Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1772/Janvier

La bibliothèque libre.

1772

JANVIER.
1er janvier 1772.
Rêve[1].

Un soir, j’étais seule au coin de mon feu ; je me mis à composer une pièce de clavecin. Je l’écrivis ; je la crus superbe. Je la jouai ; elle me parut détestable. Je me dis : Voilà deux heures de temps perdu ; il faut le réparer. Je me remis dans mon fauteuil, et je m’endormis. Endormie, je rêvai. Je rêvai de la beauté, de la profondeur, de la simplicité des arts ; et quoique en rêvant, la difficulté d’y exceller ne m’échappa pas. Mais peu à peu le délire se mêla à la vérité, il me sembla que j’étais Mlle Clairon malgré cette métamorphose j’étais pourtant aussi un peu moi, et nous n’y perdions ni l’une ni l’autre. Je me promenais dans ma chambre d’un pas majestueux, je me regardais avec satisfaction dans toutes les glaces dont mon appartement était décoré. Me trouvant une démarche si imposante, je regrettais avec amertume d’avoir quitté le théâtre, et puis je m’avouais que je n’y avais réussi qu’à force d’art, et il me semblait que si j’avais à recommencer cette carrière, je prendrais une autre route plus simple, plus sûre, qui demanderait peut-être autant d’étude, mais plus de génie et moins d’efforts.

Tandis que j’étais livrée à une foule de réflexions assez contradictoires, on m’annonça deux jeunes gens qui demandaient à me parler, l’un de la part de M. de Voltaire, l’autre de la part de Monet, ancien directeur de l’Opéra-Comique. Je les admis tous deux en ma présence. Le protégé de M. de Voltaire me remit une lettre de sa part, par laquelle il me suppliait, moi Clairon, d’aider de mes conseils l’homme du monde qui avait le plus de dispositions pour le théâtre : car jamais, selon lui, on n’avait débité des vers avec plus de grâce, et peu d’acteurs savaient faire autant valoir le mérite d’un auteur. Il joignait à un bel organe l’avantage d’une belle figure. Je le priai de déclamer quelque scène ; il en choisit une d’Alzire, et je crus entendre Le Kain. Son jeu en était une copie fidèle ; mais son beau visage restait toujours le même, et toute son expression résidait dans ses gestes et dans son attitude. Je voulus lui faire quelques observations ; mais sa réponse fut toujours :

« Mademoiselle, M. Le Kain fait ce geste… c’est son attitude à cet endroit. — Cela est vrai, monsieur, lui dis-je, et vous avez sur lui l’avantage de la jeunesse et de la figure ; vous êtes trop parfait pour avoir besoin de leçons. Je vais vous donner une lettre pour mes anciens camarades, et je ne doute pas que vous ne soyez admis au début. »

Lorsque je me fus débarrassée de cette sublime merveille, je m’occupai de l’autre jeune homme. Il était moins grand et moins régulièrement fait que le premier ; il n’était point beau, mais il avait beaucoup de physionomie. « En quoi, lui dis-je, monsieur, peut-on vous être utile ? — Madame, je me destine au Théâtre-Français. — Monsieur, appelez-moi mademoiselle ; on ne m’appelle plus madame. Avez-vous déjà paru sur quelque théâtre ? — Non, mademoiselle. Je comptais aller jouer en province ; mais M. Monet, qui m’a reconnu des dispositions, m’a conseillé de chercher plutôt auprès de vous quelque recommandation assez puissante pour vous engager, mademoiselle, à me donner des avis comme je n’en ai point trouvé, j’ai hasardé de me présenter seul, et je me suis fait annoncer de la part de M. Monet. — Ce n’est donc pas lui qui vous envoie ? — Non, mademoiselle. Je vous avoue que j’ai pris son nom sans sa permission, le croyant plus recommandable que le mien, qui est tout à fait inconnu. — Ah ! le sien me l’est presque autant, mais n’importe, votre physionomie m’intéresse. Asseyez-vous, monsieur, et causons… Ah ! allez me chercher mon sac à ouvrage que voilà sur cette console, au bout de cet appartement ; que je vous voie marcher, s’il vous plaît… Là, près de ce nécessaire du Japon… Monsieur, je vous rends grâce. Cela est bien, vos mouvements sont aisés ; vous n’avez point d’apprêt, point de disgrâces ; mais vous n’avez point de noblesse. Avez-vous jamais eu occasion de voir des gens de qualité dans la société ? — Non, mademoiselle. — Je le vois bien. — Je sens, mademoiselle, que j’ai mal pris mon moment ; le monsieur que je viens d’entendre… — On ne dit point le monsieur, mon ami, cela est de mauvais ton… Eh bien ! par exemple, que pensez-vous de ce jeune homme ? — Vous avez prononcé sur son talent, mademoiselle ; je ne puis qu’applaudir à ce que vous lui avez dit. — Cela est honnête ; mais encore ? — Mademoiselle, il m’avait séduit, je l’avoue ; mais les réflexions que vous lui avez fait faire m’ont paru si justes que je ne comprends pas comment il ne les a pas saisies avec transport. — Vous avez de l’esprit et du tact… Dites-moi, qui vous a montré à déclamer ? — Personne, mademoiselle je suis né avec la passion du spectacle, j’y ai beaucoup été ; mais depuis un an que je me destine au théâtre, M. Monet m’a empêché d’y aller ; il m’a prêté des livres, et a voulu que je bornasse mon étude à lire et à déclamer devant une glace. — Et quels livres vous a-t-il prêtés, ce Monet ? Est-ce qu’il sait lire ? — Mademoiselle, M. Monet est un homme d’esprit et de goût ; il est obligeant et serviable ; il a rendu à toute ma famille des services que des gens plus opulents et plus en crédit que lui nous avaient refusés. — Je suis contente de vos sentiments et de votre esprit, et cela n’est ni indifférent, ni étranger à la pratique des arts. Mais encore, quels livres Monet vous a-t-il prêtés ? Des opéras-comiques, sans doute ? — M. Monet m’a prêté, mademoiselle, les théâtres de Corneille, de Racine, de Crébillon et de Voltaire. »

Il me semble que j’eus une longue conversation avec lui sur ces différents auteurs ; mais elle est restée dans les ténèbres de mon rêve.

