Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/XI

La bibliothèque libre.
Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 429-439).

CHAPITRE XI

LE FANTASTIQUE ET LA RÉALITÉ.


Cependant, comme si les alentours du lac d’Ostuta, si déserts jusqu’alors, fussent tout d’un coup devenus le lieu d’un rendez-vous général, des lumières brillèrent au loin, et, dans une direction différente de celle que suivait la litière de Gertrudis, une autre litière se montra ; mais celle-là était à bras, et on la portait.

Une demi-douzaine d’Indiens la précédaient, en éclairant sa marche à l’aide de branches enflammées d’ocote[1], qu’ils tenaient à la main.

À la voix de don Rafael, l’escorte de Gertrudis avait fait halte, et au même moment le brancard, arrivé au bord du lac, s’arrêta également. Les Indiens qui l’accompagnaient se mirent alors, armés de leurs torches, à fouiller les roseaux.

Une distance de deux ou trois cents pas séparait les groupes formés autour des deux litières.

Furieux de voir les bords du lac occupés de nouveau, Costal s’était élancé de ce côté, et, arrachant à l’un des Indiens la torche qu’il portait, poussa vivement son cheval vers le brancard.

À la vue d’un cavalier qui arrivait sur eux, la figure enflammée de colère, la bride entre les dents, tenant d’une main une torche et de l’autre une épée encore toute sanglante, les porteurs du brancard, épouvantés, le laissèrent brusquement tomber par terre et s’enfuirent à toutes jambes. Un cri étouffé se fit entendre du fond de la litière, dont le capitaine, qui avait suivi Costal, s’empressa d’écarter les rideaux. À la lueur de la torche du Zapotèque, apparut une figure pâle et souillée de sang. Don Cornelio reconnut aussitôt le jeune Espagnol, victime de la férocité d’Arroyo et de la cupidité de son lâche associé. Le mourant, en voyant Costal, tressaillit, et d’une voix presque éteinte :

« Oh ! ne me faites pas de mal, dit-il ; j’ai si peu de temps à vivre ! »

Lantejas fit signe à Costal de s’éloigner, et par des paroles affectueuses calma les craintes du malheureux jeune homme.

« Merci, merci ! lui dit celui-ci ; puis, tournant vers lui des regards suppliants : « Ne l’avez-vous pas vue ? » ajouta-t-il.

Ces mots furent un trait de lumière pour don Cornelio ; le fantôme fuyant de l’hacienda de San Carlos et la blanche apparition dans les roseaux du lac ne furent plus à ses yeux qu’une seule et même malheureuse créature ; deux fois il avait vu, vivante encore, celle que l’Espagnol ne devait plus sans doute revoir que morte. L’esprit tout troublé des récents événements de la nuit, craignant d’ailleurs de rendre plus amers les derniers moments du moribond, don Cornelio ne savait que répondre.

« Je ne sais, dit-il en hésitant ; je n’ai vu personne… que des brigands, dont deux sont restés sur le carreau.

— Cherchez-la, pour l’amour de Dieu, reprit l’Espagnol ; elle ne doit pas être loin… Je parle de ma femme… nous avons trouvé près d’ici ce mouchoir de soie… plus près encore, ce soulier. Ah ! si je pouvais seulement embrasser Marianita avant de mourir ! »

En parlant ainsi, le jeune homme, plein d’angoisses et d’un air déchirant, montrait les deux objets appartenant à celle que les roseaux du lac allaient probablement lui rendre sans vie.

Le capitaine laissa retomber les rideaux de la litière et rejoignit Costal, qui continuait à exhaler toute la fureur qu’avait excitée chez lui le cruel désappointement qu’il venait d’éprouver.

Don Cornelio voulut lui faire part de ses craintes au sujet de la jeune femme…

« Vous êtes fou ! lui dit l’Indien d’un ton de mauvaise humeur ; la femme que vous avez vue dans les roseaux, c’est Matlacuezc… et j’allais l’enlacer dans mes bras quand cet infâme bandit est venu la faire disparaître ! ajouta-t-il avec rage.

— Le fou, c’est vous, malheureux païen ! la pauvre créature qu’a sans doute frappée la balle qui vous était destinée n’est autre que la femme de cet infortuné jeune homme. »

Pendant que, les yeux toujours fixés sur la litière, le capitaine cherchait à dissiper les illusions dont se repaissait Costal, les porteurs de torches et ceux du brancard, revenus de leur frayeur, avaient repris leurs recherches sur les bords du lac.

Tout à coup un d’entre eux jeta un cri horrible.

« La voilà ! » s’écria-t-il ; puis ce cri fut suivi d’un hurlement funèbre à la mode indienne. Ce hurlement apprit à l’Espagnol le malheur qu’on aurait voulu lui cacher.

