ressent de tous ces vices. Aussi n’a-t-elle pas soutenu le succès brillant de sa première journée, les applaudissements ont diminué de représentation en représentation ; et quoiqu’on s’y porte encore en foule, on ne laisse pas d’en dire beaucoup de mal. Le grand malheur de cette pièce, c’est de manquer d’effet ; rien n’est à sa place, l’exposition se fait au troisième acte ; il ne s’agissait pas de suivre le conte platement pas à pas, il fallait se le rendre propre, le concevoir, pour ainsi dire, et en accoucher de nouveau. Si M. Sedaine avait eu à traiter ce sujet, il y a à parier qu’il n’aurait pas permis au décorateur de remplir de rosiers tout le salon du palais enchanté. Quelle bêtise ! Il n’en fallait qu’un. Il aurait peut-être commencé la pièce, comme M. Marmontel, par l’orage ; mais au milieu du bruit excité par le vent, la pluie et le tonnerre, il nous aurait premièrement montré la Bête, elle aurait examiné le rosier ; vraisemblablement elle aurait dit : On n’a pas encore touché à ces roses… et aurait passé car il était essentiel de fixer nos yeux dès le commencement sur ce rosier, puisqu’une rose cueillie devait décider du sort de tous les acteurs de la pièce. Mais nos merveilleux ne déroberont donc jamais à Sedaine son secret ? Le rôle de Sander est ce qu’il y a de plus mauvais dans cette pièce ; aussi le charmant Caillot n’a jamais pu en faire quelque chose. La seule scène où le poëte m’ait fait vraiment plaisir, c’est lorsque la Bête s’offre pour la première fois aux regards de la Belle ; la frayeur de Zémire est extrême, et Mme Laruette joue cette scène à merveille. Je trouve un autre mot charmant dans son rôle, quoiqu’il soit à peine remarqué par le parterre. La Bête lui propose, pour s’amuser dans son palais, la culture des arts, des jardins, des fleurs. Ah ! des fleurs ! s’écrie Zémire. Cela est si naturel dans la bouche d’une jeune personne qui n’est malheureuse que parce que son père a cueilli une rose.

Vous me demanderez des nouvelles de la musique, mais comment, au sortir de l’Opéra de Manheim, serais-je en état de juger de l’Opéra-Comique de la rue Mauconseil ? Zémire et Azor de M. Grétry ne ressemble en aucune manière au Catone in Utica del Niccolo Piccini ; il n’y a aucune sorte d’analogie entre la manière de chanter de M. Clairval et la méthode sublime d’Antonio Raaf ; je doute que Mme Laruette ait jamais le gosier et les accents de la jeune Danzi que j’ai vue débuter à Manheim, et qui deviendra un des plus grands sujets de l’Europe si elle est capable d’étude et d’application et si elle tombe entre les mains d’un bon maître. Il me faudra bien six semaines pour oublier les divins accents de Raaf, lorsqu’il chante :


Per darvi alcun pegno
D’affeto, il mio core
Vi lascia uno sdegno,
Vi lascia un amore,
Ma degno di voi,
Ma degno di me ;


et pour me raccoutumer à entendre chevroter doucereusement le charmant Clairval :


Ah ! quel tourment d’être sensible,
D’avoir un cœur fait pour l’amour,
Sans que jamais il soit possible
De se voir aimer à son tour.

Quant à l’exécution surprenante, sublime, aujourd’hui peut-être unique en Europe, de l’orchestre de Manheim, je ne sais combien de temps il me faudra pour l’oublier et pour refaire mon oreille à la discordance de ces scieurs de corde qui accompagnent nos acteurs à la Comédie-Italienne, sans nuances, sans âme et sans sentiment.

L’abbé Galiani, dans le temps qu’il professait à Paris pour notre commune édification, disait que Dieu avait donné aux Français les sens plus parfaits qu’aux autres, mais qu’il n’avait pas achevé, et qu’il avait excepté de ses dons celui de l’ouïe. Le charmant petit abbé prouvait la supériorité de leur vue par ces assortiments de couleurs exquis, par ces nuances délicates qu’on remarque dans les étoffes françaises ; il démontrait la supériorité de leur goût par l’excellence incontestable des cuisiniers français, celle de leur odorat par la réputation de leurs parfumeurs ; la supériorité de leur tact n’était pas moins bien établie, mais par une démonstration qui ne pouvait guère se faire en présence des dames ; il finissait par prier Dieu d’ouvrir les oreilles françaises, de leur ôter la dureté et de faire prospérer en France les travaux apostoliques des missionnaires d’Italie et de Germanie. C’est pour exaucer en partie cette prière que Dieu a accordé à la France le charmant Grétry ; mais la langue qu’il a le malheur d’interpréter en musique ne lui permettra jamais de prendre le vol des grands maîtres d’Italie, et l’aigle de l’Ausonie, se traînant toujours à côté d’un canard du Limousin, désapprendra insensiblement de s’élancer dans les airs, perdra son essor, et finira par dire Jacquot aussi distinctement que cet aigle que nous rencontrâmes dans le jardin de M. le prince de Soubise à Saint-Ouen, et qui, n’ayant plus d’autre cri que celui de Jacquot, consterna si fort Denis Diderot. Du moins, si je m’en rapporte à mes oreilles un peu gâtées à Manheim, il me semble avoir remarqué dans Zémire et Azor plusieurs tournures de chant à la française qui sont pour moi d’un mauvais présage. Pour prévenir les suites de ces fâcheux symptômes, il faudrait que M. Grétry reprît de temps en temps la route d’Italie afin de s’y rafraîchir la tête et de renouveler ses idées : c’est un malheur d’être unique dans son genre et le seul de son pays ; il n’y a point de communication d’idées, point de frottement ; on dépense toujours, continuellement, sans jamais réparer ses richesses, et qui peut se croire assez riche pour soutenir à la longue cette dépense et pour se garantir de l’épuisement ?

Ce n’est pas qu’il n’y ait des choses d’une grande beauté, d’un grand charme, d’une grande délicatesse dans Zémire et Azor. Le premier air est bien fait et avec esprit. C’est l’esclave qui le chante ; il meurt de peur dans ce palais, il veut persuader à son maître que l’orage a cessé et que c’est le moment de se remettre en route, quoique l’orage soit encore dans toute sa force ; l’orchestre fait un vacarme épouvantable, tandis qu’Ali prétend qu’il n’y a plus ni vent ni pluie. Le duo entre le maître et l’esclave qui s’endort après avoir bien soupé est très bien fait aussi, et c’est bien la faute du poëte s’il ne fait pas plus d’effet. Ali bâille très-naturellement en musique. L’air de Sander :


La pauvre enfant ne savait pas
Qu’elle demandait mon trépas, etc.


est calqué par le poëte et le musicien d’après le Misero pargoletto, il tuo destin non sai ; mais M. Marmontel n’est pas encore un Metastasio, et l’air de M. Grétry ne fait point d’effet ; je ne sais à qui en est la faute. Le trio qui commence le second acte, entre les trois sœurs travaillant à la lumière d’une lampe en attendant le retour de leur père, ce trio est un chef-d’œuvre de sentiment et de délicatesse ; les paroles que M. Marmontel a fournies sont faites à ravir. L’air de Zémire : Rose chérie, mérite le même éloge ; mais Mme Laruette a été assez malavisée pour obliger M. Grétry à le tronquer. La lettre que Sander écrit à ses filles, lorsqu’il a le dessein de repartir, est en revanche bien maussadement mise en musique. Le dernier air de Zémire : Azor ! en vain ma voix t’appelle, est aussi un peu à la française, mais les accompagnements sont charmants, et pour imiter les échos d’un endroit sauvage où se passe la scène, le compositeur a placé des cors et des flûtes dans le cintre qui répètent jusqu’à deux fois, toujours en s’affaiblissant, les traits des cors et des flûtes de l’orchestre. Cette petite magie dont M. Grétry a usé trop sobrement a fait beaucoup de plaisir ; au reste, ce n’est qu’une imitation du même prestige employé par Tomaseo Traetta dans l’opéra de Sofonisba.