Ayant reconnu à mon écolier un esprit naturel, mais sans culture, de la chaleur, de la docilité, je lui dis : « Quels sont, monsieur, les rôles que vous croyez posséder le mieux, et que vous vous proposez de me faire entendre ? — Mademoiselle, celui de Néron dans Britannicus. — Seulement ! Mais, monsieur, avant de vous entendre, faites-moi la grâce de me dire qui était Néron. — Mademoiselle, c’était un empereur qui vivait à Rome. — Qui vivait à Rome est bon. Mais était-il empereur romain, ou demeurait-il à Rome pour son plaisir ? Comment était-il parvenu à l’empire ? Quels étaient ses droits, sa naissance, ses parents, son éducation, son caractère, ses penchants, ses vertus, ses vices ? — Mademoiselle, le rôle de Néron répond à une partie de vos questions, mais pas à toutes. — Monsieur, il faut non-seulement répondre à ces questions, mais à toutes celles que je vous ferai encore. Et comment pourrez-vous rendre le rôle de Néron ou tel autre qu’il vous plaira, si vous ne connaissez pas la vie du personnage que vous voulez représenter, comme la vôtre même ? — J’ai cru, mademoiselle, qu’il suffisait de bien connaître la pièce pour saisir le sens de son rôle. — Et vous avez mal cru, monsieur, vous allez en convenir ; écoutez-moi. Avez-vous quelque teinture de l’histoire ? — Non, mademoiselle, pas beaucoup. — Mais enfin, vous avez bien ouï parler de Henri IV, par exemple ? — Ah ! j’en sais jusque-là. — Vous savez donc tout ce que la couronne de France lui a coûté à conquérir ? — À peu près ; je ne suis cependant pas très-fort sur les détails de sa vie ; je ne la connais, je vous l’avoue, que par la Henriade. — Cela me suffit. Vous savez peut-être aussi que le trône ne fut pas disputé à Louis XIV comme à lui ? — Mais… je le présume, parce que je n’ai jamais ouï dire le contraire. — Eh bien ! si vous aviez à jouer le rôle de ces deux princes, croyez-vous que vous n’auriez pas à changer totalement votre maintien, votre contenance, votre démarche, votre expression, vos accents, et jusqu’à la plus petite nuance de votre rôle ? Ce sont cependant deux monarques français : à l’un et à l’autre on a décerné le surnom de Grand, ils ont régné dans le même siècle. D’où vient donc cette différence ? Cette différence, monsieur, ne vient pas seulement de celle de leur caractère, ne vous y trompez pas ; c’est qu’il y en a une immense dans l’esprit, dans le ton, dans les mœurs, dans les opinions d’un homme qui a conquis son royaume à la pointe de son épée, et dans l’esprit, le ton, les mœurs, les opinions d’un homme né sur un trône affermi. Ce n’est pas tout indépendamment de cette connaissance, qu’on ne peut acquérir que par une étude réfléchie de l’histoire, il est encore nécessaire de la lire pour savoir ce qu’étaient au rôle principal les personnages accessoires que l’auteur a introduits dans sa pièce ; comment il était, comment il vivait avec eux. Cette connaissance bien acquise donne à l’acteur, qui sait voir et sentir, toute la clef de son rôle. Son effort ensuite doit être de s’identifier avec le héros qu’il a à représenter. S’il a bien vu, s’il a senti juste, le reste est une affaire de mémoire et d’habitude qui va toute seule. — Ah ! mademoiselle, vous me désespérez ! — Et d’où vient ? — C’est que je suis frappé de la vérité de tout ce que vous venez de dire. J’ai vingt-deux ans ; je suis d’une ignorance profonde ; il me faudrait dix ans pour acquérir les connaissances qui me manquent, dix ans pour apprendre à les employer, et quand je pourrais me montrer, je ne serais plus bon qu’à l’emploi des tyrans, qui sont communément les plus sottes gens du monde. — Ah ! pardonnez-moi. Je conviens bien que les tyrans sont ordinairement les plus sottes gens du monde, mais je ne vous condamnerai point à ce fastidieux emploi. Je conviens bien encore qu’une grande connaissance de l’histoire et des mœurs des anciens vous abrégerait beaucoup de temps et de peines, mais on peut y suppléer. Ne désespérez de rien ; je me charge de vous, et je vous dirai mon secret. Je commencerai par vous prêter quelques livres, où vous trouverez tout ce qui concerne la vie de Néron ; puisque vous en savez le rôle, appliquez-vous à bien saisir son caractère. Il fut cruel, cherchez-en les causes ; voyez si vous les trouverez dans la trempe de son âme, dans la corruption de sa cour ou de son siècle, dans l’enchaînement des circonstances, qui souvent nous forcent à être tout autres que la nature nous fit : un grand acteur sait faire sentir toutes ces nuances. Ensuite, monsieur, vous aurez la bonté de me faire l’extrait de la pièce de Racine, et d’y remarquer les différences qui peuvent se trouver entre l’histoire et la tragédie. Je vous accorderai un mois pour faire cet essai. Je ne vous demande pas un discours académique : vous ne parlez pas mal, monsieur ; écrivez comme vous parlez, et cela me suffit… À présent, voyons ce que vous savez faire. Dites-moi quelques scènes de la vie de Néron… Par exemple, sa première scène avec Narcisse, et la scène du troisième acte avec Burrhus… Eh bien ! tout cela ne vaut rien. Vos traits m’annoncent un mouvement violent dans votre âme, et votre corps est immobile, cela n’est pas possible ; vous jouez l’amour, la fureur, mais vous n’êtes ni amoureux ni furieux. Vous avez cependant plus de talent que le protégé de M. de Voltaire ; mais lorsque vous aurez fait l’étude que je vous prescris, vous sentirez que moi, ignorant spectateur du parterre, après vous avoir vu jouer comme vous venez de faire, je m’en irai sans savoir ce que c’était que Néron, sans entrevoir la différence qu’il mettait entre Narcisse et Burrhus. Est-ce qu’il ne doit pas avoir avec Narcisse un ton de supériorité, ressentir cette aisance et ce soulagement que la lâcheté sait procurer au vice ? N’éprouvera-t-il pas, au contraire, avec Burrhus une sorte de contrainte et de malaise, suite nécessaire de ce respect involontaire que la vertu arrache même aux cœurs corrompus, et de l’habitude que Néron a d’obéir à celui qui a pris soin de sa jeunesse ? Il aura encore une autre contenance avec sa mère. Partout il doit être empereur, mais son âme ne peut être un instant dans la même assiette. Vous vous êtes, à la vérité, occupé du jeu de votre visage, mais il faut que toute votre personne soit d’accord ; il faut de l’expression, et non pas des grimaces. Voilà, monsieur, les leçons qu’on peut donner à un acteur ; celui que la nature n’a pas destiné à en profiter ne sera jamais qu’un acteur médiocre. — Mademoiselle, oserais-je vous faire une objection ? — Dites, monsieur. — De cette manière, il est impossible de former un acteur comique ; car où trouve-t-on écrite la vie des personnages comiques ? Elle est, monsieur, écrite bien plus sûrement, pour qui sait la lire, dans le grand livre du monde ; mais le malheur de notre profession est que les pages les plus intéressantes de ce livre nous sont souvent fermées. C’est à nous, monsieur, à obtenir, par notre mérite personnel, qu’on nous y laisse lire, et à achever de détruire un préjugé aussi barbare que nuisible aux progrès de l’art ; cette tâche, au reste, vous est plus aisée qu’à nous. — Mais comme je me destine au tragique, croyez-vous, mademoiselle, qu’au moyen de l’étude que vous voulez bien diriger, je serai en état de rendre un rôle ? — Non, assurément, monsieur ; je vous ai déjà dit qu’il faudra ensuite apprendre à être de la tête aux pieds le personnage que vous voudrez rendre il faudra apprendre à être vrai, monsieur. Vous avez à Paris un modèle unique que vous irez voir rarement, s’il vous plaît ; car ce sont les grands modèles qui perdent les élèves. — Et ce grand modèle ? — C’est M. Caillot : examinez-le bien, ne le copiez pas ; mais tâchez de deviner les ressorts qui le font mouvoir ; ils sont tous dans son âme. Voyez-le dans Silvain, dans le Déserteur, dans Lucile, dans l’Amoureux de quinze ans ; voyez-le père, amant, mari, gai, triste, enjoué, pensif, absorbé, il est toujours juste et vrai. Plus vous l’étudierez, plus vous découvrirez de nuances fines et sublimes dans son jeu. Si vous vous surprenez à vouloir l’imiter, ne le voyez plus ; vous profiterez plus peut-être à voir jouer les mauvais acteurs, pourvu que vous sentiez qu’ils sont mauvais, qu’à suivre pas à pas les acteurs sublimes. Lorsque vous commencerez à être un peu formé, je vous permettrai d’aller admirer le jeu de M. Le Kain, qui a aussi un mérite rare ; et il le serait bien plus encore s’il n’était captivé par les entraves qu’une poésie épique et trop périodiquement cadencée donne aux acteurs ainsi qu’aux auteurs. Mais, je vous l’ai dit, vous n’êtes pas encore en état de profiter de ce grand modèle, vous tomberiez dans l’écueil de tous ses jeunes admirateurs, vous en deviendriez froid copiste ; il faut que vous vous soyez fait un jeu à vous avant de le suivre. — Mademoiselle, permettez-moi encore une question. De ce que vous venez de dire, ne m’est-il pas permis de conclure que vous préférez M. Caillot à M. Le Kain ? — Je ne répondrai point à cela, monsieur ; je vous dirai seulement qu’il faut toujours étudier la nature de préférence à l’art, et que mes succès ont perdu un grand nombre de débutantes qui n’étaient peut-être pas sans talent. Mais ne croyez pas que vos recherches soient bornées à ce que je viens de vous dire. Un cours de tableaux et de statues vous sera, avec le temps, fort utile. Peut-être le ferai-je avec vous, pour vous apprendre à bien voir et à faire un bon usage de ce que vous aurez vu. Je n’aurai garde de diriger votre coup d’œil sur telle ou telle attitude. Si le statuaire ou le peintre a bien rempli sa tâche, vous apercevrez dans l’instant le sentiment, la passion qu’il a voulu rendre. Nous examinerons cette passion et ses effets, nous verrons si l’attitude et l’expression que l’artiste leur a données sont vraies ; et à force d’observations, votre âme, accoutumée peu à peu à recevoir subitement toutes ces diverses impressions, pliera insensiblement toute votre personne à suivre ses mouvements, et vous finirez par savoir jouer la comédie. Adieu, monsieur. Laissez-moi votre nom et votre adresse ; demain je vous enverrai des livres. — Mademoiselle, puisque vous voulez bien me prêter quelques livres d’histoire, aurez-vous la complaisance d’y joindre ceux qui pourront m’instruire sur l’histoire de Phèdre, de Bajazet et des autres héros de Racine ? — Non, monsieur, et par une bonne raison, c’est que je n’en connais pas. — Il n’en existe donc pas ? — Non. Nous étudierons la pièce ensemble, et nous nous ferons un modèle. — Et comment se fait-on un modèle ? — Comment, monsieur ? comme un peintre se représente la physionomie de ses personnages ; avec du génie le génie devine tout. — Et si je n’en ai pas ? — Vous renoncerez à jouer la comédie, monsieur, ou vous renoncerez du moins à la réputation de grand acteur ; vous gesticulerez, vous crierez, vous prendrez des attitudes, vous vous mettrez en scène avec le parterre et les loges ; et lorsque vous passerez dans certains quartiers de Paris, vous aurez la consolation de vous entendre préférer à Caillot et à Le Kain, et vous vous persuaderez à la fin que vous les surpassez, tant le public est connaisseur et l’amour-propre crédule. — Le mien n’est pas, je me flatte, si aisé à contenter ; ce genre de succès ne me suffirait pas. — En ce cas, monsieur, je vous en promets d’autres. »

Tout mon regret, à présent que je suis bien éveillée, est que Mlle Clairon ne se souviendra jamais d’avoir dit un mot de tout cela, et que ce sera autant de perdu pour le premier écolier qui viendra la trouver. Ce qui m’afflige encore, c’est de ne point revoir mon élève. Depuis ce temps, je ne manque pas d’aller à tous les débuts annoncés, dans l’espérance de le retrouver ; mais je ne vois jusqu’à présent que des protégés de M. de Voltaire.

Le rêve que vous venez de lire est d’une femme, et je n’ai pas besoin d’ajouter d’une femme de beaucoup d’esprit. Ceux qui connaissent Mlle Clairon y reconnaîtront son ton, c’est à s’y tromper ; quant à ses principes sur l’art dramatique, ce n’est pas tout à fait la même chose, et l’auteur a raison de craindre qu’elle ne se souvienne jamais d’un seul mot de son entretien avec le protégé de M. Monet. Vraisemblablement elle se trouverait offensée de la justice qu’elle rend ici au charmant Caillot, à qui je la crois fort éloignée d’accorder le rang qu’il mérite, et qu’il prendra bien tout seul. Quant à Le Kain, ce nom sinistre n’a jamais souillé sa bouche ; ou, pour parler un langage moins partial, M. Le Kain et Mlle Clairon se sont illustrés par une inimitié si franche, si sincère, si invétérée, qu’il est impossible qu’ils se rendent jamais justice. Mlle Clairon ayant vu jouer Caillot à Lyon avant qu’il vint à Paris voulut l’engager à débuter à la Comédie-Française dans les rôles de troisième emploi, c’est-à-dire dans les tyrans, les amoureux dédaignés, etc. Caillot lui dit : « Je vous avoue, mademoiselle, que si je me destinais au Théâtre-Français, j’aurais l’ambition d’essayer les premiers rôles. » Mlle Clairon le regarde d’un air majestueux, et lui dit : « Le projet en est beau ; mais, mon ami, vous avez le nez trop court. » Caillot nous a prouvé depuis qu’il savait s’allonger le nez et le proportionner à l’importance d’un rôle : cependant la remarque de Mlle Clairon, quoiqu’elle fasse d’abord rire, est d’une personne d’esprit et de goût. Une remarque plus importante que vous tirerez de la lecture de ce Rêve, c’est que l’éducation la plus libérale et l’instruction la plus soignée sont de première nécessité pour former un grand acteur, et qu’aussi longtemps que cette profession restera avilie par nos préjugés gothiques, l’art théâtral ne sera jamais porté au degré de perfection dont il est susceptible.

