Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/Épilogue

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 439-445).

ÉPILOGUE


La double tâche de conteur et d’historien que nous nous étions imposée est près d’être terminée, et il ne nous reste plus que peu de chose à ajouter à notre récit pour le compléter.

Nous devons d’abord parler de la mission du capitaine Lantejas, et, à cet effet, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de nous reporter à l’époque où le bon chanoine de Tepic, don Lucas Alacuesta, voulut bien nous raconter ses aventures. Nous emprunterons à son propre récit ce qui a trait au sujet qui nous occupe.

« À mon arrivée à Oajaca, me dit don Lucas, où toutefois je n’avais pu pénétrer qu’après avoir couru de fort grands risques, je me rendis chez mon oncle, qui avait cru prudent, pendant les troubles qui agitaient le pays, de quitter son hacienda de San Salvador et de se retirer dans la capitale de la province. J’avais remarqué dans ses diverses conversations une certaine tendance à blâmer les actes du gouvernement, et j’avais cru voir en lui quelque partialité pour l’insurrection. Je me décidai donc, dès les premiers jours, à m’ouvrir à lui, en lui faisant connaître ma situation auprès de Morelos, ainsi que la mission dont j’étais chargé. Mais que je m’étais grossièrement trompé ! À peine avais-je fini de parler, que mon oncle, les yeux enflammés de colère, pouvant à peine se contenir et se signant comme s’il eût déjà vu pousser en moi les cornes et les pieds fourchus prédis par le vénérable évêque dé Oajaca, m’ordonna de vider les lieux à l’instant même, ainsi que l’Indien et le nègre qui m’avaient accompagné. « Et estimez-vous heureux, seigneur don Cornelio Lantejas. » ajouta-t-il en me poussant par les épaules, « que, retenu par l’amitié que je porte à mon frère, je ne livre pas à la vindicte publique son misérable fils, qui déshonore notre maison.

« — Mon oncle, lui dis-je, je vous supplie…

« — Je n’ai pas de neveu parmi les ennemis du roi d’Espagne, » s’écria-t-il avec tant de violence, que je craignis un instant d’éprouver le sort d’Ochoa, qui, demandant grâce à son frère Luciano, à la bataille des Acuicho, reçut de lui le coup mortel, accompagné de ces mots : Je n ai pas de frère parmi les insurgés.

« Tel fut le résultat de ma première tentative d’embauchage, qui m’enseigna à mieux observer à l’avenir les personnes auprès de qui j’aurais à exercer ma mission.

« Peu de temps après, Oajaca se trouvait au pouvoir de Morelos, que cette dernière conquête rendait paisible dominateur d’une immense et riche province, de toute la côte du sud et de presque toute la partie de l’océan Pacifique qui baigne le territoire mexicain.

« La fortune de l’ex-curé de Garacuaro était parvenue à son apogée. Les noms de Morelos et de Galeana, continua le bon chanoine, avec un air de mélancolie profonde, avaient eu tout le retentissement que ces deux illustres champions de l’indépendance pouvaient désirer ; mais le moment n’était pas loin où tous deux allaient disparaître de la scène qu’ils avaient si glorieusement remplie. Moins de six mois après[1], la bataille de Puruaran devenait le tombeau de la gloire militaire de Morelos, et, quelques mois plus tard[2], j’assistais au dernier combat que livra l’intrépide Galeana.