Mais c’est le troisième acte surtout qui a fait la fortune de Zémire et Azor, et dans ce troisième acte, le trio du tableau magique entre le père et les deux filles qui lui restent. Ce morceau n’est accompagné que de clarinettes, cors et bassons placés derrière le tableau magique, et l’orchestre se tait ; cela est d’un grand charme et a fait le plus grand effet. Il faut, pour satisfaire ma vanité, que je rapporte une anecdote au sujet de ce morceau. Grétry, voulant savoir mon opinion sur son travail, me pria, l’été dernier, d’entendre les principaux airs de Zémire et Azor. Le jour fut pris ; il se mit à son clavecin, et chanta sans voix, en maître de chapelle, c’est-à-dire comme un ange. Il s’aperçut aisément du plaisir que me faisaient la plupart de ces morceaux : à l’air du tableau magique je dis, comme aux précédents : Cela est charmant ; mais je le dis d’un ton très-différent, plutôt de politesse que de sentiment. J’attribuai d’abord à quelque distraction de ma part le peu d’effet que m’avait fait ce morceau ; mais, réfléchissant ensuite le soir chez moi sur ce phénomène, je crus en avoir découvert la cause ; et comme le succès de cet air me paraissait de la plus grande importance pour le succès de la pièce, j’allai voir l’auteur le lendemain matin pour lui faire part de mes réflexions. Grétry me laisse dire et me répond : « Je me suis bien aperçu hier que mon trio ne vous plaisait pas, que vous ne l’aviez loué que par politesse ; cela m’a tracassé toute la nuit, et j’ai employé la matinée à le refaire. » En même temps il se mit à son clavecin, et me chanta le morceau composé un moment auparavant ; il avait choisi mon ton et fait usage de toutes mes observations avant de les avoir entendues. Je l’embrassai et lui dis en sortant : « Je vois bien qu’avec vous les conseillers se lèvent trop tard ; ne touchez plus à ce diamant, il fera la fortune de votre ouvrage. » C’est le morceau du tableau magique qui a eu un si grand succès, et que vous trouverez dans la partition ; il est fait avec rien.

Grétry a la physionomie douce et fine, les yeux tournés et l’air pâle d’un homme de génie. Il est d’un commerce aimable. Il a épousé une jeune femme qui a deux yeux bien noirs, et c’est bien fort pour une poitrine aussi délicate que la sienne ; mais enfin il se porte mieux depuis qu’il est marié, et M. le comte de Creutz dit qu’il en faut glorifier le Très-Haut. La passion que ce ministre a pour Grétry est une espèce de culte religieux. Il dit l’autre jour à un de mes amis : « Ne trouvez-vous pas le trio des trois sœurs : Veillons, ma sœur, Veillons, ma sœur, veillons encore, bien céleste ? — Je le trouve charmant, » dit mon ami. M. de Creutz reste un moment interdit, puis lui serre la main, le regarde en rêvant profondément et lui dit : « Laissez céleste. » Au sortir de la première représentation des Deux Avares qui n’avait pas réussi à la cour, M. le prince de Beauvau rencontra M. le comte de Creutz et lui dit : « Eh bien, la musique ? » M. de Creutz prend un air modeste et dit : « Elle n’est que divine. » L’enthousiasme rend ordinairement bien heureux ceux qui en sont atteints et ne déplaît pas à ceux qui en sont témoins. Je me rappelle que M. le comte de Creutz nous parla un jour d’un fruit de la Suède dont le nom ne me revient pas, mais qui a quelque analogie avec la fraise. « Ce fruit, nous dit-il, est si exquis, si délicieux, que lorsqu’on en a mangé, on est vingt-quatre heures sans pouvoir entendre prononcer le nom de quelque fruit que ce soit ! »

— Le succès de Zémire et Azor a fait peur à l’Académie royale de musique ; et son vaillant Amadis, soutenu par son écuyer Sancho de La Borde, mouleur de notes et premier valet de chambre du roi, n’ayant pu vaincre notre obstination, elle a eu recours au grand remède, et a descendu, le 21 du mois dernier, la châsse des bienheureux Castor et Pollux, patrons de ladite Académie. Le miracle s’est fait à l’ordinaire : tout ce qui reste encore de fidèles à l’ancienne et génuine musique française est accouru ; il se fait des pèlerinages même des provinces ; on s’y porte en foule, on s’y étouffe, et l’on s’écrie comme on peut : Ah ! que c’est beau ! Les Frères jumeaux ont eu le sort de tous les saints ; leur première apparition ne réussit point, et ils eurent beaucoup de peine à se faire une réputation. On fit une foule de mauvaises épigrammes contre eux ; on disait que l’opéra de Castor et Pollux était triste, sec et long comme son auteur ; c’était faire le portrait de Rameau en trois mots, et c’étaient les dévots de Castor et Pollux d’aujourd’hui qui proféraient alors ces blasphèmes. Mais lorsque Rameau commença à radoter, sa canonisation ne souffrit plus de difficulté, et son culte s’établit parmi ceux qui, jusqu’alors, n’avaient été admirateurs que du grand Lulli ; on convint surtout de trouver l’opéra de Castor et Pollux sublime, et, depuis ce temps, il est devenu l’unique, efficace et miraculeux spécifique contre la rébellion de la musique étrangère. Rameau ne radote plus depuis qu’il est mort ; mais l’auteur du poëme, Gentil-Bernard, a pris sa place, il radote depuis un an ou dix-huit mois : cependant on ne l’a pas séquestré de la société ; il va aux spectacles et aux promenades publiques sous la garde d’un parent qui le soigne ; il est doux, et, quoiqu’il batte la campagne à tout moment, on démêle encore dans ses propos son tour d’esprit galant. On le mena à la répétition de son opéra, et Sophie Arnould lui fit un compliment à cette occasion : « Mademoiselle, lui répondit le pauvre Bernard, c’est moi qui ait fait Castor, et c’est vous qui en avez fait la gloire. »