Le capitaine entendit qu’il l’appelait, et courut vers lui ; il était sur son séant, les yeux égarés, la bouche béante.

« Morte ! morte !… s’écria-t-il.

— Espérez ; cet homme se trompe peut-être, dit le capitaine…

— Morte ! vous dis-je » ; et, après une courte pause, sa figure redevenant calme : « Que puis-je d’ailleurs espérer de mieux ? ajouta-t-il ; elle a échappé aux outrages, et je vais mourir aussi. Allez, mon ami, la mort est pour moi plus douce que la vie ; elle va me réunir à celle que j’aimais plus que moi-même. »

Et, comme ces moribonds qui s’arrangent pour mourir, le jeune homme reposa doucement sa tête sur son oreiller et ramena d’une main jusqu’à ses yeux la couverture qui l’enveloppait ; puis son autre main arrangeait avec soin une place à côté de lui, comme s’il eût voulu préparer la couche funèbre de celle qu’il ne devait plus revoir.

Don Cornelio courut rejoindre Costal, et l’entraînant vers le lac :

« Venez ! lui dit-il, et vous verrez ! »

Tous deux se rendirent à l’endroit d’où était parti le cri.

Une robe blanche déchirée par les ronces, souillée de sang et d’un limon verdâtre, enveloppait comme un linceul, le corps inanimé d’une jeune femme, que les Indiens avaient déposé sur un lit de roseaux ; quelques feuilles vertes, qui débordaient sa tête comme une couronne funéraire, composaient sa dernière parure.

« Elle est belle comme la déesse des eaux ! dit Costal. Pauvre don Mariano, acheva-t-il en reconnaissant la victime, il est là-bas bien loin de penser qu’il n’a plus qu’une fille ! »

Et il s’éloigna la tête baissée et tout rêveur ; le capitaine le suivit.

« Eh bien ! lui demanda-t-il, croyez-vous toujours avoir vu l’épouse de Tlaloc ?

— Je crois ce que mes pères m’ont enseigné à croire, répondit l’Indien d’un ton découragé. Je crois que le fils des caciques de Tehuantepec mourra sans avoir pu recouvrer l’ancienne splendeur de sa famille. Tlaloc, qui demeure là, ne l’a pas voulu. »

On s’expliquera facilement comment, l’esprit troublé jusqu’au vertige par la terreur que lui inspiraient les bandits d’Arroyo, la jeune femme de don Fernando s’était égarée en fuyant.

Arrivée au lac, les épais roseaux qui en garnissaient les bords, lui avaient paru un asile sûr où nul ne viendrait la chercher. Elle s’y était réfugiée.

On s’expliquera tout aussi aisément la présence d’Arroyo et de sa troupe dans le même endroit. En suivant les traces que la malheureuse créature qu’ils poursuivaient avait laissées derrière elle, ils étaient arrivés à son dernier refuge, laissant à leur tour leurs propres traces, que don Rafael devait bientôt retrouver. Un des hommes du guerillero avait aperçu Costal nageant dans le lac et près de saisir celle que sa folle imagination lui représentait comme la divinité des eaux. Brûlant de venger la mort du Gaspacho, le bandit avait tiré sur l’Indien ; mais sa balle, mal dirigée, s’était trompée de but, et avait frappé l’innocente victime qui, cherchant dans le lac fatal un asile contre les outrages qu’on lui préparait, ne devait y trouver que la mort.

La présence subite et inattendue de l’infortuné don Fernando sur les bords de ce même lac paraîtra peut-être d’autant plus inexplicable, que nous avons laissé le malheureux jeune homme captif dans sa maison et presque expirant au milieu des tourments que lui avait fait subir son bourreau. Quelques mots cependant suffiront pour donner au lecteur l’explication qu’il attend à ce sujet.

La femme d’Arroyo, que la jalousie rendait clairvoyante, ne s’était pas méprise sur les coupables intentions de son mari à l’égard de doña Marianita.

Pensant que don Fernando, une fois libre, pourrait peut-être trouver quelque moyen de soustraire sa jeune femme à la convoitise du bandit, la virago s’était empressée de lui rendre la liberté ainsi qu’à quelques-uns de ses serviteurs. Elle avait gardé les autres otages. Elle espérait en outre, par ce qu’elle regardait comme un acte de clémence, désarmer le courroux du vainqueur.

Une litière à bras, dans laquelle avait été déposé don Fernando, avait servi à le transporter hors de l’hacienda. Les Indiens qui le précédaient avaient suivi, à l’aide de leurs torches, les traces laissées par la jeune femme dans sa fuite, et ces traces, ainsi que les deux objets qu’ils avaient trouvés, les avaient tout naturellement conduits jusqu’au lac. C’est là que le dernier soupir de don Fernando devait presque se confondre avec celui de la pauvre Marianita, qui ne l’avait précédé que de quelques instants. Ne pleurons pas ceux que la mort réunit ; ne pleurons que ceux qu’elle sépare !

