Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/I/II

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 32-48).

CHAPITRE II

LE DESCENDANT DES CACIQUES.


À la même heure où l’étudiant en théologie se décidait à faire halte dans le hamac où nous l’avons laissé, c’est-à-dire une heure avant le coucher du soleil, deux hommes venaient d’apparaître sur les bords d’une petite rivière.

C’était à mi-chemin entre l’endroit où le dragon avait pris congé de l’étudiant et l’hacienda de las Palmas, vers laquelle il se dirigeait.

Au milieu d’une étroite vallée, la rivière dont il est question, bordée de frênes et de saules aux branches desquels montaient en serpentant des faisceaux de lianes fleuries, roulait ses eaux limpides sur un sable fin, au niveau du gazon de ses rives. À peu de distance de l’endroit où se tenaient les deux nouveaux personnages qui vont entrer en scène, la rivière ne semblait qu’un miroir calme, fait pour répéter l’azur limpide du ciel ou quelque coin du manteau étoilé de la nuit ; mais plus loin elle prenait un aspect sauvage, entre deux bords relevés et recouverts d’une végétation pleine de vigueur.

De la rive gazonnée où étaient parvenus ces deux hommes, le bruit imposant d’une cataracte de la rivière se faisait distinctement entendre comme le ressac de la mer.

Le teint et le costume de l’un des deux interlocuteurs, car ils semblaient continuer une conversation pleine d’intérêt, révélaient clairement qu’il était Indien. Il portait sur son épaule une grossière carabine à canon court et rouillé ; deux nattes épaisses de cheveux noirs pendaient de sa tête sur une espèce de tunique de laine grisâtre, rayée de noir, à manches courtes qui laissaient voir ses bras nerveux couleur de cuivre rouge ; cette tunique, descendant à mi-cuisses, était serrée à la taille par un ceinturon de cuir. Les jambes nues de l’Indien sortaient d’une culotte de peau fauve à canons écourtés ; ses pieds étaient chaussés d’une espèce de cothurnes de cuir, et un chapeau de jonc tressé couvrait sa tête.

L’Indien, était de grande taille pour un homme de sa race, et ses traits fins et vifs n’avaient rien de cette expression de servilité commune aux Indiens soumis (mansos). Des moustaches assez épaisses et un bouquet de barbe qui ombrageait son menton donnaient même à sa physionomie un air de distinction sauvage.

Son compagnon était un nègre en haillons, qui n’avait pour le moment rien de remarquable, si ce n’est l’air de crédulité stupide avec lequel il écoutait les discours de l’Indien. De temps à autre aussi l’expression de ses traits dénotait une frayeur mal contenue.

Au moment où nous présentons dans ce récit l’Indien et le nègre, le premier se penchait, en marchant avec précaution, sur un endroit de la rive dépouillée d’herbes et que tapissait une couche de terre glaise.

« Quand je vous disais, s’écria-t-il, que je ne tarderais pas une demi-heure à trouver leurs traces, avais-je raison ? Tenez, regardez ! »

En prononçant ces mots d’un air de triomphe que son compagnon semblait ne pas partager, l’Indien montrait à celui-ci, sur le terrain humide, des vestiges tout récents, de nature à causer, en effet une sensation désagréable à un homme qui ne faisait pas métier de chasseur de bêtes féroces.

C’était de larges empreintes, où chaque doigt montrait sa trace fortement marquée sur le sol glaiseux. On en comptait une vingtaine de différentes dimensions. Puis, ce qui achevait de rendre cette découverte particulièrement terrible, c’est que l’eau d’une petite mare voisine de la rivière était encore jaunâtre, n’ayant pas eu le temps de reprendre sa limpidité première.

« Il ne doit pas y avoir une demi-heure qu’ils sont venus boire ici, continua l’Indien, car l’eau est trouble, comme vous pouvez le voir vous-même. Essayez de savoir combien il y en avait.

— J’aimerais mieux m’en aller, repartit le noir dont un brouillard obscurcissait la vue, et qui essayait en vain d’obéir à l’Indien, en comptant les empreintes ; Jésus, Maria ! toute une procession de tigres !

— Oh ! vous exagérez. Voyons ! Comptons. Un, deux, trois, quatre : le mâle, la femelle et deux cachorros (petits). Il n’y a que cela et pas plus. Ah ! c’est un agréable aspect pour un tigrero !

— Vous trouvez ? dit le nègre d’un ton lamentable.

— Oui, et cependant je ne les chasserai pas aujourd’hui ; nous avons mieux à faire tous deux.