Quoique le miracle ait opéré à l’ordinaire, on a cru en multiplier les effets en y joignant la persécution contre les hérétiques, et en s’opposant aux progrès ultérieurs de la musique étrangère. Un certain nombre d’amateurs, entichés de ce péché, s’étant cotisés pour former un concert qui se donne tous les lundis, et qui rassemble la meilleure et la plus brillante compagnie de Paris, l’Opéra a prétendu que ce concert était contraire à son privilège. La ville, en sa qualité de tutrice de l’Académie royale de musique, qu’aucuns estiment être retombée en enfance de temps immémorial, a porté des plaintes au gouvernement contre le Concert des amateurs : le prévôt des marchands et conservateur des citoyens[1], Bignon, a appuyé ces plaintes, et le Concert des amateurs a été sur le point d’être supprimé comme une cour de parlement. Heureusement pour leur petite existence, messieurs les amateurs avaient posé leur tabernacle à l’hôtel de Soubise ; M. le maréchal prince de Soubise a bien voulu leur prêter une salle ; et lorsqu’on lui a proposé de leur retirer cette salle, il n’a pas voulu se rendre à ces instances. Mais un autre petit concert innocent, qui s’était établi sous le titre de Concert des abonnés, et qui n’avait point sa protection, a été supprimé purement et simplement comme un bailliage. Il faut convenir que le conservateur Bignon a toute raison : ces concerts ne font que répandre le goût pernicieux de la musique italienne ; après tout, on ne pourra pas laisser la châsse de saint Castor exposée depuis le 1er janvier jusqu’au dernier décembre ; elle perdrait à la longue de son efficacité, et lorsqu’il faudra la retirer, que mettra-t-on à sa place ? Déjà le miracle n’opère plus également sur tous les croyants. Un bon bourgeois de la rue Saint-Honoré étant parvenu, avec beaucoup de peine, à se faire placer, à la cinquième représentation, dans cette loge qui est au fond de la salle aux secondes, et qu’on appelle coche, parce que dans son large emplacement on entasse le plus de monde qu’on peut ; ce bon bourgeois, fort pressé, fort mal à son aise avec son gros ventre, tint bon pendant le premier acte ; mais lorsqu’au second il vit arriver le convoi et enterrement de Castor, il s’écria naïvement : « Eh ! mon Dieu ! il m’en coûte mon argent, je suis étouffé, écrasé, pour regarder une chose que je puis voir tous les jours à Saint-Roch pour rien. » Il n’y eut pas moyen de le faire rester jusqu’à la résurrection de Castor.

Nous sommes privés dans cet opéra d’un des plus puissants confortatifs contre l’ennui, par l’absence de Mlle Heinel, que nos élégants appellent Mlle Engel ou Ange. La fière Albion nous l’a enlevée depuis deux mois, et elle est engagée au théâtre de l’Opéra de Londres pour toute la saison. Heureusement elle n’y a pas beaucoup réussi ; on n’aime pas son genre : on lui trouve la jambe trop mince, le pied trop long, les yeux chinois ; que sais-je ? Ma foi, messieurs les Anglais sont bien dégoûtés ; ils n’ont qu’à nous la renvoyer bien vite, nous nous accommoderons fort bien de ses défauts. Au fait, Mlle Heinel est la gloire de l’Allemagne qui l’a vue naître, la consolation de la France qui jouit de ses talents, et la première danseuse de l’Europe. Si j’étais moins occupé, j’irais à l’Opéra aussi souvent qu’elle s’y montre, seulement pour la voir arriver et s’en aller ; la grâce, la noblesse de sa démarche ravit et enchante : incessu patuit dea. Mais les Anglais n’aiment pas ce genre de danse sérieux et noble ; les gargouillades de Mlle Allard y auraient réussi davantage. Heureux de voir leurs yeux fascinés sur le trésor qu’ils nous ont ravi, espérons qu’il sera rendu à la France, et que ce douloureux sacrifice ne sera pas ajouté à la perte du Canada et du commerce des Indes. Au reste, l’Opéra de Londres est cet hiver dans un état trop pitoyable, et du côté de la danse et du côté de la musique, pour être digne de posséder un sujet de cette distinction.

Madame Brillant, chatte de Mme la maréchale de Luxembourg, ayant fini sa carrière ces jours passés, après une longue maladie, sa mort a fait événement dans le quartier, et les pleurs de sa maîtresse ont arrosé ses cendres. Madame Brillant était un personnage dans la société de Mme de Luxembourg, qui fut pendant longtemps la société la plus brillante de Paris, et les vers suivants vous prouveront qu’on y savait rendre justice aux grâces de madame Brillant, et que son sort faisait des jaloux.


VERS À MADAME BRILLANT
Par M. le chevalier de boufflers.

Jusqu’aux deux bouts de l’hémisphère,
Brillant, vos attraits sont connus :
D’Amourette vous êtes mère ;
Des chats vous êtes la Vénus.
De votre grâce enchanteresse
Tout est charmé, tout parle ici ;
Luxembourg est votre maîtresse :
Que n’est-elle la mienne aussi !

— Vous verrez par la lettre suivante, que le patriarche a écrite à la fille cadette de Mme Calas qu’enfin l’infortuné Sirven, après dix ans d’exil, de douleur et de persévérance, a obtenu du nouveau parlement de Toulouse un arrêt qui le décharge de l’accusation de parricide intentée contre lui par un procureur fiscal fanatique de Mazamet.


« Au château de Ferney, le 15 janvier 1772.

« Cette lettre, madame, sera pour vous, pour M. du Voisin et pour madame votre mère. Toute la famille Sirven se rassembla chez moi hier en versant des larmes de joie ; le nouveau parlement de Toulouse venait de condamner les premiers juges à payer tous les frais du procès criminel : cela est presque sans exemple. Je regarde ce jugement, que j’ai enfin obtenu avec tant de peine, comme une amende honorable. La famille était errante depuis dix années entières ; elle est, ainsi que la vôtre, un exemple mémorable de l’injustice atroce des hommes. Puissent Mme Calas, ainsi que ses enfants, goûter toute leur vie un bonheur aussi grand que leurs malheurs ont été cruels ! Puisse votre vie s’étendre au delà des bornes ordinaires, et qu’on dise après un siècle entier : Voilà cette famille respectable qui a subsisté pour être la condamnation d’un parlement qui n’est plus !

« Voilà les vœux que fait pour elle le vieillard qui va bientôt partir de ce monde. »

Hélas ! cette justice éclatante, et presque sans exemple, qui condamne les premiers juges à payer tous les frais du procès, se réduit à les contraindre, par toutes les voies dues et raisonnables, à payer et rembourser sans délai, audit Sirven, la somme de trente-huit livres huit sous six deniers. Voilà les termes de l’arrêt. En revanche Sirven est chargé, par cet arrêt, des frais de la contumace, liquidés à la somme de deux cent vingt-quatre livres dix sous six deniers. Le pauvre Sirven a été depuis dix ans fugitif et errant avec sa famille. Enfin il rentre dans ses biens, et n’en sera pas moins ruiné de fond en comble, tandis qu’il en coûtera trente-huit livres huit sous six deniers aux premiers juges pour le plaisir qu’ils ont eu de le condamner à la potence, et de lui causer des maux irréparables. Ma foi, le patriarche a raison ; voilà une justice sans exemple. Je crois qu’il a besoin de s’en imposer à lui-même par une magnificence de termes qui dérobe un peu la mesquinerie du fond. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que cela vaut encore mieux que de n’obtenir aucune justice. Le patriarche n’a pas été si heureux dans la cause de ses paysans de Franche-Comté, qui l’a tant occupé en 1770 et 1771 ; ils ont perdu leur procès au conseil, et ont été déclarés serfs des chanoines de Saint-Claude, pour me servir du dictionnaire de leur avocat résidant à Ferney.