M. le marquis de Félino, ministre et secrétaire d’État de l’infant duc de Parme, jouissait depuis longtemps non-seulement d’une réputation intacte, mais d’une considération constante et générale et par conséquent méritée, lorsque la révolution arrivée l’année dernière à Parme donna lieu à sa retraite ; il s’est rendu en Espagne, et il paraît que les cours de France et d’Espagne s’empresseront également à honorer par leurs récompenses une administration si longtemps honorée de leur suffrage. Mais ni les causes ni les suites de la retraite de ce ministre ne sont du ressort de ces feuilles ; en revanche, la lettre que vous allez lire leur appartient. Elle est écrite à M. le chevalier de Kéralio, qui, après avoir servi avec distinction en France, a présidé à l’éducation du prince Charles de Deux-Ponts et préside encore aujourd’hui à celle du prince Maximilien, son frère. Le frère aîné de M. le chevalier de Kéralio a rempli les mêmes fonctions auprès de l’infant duc de Parme pendant son éducation, et vit aujourd’hui à Paris. Vous trouverez dans cette lettre ce caractère tranquille, ferme et sage que le grand homme, le vrai philosophe conserve même au milieu des orages ; c’est un rocher immobile contre lequel les vagues de la calomnie viennent se briser avec un vain et impuissant fracas. C’est ce caractère de tranquillité d’où naît l’éloquence du sage, qui m’a fait désirer de conserver cette lettre dans ces archives ignorées du vulgaire. Une page de cette espèce, à ne la considérer que comme un modèle de goût, vaut mieux que tout le bavardage verbeux de nos écrivains prétendus éloquents.


« À Colorno, le 1er septembre 1771.

« Notre commerce, monsieur, a tout à coup été interrompu. Je craignais bien le jugement que vous porteriez de moi, cependant je conjecturai que vous seriez instruit de tout ce qui me regardait. Les affaires successivement prirent un accroissement et un tour que toute la sagesse humaine ne pouvait ni ne devait prévoir. Occupé extrêmement de tout ce qui devait constituer ma justification, environné de l’orage qui grondait de tous côtés, je crus que la prudence et la décence de ma place et d’une vie honnête, mais attaquée, exigeaient de moi le silence, de la modération, du courage et la retraite profonde de mon cabinet. C’est dans cette retraite qu’au milieu du fracas épouvantable que la noirceur et la calomnie avaient excité avec des circonstances inouïes, singulières enfin, et sans exemple, j’ai répondu tranquillement et avec courage de ma conduite, et que j’ai exposé les détails les plus approfondis de vingt-trois ans de ma vie publique et de mon administration je me flatte qu’on n’y refusera pas quelque suffrage. Tout ceci va être bientôt décidé. J’avais souvent fait depuis quelques années les instances les plus vives pour ma retraite ; on n’y avait pas consenti. Je les ai redoublées dans ce moment ; on a eu la bonté de sentir qu’on ne pouvait plus exiger de moi un plus long sacrifice. Les rois de France et d’Espagne, touchés, permettent mon éloignement ; la cour de Madrid vient de nommer pour me remplacer don Joseph-Augustin de Llono La Quadra, sujet considéré, plein de mérite, consommé dans les affaires, tel enfin que j’aurais été heureux d’avoir un maître pour me former dans la carrière que j’ai parcourue. Enfin, j’ai joué mon rôle, et la toile va heureusement se baisser pour moi. Je goûte d’avance avec charme les douceurs de la vie tranquille que je mènerai si je le puis quand je serai rendu à moi-même et à la liberté après laquelle je soupire depuis si longtemps. Peu aisé par moi-même après une vie dépouillée de toute vue de fortune et d’intérêt, je ne sais si les cours, en me regardant avec bonté, voudront me donner quelque aisance et me procurer l’otium cum dignitate. Voilà, monsieur, le tableau de ma situation, à laquelle vous vous intéressez avec tant d’amitié. Je compte dans six ou sept semaines, m’étant dépouillé de la robe consulaire et couvert de la tunique simple et aisée d’un homme privé, être errant sans savoir encore précisément où me conduiront mes premiers pas, car je ne me suis jamais occupé de cet objet dans la vie ; tout lieu, tout destin, tout système a été égal pour moi.

« Si je m’étais, monsieur, cru malheureux dans tout ce qui vient de m’arriver, glorieux des bontés dont m’honore Son Altesse sérénissime monseigneur le duc de Deux-Ponts, je serais redevenu dans l’instant fier, content et heureux ; dans la paix que j’ai conservée elles redoublent mon bonheur, et je vous prie de mettre à ses pieds cet hommage de ma reconnaissance et de mon respect.

« Quant à cette personne céleste[2] qui m’honore de son souvenir dans la situation où je me trouve, sans avoir le bien inestimable de la connaître, j’adore et je reconnais toutes ses grâces et celles de son âme si belle et si sensible. Je me mets à ses pieds, monsieur, et l’admiration et la reconnaissance m’y tiendront toute ma vie.

« M. Manlich[3], qui vint me voir et dîner avec moi il y a quelques jours, sujet aimable et habile, nous quitte ; il me remit votre lettre, à laquelle j’ai l’honneur de répondre.

« Partout où j’irai, j’emporterai, monsieur, le souvenir de l’amitié dont vous m’honorez, et j’en connaîtrai le prix en vous priant de me permettre de la cultiver. »

— Le vieux malade de Ferney vient de donner un fâcheux symptôme de caducité. De tous les sujets traités par Crébillon, Rhadamiste et Zénobie à part, il ne restait que la tragédie d’Atrée et Thyeste que le vieux malade n’eût pas tenté de refaire ; il vient de s’acquitter de ce soin. Sa tragédie des Pélopides, qu’il a insérée dans une nouvelle édition de ses Œuvres qui se publie à Lausanne, traite ce sujet, et doit remplacer la tragédie d’Atrée et Thyeste de Crébillon, qu’on ne joue au reste jamais. Malheureusement, celle du vieux malade ne sera pas jouée non plus ; ou si elle l’était, ce serait bien tant pis pour elle. Un libraire de Paris l’a tirée de l’édition de Lausanne, et l’a imprimée à part ; elle a été jugée avec rigueur et condamnée avec justice. On n’y remarque plus la griffe du lion : cela sent la caducité, la décadence totale. Triste découverte, qui nous prouve que rien n’est éternel ; c’est de toutes les vérités celle qui a le moins besoin de preuves. Les Pélopides sont aussi inférieurs aux Scythes et aux Guèbres, que ceux-ci le sont à Zaïre et à Mahomet. Le vieux malade relève très bien, dans une préface de deux pages et demie, tous les défauts de la pièce de Crébillon ; mais malheureusement la sienne ne mérite pas même un examen réfléchi ; elle n’est bonne qu’à supprimer. Cependant ceux qui ont du goût reconnaîtront encore dans sa versification, malgré le symptôme de la faiblesse, le ramage du premier poëte du siècle. On a remarqué que la pièce imprimée à Paris[4] a eu pour censeur Crébillon, fils du premier père d’Atrée, et que ce censeur atteste n’avoir rien trouvé dans la tragédie de M. de Voltaire qui ne lui ait paru devoir en favoriser l’impression. Cette formule, dont plusieurs censeurs se servent, n’a pas paru exempte de malignité dans cette occasion. Toutes les fois que M. de Voltaire a traité un sujet traité par Crébillon, on a crié à l’envie, et il y a eu un déchaînement effroyable contre lui. Le public était bien bête, s’il m’est permis de le dire, de se gendarmer contre une émulation qui tournait tout entière au profit des arts. Plût à Dieu que cette envie pût gagner tous les hommes, et que leurs jalousies ne produisissent jamais d’autres effets que de les engager à faire des efforts pour se surpasser en génie, en gloire et en vertus ! Le genre humain serait trop heureux. Je voudrais, pour ma propre satisfaction, n’avoir eu d’autres reproches à faire, en 1771, à notre patriarche, que d’avoir composé une tragédie faible et languissante ; ses amis en seraient très contents ; la tragédie des Pélopides n’empêchera pas que l’auteur n’ait fait cette foule de beaux ouvrages qui dureront autant que la langue française.

M. Anquetil-Duperron, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, publia, il y a environ six mois, son Voyage dans l’Inde, avec la traduction du Zend-Avesta et des livres sacrés des Guèbres attribués à Zoroastre. Ce fatras formait trois énormes volumes in-4° qui ne se sont pas vendus, et que < personne n’a pu lire. On avait très-bonne opinion de ce travail, annoncé et attendu depuis fort longtemps. On savait que l’auteur avait passé plusieurs années dans l’Inde sans autre vue que celle d’apprendre l’ancien persan parmi les Guèbres, afin de pouvoir nous traduire leurs livres sacrés, et nous apporter des notions exactes sur les principes religieux, les dogmes et le culte des adorateurs du feu. On sait que les Guèbres ont le privilège exclusif d’être persécutés par les mahométans, qui tolèrent d’ailleurs assez facilement toutes sortes de religions. Exterminés en Perse, ils se sont réfugiés dans l’Indostan, où la religion dominante ne les oblige pas moins à la plus grande circonspection. Ils sont donc naturellement mystérieux, cachés et défiants à l’égard des étrangers. M. Anquetil n’était pas fâché, à son retour en France, de nous assurer qu’il avait surmonté tous ces obstacles qui s’opposaient au but de son voyage, ainsi qu’une infinité de dangers physiques ; et quand on lui disait qu’apparemment il s’était fait Guèbre pour réussir dans son dessein, il souriait, et vous montrait un certain air de satisfaction d’être soupçonné de cette apostasie. Enfin, après plusieurs années d’attente, le public s’est vu en état de prononcer sur l’étendue de ses obligations envers M. Anquetil. On a jugé que si c’étaient là les livres originaux de Zoroastre, ce législateur des anciens Perses était un insigne radoteur qui, à l’exemple de ses confrères, mêlait un tas d’opinions absurdes et superstitieuses à un peu de cette morale commune qu’on trouve dans toutes les lois de la terre.

Il est évident que c’est perdre sa vie bien inutilement et bien laborieusement que d’aller à l’extrémité du globe chercher un recueil de sottises. Ce n’est pas la peine d’aller si loin ; car, Dieu merci, en fait de sottises, toutes les nations sont à peu près également en fonds. Mais ce n’est pas là le seul tort de M. Anquetil. Si vous avez la patience d’examiner son livre, vous y trouverez partout ce caractère de frivolité qui vous montre un voyageur rempli de petites préventions, de présomption et de vent, à qui il ne vous est pas possible d’accorder ni estime ni confiance ; c’est un second abbé Chappe. L’un nous entretient de ses fourrures, de son accoutrement pittoresque, de ses haltes au milieu des montagnes, de ses bals et fêtes donnés aux dames de Sibérie ; l’autre vous fait des contes tout aussi intéressants pour vous apprendre qu’il est parti avec un teint couleur de lis et de roses, et qu’il a été pris partout pour l’Adonis de la France. Si nos voyageurs et nos écrivains continuent sur ce noble ton, on ne dira pas que nous ne sommes jamais sortis d’enfance, mais que nous y sommes retombés.

Un Anglais, M. Jones, a bien voulu adresser en français une Lettre de correction fraternelle à M. Anquetil-Duperron, dans laquelle est compris l’Examen de sa traduction des livres attribués à Zoroastre. Cette brochure imprimée à Londres a cinquante-deux pages in-8° avec l’épigraphe tirée d’Horace :


Beatus Fannius ultro
Delatis capsis et imagine.