— Ne pourrions-nous prendre rendez-vous pour un autre jour et retourner à l’hacienda ? Quelque curiosité que j’éprouve à voir les choses merveilleuses que vous m’avez promises.

— Consentir à différer d’un jour ! Cela ne se peut ; car ce serait partie remise à un mois, je vous dirai tout à l’heure pourquoi, et dans un mois nous serons loin de ce pays. Asseyons-nous ici. »

Joignant l’action à la parole, l’Indien s’assit à quelques pas de l’endroit où ce dialogue avait lieu, et bon gré mal gré, le noir fut forcé de l’imiter. Cependant il semblait ne promettre qu’une attention si distraite, ses yeux erraient avec une anxiété si visible sur tous les points de l’horizon, que le tigrero crut devoir le rassurer de nouveau.

« Vous n’avez rien à craindre, Clara, je vous l’affirme, répéta l’Indien au nègre. Le tigre, la tigresse et ses deux cachorros, ayant pour se désaltérer tout le cours de cette rivière, ne s’aviseront nullement de venir boire auprès de nous, et encore moins de nous chercher noise ; puis ne viennent-ils pas de boire ?

— J’ai ouï dire qu’ils étaient très-friands de la chair des noirs, reprit le nègre assez bizarrement appelé du nom féminin de Clara.

— C’est une préférence dont vous vous flattez vainement.

— Dites plutôt dont j’ai une peur horrible.

— Eh bien ! soyez tranquille, il n’y a pas dans tout l’État un jaguar assez malavisé pour préférer une peau noire et dure comme la vôtre à la chair des jeunes génisses ou des poulains qu’il peut se procurer à discrétion et sans aucun danger. Les jaguars qui sont près d’ici riraient bien ; s’ils vous entendaient.

— C’est de vous plutôt qu’ils riraient, repartit le nègre qui semblait vouloir exciter les passions de l’Indien et faire, un mauvais parti aux animaux féroces qui l’effrayaient.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? Sachez que ni hommes ni tigres ne riraient impunément de Costal.

— Pourquoi ? Eh ! parbleu ! parce qu’ils trouveraient fort drôle que vous, qui êtes tigrero de votre métier et payé par le seigneur don Mariano Silva pour chasser et détruire les jaguars qui dévorent ses jeunes bestiaux, vous ne vous mettiez pas à la poursuite de ce couple dont vous venez de me montrer les traces sur les bords de cette rivière.

— Soyez certain qu’ils ne perdront rien pour attendre ; je saurai toujours retrouver leurs traces, et un jaguar dont je connais la tanière est un jaguar mort. Mais je ne me mettrai pas en chasse avant demain. Aujourd’hui est jour de nouvelle lune, jour où, dans la nappe des cascades, sur la surface des lacs déserts, apparaît, à ceux qui osent l’invoquer d’un cœur ferme, la Sirène aux cheveux tordus.

— La Sirène aux cheveux tordus ? répéta le nègre.

— Celle qui révèle l’emplacement des gîtes d’or dans les plaines ou au milieu des montagnes, et qui indique des bancs de perles sur les côtes de la mer.

— En êtes-vous certain ? Qui vous a dit cela ? demanda Clara d’un ton où la crédulité le disputait au doute.

— Mes pères m’ont transmis ce secret, répondit l’Indien avec solennité, et Costal croit plus à la parole de ses pères qu’à celle des prêtres chrétiens, quoiqu’il ait l’air d’ajouter foi à la croyance qu’ils lui enseignent. Pourquoi Tlaloc et Matlacuezc, les divinités des eaux et des montagnes, ne seraient-ils pas des dieux aussi puissants que le Christ des blancs ?

— Ne dites pas cela si haut, dit vivement le nègre, en se signant avec dévotion devant ce blasphème ; les prêtres chrétiens ont l’oreille partout, et l’inquisition a des cachots pour les hommes de toutes les couleurs. »

Au souvenir de l’inquisition évoqué par le noir, l’Indien baissa involontairement la voix. « Mes pères, reprit-il, m’ont enseigné que les divinités des eaux n’apparaissent jamais à un homme seul ; il faut être deux pour les appeler, deux hommes d’un courage égal, car parfois leur colère est terrible. Voulez-vous être le compagnon dont j’ai besoin ?