— Comme la nudité de sa statue projetée par Pigalle a occasionné un schisme mémorable parmi les souscripteurs, le patriarche a cru devoir en marquer son sentiment à M. Tronchin, ancien conseiller d’État de la république de Genève, qui se trouve à Paris en ce moment ; c’est un amateur éclairé des arts, qui possédait un cabinet de tableaux très-choisis, lequel est allé grossir les richesses de la galerie impériale de Pétersbourg, où le cabinet tout entier du feu baron de Thiers va être également transporté[2].

« Au château de Ferney, le 1er décembre 1771.

« Mon cher successeur des Délices, je m’en rapporte bien à vous sur la statue ; personne n’est meilleur juge que vous. Pour moi, je ne suis que sensible ; je ne sais qu’admirer l’antique dans l’ouvrage de M. Pigalle ; nu ou vêtu, il ne m’importe. Je n’inspirerai pas d’idées malhonnêtes aux dames, de quelque façon qu’on me présente à elles. Il faut laisser M. Pigalle le maître absolu de sa statue. C’est un crime en fait de beaux-arts de mettre des entraves au génie. Ce n’est pas pour rien qu’on le représente avec des ailes : il doit voler où il veut et comme il veut.

« Je vous prie instamment de voir M. Pigalle, de lui dire comme je pense, de l’assurer de mon amitié, de ma reconnaissance et de mon admiration. Tout ce que je puis lui dire, c’est que je n’ai jamais réussi dans les arts que j’ai cultivés, que quand je me suis écouté moi-même. »

Le patriarche a toute raison ; les conseils les plus éclairés ne feront jamais faire un ouvrage médiocrement beau ; ils peuvent influer sur la perfection de quelques petits détails, jamais sur la totalité. Pigalle ne sait pas draper ; ainsi il faut qu’il fasse la statue du patriarche nue, ou qu’il ne s’en mêle pas. C’est ce qu’il fallait considérer dans le commencement de l’entreprise, car aujourd’hui il est trop tard. Mais on crut alors devoir s’adresser au premier sculpteur de la France, sans examiner si parmi ceux qui le suivaient à leur rang dans l’Académie il n’y en avait pas de plus propre que lui à faire cette statue. Je ne suis pas plus engoué qu’un autre de cette nudité patriarcale ; mais Pigalle, ayant passé toute sa vie à modeler le nu, ne la couvrira jamais d’une manière satisfaisante ; Vassé aurait conçu sa figure drapée, et l’aurait, je crois, exécutée avec tout le succès possible, parce que son style ne manque ni de goût, ni de simplicité, ni de grandeur.

— La mort de M. le comte de Clermont, prince du sang, ayant fait vaquer une place à l’Académie française, la troupe des Quarante immortels y nomma, sur la fin de l’année dernière, M. de Belloy, citoyen de Calais, restaurateur du patriotisme français, et promoteur du genre national. Le nouveau promu à l’immortalité fit son entrée dans le bercail académique le 9 janvier dernier, et M. l’abbé Batteux le reçut à la place de M. le duc de Richelieu, que des occupations plus patriotiques retenaient sans doute à la cour, dans le sanctuaire de nos rois, et empêchaient de s’acquitter des fonctions de directeur de l’Académie dans le sanctuaire des Muses. C’est dommage que M. de Belloy, avec cet amour pour sa nation, dont le feu le consume, n’ait pas reçu du ciel le don de parler sa langue, de s’y exprimer avec correction et avec pureté, de rendre enfin ses idées par un choix et une propriété de termes sans lesquels il est impossible d’aspirer à aucune sorte d’éloquence. On a beau être honnête homme, Français à pendre et à dépendre, avoir l’âme citoyenne, posséder cet enthousiasme, ce patriotisme d’antichambre que M. Turgot a si heureusement démêlés dans un certain ordre de nos écrivains, il est fort difficile de graver nos sentiments dans le cœur de nos compatriotes avec un style faible, indécis, entortillé, toujours à côté et au-dessous de la pensée qu’il prétend exprimer. Il semblerait que le premier titre pour entrer dans l’Académie devrait être d’écrire purement et correctement, et que le défaut contraire ne saurait manquer d’être un titre d’exclusion ; mais l’Académie, consultant la perspective qu’elle peut avoir pour réparer ses pertes successives, a cru devoir s’écarter de cette condition, désormais trop sévère, et se borner au choix des bons cœurs, des bons citoyens, des grands patriotes ; car si notre gloire littéraire devient tous les jours plus mince, en revanche nos vertus et notre patriotisme vont, au su de tout le monde, toujours en augmentant, et la preuve en gît dans cette noble intrépidité et cette rare persévérance avec lesquelles nous avons assisté au panégyrique de toutes nos vertus dans le Siège de Calais et dans Gaston et Bayard, pendant trente représentations de suite. D’ailleurs M. l’abbé Batteux promet à M. de Belloy, de la part de l’Académie, outre trente-neuf cœurs français de compte fait, une suite de discussions littéraires qui servent à perfectionner le style et à épurer le goût. Il aurait pu ajouter qu’il y trouvera aussi des leçons de géométrie tout en apprenant son français, et des leçons à confondre l’Académie des sciences. M. l’abbé Batteux est modeste ; il ne se croit pas peut-être un aussi grand géomètre qu’il l’est ; cependant, quand il dit que le roi sembla se faire un plaisir de voir l’Académie dans le prince de son sang, il prouve évidemment que le contenu peut être plus grand que le contenant, et le chevalier de Causans[3] aurait donné beaucoup en son temps, si l’abbé Batteux avait voulu lui administrer cette preuve irrécusable : car dès que le roi l’a vu, quel est le patriote français qui en voulût douter ?

M. de Belloy a fait, en entrant dans l’Académie, un acte de patriotisme en rétablissant, par son exemple, les discours de réception dans leur insipidité primitive, dont quelques novateurs avaient essayé de s’écarter ; ils voulaient substituer à tant d’éloges fastidieux la discussion de quelque objet littéraire, et mettre des choses à la place des mots. M. de Belloy n’est pas tombé dans ce dangereux écart, et il ramène ses confrères, autant qu’il dépend de lui, à leur premier devoir, que La Fontaine leur avait tracé en ces vers :


On ne peut trop louer trois sortes de personnes :
on Ses dieux, sa maîtresse et son roi.


Sa maîtresse, c’est l’Académie, cela va sans dire ; ses dieux, c’est le cardinal de Richelieu, le chancelier Séguier, et le prédécesseur du récipiendaire, puisque, par son assomption, il a fait vaquer une place. M. de Belloy leur associe encore un demi-dieu, c’est M. le maréchal de Richelieu, qu’il ne tient sans doute à la demi-paye que parce qu’il se promène encore tout embaumé dans cette vallée de misère. Ce demi-dieu tant chanté par Voltaire, et tant loué par M. de Belloy, pour arrêter l’ivrognerie du soldat pendant l’expédition de Minorque, fit une ordonnance qui défendit à tout soldat ivre de monter la tranchée, et l’ivrognerie cessa sur-le-champ. Ce trait n’a pas échappé à M. de Belloy, qui le rapporte en termes pompeux et nationaux. Après ces éloges, ce qu’on trouve encore dans le discours du nouvel académicien, c’est les mots cœurs, honneur, patrie. Il dit aussi que des étrangers qui ont assisté à la distribution de ces marques de distinction que le roi a accordées depuis peu aux soldats qui ont servi un certain nombre d’années ont laissé échapper des larmes non suspectes, et n’ont pu proférer dans leur saisissement que ces deux mots : Quelle nation ! quelle nation !