Ce Fannius, c’est M. Anquetil. Beatus, parce qu’il est au moins aussi content de sa personne que M. Le Franc de Pompignan l’est de la sienne. Delatis capsis, parce qu’il a déposé ses manuscrits et tous ses trésors à la Bibliothèque du roi. Ultro, de son propre mouvement, sans que personne le lui ait demandé. Et imagine, parce qu’on espère qu’il voudra bien y ajouter son portrait au teint de lis et de roses. La lettre admonitoire de M. Jones n’est pas tendre, mais celui à qui il a bien voulu donner les étrivières ne mérite pas d’être mieux traité. Après avoir relevé convenablement quelques-unes des impertinences que M. Anquetil a débitées sur l’Angleterre, M. Jones insiste sur la sottise d’un homme qui perd sa vie, et qui expose son teint fleuri à apprendre ce que personne ne sait, et ce qu’il n’est ni utile ni agréable de savoir. Il prouve ensuite assez clairement que M. Anquetil, avec toute sa morgue fondée sur ce qu’il se croit le seul homme en Europe qui sache l’ancienne langue des Perses, peut être véhémentement soupçonné de n’en avoir que des notions très superficielles et très confuses. Cette brochure est en général d’un homme éclairé et instruit, et d’un excellent esprit. Avec quelques corrections légères, et en effaçant plutôt qu’en ajoutant, on ferait de cette brochure un pamphlet que M. de Voltaire pourrait avouer. On sent que M. Jones a beaucoup lu cet écrivain illustre : on voit aussi qu’il n’est pas celui des étrangers qui soit le plus engoué de la musique française. On a fait à l’abbé Chappe l’honneur de le réfuter en Russie par une brochure intitulée Antidote. Les uns attribuent cet ouvrage à la célèbre princesse Daschkof, d’autres à M. Falconet, sculpteur français, qui fait à Pétersbourg la statue de Pierre le Grand[5]. Il y a dans cet Antidote trop d’injures ; et la lettre de M. Jones est un modèle de la manière dont il faut traiter des étourdis qui font le tour du monde pour acquérir le droit de débiter des sottises.


15 janvier 1772.

Le 23 décembre de l’année dernière, on a donné, sur le théâtre de la Comédie-Française, la première représentation de la Mère jalouse, comédie en trois actes et en vers, par M. Barthe. Ce poëte, né à Marseille, est auteur de quelques autres petites pièces, dont la dernière, sous le titre des Fausses Infidélités, a eu beaucoup de succès. La Mère jalouse en a eu un très médiocre à la première représentation, quoique l’auteur fût en droit d’en espérer un très grand, d’après les applaudissements que sa pièce avait reçus aux lectures réitérées dans plusieurs cercles très nombreux et très brillants. Mais ce n’est pas la première fois que le public a pris la liberté d’infirmer les sentences de ces tribunaux subalternes, et que la réputation acquise dans des sociétés s’en est allée en fumée lorsqu’elle s’est exposée au grand air. La Mère jalouse n’a eu que sept représentations très faibles. On dit que M. Thomas, ami intime de l’auteur, se propose de prouver au public, dans le Mercure, qu’il a eu tort de ne pas juger cette pièce plus favorablement[6].

Pour moi, je croyais M. Barthe plus fort, et ses Fausses Infidélités m’en avaient fait concevoir de meilleures espérances. Mais tel élève réussit à rendre un petit croquis spirituellement touché, et se casse le nez quand il veut entreprendre un tableau. Celui de la Mère jalouse exigeait la plus grande vigueur de pinceau, et M. Barthe n’en a fait qu’une grisaille. Le vice dominant de sa pièce est la faiblesse : ce vice s’étend sur tout, sur l’intrigue, sur les caractères, sur le dialogue, sur le style ; nulle verve, nulle invention, nulle ressource dans l’imagination du poëte, nulle force comique, nul coloris ; un style brisé, des scènes vides, des discours faux et des actions contraires à la vraisemblance et au sens commun. M. Barthe a bien eu assez d’esprit pour voir ce qu’il fallait faire, mais il n’a pas eu le génie de l’exécuter.

Le principal rôle, celui de la Mère jalouse, est absolument manqué. C’est une folle que cette Mme de Melcour, et une très vilaine folle ; elle se méprend sur les sentiments de Ferville de la manière du monde la plus grossière. Je sais que ces méprises, qui sont toujours dénuées de toute ombre de vérité, sont cependant reçues au théâtre, et je ne les en estime pas davantage ; mais c’est à condition qu’elles n’arrivent qu’à des personnages ridicules et bafoués. Je dis que Mme de Melcour est une vilaine folle, parce qu’elle persiste, avec une extravagante opiniâtreté, à rendre sa fille malheureuse sans retour, par un mariage ridicule et détestable, et qu’elle ne favorise que dans la vue secrète de mettre deux cents lieues entre elle et sa fille. Oh ! que ce n’était pas ainsi, mon cher monsieur Barthe, qu’il fallait faire la Mère jalouse. Il ne fallait certainement pas qu’elle fût désobligeante, dure, piegrièche avec tout le monde ; il fallait qu’elle fût douce, réservée, d’un caractère noble et tendre ; qu’elle aimât sa fille à la passion, et qu’elle en fût jalouse sans le savoir ; qu’elle ne pût ni s’en passer, ni l’avoir avec elle sans souffrir. Cet excès de jalousie secrète aurait ressemblé à un excès de tendresse trop raffinée, trop exigeante, plus malheureuse des défauts de sa fille qu’heureuse par ses qualités ; mais nous ne nous y serions pas mépris, nous qui avons le nez exercé. Bien loin de montrer tant d’humeur du tableau, elle aurait été touchée de cette marque d’attention de son mari ; elle aurait accablé le peintre d’éloges ; elle aurait détaillé le charme et les grâces de sa fille avec une extrême complaisance, et puis elle en serait tombée dans une tristesse involontaire dont elle n’aurait pu se rendre compte à elle-même, et qui lui aurait fait désirer l’éloignement du tableau sans en comprendre la cause. Il fallait surtout que l’établissement qu’elle avait trouvé pour sa fille, à deux cents lieues d’elle, fût en tout point un établissement avantageux, honorable, afin qu’elle pût toujours se dérober sous les raisons les plus solides le motif secret qui lui faisait préférer ce parti, et qu’on ne pût jamais opposer à ses raisons que la passion réciproque de Ferville et de Julie. Peut-être fallait-il donner à sa fille un caractère un peu léger, étourdi, quoique sensible et honnête, quelques défauts, en un mot, qui auraient ajouté à ses grâces, et dont une mère trop tendre aurait eu le droit de s’alarmer, afin de donner à la nôtre de nouveaux moyens de se tromper sur la source du mécontentement qu’elle a de sa fille ; et puis on l’aurait conduite, avec une extrême finesse, de scène en scène, jusqu’au dénoûment, dont les embarras l’auraient éclairée malgré elle sur la véritable situation de son âme, sur ses vrais sentiments. Ce coup de lumière aurait fait le salut de Julie, et aurait rendu la mère intéressante par la noblesse et l’élévation des sentiments avec lesquels elle aurait combattu pour sa fille, et par la victoire qu’elle aurait remportée sur elle-même. Le caractère de Mme de Nozan, moins grossièrement manié, pouvait jeter du comique dans la pièce. Celui de Vilmont pouvait être infiniment piquant. Un homme qui voit avec autant de finesse que de justesse, et qui, en conséquence de ses observations, conseille des mesures qui, par un malheureux hasard, dérangent toujours tous ses plans, était excellent à mettre sur la scène ; mais pour exécuter une esquisse ainsi tracée, il fallait des ressources infinies dans le génie, une touche légère, gracieuse, spirituelle, piquante, libre, facile ; et M. Barthe n’a rien de tout cela.

— Nous avons fait une perte inopinée et prématurée par la mort de M. Helvétius, arrivée le 26 décembre de l’année dernière, à la suite d’une goutte remontée. Il n’était âgé que de cinquante-six ans. Si le terme de galant homme n’existait pas dans la langue française, il aurait fallu l’inventer pour lui. Il en était le prototype. Juste, indulgent, sans humeur, sans fiel, d’une grande égalité dans le commerce, il avait toutes les vertus de société, et il les tenait en partie de l’idée qu’il avait prise de la nature humaine ; il ne lui paraissait pas plus raisonnable de se fâcher contre un méchant homme qu’on trouve dans son chemin, que contre une pierre qui ne s’est pas rangée. L’habitude qu’il avait contractée de généraliser ses idées, et de n’en voir jamais que les grands résultats, en le rendant quelquefois indifférent sur le bien, l’avait rendu aussi le plus tolérant des hommes ; mais cette tolérance ne s’étendait que sur les vices particuliers de la société ; car pour les auteurs des maux publics, il les pendait ou les brûlait sans miséricorde. Dans tout les cas, il n’aimait pas les palliatifs, et il ne manquait jamais d’indiquer les derniers remèdes, et par conséquent les plus violents ; et s’il n’était pas souvent malaisé de les appliquer, il n’y aurait rien à dire contre cette méthode.

M. Helvétius était d’origine hollandaise. Ce fut son père, je crois, qui vint s’établir en France, et qui y exerça la médecine avec beaucoup de réputation. Il mourut premier médecin de la feue reine, qui l’aimait particulièrement, et qui protégea également son fils jusqu’à la fatale époque de la publication du livre De l’Esprit. Il avait dans sa maison une charge de maître d’hôtel, dont il fut obligé de se défaire alors. M. Helvétius fit ses premières études sous la direction des jésuites, au collège de Louis le Grand, si je ne me trompe. Il donna très-peu d’espérances dans sa jeunesse. Il était sujet à de fréquents rhumes de cerveau qui lui donnaient l’air hébété et le rendaient stupide. En revanche, il réussissait parfaitement bien dans les exercices du corps. Il était d’une très-jolie figure, et il excellait particulièrement dans la danse. Il porta la passion de cet exercice fort loin, et l’on assure qu’il dansa une ou deux fois sur le théâtre de l’Opéra, sous le masque, à la place du fameux Dupré. Il obtint fort jeune une place de fermier général, grâce qui ne manque guère aux fils des premiers médecins. Doué de tous les avantages extérieurs et de ceux de la fortune, M. Helvétius passa sa jeunesse dans les plaisirs, et ne paraissait destiné qu’à mener la vie désœuvrée, dissipée et voluptueuse d’un homme du monde aimable et d’un de ces riches particuliers de Paris qui rassemblent chez eux bonne compagnie, et lui font la meilleure chère qu’ils peuvent. M. Helvétius avait de plus sur ses pareils l’avantage d’être généreux, noble et bienfaisant. Il ne pouvait manquer de faire une fortune immense dans la ferme générale, mais il en faisait l’usage le plus noble ; sans rien refuser à ses plaisirs, il donnait beaucoup et continuellement, et de la manière du monde la plus simple et la plus libérale. Il vivait alors déjà beaucoup avec les gens de lettres, et il fit un sort à plusieurs d’entre eux, nommément à feu Marivaux et à Saurin. Il n’y a pas fort longtemps qu’il fit la réflexion qu’il avait conservé peu de liaison et d’intimité avec ses anciens amis, sans qu’il y eût de sa faute. « Vous en avez obligé plusieurs, lui répondit le baron d’Holbach, et moi je n’ai jamais rien fait pour aucun des miens, et je vis toujours et constamment avec eux depuis vingt ans. » Parallèle assez singulier entre deux hommes de mérite, tous les deux riches, et qui ont passé tous les deux leur vie avec des gens de lettres.