— Hum ! fit Clara ; je puis me vanter de n’avoir pas trop peur des hommes ; je n’en dirai pas de même des tigres, et quant à vos divinités, qui pourraient bien n’être que le diable en personne, je n’oserais pas affirmer…

— Hommes, tigres ou diable, ne doivent pas faire peur à celui qui a le cœur vraiment fort, reprit Costal, surtout quand le prix, de son courage doit être l’or, qui d’un pauvre Indien peut faire un seigneur.

— Et d’un noir aussi ?

— Sans doute.

— Dites plutôt que l’or ne servirait pas plus à un Indien qu’à un nègre, esclave tous deux, et que leurs maîtres les en dépouilleraient l’un comme l’autre, dit le noir avec découragement.

— Je le sais ; mais l’esclavage des Indiens touche à sa fin. N’avez-vous pas ouï dire que dans tierra adentro[1], un prêtre a proclamé l’émancipation de toutes les races, la liberté pour tous ?

— Non, répondit Clara en trahissant toute son ignorance des affaires politiques.

— Sachez donc que le moment approche où l’Indien sera l’égal du blanc, le créole de l’Espagnol, et où un Indien comme moi sera leur supérieur, ajouta Costal d’un air d’orgueil ; la splendeur de nos pères, va renaître, et voilà pourquoi j’ai besoin d’être riche, et pourquoi je songe à présent, après l’avoir dédaigné jusqu’ici comme une chose inutile entre les mains d’un esclave, à chercher l’or qui, dans les mains d’un homme libre, lui servira à relever la gloire de ses ancêtres. »

Clara ne put s’empêcher de jeter sur Costal un regard doublement étonné ; l’air de grandeur sauvage dont la physionomie du tigrero, vassal de l’hacienda de las Palmas, était empreinte ne le surprenait pas moins que la prétention qu’il avait de relever la splendeur de sa famille.

Ce regard n’échappa pas au chasseur de jaguars.

« Ami Clara, reprit-il aussitôt, écoutez un secret que dans l’humble condition où vous me voyez, j’ai gardé pendant un nombre d’années suffisant pour voir cinquante fois la saison des pluies succéder à la saison de la sécheresse, et que pourront au besoin vous confirmer tous ceux de ma caste et de ma couleur.

— Vous avez vu cinquante fois la saison des pluies ! s’écria le nègre étonné en considérant attentivement l’Indien, dont le visage et les membres ne paraissaient pas accuser plus de trente ans.

— Pas encore, reprit Costal en souriant ; mais peu s’en faut, et j’en verrai cinquante autres encore : les présages m’ont dit que je vivrais l’âge des corbeaux. »

Puis, tandis que le nègre, dont la curiosité se trouvait excitée par la révélation qu’il attendait, l’écoutait avec attention, le tigrero continua, en décrivant avec son bras étendu un cercle qui embrassait les quatre points cardinaux :

« Dans tout l’espace que pourrait parcourir un cavalier entre le soleil qui se lève et le soleil qui se couche, de l’est à l’ouest, du sud au nord, il ne sortirait pas du pays dans lequel, pendant de longues années, avant que les vaisseaux des blancs n’eussent abordé sur nos côtes, les caciques zapotèques régnaient en maîtres souverains. Les deux mers qui baignent les rivages opposés de l’isthme de Tehuantepec étaient les deux seules bornes de leurs domaines ; des milliers de guerriers suivaient leur bannière et se pressaient derrière les plumes de leur panache de guerre. De l’Océan du nord à l’Océan du sud, les bancs de perles et les gîtes d’or leur appartenaient ; le métal que convoitent les blancs brillait sur leur armure et sur les sandales dont ils étaient chaussés ; ils n’en savaient que faire, tant ils l’avaient en abondance ! Que sont devenus les caciques de Tehuantepec, si puissants jadis ? Leurs sujets ont été massacrés par le tonnerre des blancs ou enfouis dans les mines, et les conquérants se sont partagé ceux qui ont survécu. Cent aventuriers sont devenus de puissants seigneurs en prenant chacun un lambeau des vastes domaines par eux conquis, et aujourd’hui le dernier descendant des caciques est réduit, pour subsister, à se faire l’esclave d’un maître, à exposer tous les jours sa vie pour détruire les tigres qui ravagent les troupeaux dont sont couvertes les plaines et les montagnes, jadis la propriété de ses pères, et sur lesquelles l’emplacement de sa cabane seul est à lui. »

L’Indien aurait encore parlé longtemps que le noir n’eût pas songé à l’interrompre. L’étonnement et une sorte de respect involontaire le rendaient muet. Peut-être n’avait-il jamais su qu’une race puissante, et civilisée avait été remplacée par les conquérants espagnols, et, en tous cas, il était loin de s’attendre à retrouver, dans le tigrero plus païen que chrétien qui lui inculquait ses superstitions indiennes, le descendant des anciens maîtres de l’isthme de Tehuantepec.