« Ah ! ce fut un moment sublime que celui où, accablé déjà par la supériorité du nombre, mais brandissant fièrement sa lance et jetant à l’ennemi son terrible cri de guerre : Aqui esta Galeana, le mariscal s’élança au galop, et vit deux compagnies s’ouvrir devant le poitrail de son cheval et lui livrer passage. Un instant nous espérâmes la victoire ; mais, emporté par son ardeur, don Hermenegildo, en revenant à la charge, se frappa violemment au front contre une mère-branche d’arbre, et, des deux chênes qui se heurtaient, le chêne humain succomba. Je vis le mariscal chanceler sur sa selle et vider les arçons : quatorze dragons l’entourèrent, et l’un d’eux déchargea, à bout portant, son mousqueton dans sa robuste poitrine. Tandis que, de ses mains défaillantes, le général cherchait à tirer son épée du fourreau, le dragon mit pied à terre et lui trancha la tête. La bouche du héros ne devait plus proférer son cri de guerre toujours victorieux, et je vis bientôt cette noble tête, pâle et sanglante, élevée au bout d’une lance, comme le plus glorieux trophée que l’ennemi eût à envoyer au vice-roi.

« Il y a quelquefois de singulières coïncidences dans la vie de l’homme, continua don Lucas. Galeana était né à Teipam ; il avait passé une partie de sa vie sur son hacienda del Zanjon ; c’est de cette propriété qu’il avait tiré le canon el niño ; c’est de là qu’il était sorti inconnu, et c’est à la bataille de Teipam, près de cette même hacienda del Zanjon, qu’il revenait mourir aussi renommé qu’il était obscur quatre ans auparavant.

« Dieu devait une récompense à celui qui, toujours miséricordieux, n’avait jamais fait couler une goutte de sang après la victoire ; aussi lui envoya-t-il une mort glorieuse et presque douce, tant elle fut rapide. Il lui accorda aussi la consolation d’entrevoir, à son dernier moment, le vague contour du lieu qui l’avait vu naître.

« Le même sort n’était pas réservé à Morelos.

« Galeana, dont la lance et l’épée n’avaient jamais frappé que sur le champ de bataille, devait, quand son heure fut venue, y terminer noblement sa vie et mourir de la même mort que celle qu’il avait tant de fois donnée à ses ennemis.

« Morelos, au contraire, qui si souvent avait abusé de la victoire envers ses prisonniers, devait à son tour connaître l’une après l’autre toutes les angoisses et toutes les tortures qu’inflige au vaincu le vainqueur sans pitié.

« Prisonnier lui-même à l’affaire, de Tesmaluca[3], il fut traîné de prison en prison, les fers aux pieds, jugé par le tribunal de l’inquisition, et condamné, comme prêtre rebelle et dissolu, à être passé par les armes, dégradé enfin des ordres sacrés ; il écouta toutefois sa sentence avec calme, et sa bravoure et sa grandeur d’âme ne se démentirent pas un seul instant. Mais sa mort physique, si je puis m’exprimer ainsi, fut plus cruelle que sa mort morale. Atteint d’abord de quatre balles qui le renversèrent, il jeta un cri horrible, se releva pour retomber aussitôt, et ses membres, qui frappaient convulsivement la terre après la seconde décharge, indiquaient combien son agonie était affreuse et quelle terrible expiation Dieu lui réservait pour sa dernière heure. »

En prononçant ce jugement sévère, mais impartial, le bon chanoine baissait la tête comme si son cœur eût gémi des aveux que lui arrachait sa conscience en parlant de son général bien-aimé. Mais, se redressant bientôt sur son siége, il s’écria d’une voix ferme :

« S’il a commis d’inutiles cruautés quand la clémence était si facile et ne lui eût rien coûté, s’il a refusé bien souvent la grâce qu’on lui demandait, il a refusé aussi la vie que lui offrait un ami courageux et dévoué, pour ne pas compromettre celle d’un geôlier et enlever à sa famille ses moyens d’existence. Un seul moment de faiblesse de sa part eût mis en danger la tête de plus de mille personnes : tout cela n’est-il pas une compensation, et les taches de sa carrière politique et militaire l’empêcheront-elles d’être le plus grand des chefs de l’insurrection mexicaine ? »

L’histoire a confirmé le jugement du chanoine.

Ce dernier, en terminant son récit, m’avait également instruit de ce qui le concernait personnellement.