La passion dominante de M. Helvétius était celle des femmes il s’y livra à l’excès dans sa jeunesse. Je lui ai ouï dire que ç’a été pendant longues années régulièrement la première et la dernière occupation de sa journée, sans préjudice des occasions qui s’offraient dans l’intervalle. Le matin, lorsqu’il était jour chez monsieur, le valet de chambre faisait d’abord entrer la fille qui était de service, ensuite, il servait le déjeuner ; le reste de la journée était pour les femmes du monde. Les agréments de sa figure lui valurent de bonnes fortunes. Il fit ses premières armes sous les auspices de la comtesse d’Autré, femme assez singulière, qui avait une sorte d’éloquence, et qui se piquait d’athéisme comme d’autres se piquent de jansénisme ou de molinisme. Il fut ensuite l’amant en titre de la duchesse de Chaulnes, qui avait aussi de l’éloquence naturelle, et qui avait en amour plus d’une affaire ; ce qui n’était pas nécessaire pour autoriser son amant d’avoir encore d’autres intrigues, et, par-dessus ces intrigues, des filles à ses ordres. Mais comme dans toutes ces affaires de cœur le tempérament et l’amour du plaisir faisaient tout, et que le sentiment n’y était pour rien, notre philosophe épicurien ne comprit jamais rien à toutes ces délicatesses dont les vrais amants sont si épris : il n’y croyait pas ; et lorsque M. de Buffon a dit qu’il n’y a en amour que le physique de bon, il a tiré cette maxime du code Helvétius. Comme il avait passé sa vie avec des femmes galantes, et quelquefois avec des femmes sans mœurs et sans principes, il les voyait toutes de même ; il croyait que le but de toutes leurs actions était le plaisir des sens. Une femme sage était à ses yeux un monstre qui n’existait nulle part, et il avait à cet égard la tête assez rétrécie pour ne pas sentir, abstraction faite des modifications morales et des divers préjugés qui en résultent, qu’il peut et qu’il doit exister une variété infinie dans les caractères comme il en existe dans les organes. L’amour de la réputation le surprit inopinément au milieu de sa vie voluptueuse. La célébrité de trois hommes, Maupertuis, Voltaire et Montesquieu, excita en lui un vif désir de se distinguer dans leur carrière brillante. La charlatanerie de Maupertuis avait mis la géométrie à la mode. Les femmes recherchaient alors les géomètres, et il était de bon ton d’en avoir à souper. Helvétius remarqua un jour que Maupertuis, un des plus fiers charlatans de notre siècle, qui se distinguait toujours par des habits bizarres, se trouvait aux Tuileries, malgré un accoutrement extrêmement ridicule, entouré et cajolé de toutes les grandes dames de la cour et de toutes les femmes brillantes de la ville. Maupertuis voulait toujours faire de l’effet ; s’il avait été mis comme un autre, ses promenades aux Tuileries n’auraient frappé personne. Helvétius y fut pris et crut devoir s’appliquer à la géométrie. Il faut que ses essais n’aient pas été heureux, car il renonça bien vite à cette étude. La manie en passa aussi de mode dans le monde, dès que l’inconstance de Maupertuis l’eut conduit auprès du roi de Prusse. Alors M. Helvétius, voyant la gloire et les succès de M. de Voltaire, conçut le projet de les partager en se jetant dans la poésie. Il composa un poëme sur le Bonheur, qui fut fort vanté par les gens de lettres et par M. de Voltaire tout le premier. On prétend que ce poëme doit être confié à l’impression sous les auspices de M. de Saint-Lambert#1 ; mais, à en juger par les fragments que j’ai eu occasion d’en voir, je doute qu’il fasse fortune.

Tous ces essais n’étaient que des indices de l’inquiétude sourde qui travaillait l’esprit de M. Helvétius au milieu des plaisirs et des distractions d’une vie tumultueuse ; mais la révolution totale de cette vie fut l’ouvrage d’un livre qui en a produit plus d’une dans les esprits. Le succès de l’Esprit des lois lui fit concevoir le projet d’aspirer aux honneurs d’un in-4°, et de s’immortaliser par quelque ouvrage philosophique d’une certaine étendue. Il forma dès lors le dessein de changer entièrement de vie. Le livre du président de Montesquieu avait paru au commencement de 1749. En 1750, M. Helvétius résigna sa place de fermier général, épousa Mlle de Ligniville, fille de qualité, de Lorraine, fort pauvre, mais d’une figure très-distinguée ; et, après son mariage, il alla s’enfermer dans ses terres, où il partageait tout son temps entre l’étude, la chasse, et la société [7] de sa femme. Un très-petit nombre d’amis y allaient de temps en temps rompre ces tête-à-tête. Sans être jamais nécessaires, ils étaient toujours bien reçus. Le séjour de Paris se réduisait tous les ans à quelques mois de l’hiver. On prétend que le soin de préserver une femme jeune et belle des dangers de la séduction entrait pour quelque chose dans ce genre de vie, et il est assez ordinaire que ceux qui ont été le plus redoutables à l’ordre des maris craignent beaucoup d’être de leur confrérie, lorsque leur tour est venu ; mais ces craintes ne font pas quitter une place qui ajoutait dans ces temps tous les ans une nouvelle fortune à l’ancienne, et accumulait richesses sur richesses sans donner beaucoup d’occupation. Un projet plus noble tourmentait M. Helvétius. Il espérait s’élever une colonne à côté de celle de Montesquieu. Il manqua son coup. Le livre De l’Esprit parut dix ans après l’Esprit des lois. Il ne procura pas à l’auteur cette haute considération dont il s’était flatté ; et il ne dut même sa grande célébrité qu’à la persécution qu’il lui attira. À la cour de la reine et de feu M. le dauphin, M. Helvétius fut regardé comme un enfant de perdition, et la reine plaignait sa malheureuse mère comme si elle avait donné le jour à l’ante-christ. Les jésuites crièrent les premiers, quoique l’auteur les eût beaucoup ménagés, et qu’il eût même compté sur eux. Ils l’engagèrent, peu de jours après la publication de l’Esprit, à signer une rétractation des plus humiliantes, moyennant laquelle ils l’assurèrent que tout serait fini. Mais lorsqu’on vit cet acte de faiblesse, tous les ânes eurent envie de lâcher à l’auteur leur coup de pied, et tous se donnèrent ce passe-temps. Les jansénistes ne voulurent pas laisser la gloire aux jésuites d’avoir seuls tonné dans cette grande occasion. On eut beaucoup de peine à réduire le Parlement à faire brûler le livre sans faire comparaître l’auteur. Il est resté généralement dans les têtes que ce livre contient des principes de morale fort dangereux. Quelle platitude ! Premièrement, la plupart du temps, on n’a pas voulu comprendre la véritable signification des termes. En second lieu, il ne dépend d’aucun livre, fût-il inspiré, de corrompre la morale, comme malheureusement il ne dépend d’aucun philosophe, quelque bavard ou éloquent qu’il puisse être, de perfectionner la morale. Le gouvernement et la législation ont seuls ce pouvoir, et c’est d’après leur action et réaction que la morale publique prend tout juste son niveau de sagesse ou de corruption ; les livres n’y font rien.

Le pauvre Helvétius, bien étonné de se voir traiter d’empoisonneur, n’avait cherché qu’à s’écarter des routes battues ; le désir de présenter sous un point de vue nouveau des objets sur lesquels tant d’esprits supérieurs et médiocres s’étaient exercés fut tout son crime. Il tomba dans des paradoxes qui ne donnèrent pas aux vrais philosophes une idée merveilleuse de la justesse et de la profondeur de son esprit, mais dont ils étaient encore plus éloignés de faire un reproche à son cœur. Il ne manqua à M. Helvétius que le génie, ce démon qui tourmente ; on ne peut écrire pour l’immortalité, quand on n’en est pas possédé. On peut faire du bruit, obtenir des succès passagers ; mais on n’est pas inscrit dans la liste de ces enfants privilégiés que la nature a désignés à leur entrée dans le monde. M. de Buffon disait que M. Helvétius aurait dû faire un bail de plus et un livre de moins. Ce mot pouvait paraître dur dans la bouche d’un ami ; il est vrai cependant que si l’Esprit des lois avait changé la vie de M. Helvétius, le sort du livre De l’Esprit changea entièrement son caractère. Il s’était flatté de s’ouvrir les portes de l’Académie ne recueillant, à la place des honneurs littéraires, que des persécutions, il devint un peu cynique ; mais son cynisme ne changea pas sa bonhomie. L’orage dura environ six mois. Tout fut oublié ensuite, surtout à la cour, comme il arrive dans ce pays de vicissitudes et de révolutions éternelles. Mais M. Helvétius, l’esprit étonné encore de cette révolution imprévue arrivée dans sa situation, crut, pendant longtemps, que la reine, M. le dauphin, la cour, les jésuites, les jansénistes, ne pensaient, ne rêvaient qu’à son livre. Il ne connaissait ni les hommes ni les affaires ; et lorsqu’on n’était pas fait à sa manière de généraliser les idées et d’aller aux derniers résultats, qui équivalent ordinairement à zéro, je conçois qu’on pouvait être souvent tenté, en l’écoutant raisonner, de le prendre pour un homme ivre qui parle au hasard. Il n’avait d’ailleurs la conversation ni brillante ni agréable ; mais il était bon mari, bon père, bon ami, bon homme. Il était depuis longtemps incommodé de la goutte, fruit ordinaire de l’intempérance. Sa goutte eut, de tous temps, un mauvais caractère : elle attaquait toujours ou la tête, ou la poitrine, ou l’estomac, avant de se fixer aux extrémités. On prétend qu’il a abrégé sa vie par l’usage immodéré des plaisirs de sa jeunesse. Il voyait toujours des filles ; et si l’on en croit des bruits sourds, il faisait usage de remèdes pour se conserver une vigueur de tempérament qui commençait à l’abandonner. C’était un moyen infaillible de se tuer. Il était né robuste et bien constitué, et paraissait destiné à une longue vie. Depuis la paix de 1763, il fit successivement deux voyages, l’un en Angleterre, l’autre à Berlin et à Potsdam, auprès du roi de Prusse. L’impression qu’il fit sur ce monarque fut médiocre. Il avait toujours eu beaucoup de goût pour les Anglais, et son voyage de Londres ne diminua pas cette passion. Il était très-hospitalier dans sa patrie ; et pendant l’hiver, qu’il passait toujours à Paris, il faisait très-bien les honneurs chez lui aux étrangers. Personne n’était d’un accès aussi facile et d’une plus grande égalité dans le commerce. Son séjour à Paris n’était que de quatre mois. Le reste de l’année se partageait, dans ses terres, entre l’étude et la chasse. Il a travaillé depuis quelques années à la composition d’un grand ouvrage qui est achevé, et qui aura pour titre : De l’Homme, de ses facultés intellectuelles, et de son éducation[8]. Ce livre, qui est pour le moins de la même étendue que celui De l’Esprit, ne tardera pas, je crois, à paraître en pays étranger. Sa hardiesse aurait compromis l’auteur de plus belle, s’il eût paru de son vivant. On n’en permettra sûrement pas le débit en France. À en juger par ce que j’en ai vu, je doute que cet ouvrage obtienne même l’estime qu’on a accordée au livre De l’Esprit. M. Helvétius laisse une veuve fort affligée et deux filles fort riches, dont chacune aura au moins cinquante mille livres de rente ; ainsi elles n’auront que l’embarras du choix pour trouver des maris.