Quant à Costal lui-même, l’énumération à la fois pompeuse et vraie qu’il venait de faire de la puissance de ses ancêtres le plongeait dans un sombre silence. Les yeux baissés vers la terre, comme tous ceux qui font un retour profond sur le passé, il ne songeait pas à observer l’effet que pouvaient produire ses révélations sur son camarade d’aventures.

Le soleil s’inclinait de plus en plus vers l’horizon, quand un long miaulement, aigu d’abord, puis terminé par un rugissement caverneux qui semblait sortir des fourrés les plus éloignés, sur le bord de la rivière, vint retentir aux oreilles des deux interlocuteurs et faire passer le nègre de l’étonnement à la plus vive frayeur.

L’Indien ne changea pas de position, ne fit pas un geste, tandis que le nègre bondit sur ses pieds en s’écriant :

« Jésus ! Marie ! le jaguar !

— Eh bien ! quoi ? dit tranquillement Costal.

— Le jaguar ! répéta Clara.

— Le jaguar ? vous faites erreur.

— Plût à Dieu ! s’écria le nègre, osant à peine espérer qu’il se fût trompé.

— Vous faites erreur dans le nombre ; il y en a quatre, y compris, les deux cachorros. »

Convaincu de sa méprise dans ce sens-là, Clara, les yeux brillants de terreur, fit mine de s’enfuir vers l’hacienda.

« Prenez garde ! dit Costal, qui paraissait s’amuser de l’effroi de son compagnon, on dit que les tigres sont très-friands de chair noire.

— Vous m’avez prouvé le contraire.

— Peut-être ai-je de faux renseignements sur les mœurs de ces animaux ; mais ce que je sais positivement, pour en avoir fait cent fois l’expérience, c’est que lorsque le mâle et la femelle sont ensemble, il est bien rare que près de l’homme ils hurlent ainsi ; il y a des chances pour que ceux-ci soient séparés. Vous risqueriez de vous trouver entre deux feux, à moins toutefois que vous ne vouliez leur procurer le plaisir de vous donner la chasse.

— Dieu m’en préserve !

— Alors, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rester auprès d’un homme qui n’a pas peur d’eux. »

Le nègre hésitait, cependant, lorsqu’un second hurlement non moins caverneux que le premier, se fit entendre dans une direction contraire et confirma l’assertion du tigrero.

« Vous voyez, qu’ils sont en expédition, qu’ils se sont partagé le terrain, et qu’ils donnent de la voix pour s’avertir. Maintenant, si le cœur vous en dit, ajouta Costal en faisant signe de la main, au nègre qu’il pouvait s’enfuir, libre à vous ! »

Bien convaincu que le danger existait devant et derrière, Clara, pâle à la façon des nègres, c’est-à-dire le visage passé du noir au gris foncé, se rapprocha tout tremblant de son imperturbable compagnon, dont la main n’avait pas fait même un geste vers la carabine déposée sur l’herbe à côté de lui.

« Cet associé ne me paraît guère brave, se dit l’Indien ; mais je m’en contenterai jusqu’à ce que j’en trouve un plus intrépide. Puis, reprenant le cours de ses pensées, interrompu par les hurlements des jaguars, il ajouta tout haut : Quel est l’Indien, quel est le hoir qui n’offrira pas son bras au prêtre soulevé contre les oppresseurs, qui ont fait des Zapotèques, des Mexicains, des Aztèques, des esclaves pour les servir ? N’ont-ils pas été plus féroces envers nous que les tigres ?

— J’en aurai moins peur, du moins, murmura le nègre.

— Demain, je dirai au maître qu’il cherche un autre tigrero, reprit Costal, et nous irons rejoindre les insurgés de l’ouest.

— Vous devriez, néanmoins, le débarrasser auparavant de ces deux animaux, » dit Clara, qui conservait rancune à ceux-ci.

Le nègre achevait à peine, que, comme si les jaguars dont il parlait eussent voulu mettre à une dernière épreuve la patience du tigrero zapotèque, un troisième miaulement, plus flûté, plus prolongé que le premier, se fit entendre dans la même direction, c’est-à-dire en amont de la rivière qui coulait aux pieds des deux compagnons.