Après la mort de ses deux chefs, dont il n’avait jamais pu se résoudre à se séparer, il avait quitté le service actif sans toutefois accepter l’indulto[4] du gouvernement espagnol. Profitant, sous le nom d’Alucuesta, qu’il avait définitivement adopté, de l’asile que lui offraient, tantôt dans une province, tantôt dans une autre, les successeurs armés de Morelos, il avait repris ses études théologiques, abandonnées pendant près de cinq ans.

Après bien des difficultés et des traverses, il était parvenu à se faire conférer les ordres, et il jouissait enfin d’un doux loisir qui s’accordait si bien avec ses goûts, pour l’étude et pour la paix.

Costal rêvait toujours l’ancienne splendeur de ses ancêtres ; à d’assez fréquentes excursions près, il n’avait jamais quitté son ancien capitaine, et était devenu l’hôte, le commensal et l’ami du bon chanoine.

Quant à Clara, il n’avait rejoint que plus tard le Zapotèque, son ancien compagnon d’aventures ; ses goûts de vagabondage lui avaient fait refuser l’hospitalité que lui offrait don Lucas, dans l’histoire de qui il avait à peine marqué, et qui lui payait plus que sa dette en fournissant à ses plus urgentes nécessités.

Don Rafael, uni à la femme qu’il avait si longtemps désirée, était au comble de ses vœux. Son serment de combattre sans relâche l’insurrection mexicaine l’obligeait à rester au service. Le grade de général qu’il avait obtenu, quoique tardivement, était la récompense bien méritée de sa bravoure et de son dévouement à la cause royale. Les hasards de la guerre avaient épargné sa vie, qu’il lui eût été si douloureux de perdre maintenant qu’il pouvait, à de certains intervalles, comme le marin après de longues et périlleuses navigations, aller goûter dans son hacienda del Valle les trop courts instants de félicité que Gertrudis lui tenait en réserve.

Peu de jours avant la dernière défaite de Morelos, Arroyo, qui depuis trop longtemps jouissait de l’impunité de ses crimes, avait été assassiné par un des bandits de sa guerilla.

On croyait l’insurrection anéantie. Délié dès lors de son serment, le général Tres-Villas quitta le service.

Mais la tranquillité qu’avait ramenée presque partout le rétablissement de l’autorité royale n’était qu’une trompeuse apparence ; l’insurrection, comprimée pour un moment, devait éclater de nouveau.

Morelos, par ses nombreux succès, avait appris au peuple mexicain à connaître sa force, et c’est sur cette base indestructible que devait plus tard s’appuyer l’émancipation du pays.

Telle cette digue gigantesque[5] que, de nos jours, la main de l’homme a élevée au milieu de l’Océan pour défendre nos flottes contre la fureur des flots de la mer : plus d’une fois, avant de surgir, elle a été renversée ou ébranlée par la tempête ; mais d’énormes blocs de granit, entassés à grands frais pour en former la base, restaient inébranlables ; d’habiles et hardis ouvriers reprenaient courageusement leurs travaux après la tourmente ; les flots étaient vaincus… et, comme si le fond de l’abîme l’eût vomie, la digue apparut tout à coup. Bientôt on la vit dresser fièrement sa crête au-dessus des eaux, et, bravant désormais l’Océan en courroux, se rire de la vague impuissante qui vient rugir et se briser contre ses flancs. Telle cette mémorable révolution, qui, après une lutte acharnée et sanglante, mêlée de succès et de revers, a enfin arraché à jamais la nation mexicaine à la domination de l’Espagne, et affranchi sans retour les peuples qui habitent cette vaste portion du continent de l’Amérique, où, depuis trois siècles, flottait orgueilleusement le drapeau ibérien.


FIN.
  1. 5 janvier 1814.
  2. 27 juin 1814.
  3. 15 novembre 1815.
  4. Amnistie.
  5. La digue de Cherbourg.