J’ai compté M. Saurin parmi ceux auxquels M. Helvétius a fait du bien. Cet académicien jouit, si je ne me trompe, d’une rente viagère de mille écus constituée par M. Helvétius. Depuis le mariage de celui-ci, leur liaison ne fut plus si suivie ni si intime ; mais M. Saurin eut toujours une conduite fort honnête avec son bienfaiteur, qui, de son côté, n’avait jamais pensé que le bienfait dût rompre l’égalité de l’amitié. M. Saurin dédia publiquement une de ses pièces de théâtre à M. Helvétius immédiatement après la persécution que le livre De l’Esprit lui avait attirée.

— Nous avons fait une autre perte l’automne dernier, d’un homme estimé et connu. M. Loyseau de Mauléon est mort à l’âge de quarante et quelques années[9]. C’était un honnête homme, mais d’une extrême faiblesse. Il n’était pas exempt de prétention ni d’ambition ; il avait d’ailleurs les idées morales un peu romanesques, ce qui, joint à peu de succès dans ses desseins, et à un esprit naturellement inquiet, n’a pas peu contribué à abréger sa vie. Il s’était distingué au barreau par la défense de quelques causes célèbres, et il poussa, dans cette profession, le désintéressement aussi loin que ses confrères portent le défaut contraire. Sa mauvaise santé et un peu d’ambition lui firent quitter le métier d’avocat il y a plusieurs années. Il acheta une charge de maître des comptes de Nancy, et resta cependant à Paris, et continua de faire quelques mémoires dans des procès qui fixaient l’attention du public. C’est alors que, n’étant plus, comme dit le peuple, ni chair ni poisson, son état indécis lui ôta sa contenance dans le monde. Sa pusillanimité naturelle fut mise à de fortes épreuves dans ces derniers temps. Ne voulant prendre aucun uniforme, ni celui de la cour ni celui de la robe, dans les querelles survenues, et ayant assez de présomption pour croire que tout le monde avait les yeux ouverts sur sa conduite, lorsque personne n’y pensait, il fut très-malheureux et très-décontenancé. Mais ce qui lui donna le coup de grâce fut de se voir couché sur l’état de la maison de M. le comte de Provence, à côté d’Élie de Beaumont et de Linguet, dont la réputation est infiniment hasardée. Il en fut si humilié que je regarde la publication de cet état comme son arrêt de mort. Il pouvait l’être encore d’être précédé dans le même état par Moreau ; mais il avait des liaisons particulières avec ce dernier, et croyait sans doute sa réputation moins attaquée ; en quoi il se trompait. Il s’était flatté de pouvoir aspirer à une place de l’Académie française. Cet espoir fut encore au nombre de ses prétentions infortunées. L’éloquence des avocats n’est pas assez estimée en France pour obtenir aisément les honneurs académiques. Il faudrait, à la place de ces tours déclamatoires et de ces fleurs de mauvais goût, plus de véritable talent pour mériter notre suffrage. Ces messieurs ne savent pas assez, suivant l’observation de M. de Voltaire, combien l’adjectif peut affaiblir le substantif, quoiqu’il s’y rapporte en cas, en nombre et en genre[10]. M. Loyseau possédait au reste toutes les vertus domestiques ; il était bon fils et bon frère ; et il y a, par sa mort, sinon un homme heureux, certainement un honnête homme de moins.

M. Gibert, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, est aussi mort dans le courant de l’année dernière. C’était ce qu’on appelle un bon israélite, assez versé dans le fatras de l’histoire de France ; bon bénédictin de robe courte. Après la mort de Villaret, il fut nommé secrétaire de la pairie, et en cette qualité il composa un Mémoire sur les rangs et les honneurs de la cour[11], à l’occasion du fameux menuet du mariage de M. le dauphin[12]. L’abbé Georgel, ex-jésuite, qui vient de passer à Vienne en qualité de secrétaire d’ambassade avec M. le prince Louis de Rohan, a publié, avant son départ, une réponse à cet écrit anonyme pour la conservation des droits et prérogatives de la maison de Rohan et des autres princes étrangers établis en France[13]. Le pauvre diable de Gibert ne pourra pas répondre à l’ex-jésuite ; mais on dit que MM. les ducs et pairs de France veulent faire travailler à une réfutation, de sorte que ce grand procès pourra devenir, avec le temps, interminable.

Vous trouverez les autres pertes que nous avons faites pendant le cours de l’année dernière dans le Nécrologe des hommes célèbres de France, publié au commencement de cette année par un tas de barbouilleurs qui se donnent le titre de Société de gens de lettres. Vous serez, je crois, un peu étonné de n’avoir jamais entendu parler de la plupart des Hommes célèbres préconisés dans ce volume. L’Éloge de Trial, en son vivant, violon de M. le prince de Conti et directeur de l’Opéra, est fait avec une emphase et avec une noblesse de style à mourir de rire. Les détails rapportés dans les Éloges d’hommes connus et célèbres sont faux ou remplis d’erreurs et de mensonges, parce que personne n’est curieux de briller ni de voir la mémoire de ses amis célébrée dans une rapsodie généralement méprisée. Ils ont fait, dans ce dernier volume, l’Éloge du marquis d’Argens, chambellan du roi de Prusse. Ils le font prisonnier des Autrichiens, quoiqu’il n’ait jamais suivi le roi son maître à la guerre, et ils rapportent à ce sujet ce qui arriva à Maupertuis, tant ils sont bien instruits. Mais vous ne vous souciez guère des bévues de ces grimauds, et vous aimerez mieux savoir comment le roi de Prusse s’y prit pour faire revenir le marquis d’Argens à Potsdam, en 1766. Il lui avait donné un congé pour aller faire un voyage en Provence, sa patrie. Sa Majesté prévoyait que le soleil de Provence aurait de puissants attraits pour son chambellan, le plus frileux de tous les hommes ; qu’il s’y acoquinerait, et qu’il aurait beaucoup de peine à se résoudre à son retour. Cela ne manqua pas d’arriver en conséquence, le roi envoya au valet de chambre du marquis d’Argens plusieurs exemplaires d’une pièce imprimée, avec ordre d’en placer un sur la cheminée de son maître. C’était un prétendu mandement de l’archevêque d’Aix contre les productions du marquis. Vous l’allez lire, et il vous prouvera que si le roi de Prusse n’avait pas rempli sa place d’homme unique en ce monde, il aurait encore trouvé moyen de briller par sa théologie et par l’onction de son éloquence sacrée parmi les prélats de l’Église gallicane. Ce morceau d’éloquence produisit l’effet que le roi en attendait : le marquis d’Argens, effrayé par ce mandement, fit ses paquets et reprit la route de Potsdam en diligence, sans confier à personne le motif véritable de ce prompt départ. Il changea de nom en traversant la France. À chaque couchée, le valet de chambre eut soin de faire donner à son maître, par l’aubergiste, un exemplaire du mandement comme pièce du jour, ce qui fit doubler le pas au marquis pour regagner un pays où le soleil n’est pas à la vérité aussi beau qu’en Provence, mais où il n’y a ni évêque ni mandement à craindre[14].

MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE D’AIX
Portant condamnation
Contre les ouvrages imprimés du nommé marquis d’argens,
Et concluant à sa proscription du royaume.

Jean-Baptiste-Antoine de Brancas, par la miséricorde divine et par la grâce du saint-siège, archevêque d’Aix, à tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction.

« Jésus-Christ a dit, mes chers frères : « Vous verrez parmi vous de faux prophètes et de faux christs ; vous ne devez pas les croire. » Le grand Apôtre des Gentils dit dans un autre endroit : « Il s’élèvera dans les derniers temps des hommes puissants en erreurs qui corrompront l’Église. » Ne vous semble-t-il pas, mes chers frères, que nous vivons dans ce siècle si clairement désigné par les Écritures ? Cette malheureuse prédiction ne s’accomplit-elle pas évidemment de nos jours ? Le sens que les écrivains inspirés attachent aux mots faux prophètes, faux christs, hommes puissants en erreurs, n’a pas besoin de vous être expliqué. Ce sont ces loups dévorants dont les dents sanguinaires veulent déchirer le bercail du Seigneur ; ce sont ces âmes perverses, ces esprits de tenêbres qui trouvent une triste consolation en s’associant des compagnons aux tourments inexprimables qu’ils souffrent. Ils paraissent sous divers noms de ralliement qui les désignent ; géomètres sourcilleux, qui, de leur compas pensant avoir mesuré l’univers, veulent asservir nos dogmes à leurs formules et à leurs calculs de probabilité ; encyclopédistes audacieux qui ont perdu la profondeur de leur esprit en l’étendant trop en superficie ; philosophes enthousiastes qui insultent insolemment à l’Église pour recueillir les applaudissements des incrédules et des impies : tels sont, mes frères, les ennemis dangereux qui nous menacent.