« Eh bien, Français, ajoute-t-il, pourriez-vous vous refuser votre propre estime ? » Les Français ont l’honneur de l’assurer que cela ne leur est plus possible, et que puisqu’il les en prie si fort, ils s’acquitteront de leur devoir à cet égard ; et les étrangers qui liront le discours de M. de Belloy ne pourront dans leur saisissement proférer que ces deux mots : Quel patriote ! quel patriote !… Au reste, il n’a pas mal tiré son prince prédécesseur de la bataille de Crevelt. « Ah ! messieurs, dit-il, lorsque dans la guerre suivante, M. le comte de Clermont commanda en chef, s’il eût été servi comme il avait servi Maurice (Maurice, c’est le maréchal de Saxe), que la France pourrait ajouter de lauriers à ceux qu’elle sème sur la tombe de ce généreux prince ! » Cette tournure pourrait faire croire aux étrangers qu’il faut être académicien avant d’être patriote, et que M. de Belloy, pour excuser son prédécesseur, sacrifie sa nation, ce qui n’est pas trop national ; car enfin c’est dire en termes assez précis, ou que les troupes n’ont pas fait leur devoir, ou que leurs chefs ont été des lâches, en un mot que les Français n’ont été que des Bressans ce jour-là, ce qui serait non-seulement le contraire de la vérité, mais diamétralement opposé au véritable esprit du patriotisme français, dont M. de Belloy porte les stigmates. Quoi qu’il en soit de cette tournure, qui sacrifie la réputation de la nation à celle d’un académicien, je trouve le discours de réception de M. de Belloy mieux écrit que les préfaces de ses tragédies, et en tout digne de l’immortalité à laquelle l’Académie consacre ses travaux. Cependant ces messieurs ont voulu faire les désintéressés sur leur nouvelle acquisition, et lorsqu’on leur en fait compliment, le dédaigneux Marmontel répond par ces vers de la Henriade :


Médicis la reçut avec indifférence,
Sans remords, sans plaisir, maîtresse de ses sens,
Et comme accoutumée à de pareils présents.

— On vient de publier le catalogue des tableaux qui composent le cabinet de M. le duc de Choiseul, et dont la vente se fera le 6 avril prochain. Cette vente est une des suites du déplacement de ce ministre, et de la nécessité d’arranger ses affaires ; et cette nécessité impérieuse privera Paris d’un de ses plus précieux cabinets, et du seul qui s’était formé en ces derniers temps, après la ruine de ceux de MM. de Julienne, Gaignat et Crozat de Thiers. Le cabinet de M. le duc de Choiseul commençait à devenir un des plus intéressants de cette capitale ; ce ministre l’enrichissait non-seulement des nouvelles acquisitions qu’il était à portée de faire en France, mais aussi des débris précieux qu’il enlevait de temps en temps à la Hollande, où le peintre et brocanteur Boileau faisait des voyages à cette intention. Vous ne trouverez point de tableaux italiens dans cette collection ; M. le duc de Choiseul, malgré son séjour à Rome lors de son ambassade, n’avait appris à aimer ni les tableaux, ni la musique de ce peuple qui a enseigné les arts au reste de l’Europe. Il était trop sensible aux choses de pur agrément, et plus à un trait d’esprit brillant qu’à un ouvrage d’un grand goût ou d’un grand style.


15 février 1772.

Deux romans nouveaux ont occupé le public pendant quelques jours sur la fin de l’année dernière : disons d’abord un mot du plus agréable. C’est un nouveau roman de Mme Riccoboni, intitulé Lettres d’Élisabeth-Sophie de Vallière à Louise-Hortense de Canteleu, son amie, 2 parties in-12. Ces Lettres, qui ont eu beaucoup de succès, sont écrites avec cette grâce, cette légèreté et cette touche spirituelle qui caractérisent le style de Mme Riccoboni. Tout écrivain, tout artiste qui a une manière à lui n’est pas un homme vulgaire : celle de Mme Riccoboni est très-distinguée, et lui assure une place parmi les plumes les plus élégantes de son sexe que la France ait produites. Ses Lettres de Juliette Catesby sont un petit chef-d’œuvre de perfection. Un auteur qui n’aurait jamais fait d’autre preuve de talent ne pourrait pas être effacé de la liste des écrivains distingués d’une nation. Je conviens que toutes les productions de la plume de Mme Riccoboni ne valent pas celle-là, et pour ne parler que de la dernière, je ne mets pas les lettres de Sophie de Vallière à côté de celles de Juliette, mais je les mets fort au-dessus des derniers romans que Mme Riccoboni a publiés. Cela est plein d’intérêt, non pas à la vérité pour ceux à qui des études sérieuses ont rendu le goût sévère, et qui exigent même pour leur amusement une trempe de génie qu’on chercherait en vain dans ces productions légères ; mais je ne suis nullement étonné que le roman de Mme Riccoboni ait transporté nos jeunes femmes et nos gens du monde, sensibles à l’excès aux agréments et aux détails pleins de grâce et de délicatesse. Les événements de ce roman sont, il faut en convenir, très-romanesques ; mais les sentiments qu’ils inspirent et qu’ils font naître ne le sont pas ; ils sont d’une extrême justesse. Sophie de Vallière est une intéressante créature : son amant ne l’est pas autant, et je ne sais à quoi cela tient ; il manque, je crois, un peu de physionomie on n’a pas ses traits présents comme ceux de sa charmante maîtresse. Le premier volume est très-supérieur au second. Il y a de la langueur dans ce dernier. Le récit de milord Lindsey n’avance pas assez, il ne va pas au fait : on est d’abord impatienté, l’on finit par être ennuyé. Le moment du mariage de la mère de Sophie de Vallière avec son malheureux époux n’est ni bien choisi, ni bien traité ; il rend ce couple infortuné trop coupable envers Lindsey. Il fallait les marier dans la Caroline avant qu’ils eussent rencontré cet ami généreux. Les malédictions de leurs parents devenaient d’autant plus terribles qu’elles étaient prononcées sur un mariage accompli qu’ils ignoraient et qu’ils cherchaient à empêcher par tout ce que leur autorité connaissait de plus redoutable. La dissimulation de ces amants, leur obstination à se taire et à cacher leur lien à leur bienfaiteur, en devenaient d’autant plus intéressantes qu’elles éloignaient de leur caractère tout air d’ingratitude, de bassesse et de trahison. Quoi qu’il en soit de ces observations, elles ne tombent que sur les parents de Sophie de Vallière, qui n’ont que trop expié leurs fautes par une destinée des plus déplorables ; mais je vous défie de faire le plus léger reproche à leur aimable fille, bien digne assurément de tout le bien que Mme Riccoboni lui fait à la fin de son roman.

Passons au second roman, qui a aussi occupé le public, puisqu’il s’est déchaîné contre lui avec beaucoup trop de chaleur ; la chose n’en valait pas la peine. Ce roman a pour titre les Sacrifices de l’amour, ou Lettres de la vicomtesse de Senanges et du chevalier de Versenay ; deux parties in-8°, chacune ornée d’une estampe. On pourrait aussi intituler ce roman les Sacrifices du bon sens de l’auteur à la pauvreté de son imagination. Il y a une sorte d’extravagance qui est la fille de la stérilité, et M. Dorat est un des pères putatifs de cette petite bâtarde[4]. C’est un singulier assemblage que celui qui constitue l’essence de nos petits-maîtres philosophes ou de nos philosophes freluquets, depuis que la philosophie est devenue l’air à la mode.