« C’est une brave femme, avait dit le lieutenant catalan en apprenant la délivrance du jeune Espagnol ; aussi la pendrai-je par la tête… ne fût-ce que par décence. »

Ajoutons, pour finir toute explication, que le lendemain au point du jour, le Catalan s’empara de vive force de l’hacienda, et que, à l’exception de la virago, qui fut pendue par le cou, il fit pendre tous les bandits par les pieds, les morts comme les vivants. Le brave et implacable lieutenant avait juré d’utiliser toute sa provision de cordes, et il tint religieusement son serment.

Dieu, sans doute, avait voulu préparer l’âme du père et la fortifier contre le malheur qui allait le frapper dans une de ses filles, en le rendant d’abord témoin du bonheur ineffable de celle qu’il lui conservait pour être son ange de consolation.

Gaspar avait appris, en allant chercher le colonel à San Carlos, le sac de l’hacienda par les bandits, la fuite de Marianita, le cruel supplice infligé à don Fernando, et il eût pu instruire son maître de tous ces événements ; car, arrivé sur les bords du lac, il l’avait parfaitement reconnu au clair de la lune.

Craignant toutefois que, s’il se laissait voir de don Mariano, celui-ci ne rétractât l’ordre de délivrer à don Rafael le message de Gertrudis, ou appréhendant, tout au moins un nouveau retard, il avait coupé à travers le bois pour gagner l’endroit où était le colonel, et c’est pourquoi, de peur qu’on ne reconnût sa voix, il n’avait pas voulu répondre à l’appel du Zapote.

Les bords du lac, naguère si bruyants, étaient de nouveau plongés dans un morne silence ; le moment approchait où ils allaient redevenir une profonde solitude.

Don Cornelio et ses deux compagnons avaient disparu.

Le cortége funèbre s’était déjà mis en marche pour l’hacienda de San Carlos. Une mort cruelle venait de réunir les âmes des deux jeunes époux ; un même brancard funèbre devait aussi réunir leurs corps inanimés. Les Indiens qui le portaient marchaient silencieusement.

Don Mariano, accompagné de ses serviteurs auxquels s’étaient joints Gaspar et el Zapote, suivait le convoi. Derrière eux, à une grande distance, les cavaliers de l’escorte du colonel fermaient la marche.

Le silence solennel de la mort régnait partout.

Rien ne nous empêche maintenant d’opposer au tableau funèbre qui vient de passer sous nos yeux celui de la félicité la plus parfaite qu’il soit donné à l’homme de goûter ici-bas : délicieuses extases d’un amour partagé, souvent précédées de longs et cruels tourments, mais qu’on n’a jamais achetées trop cher !

Seuls, deux personnages, à une égale distance de la suite de don Mariano et des cavaliers du colonel, échangeaient à voix basse des paroles que nulle oreille indiscrète ne pouvait entendre.

Absorbés depuis leur réunion dans les idées de bonheur dont leurs cœurs débordaient, ils étaient restés étrangers à tout ce qui s’était passé autour d’eux. Don Mariano, dévorant sa douleur en silence, leur avait laissé ignorer le double malheur qui venait de le frapper. Il connaissait toute la tendresse de Gertrudis pour sa sœur, et aurait craint, dans l’état de faiblesse où elle était, de lui porter un coup mortel en lui apprenant, sans l’y avoir préparée, la triste fin de Marianita.

Don Rafael, à cheval à côté de la litière qui portait Gertrudis, se penchait sur sa selle pour ne pas perdre un seul son de sa voix, et recueillait chacune de ses paroles avec l’avidité du voyageur dévoré de la soif, qui peut enfin s’incliner sur la source qu’il rêvait depuis longtemps et en savourer à longs traits l’eau pure et limpide.

Une clarté vague et confuse, que laissaient à peine entrer dans la litière deux rideaux à moitié fermés, ne permettait à don Rafael que de saisir les contours indécis de la figure de Gertrudis.

Cette demi-obscurité, si favorable à la jeune fille, lui servait à cacher et son bonheur et sa confusion, que trahissait l’incarnat de ses joues si pâles jusqu’alors.

Épuisée par la violence de sa passion, elle lançait des regards furtifs sur son amant, pour s’assurer si les tourments de l’absence avaient aussi laissé leur empreinte sur ses traits.