Aux terribles accents qui retentissaient à ses oreilles, semblables à un cri de défi, les yeux de l’Indien se dilatèrent et l’irrésistible ardeur de la chasse brilla dans ses prunelles.

« Par l’âme des caciques de Tehuantepec ! s’écria-t-il, c’est trop tenter la patience humaine, et je veux apprendre à ces deux bavards à ne plus causer dorénavant si haut de leurs affaires. Venez, Clara, vous allez savoir ce que c’est qu’un jaguar vu de près.

— Mais je n’ai pas d’armes, s’écria le noir, effrayé plus encore peut-être d’aller chasser les tigres que de se laisser chasser par eux. Quand je vous ai parlé de purger les terres de l’hacienda de ces deux démons, je n’entendais pas vous accompagner : je le jure par tous les saints du paradis.

— Écoutez, Clara ; l’animal qui s’est, fait entendre le premier est le mâle, qui appelle sa femelle. Il doit être assez loin d’ici, en amont de la rivière, et comme il n’y a pas un cours d’eau dans toute l’étendue de l’hacienda sur lequel je n’aie, pour les besoins de ma profession, ou une pirogue ou un canot…

— Vous en avez un ici ? interrompit Clara.

— Précisément ; nous allons nous en servir pour remonter la rivière. J’ai mon idée à ce sujet ; vous verrez ; mais, en attendant, vous ne courrez ainsi aucun danger.

— On prétend que les jaguars nagent comme des phoques, murmura le nègre.

— Je ne puis le nier. Allons, venez vite. »

Le tigrero s’était élancé, en disant ces mots, vers l’endroit de la rive où était amarrée son embarcation, et Clara, préférant le danger d’accompagner le chasseur à celui de rester seul, le suivit au petit trot, en maudissant au fond de son âme l’imprudence qu’il avait commise en excitant Costal à se mettre en chasse.

Quelques instants après l’Indien déliait les nœuds de la corde qui retenait sa pirogue aux racines d’un saule. C’était une pirogue creusée dans un tronc d’arbre, mais assez large pour contenir deux personnes au besoin.

Deux avirons courts servaient à la manier dans les passes les plus larges comme dans les plus étroites. Un petit mât garni d’une natte de roseaux pour faire l’office de la voile, en cas de nécessité, était déposé au fond de la petite embarcation. Costal le rejeta, sur la rive comme inutile en cette occasion, prit place à l’avant, tandis que le nègre s’assit à l’arrière, et, donnant à la pirogue une vigoureuse impulsion qui la fit glisser au milieu de la rivière, il commença d’en remonter le courant.

Les saules et les frênes allongeaient déjà de grandes ombres sur ces eaux que le soleil allait bientôt éclairer de ses derniers rayons. Les roseaux des rives frémissaient sous la brise du désert, qui souffle en liberté comme le vent de la mer et semble apporter avec elle un enivrant parfum d’indépendance.

Indien et chasseur, Costal l’aspirait par tous les pores.

Quant à Clara, s’il frémissait comme les roseaux des rives, la peur y avait plus de part que l’enthousiasme, et ses traits empreints de frayeur contrastaient autant avec la contenance calme du tigrero, que les masses noires projetées par l’ombre des arbres avec les nuages de pourpre que répétait la rivière dans son cours.

L’embarcation suivit d’abord les sinuosités des rives qui bornaient la vue des deux navigateurs. Parfois des arbres inclinés courbaient leurs troncs sur les eaux et sur chacun d’eux le noir s’attendait à voir luire les yeux d’une bête féroce prête à s’élancer sur la pirogue.

« Por Dios ! disait le noir en frissonnant, chaque fois que l’embarcation longeait de près ces arbres inclinés sur l’eau, ne passez pas si près ; qui sait si l’ennemi n’est pas caché derrière ces feuillages ?

— J’ai mon idée, » répondait Costal.

Et l’Indien continuait à faire voguer son canot d’un bras vigoureux, sans paraître s’inquiéter des dangers que les fourrés des saules pouvaient recéler.

« Quelle est donc votre idée ? demanda enfin Clara.

— Une idée bien simple et que vous allez approuver.

— Voyons !

— Il y a deux jaguars ; je ne parle pas des petits ; comme vous n’avez pas d’armes, ceux-là vous regardent ; vous en prendrez un de chaque main, par la peau du cou, puis vous leur briserez à tous deux le crâne en les frappant l’un contre l’autre. Rien de plus simple.