Ce sont des espèces de Socrate de toilette qui ont affublé la philosophie et la morale de toutes les fanfreluches de la frivolité. Ils ont aujourd’hui la fatuité de la métaphysique et la prétention des principes philosophiques, comme ils avaient autrefois celle des bonnes fortunes ; mais ce jargon bigarré de mœurs et de frivolités, de gravité et de fadaises, vous prouvera toujours que leur philosophie a pris naissance dans les coulisses, que leur génie a reçu sa plus solide nourriture dans les boudoirs des actrices. C’est la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau et le Sopha de Crébillon, fondus ensemble, qui ont formé le goût de M. Dorat dans le genre des romans ; et vous jugez aisément quel monstre a dû résulter d’une union si bizarre.

M. Dorat a voulu peindre une femme supérieure à son sexe, victime d’un mariage mal assorti, gémissant sous la tyrannie d’un mari détestable, et se respectant cependant assez pour ne jamais accorder la plus légère faveur à l’amant le plus tendrement chéri et le plus digne de l’être. Tout ce qu’elle se permet se réduit à le tutoyer familièrement et cordialement dans ses lettres lorsque sa tendresse l’emporte sur sa raison. L’amant de son côté est un modèle de vertus et de résignation dans la volonté de sa maîtresse. Il est vrai que la première et unique fois qu’il obtient par grâce spéciale la faveur de souper avec elle tête à tête sans autre conséquence, il oublie ses principes au point de se laisser enfermer dans le jardin, d’y passer la plus belle nuit de l’été dans des bosquets favorables aux rêveries amoureuses, et de crocheter à la pointe du jour la porte vitrée de la chambre à coucher de la chaste et prude vicomtesse, au moment où la chaleur de la saison l’avait considérablement déshabillée et découverte, et où les illusions du sommeil lui retraçaient en rêve l’image de son vertueux et tendre chevalier. Il fut sur le point de devenir coupable, lorsque la vicomtesse, réveillée en sursaut, le ramena par un seul mot à ses principes, en lui faisant gagner la porte sans avoir besoin de sonner ses femmes. Vous croyez bien que cette expédition nocturne ne fut pas aisément pardonnée au pauvre chevalier si fougueux, si entreprenant à la porte vitrée, si réservé, si docile au moment décisif. M. Dorat met tout sur le compte de l’égarement des sens ; et il faut être juste, ce n’est pas de la part de l’auteur un égarement du sens commun, comme on serait tenté de le croire, c’est simple manque d’invention, c’est cette maudite stérilité de tête qui l’a forcé de s’en tenir à ces misérables expédients pour brouiller les cartes.

Au fond, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat dans les entreprises du preux chevalier. Mais à peine cet orage est-il apaisé, que M. Dorat en suscite un autre bien plus terrible et s’abandonne aux moyens les plus violents pour tourmenter ces innocents amants. M. de Senanges, vieux, emporté, et né trop jaloux pour être jamais heureux par l’amour, s’était séparé de sa femme à l’amiable ; il vivait dans ses terres en hibou, et laissait à sa jeune et vertueuse épouse la liberté de vivre à Paris, chez un oncle très-digne homme, en odeur si ce n’est de sainteté, du moins de beauté et de bonne conduite. Tout à coup, M. Dorat ramène ce mari détestable et furieux de ses terres à Paris, pour chagriner sa femme de nouveau, à l’instigation d’une petite coquine de marquise. Cette petite marquise d’Ercy, au char de laquelle le chevalier avait été attaché avant de se vouer à Mme de Senanges, avait caché le désir de s’en venger sous une apparente indifférence ; c’est elle qui dicta et dirigea les démarches du mari ; les deux amants en furent la victime. Le chevalier, pris au dépourvu, assailli un soir dans la rue, remboursa un bon coup d’épée ; après cet exploit, le jaloux obtint une lettre de cachet pour faire enfermer sa femme dans un couvent. Ainsi cette personne céleste, d’une conduite irréprochable, et représentée comme l’idole du public par la réunion de la beauté et de la jeunesse aux vertus les plus touchantes, est enlevée de la maison de son oncle, homme aussi très-considéré, comme une femme de mauvaise vie, et fourrée dans une abbaye de province située au milieu d’un pays triste et sauvage. M. Dorat fait plus que le ministre le plus despotique et le commis le plus hardi n’oseraient se permettre, et la pauvre vicomtesse a l’humiliation de lui être ensuite redevable de sa meilleure fortune : car personne ne plaide pour son innocence, ne prend sa défense, et le modèle des grâces et des vertus resterait à jamais enseveli dans cette retraite, sans la générosité de M. Dorat qui, ne sachant comment réparer le mal qu’il a fait un peu étourdiment, mène le vieux mari à la chasse où il lui casse le cou. Le malheureux se repent en mourant, et rend enfin justice à une femme incomparable qu’il a si longtemps et si cruellement persécutée, de sorte que rien n’empêche qu’après le deuil le chevalier n’épouse sa charmante veuve, et, par ce moyen, les sacrifices de l’amour finissent par un sacrifice à l’amour. M. Dorat a oublié de faire raser et enfermer à Sainte-Pélagie sa petite madame d’Ercy, et c’est une étourderie qui n’est pas trop pardonnable dans un homme qui donne des lettres de cachet avec tant de facilité.

On a impitoyablement déchiré ce roman on l’a trouvé de mauvais ton, de mauvais goût, détestable en tout point ; mais il ne méritait pas cet acharnement : c’était tout simplement une pauvreté à oublier. Au milieu de ce déchaînement, l’édition s’est épuisée, et l’on n’en trouve plus que quelques exemplaires de parade, d’un papier plus beau et plus cher ; preuve bien affligeante de la quantité énorme de désœuvrés dont la capitale est encore surchargée, et qui ont assez de temps à perdre pour lire des fadaises qu’ils jettent ensuite avec dédain. La sensation que ce roman a faite n’a cependant pas été sans motif. On a prétendu y reconnaître le fond d’une histoire véritable, ou du moins le dessein de l’auteur de mettre en scène des personnes connues ; on a assuré que tous les acteurs étaient historiques, et c’est ce qui a piqué la curiosité du public. Voici la clef du roman, certifiée véritable par ceux qui sont dans le secret de l’auteur :

L’incomparable vicomtesse de Senanges est une Mme la comtesse de Beauharnais, que le public ne connaissait jusqu’à présent que comme fort élégante, éclipsant toute beauté rivale ; du reste, un peu soupçonnée et accusée par d’autres dames du bon ton de mettre du blanc, ce qui a donné occasion à M. de Pezay de lui adresser l’épître la plus ridicule et la plus laborieusement frivole qui soit encore sortie de son portefeuille[5].

On a prétendu que le portrait de la marquise d’Ercy était tracé d’après le caractère de Mme de Cassini, sœur de ce petit M. Masson de Pezay qui porte des talons rouges, et qui se fait appeler par son laquais et même par son imprimeur Monsieur le marquis, à notre barbe, à nous qui avons tous connu Mme Masson sa mère, et qui prenions autrefois la liberté d’appeler familièrement monsieur le marquis le petit Massonnet[6]. Je veux bien accorder à M. Dorat que Mme de Cassini soit un peu coquette ; mais je ne lui accorderai jamais qu’elle soit coupable des noirceurs que le chevalier Dorat fait commettre à sa petite coquine d’Ercy ; ces sortes de gentillesses ne se croient pas sans preuves.