Mais, disons-le sans détour, l’amour incurable dont il était consumé n’avait depuis longtemps marqué sa trace que par une mélancolie profonde répandue sur sa physionomie, et, dans ce moment, elle rayonnait de bonheur. C’est que don Rafael ne doutait plus de l’amour de Gertrudis ; Gertrudis doutait du sien.

La jeune fille soupirait, et cependant cet amour sans mélange, dont, aux dernières clartés de la lune, elle pouvait encore voir l’empreinte sur chacun des traits de son amant, aurait dû la rassurer et dissiper jusqu’à son dernier soupçon. Don Rafael s’occupait de cette douce tâche.

« Je ne puis vous croire, Rafael, disait Gertrudis ; mais, quant à la sincérité de mes paroles, vous n’en sauriez douter, n’est-ce pas ? car ce messager vous disait clairement que je ne pouvais… plus vivre… loin de vous. Alors vous êtes venu… Oh ! Rafael ! ajouta-t-elle avec un sanglot de douloureux bonheur qu’elle essaya vainement d’étouffer, que me direz-vous donc pour me convaincre que vous m’aimez toujours ?

— Ce que je vous dirai ? reprit simplement don Rafael ; mais rien, Gertrudis : vous avez reçu de moi le serment que dussé-je avoir le poignard levé sur mon plus mortel ennemi, ma main resterait suspendue sans frapper pour suivre votre messager ; je suis venu, et me voici.

— Vous êtes généreux, je le sais, Rafael ; mais… vous l’aviez juré… Oh ! mon Dieu ! s’écria Gertrudis avec effroi, qu’entends-je ? »

Un horrible cri d’appel venait de retentir dans la plaine jusqu’aux rochers du Monapostiac, avec une intonation si lugubre, que la jeune fille en avait tressailli d’épouvante.

« Ce n’est rien, répondit le colonel, c’est la voix d’Arroyo. Arroyo est l’un des deux meurtriers de mon père, dont la tête, séparée du cadavre et encore toute sanglante, reçut mon serment de poursuivre le monstre à outrance… Chut ! Gertrudis, ne craignez rien, ajouta-t-il pour répondre à un nouveau geste d’effroi qu’elle venait de faire ; le bandit est garrotté là-bas sur le sable. Tout à l’heure, je tenais en ma puissance l’homme que j’avais vainement poursuivi pendant deux ans, quand votre messager est venu… Alors j’ai tranché le lien qui attachait l’assassin à la queue de mon cheval… pour accourir plus vite vers vous. »

Gertrudis, presque défaillante, laissa retomber sa tête sur les coussins de sa litière, et comme don Rafael effrayé se penchait vers elle :

« Votre main, Rafael, dit-elle d’une voix mourante, pour le bonheur sans nom que vous me donnez ! »

Et don Rafael sentit, en frémissant de plaisir, la douce pression des lèvres de Gertrudis sur la main qu’il s’était hâté de lui livrer.

Puis tout aussitôt, honteuse de cet aveu de sa passion, Gertrudis referma vivement les rideaux de sa litière, pour savourer dans l’ombre et sous l’œil de Dieu seul la suprême félicité de se savoir aimée comme elle aimait, félicité qui la suffoquait, il est vrai, mais à laquelle elle sentait qu’elle devait la vie.

De même que ces fantômes qu’évoque parfois l’imagination ou que les rêves font passer sous nos yeux, et qu’on voit successivement s’évanouir, les divers personnages que nous venons de voir souffrir, aimer ou combattre, Fernando et Marianita, étendus sur leur brancard funéraire ; Gertrudis, dans sa litière, renaissant à la vie ; don Rafael, don Mariano et sa suite, tous s’éloignaient petit à petit de la scène où nous les avons vus pour la dernière fois. Don Cornelio, Costal et Clara, nous l’avons dit, avaient déjà disparu. Le dernier des cavaliers de l’escorte du colonel qui fermait la marche funèbre se perdait à son tour derrière le rideau de cèdres qui bordait l’Ostuta vers l’ouest.

Sur la rive désertée du lac, deux corps immobiles restaient seuls : l’un mort, c’était Bocardo ; l’autre vivant, c’était Arroyo, destiné, selon que son heure était ou n’était pas venue, à servir de pâture aux vautours, à expier ses crimes sous le poignard d’un royaliste ou à exciter la compassion d’un insurgé.

La lune avait disparu derrière les monticules, et la vitreuse transparence qu’elle avait prêtée comme un simulacre de vie à la colline enchantée s’était éteinte. Ses rayons n’éclairaient plus les eaux du lac. Le Monapostiac et l’Ostuta avaient repris, l’un son aspect sombre et lugubre, l’autre sa triste et morne tranquillité : c’était le calme effrayant de la mort dans la solitude.


  1. Pinus picea.