Des monarques pieux, dans les siècles précédents, résistaient et savaient sévir contre des instruments dont se sert l’esprit malin pour perdre les hommes ; de saints échafauds étaient dressés dans les villes, où les ennemis de Dieu recevaient le juste salaire de leur rébellion. Depuis qu’un malheureux et damnable esprit de tolérance, ou, pour mieux dire, de tiédeur, domine dans le conseil des princes, l’hérésie ressuscite de ses cendres, l’erreur se répand, l’athéisme s’accrédite, et le vrai culte se perd et s’anéantit. Ainsi l’incrédulité, ne trouvant plus de frein qui l’arrête, bouffie d’orgueil, lève un front audacieux, et sape maintenant ouvertement les fondements de nos temples et de nos autels. Il semble que les puissances de l’enfer liguées fassent un dernier effort pour abattre, pour détruire le trône de l’agneau sans tache. Et de quelles armes se sert cet ennemi du genre humain pour nous combattre ? De la raison, oui, de la raison, mes chers frères ! Ils opposent la raison humaine à la révélation divine ; la sagesse de la philosophie à la folie de la croix ; des axiomes à des inspirations ; des découvertes physiques à la sublimité des miracles ; leur malice raffinée à la simplicité évangélique, et leur amour-propre à l’humilité sacerdotale. Un esprit de vertige les obsède au point que les blasphèmes deviennent des plaisanteries en leur bouche, et que les divins mystères, attaqués en toute manière, sont rendus absurdes et couverts de ridicules. Mais l’Éternel, qui tient encore dans sa main le même foudre dont il frappa les anges rebelles, qui furent précipités dans un gouffre de douleurs, est préparé à leur lancer les mêmes traits de sa main vengeresse. Que dis-je, mes chers frères ! il les a déjà lancés contre nous. Contemplez ces calamités accumulées sur nos têtes ; rappelez-vous les ravages de cette bête féroce dont la gueule carnassière, sans cesse abreuvée de sang humain, ne semblait assouvir sa rage qu’en dépeuplant une province entière[15] ; ce monstre qui, non content d’exercer sa fureur sur les habitants de la campagne, mit en déroute nos défenseurs, ces héros, ces dragons dont la renommée a répandu la gloire dans le fond de la Germanie et des régions lointaines où nous avons porté nos armes. Ah ! mes chers frères ! ce signe que Dieu vous donne est-il douteux ? ne désigne-t-il pas que vous avez accueilli l’ennemi de votre salut dans vos murs et auprès de vos foyers ? Mais Dieu ne se borne point à ces marques palpables qu’il vous donne de nos dangers ; il dérange la nature, il bouleverse l’ordre des saisons, il envoie les vents hyperboréens qui dessèchent nos campagnes, endurcissent nos fleuves ; le Rhône gèle, un froid engourdissant mutile les malheureux passagers dans leurs membres, et l’air raréfié, se refusant à leur respiration, les étouffe. Environné de ces spectacles affreux, nos entrailles s’émeuvent de compassion pour nos frères, et une juste crainte nous fait appréhender pour nous-mêmes un sort aussi désastreux. Ce n’est pas tout ; ces coteaux, naguère florissants, où des mains industrieuses cultivaient une terre reconnaissante, ces vignes, ces oliviers, sources et principes de notre abondance, détruits par la rigueur de la saison, sont désormais stériles comme ce figuier de l’Évangile condamné à ne plus porter de fruits.

Telles sont les images fortes dont l’Éternel se sert pour annoncer sa divine volonté aux nations. Une bête féroce qui dévore les peuples, c’est l’ennemi de votre salut qui tente de livrer vos âmes à une peine éternelle. Un froid excessif qui engourdit les membres et plonge des misérables au tombeau, ce sont les ouvrages des incrédules qui refroidissent, qui engourdissent, qui éteignent la foi des fidèles. Ces oliviers séchés, ce sont ces malheureux qui, corrompus par l’erreur, ne portent plus des fruits de justice et de sainteté. Que tombe et se déchire le voile qui vous offusque les yeux ! Hépheta ! Que l’aveugle recouvre la lumière ! Voyez, mes chers frères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob courroucé contre vous, comme jadis ille fut contre son peuple, lorsque la ville où il avait son temple était profanée, et que l’abomination était aux saints lieux.

Oui, l’abomination est parmi nous ; le souffle empoisonné d’un monstre corrompt la pureté de ces climats ; c’est lui qui excite et attire sur nous la colère céleste : comme l’impie Achab fit tomber sur sa famille tous les fléaux qui l’accablèrent, ce tison d’enfer attire sur nous toutes les calamités. Cet homme s’est rencontré doué d’une flexibilité d’esprit infinie autant que d’une malice profonde, raffinée par la philosophie. Guidé par une incrédulité opiniâtre et secondé d’un génie séducteur, il s’est déclaré l’ennemi de la cause de Dieu. Nouveau Protée, il se transfigure et prend sans cesse de nouvelles formes. Tantôt comme Juif, tantôt comme Chinois ou comme initié à la cabale, il vomit ses horribles blasphèmes. Ici empruntant le ton d’un commentateur, il fait penser et dire à Ocellus et à Timée de Locres des choses scandaleuses auxquelles ils n’ont jamais pensé. Ce même homme, à présent vomi des climats du Nord, des fins fonds de cette Prusse où l’incrédulité et la fausse philosophie ont établi leur siège, se trouve au milieu de nous, où, comme l’ennemi du genre humain, il tend de tous côtés des filets pour faire tomber sa proie dans le piège qu’il lui a préparé. Dieu dit à son peuple : « Rompez tout pacte avec l’impie, ou je romprai mon alliance avec vous et vos enfants. Exterminez les profanateurs et les idolâtres » (c’est-à-dire les philosophes). Je vous adresse, mes chers frères, les mêmes paroles. Ne tolérez plus parmi vous l’ennemi de votre salut ; mettez des climats lointains entre vous et celui qui veut saper votre foi ; que des mers vous séparent de ce compagnon de Bélial, de ce frère des esprits de ténèbres, de ce fils de Lucifer qui rugit dans des gouffres de douleurs des maux qu’il peut causer aux enfants de l’Église. Ou plutôt armez vos bras comme ces braves Lévites qui, saintement homicides, massacrèrent leurs frères dans le désert. Purifiez les châteaux d’Argens et d’Éguilles de l’aspect de l’impur qui les souille. Extirpez cet esprit rebelle du nombre des vivants. Vous combattrez pour l’Église ; soldats du Dieu vivant, vous soutiendrez sa cause. Alors cette heureuse contrée verra renaître ses beaux jours, les monstres disparaîtront, les saisons seront contenues dans leurs justes bornes, et ces peuples chéris, couverts de l’égide de la foi, seront à l’abri des traits empoisonnés que l’incrédulité lâche pour leur perdition. Une victime coupable apaisera le courroux céleste. Après cette sainte et salutaire barbarie, réconciliés avec l’Éternel, nous lui chanterons nos cantiques dans la simplicité de notre esprit, et avec un aveuglement consommé nous pourrons adorer en foi et en esprit ses mystères incompréhensibles. Les bêtes féroces respecteront notre zèle, les hyènes seront chassées par l’eau bénite, notre foi vive et fervente adoucira les hivers, transportera les montagnes et ressuscitera nos oliviers. Déjà les froids aquilons font place aux doux zéphyrs, les arbres verdissent, et leurs cimes superbes se couvrent de fruits. Les promesses que l’Éternel fait à ses enfants vont s’accomplir. Vous serez comblés de ses dons, vos celliers abonderont d’huile, vos pressoirs seront remplis de vin, vous vous nourrirez de la chair de vos ennemis, et votre famille nombreuse entourera votre table, comme ces tendres ceps de vigne qui forment des berceaux dans vos campagnes fécondes.

Il nous reste, mes chers frères, en finissant, de vous conjurer par les entrailles de la miséricorde de Dieu de vous comporter avec zèle et avec une pieuse vigueur dans la poursuite de l’impie à l’extirpation duquel sont attachés la fin de nos calamités et la bénédiction céleste. L’Église est un rocher inébranlable où les flots de l’erreur viennent se briser sans le léser. Tenez, mes chers frères, à ce rocher, à ce sûr asile ; votre foi triomphante verra la philosophie téméraire et la raison hautaine terrassées à ses pieds. Vous êtes notre troupeau, nous sommes votre berger. En cette qualité, notre devoir est de vous avertir et de vous prévenir contre les ouvrages d’iniquité qui se répandent comme les vapeurs sombres qui sortent du pied de l’abîme, et qui exhalent la corruption et la mort éternelle.

À ces causes, vu les livres qui ont pour titre : Lettres juives, Lettres chinoises, Philosophie du bon sens, Commentaire sur Ocellus, Commentaire sur Timée de Locres, Vie de l’empereur Julien ; après les avoir examinés avec des personnes d’une piété éminente, et y avoir trouvé partout des assertions erronées, hérétiques, sentant l’hérésie, choquant les oreilles pieuses, malsonnantes, blasphématoires ; nous défendons à toute personne de notre diocèse de lire ou retenir lesdits livres, sous les peines de droit. Nous dévouons l’auteur à l’anathème, où son partage sera avec Coré, Dathan et Abiron, et voulons que notre présent mandement soit lu au prône des messes paroissiales des églises des villes, bourgs et villages de notre diocèse. Donné à Aix, en notre palais archiepiscopal, le 13 mars 1766.

Signé : ✝ J.-B. Antoine, archevêque d’Aix.

— Je ne sais quel goguenard de prêtre vient de publier une Lettre à M. de V*** par un de ses amis, sur l’ouvrage intitulé l’Évangile du jour : c’est un écrit in-8° de soixante-douze pages[16]. Rien n’est plus adroit à un habitué de paroisse que de prendre le ton goguenard avec le patriarche de Ferney, sur les matières en question. Cela n’a été lu de personne : ces bons apôtres, qui nous fatiguent de leurs réponses, devraient bien apprendre de notre saint-père le pape les égards qui sont dus au patriarche. Un Anglais, près de passer les Alpes, s’était arrêté à Ferney pour voir M. de Voltaire, et, en prenant congé de lui, lui demanda ses ordres pour l’Italie. Le patriarche le pria, à tout hasard, de lui en rapporter les oreilles du grand-inquisiteur. L’Anglais, arrivé à Rome, parle de cette commission dans quelques cercles, et ces propos parviennent aux oreilles du pape. Lorsque cet Anglais se rend à l’audience de Sa Sainteté, elle lui demande, après quelques discours, si M. de Voltaire ne l’a pas chargé de quelque commission. Le voyageur comprit que le pape était instruit, et se mit à sourire. « Je vous prie, lui dit Sa Sainteté, de mander à M. de Voltaire qu’il y a longtemps que l’Inquisition n’a plus d’yeux ni d’oreilles[17]. » Clément XIV aurait fait une grande fortune de son temps, s’il n’avait pas été précédé par Benoît XIV.