— Quant à M. le comte de Beauharnais, il est bien plus encore dans le cas de se plaindre de M. le romancier, qui le peint comme un monstre atroce, tandis que M. le comte est généralement reconnu pour un honnête et bon homme. Tout le monde sait que, retiré par goût et par raison dans ses terres près de la Rochelle, M. le comte de Beauharnais a établi sa femme à Paris de la manière la plus décente, chez son père ; il lui donne de quoi vivre honnêtement, suivant ses moyens et sa fortune ; il ne la gêne en rien ; il n’a jamais pensé ni à faire enlever sa femme par un coup d’autorité, ni à égratigner la peau d’aucun de ses adorateurs ; et pour punir le chevalier Dorat de ses calomnies, j’espère qu’il ne pensera pas davantage à se casser le cou à la chasse, et que l’amant de sa femme se morfondra encore longtemps dans son jardin avant d’avoir le droit de passer par la porte vitrée dans le lit nuptial.

M. le duc de La Vauguyon étant allé, ces jours passés, rendre compte au tribunal de la justice éternelle de la manière dont il s’est acquitté du devoir effrayant et terrible d’élever un dauphin de France, et recevoir le châtiment de la plus criminelle des entreprises, si elle ne s’est pas accomplie au vœu et aux acclamations de toute la nation ; on a vu, à cette occasion, un monument de vanité bien étrange, et qui a occupé la cour et la ville c’est le billet d’enterrement qu’on a envoyé à toutes les portes, suivant l’usage. Ce billet est devenu, par sa singularité, un effet de bibliothèque. Chacun a voulu le conserver : et à force d’être recherché, il est devenu rare, malgré la profusion avec laquelle il avait été distribué. Je vais le transcrire ici en son entier, dans l’espérance qu’il pourra entraîner ces feuilles avec lui vers la postérité.

« Vous êtes priés d’assister aux convoi, service et enterrement de monseigneur Antoine-Paul-Jacques de Quélen, chef des noms et armes des anciens seigneurs de la châtellenie de Quélen en Haute-Bretagne, juveigneur des comtes de Porhoët ; substitué aux noms et armes de Stuer de Caussade, duc de La Vauguyon, pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et du Broutay, marquis de Saint-Mégrin, de Callonges et d’Archiac, vicomte de Calvignac, baron des anciennes et hautes baronnies de Tonneins, Gratteloup, Villeton, la Gruère et Picornet, seigneur de Larnagol et Talcoimur, vidame, chevalier et avoué de Sarlac, haut baron de Guienne, second baron de Quercy, lieutenant-général des armées du roi, chevalier de ses ordres, menin de feu monseigneur le dauphin, premier gentilhomme de la chambre de monseigneur le dauphin, grand-maître de sa garde-robe, ci-devant gouverneur de sa personne et de celle de monseigneur le comte de Provence, gouverneur de la personne de monseigneur le comte d’Artois, premier gentilhomme de sa chambre, grand-maître de sa garde-robe et surintendant de sa maison ; qui se feront jeudi, 6 fevrier 1772, à dix heures du matin, en l’église royale et paroissiale de Notre-Dame de Versailles, où son corps sera inhumé. De profundis. »

On voit que ce billet est l’ouvrage d’une composition réfléchie, combinée, profonde et laborieuse. Si le fils du défunt, M. le duc de Saint-Mégrin, en est le seul et véritable auteur et s’il entend son ouvrage, il faut que l’Académie des inscriptions et belles-lettres lui confère, par acclamation, la première place vacante et l’enregistre parmi ses membres comme duc, pair, prince, marquis, comte, vicomte, juveigneur, vidame, chevalier, avoué, haut baron, second baron, troisième baron ; car toutes ces qualifications vont lui passer par la mort de son père. Il serait à propos aussi de fonder et d’ériger une chaire dont le professeur ne ferait autre chose toute l’année que d’expliquer à la jeunesse le billet d’enterrement de M. le duc de La Vauguyon ; sans quoi il est à craindre que l’érudition nécessaire pour le bien entendre ne se perde insensiblement, et que ce billet ne devienne avec le temps le désespoir des critiques. Le terme de juveigneur, par exemple, est peu connu. On appelle ainsi un cadet apanagé ; M. le duc d’Orléans est juveigneur de la maison de France. Ce mot est peut-être une corruption du mot junior, dont les Césars du Bas-Empire appelaient ceux qu’ils associaient à l’Empire. Sans le billet d’enterrement de M. de La Vauguyon, le terme de juveigneur allait se perdre dans l’obscurité des temps. Eh bien ! malgré cet étalage imposant de titres de toute espèce, il s’est trouvé des gens assez difficiles pour disputer à M. de La Vauguyon presque jusqu’au titre de gentilhomme, et pour soutenir (chose dont je suis fort loin de convenir avec eux) qu’il descend d’un chirurgien dont le fils a eu assez d’adresse ou de bonheur, ou, si vous voulez, de mérite, pour épouser l’héritière de la maison de Saint-Mégrin, et pour s’enter sur cette tige illustre ; et ils prétendent qu’il n’y a guère plus de cent ans, puisque cela s’est fait dans la minorité de Louis XIV. Si cela était, les mauvais plaisants diraient qu’il manque encore quelques qualifications au billet d’enterrement. Ils ont dit pour les places que M. de La Vauguyon a occupées, qu’il ne suffit pas d’être l’avoué de Sarlac, qu’il faut encore être l’avoué de la nation. La dénomination de grand-maître de la garde-robe est une usurpation qui a été relevée dans la Gazette de France par ordre de la cour. Il n’y a que les grandes charges de la couronne qui aient le droit exclusif de s’appeler grand-maître, grand-écuyer, grand-veneur, grand-chambellan, etc. Ceux qui ne servent pas la personne du roi, ceux qui sont attachés aux princes de la maison royale ne jouissent que du titre de premier maître, premier écuyer, premier veneur, etc.

— Le ballet des Diables ayant manqué ces jours passés dans Castor et Pollux, à l’Opéra, et messieurs les diables dansant tout de travers, Mme Arnould disait qu’ils étaient si troublés par l’arrivée de M. le duc de La Vauguyon, que la tête leur en pétait. M. de Buzençais et le prince de Nassau, qui n’est pas reconnu en Allemagne, s’étant battus depuis peu, on disait, devant Sophie Arnould, que le premier avait fait beaucoup de façons avant de s’y déterminer, et que c’était d’autant plus singulier qu’il passait pour savoir bien manier l’épée. C’est que, répondit Sophie, les grands talents se font toujours prier. Après le déplacement de M. le duc de Choiseul, on fit des tabatières où il y avait d’un côté le buste du duc de Sully, ministre de Henri IV, et de l’autre celui du duc de Choiseul. C’est bien, dit Sophie en voyant une de ces boîtes, on a mis la Recette et la Dépense ensemble.