— Il paraît depuis quelque temps un Spectateur français que je n’ai jamais lu, ni vu, ni aperçu dans aucune bonne maison, où cependant l’accès est assez facile aux mauvaises brochures, parce qu’après les avoir laissé traîner quelque temps sur la cheminée, on les jette sans les avoir lues : l’auteur de cet écrit périodique est un M. de Lacroix, avocat au Parlement[18]. S’il est aussi mince plaideur que mauvais écrivain, je plains ses pratiques. Cependant ce Lacroix ayant envoyé sa rapsodie à M. de Voltaire, celui-ci lui a répondu que ceux qui y travaillaient étaient les héritiers de Steele et d’Addison[19]. Ces compliments sacrilèges coûtent moins au patriarche que de lire une page du rapsodiste. Le spectateur Lacroix, après s’être paré, dans une petite annonce, de ce témoignage respectable du Nestor de la littérature pour encourager le public à souscrire, promet solennellement de renoncer à l’héritage d’Addison, que M. de Voltaire lui a si généreusement ouvert. « On ne le verra point, dit-il, comme le Spectateur anglais, sombre et taciturne ; il ne fumera point, il ne sera point forcé de boire. Il sera léger, affable ; ses discours seront plus galants que profonds. Son regard doux et tendre lira dans le cœur des femmes ; il profitera de leur émotion pour surprendre leur secret qui n’en est plus un, et il sera leur protecteur auprès des maris. Du reste, l’abbé léger, l’auguste prélat, l’officier sautillant, le militaire balafré, le jeune conseiller, le grave magistrat, le paisible rentier, et le bourgeois plaisant, trouveront également leur compte chez lui. » Voilà un échantillon du plan, du goût et du style de l’héritier de Steele et d’Addison. Ah ! seigneur patriarche, je prie la miséricorde divine de vous pardonner ce blasphème, ainsi que quelques autres de votre connaissance et de la mienne, qui vous sont échappés depuis quinze mois, au grand scandale des faibles, et pour lesquels vous serez forcé tôt ou tard de faire amende honorable. Remarquons qu’il n’est pas possible de faire jamais un Spectateur en France, à moins qu’on ne trouve le secret de réduire à la tolérance et à la modestie le genus irritabile vatum. Cette recette en vaudrait bien une autre ; mais M. de Lacroix aurait beau s’en servir, il ne ferait pas lire son Spectateur.

— L’insipide genre des héroïdes occupe toujours quelques-uns de nos poëtes sans nom. Nous en avons eu deux cette semaine ; mais comme le public ne touche pas à ces denrées, il n’a pas le droit de s’en plaindre. La première a pour titre : Lettre de Julie d’Étange à son amant, à l’instant où elle va épouser Wolmar ; sujet tiré de la Nouvelle Héloise, dédiée à J.-J. Rousseau[20]. Vous vous rappelez que cette Héloïse de Jean-Jacques brûlait pour son précepteur dans le temps qu’elle se laissait marier au sage Wolmar. Si celui-ci avait intercepté l’héroïde de notre petit poëte, il aurait peut-être fait, dans un premier moment, un mauvais parti à l’amant et au secrétaire de sa prétendue. L’autre héroïde est intitulée Lettre du chevalier de Séricour à son père[21]. Ce Séricour est un petit gentilhomme de Normandie qui vient à Paris avec son père. Il se trouve logé vis-à-vis d’Achmet, riche musulman qui voyageait alors avec Fanie, sa fille. Séricour lorgne trop, pour son repos, cette fille céleste. Il en devient éperdument amoureux. Il abandonne son père, et suit le père turc à Constantinople. Celui-ci consent de lui donner sa fille s’il veut se faire circoncire et prendre le turban. Rien n’arrête l’amoureux Séricour. Le voilà musulman et époux de Fanie. Son père, qui apprend cette exécrable apostasie, le fait dégrader par les tribunaux et déclarer civilement mort. Cependant Séricour avait pris le turban à bonne fin. Il ne manquait jamais, après avoir rempli le devoir nuptial en bon chrétien et rarement en Turc, à ce que dit l’histoire, de traiter la controverse avec la céleste Fanie. Peu à peu il lui démontra l’abus de la circoncision et la nécessité du baptême. Achmet, trop attaché à la croyance de Mahomet, écoutait aux portes. Il ne fut pas frappé, comme sa fille, de la lumière de l’Évangile, et épiant le moment qui avait été choisi par les deux époux pour administrer à la charmante infidèle, ainsi qu’aux enfants qui lui étaient venus du fait de M. le chevalier, les eaux salutaires du baptême, il accourt pour poignarder sa fille et pour massacrer ses enfants. C’est dans cet instant funeste que le missionnaire circoncis apprend par son père le sort qu’on lui a ménagé en France. Après avoir mandé en réponse à son père toutes ses infortunes, il ne lui reste d’autre parti que celui de se faire moine, et peut-être eunuque ; de sorte qu’on n’en entend plus parler. Vous croirez sans doute que l’auteur vous conte des fagots de l’autre monde ; mais il dit qu’ils ne sont que de l’autre siècle, et qu’il n’y a pas cent ans que cela est arrivé.

— Il y a des âmes délicates dans tous les ordres. Un avocat, M. Jobart, ayant su que ses confrères, du moins en grande partie, avaient résolu de reprendre leurs fonctions auprès du nouveau Parlement, crut devoir faire comme les autres. Le soir il va souper, selon son usage, avec sa maîtresse, qui le chasse honteusement en lui reprochant sa faiblesse. Il rentre chez lui sans souper, et, n’écoutant que son désespoir, il se fait à lui-même, le plus heureusement du monde, l’opération qu’on subit pour la conservation de la voix. Après quoi, il envoie à ses confrères rentrés le quatrain suivant :


Je ne vous suis plus rien, orgueilleux avocats ;
Je renonce à votre ordre et quitte la partie.
J’en ai perdu le droit, et perdu pour la vie ;
Rentrez, si vous voulez, je ne rentrerai pas.

Le fait est véritable. Cette héroïde est courte ; mais elle va au fait et emporte la pièce.

  1. Ce Rêve est, à n’en pas douter, de Mme d’Épinay. Il n’a pas été reproduit dans les diverses éditions de ses Œuvres.
  2. Mme la comtesse de Forbach. (Grimm.) Jeune peintre de beaucoup de talent que le duc de Deux-Ponts a fait
  3. élever et voyager en Italie et en France. (Id.)
  4. Les Pélopides, ou Atrée et Thyeste, Paris, Valade, 1771, in-8°.
  5. Voir tome VIII, p. 301.
  6. Le morceau de Thomas annoncé ici se trouve t.  IV, p. 548 de ses Œuvres Paris, Verdière, 1825.
  7. On publia en effet dans la même année le Bonheur, poëme en six chants, avec des fragments de quelques épîtres, ouvrages posthumes de M. Helvétius ; in-8°, 1772.
  8. 1773, 2 vol, in-8°.
  9. Il était né en 1728.
  10. Voltaire avait dit cela dans une lettre à d’Alembert, du 25 mars 1765, lettre dont Grimm avait sans doute eu communication. (T.)
  11. 1770, in-8°.
  12. Voir précédemment, p. 33.
  13. Réponse à un écrit anonyme intitulé Mémoire sur les rangs et les honneurs de la cour, par M. l’abbé Georgel, 1771, in-8°. Cet abbé est l’auteur de Mémoires dans lesquels l’affaire du collier est traitée avec de grands détails. (T.)
  14. Quelques méprises qui se trouvent dans l’Éloge du marquis d’Argens, que Rua, trésorier de France, neveu et héritier du marquis, fit insérer dans le Nécrologe des hommes célèbres de France, fournissent à Grimm l’occasion de traiter, un peu trop durement peut-être, les auteurs de ce Nécrologe, et de raconter à sa manière l’anecdote de l’opuscule composé par le roi de Prusse afin de déterminer le marquis d’Argens à quitter la Provence, sa patrie, et à revenir en Prusse. Frédéric II rédigea sous le nom de l’évêque d’Aix un mandement* contre les ouvrages de son chambellan. Il en envoya plusieurs exemplaires au valet de chambre du marquis, avec ordre d’en placer un sur la cheminée de son maître. Le marquis, effrayé par ce mandement, fit ses paquets et reprit la route de Potsdam en diligence. L’imprimé ne sortait pas de ses mains. En relisant le titre et le préambule, il vit, dit M. Thiébaut dans ses Souvenirs (tome V, p. 350 et suiv.) que le saint pasteur se qualifiait évêque et non archevêque ; cette observation fut pour lui un trait de lumière qui lui fit deviner toute la supercherie. Aussi le lendemain, avant de partir, il fit mettre à la poste une lettre où, rendant compte à Frédéric de son empressement à le rejoindre, il lui racontait comment le démon de la guerre avait cherché à soulever une brebis fidèle contre son pasteur, ajoutant que si le diable avait jeté les yeux sur l’Almanach royal, il y aurait vu que la ville d’Aix a un archevêque, et non simplement un évêque ; qu’il allait écrire à notre saint-père le pape pour lui dénoncer cette diablerie, etc., etc. Il paraît que Grimm avait sous les yeux une copie du mandement où se lisait le mot archevêque ; ce qui l’a empêché de raconter cette anecdote dans toute son étendue. M. Thiébaut semble avoir lu la lettre du marquis, dont il cite un long passage. Ainsi son récit mérite toute créance. (B.) *. Voir ce mandement dans les Œuvres complètes de Frédéric, édition Preuss, tome XV, p. 175.
  15. La bête du Gévaudan.
  16. Ce n’est point un goguenard de prêtre, mais un honnête laïque, nommé Ducarne de Blangy, qui a mis au jour en 1771 (Paris, Gueffier, in-8°) cette Lettre à M. de V***. L’auteur fit paraître une seconde Lettre la même année, et une troisième en 1773. (B.)
  17. Voltaire rapporte cette anecdote dans une lettre du 27 novembre 1771, adressée au cardinal de Bernis. (T.)
  18. Le Spectateur français, pour servir de suite à celui de Marivaux, in-12, 1771. Les années 1774, 1775 et 1776, sont de J.-L. Castilhon. Celui de Marivaux comprenait, de 1722 à 1752, 2 vol.  in-12.
  19. Lettre du 22 mars 1772.
  20. Paris, 1772, Valade, in-8° ; par de Vauvert.
  21. Amsterdam et Paris, Valade, 1772, in-8° ; également de Vauvert.