— Un jeune peintre appelé Touzet[7], élève de l’Académie, vient de faire un dessin qui représente le tableau magique de Zémire et Azor tel qu’on le voit sur le théâtre de la Comédie-Italienne. Ce Touzet est célèbre à Paris, depuis quelques années, par le talent d’imiter et de contrefaire, qu’il possède au suprême degré. Non-seulement il contrefait toute sorte de personnages et de caractères avec une perfection qui ne laisse rien à désirer, mais il imite encore à lui tout seul une collection de bruits et de phénomènes physiques. On le place au milieu d’un salon, derrière un paravent, et l’on entend tout un essaim de religieuses qui vont à matines on les entend se lever, se réunir, descendre des corridors dans l’église, chanter l’office, faire la procession, rentrer dans le couvent et se disperser dans leurs cellules. On distingue l’âge, le caractère, l’humeur, les infirmités de chacune de ces nonnes ; on se croit transporté au milieu d’un couvent. La matinée de village, le dimanche, est encore plus surprenante : on se trouve transporté dans l’intérieur d’un ménage rustique ; on assiste au lever du ménager et de la ménagère, à leurs fonctions matinales on les accompagne à l’écurie, à la basse-cour, dans la rue, à la messe ; on entend le sermon ; on le suit dans le presbytère ; on devine le caractère du curé, de sa gouvernante, de son chien même, qui ne jappe pas comme un chien de paysan. Tout cela est d’une vérité surprenante. Ce Touzet observe les plus petites nuances avec une justesse qui confond.

Tout le monde a voulu le voir, depuis nos princes jusqu’aux plus petits particuliers ; il a même, je crois, représenté ses facéties chez Mme la Dauphine ; mais, à l’exception de beaucoup d’éloges, personne ne lui a rien donné en revanche, on lui a fait perdre un temps précieux pour son talent et pour son état. Tout le parti qu’il a retiré de ses représentations en ville se réduit à un grand nombre de souscriptions pour la gravure de son tableau magique. Touzet n’a point d’esprit dans la société quand il n’est que lui. Cette pauvreté de tête, lorsqu’il n’est pas en représentation, lui est commune avec tous ceux qui font le même métier, comme j’ai souvent eu occasion de le remarquer. Une autre remarque qui n’est pas moins générale, c’est que tous ceux qui font métier d’amuser et de faire rire les autres sont eux-mêmes presque toujours d’un naturel triste et mélancolique.

— Louis Tocqué, peintre du roi et de l’Académie royale de peinture et sculpture, est mort ces jours passés dans un âge avancé. Il excellait en son temps dans le portrait ; mais il était depuis longtemps hors de combat. Il fut appelé, si je m’en souviens bien, en Russie pour faire le portrait de l’impératrice Élisabeth[8], et en s’en revenant en France, il s’arrêta dans différentes cours du Nord pour exercer son talent. C’était un homme médiocre.

M. l’abbé Baudeau, une des colonnes rustiques du second ordre parmi les économistes, a publié successivement dans les Éphémérides du citoyen des Lettres historiques sur l’état actuel de la Pologne et sur l’origine de ses malheurs ; mais, comme personne ne lit les Éphémérides, et que les sages et hardis rédacteurs de ce journal n’ont jamais pu entrer en concurrence avec les méchantes feuilles de Fréron, ni se procurer le moindre produit net, M. l’abbé Baudeau, dans l’espérance d’attraper quelques lecteurs, a cru devoir faire imprimer ces lettres séparément ; elles forment un assez gros volume, grand in-8°. Ceux qui ont quelque notion de la sagesse, de la gravité, de la profondeur avec lesquelles il faut discuter des questions d’État jetteront bientôt les lettres du prémontré Baudeau, et lui conseilleront d’écrire sur le régime de son ancien couvent. Au reste, les ouvrages sur la Pologne ne nous manqueront pas, et si Dieu n’y met la main, ils confirmeront sans doute l’Europe dans l’opinion qu’il n’y a point de pays au monde où l’on sache écrire avec autant de confiance sur les matières qu’on n’entend pas et sur les faits qu’on ne sait pas. M. le comte Wielhorski, depuis qu’il réside en France, s’est adressé à tous nos grands esprits pour faire fabriquer une nouvelle constitution à la Pologne. Ils y ont employé leurs veilles, et M. le comte Wielhorski possède le résultat de leurs rêveries dans son portefeuille, d’où elles ne sortiront sans doute que lorsqu’il ira présider à la pacification de sa patrie. Il a fait travailler chacun de nos législateurs de son côté sans conférences et sans communication entre eux. Le premier manuscrit est de Jean-Jacques Rousseau, le second de M. l’abbé de Mably. M. Rulhière travaille aussi à un ouvrage sur la Pologne, mais je ne sais si c’est une histoire ou une nouvelle constitution, et il existe un quatrième ouvrage sur cet objet dont on ne veut pas encore nommer l’auteur. Il est bien fâcheux, pour le bonheur de la Pologne et pour les puissances qui travaillent à sa pacification, que les chandelles de tant d’esprit lumineux restent sous le boisseau de M. le comte Wielhorski. Comment feront les cabinets de Pétersbourg, de Potsdam, de Varsovie, de Vienne pour s’en passer ? Le Dr Baudeau n’est pas si avare, lui : il donne ses chandelles au prix coûtant, et ce n’est pas sa faute s’il n’en a pas le débit, parce que la manufacture des économistes est décriée. Il n’a pas oublié la rêverie favorite de son école, l’impôt unique, et il veut bien enseigner aux Polonais comment cet impôt doit être assis chez eux.

— Une des matières qui ont le plus prêté au radotage de nos écrivains, c’est la théorie du luxe ; c’est une mine inépuisable en sottises ; aussi est-elle exploitée avec une ardeur qui ne se ralentit point. Un écrit de cinquante pages : Du Luxe, de sa nature, de sa vraie cause et de ses effets, vient d’augmenter le nombre de ces sages productions ; mais l’auteur radoteur est resté anonyme et aussi obscur que le tissu de son radotage.

  1. Grimm ne lui donne ce nom que par allusion aux affreux accidents survenus par son imprudence aux fêtes du mariage du dauphin et de Marie-Antoinette. (T.)
  2. Francois Tronchin, cousin du médecin, né en 1704, mort en 1781, forma deux cabinets de tableaux dont il publia les catalogues raisonnés. Le premier, imprimé en 1765, est celui de la collection achetée par Catherine, le second fut rédigé par Paillet, pour la vente faite à Paris en 1780.
  3. Celui dont il a été parlé tome II, p. 8 et 83.
  4. Dorat est même désigné par Barbier dans son Dictionnaire des anonymes comme le seul auteur de ce roman. Deux figures de Marillier, gravées par Duclos et de Ghendt.
  5. Ce reproche de mettre du blanc, joint à celui de se faire aider pour ses vers, donna lieu à Pezay d’adresser une épître à Mme de Beauharnais, dans laquelle il dit que, pour le blanc, c’est calomnie ; mais, ajoute-t-il,

    Vos vers, c’est bien une autre histoire.


    Il n’est guère possible de ne pas reconnaître là la comtesse de Beauharnais, dont Le Brun disait :

    Chloé, belle et poëte, a deux petits travers :
    Elle fait son visage, et ne fait pas ses vers.

  6. Voir quelques détails sur Pezay au commencement du mois de novembre 1777 de cette Correspondance.
  7. Grimm a déjà parlé de Touzet et de son talent d’imitation, p. 262.
  8. Grimm avait annoncé son départ, tome II, p. 423.