— Cela me paraît, au contraire, très-compliqué, et puis, d’ailleurs comment, pourrai-je courir assez vite pour les attraper ?

— Ils vous éviteront cette peine en se jetant sur vous ; car d’ici à un quart d’heure, sans doute, nous allons les avoir tous les quatre sur les bras.

— Tous les quatre ! s’écria le nègre en tressaillant si violemment qu’il imprima à la frêle embarcation un mouvement d’oscillation assez fort pour la faire chavirer.

— Sans doute, repartit Costal en se penchant vivement pour faire contre-poids. C’est là mon idée, comme la seule manière d’abréger les longueurs de la chasse. Que voulez-vous ? Quand le temps presse, on fait de son mieux. Ainsi que je vous le disais lorsque vous m’avez interrompu, il y a deux jaguars, l’un à gauche l’autre à droite. Or, ces animaux voulant se rejoindre, leur voix l’indique, si nous nous mettons entre deux, il est évident qu’ils fondent à la fois sur nous. Je vous défie de me prouver le contraire. »

À dire vrai, Clara n’y songeait guère ; une conviction profonde de l’infaillibilité de la prédiction de Costal lui faisait garder un silence complet.

« Attention ! Clara, dit ce dernier, nous allons doubler cette pointe dont les arbres nous cachent la vue de la plaine ; vous me direz si vous voyez l’animal que nous cherchons. »

En effet, dans la position qu’occupaient les deux compagnons dans la pirogue, le noir, assis à l’arrière, n’avait qu’à jeter les yeux devant lui, tandis qu’assis à l’avant, l’Indien était forcé de se retourner de temps à autre. Du reste, le visage du nègre était pour lui comme un miroir qui l’avertissait fidèlement de ce qu’il avait intérêt à savoir.

Jusque-là, les yeux du nègre n’avaient exprimé qu’une terreur vague, sans cause déterminée, quand, à l’instant où le canot eut franchi le dernier coude de la rivière, une angoisse profonde et subite se peignit sur tous ses traits.

L’Indien, mis sur ses gardes, retourna vivement la tête. Une plaine immense, au milieu de laquelle la rivière coulait à pleins bords entre deux rives dégarnies d’arbres, s’étendait à droite et à gauche, sans qu’aucun objet empêchât la vue de plonger dans un horizon illimité. Bien loin des deux chasseurs, la rivière se repliait presque sur elle-même, formant un delta verdoyant à la pointe duquel passait le chemin qui conduisait, à l’hacienda de las Palmas.

Les rayons du couchant emplissaient tout, le paysage d’une brume dorée ; le bras de la rivière que remontaient l’Indien et le nègre roulait des eaux teintes de pourpre et d’or, et à deux portée de carabines environ, au milieu de ce brouillard lumineux, sur ces eaux radieuses, un objet étrange apparut aux yeux ravis de Costal.

« Voyez Clara, dit-il en remettant les avirons aux mains du noir, tandis qu’il, s’agenouillait sur le fond de la pirogue, sa carabine à la main, jamais vos yeux ont-ils contemplé un plus noble spectacle ?

Clara prit machinalement les avirons et ne répondit rien ; les yeux dilatés, la bouche entr’ouverte, il était muet à l’aspect du tableau qui frappait ses regards et semblait fasciné comme l’oiseau par le serpent à sonnettes.

Cramponné sur le cadavre flottant d’un buffle, qu’il dévorait, l’un des jaguars, celui dont la voix avait averti sa femelle, se laissait emporter doucement au cours de l’eau. La tête allongée, arc-bouté par les pattes de devant, celles de derrière repliées sous son ventre et le dos renflé en une ondulation à la fois puissante et souple, l’animal roi des plaines d’Amérique laissait miroiter aux derniers rayons du soleil sa robe d’un fauve vif, constellée de ses taches noirâtres.

C’était une des plus belles scènes sauvages que les savanes déroulent journellement aux yeux du chasseur et de l’Indien, un magnifique épisode du poëme éternel que le désert chante à leurs oreilles.

Un râlement profond, que termina un éclat de voix semblable aux sons les plus puissants de l’ophicléide, s’échappa de la poitrine du jaguar et glissa sur la surface des eaux jusqu’aux deux navigateurs. Il avait aperçu ses ennemis et les défiait. Costal y répondit par un cri de défi, comme le limier qui vient d’entendre la trompe de chasse jeter ses fanfares à l’écho des bois.

« C’est le mâle, dit-il d’une voix frémissante.

— Tirez-le donc ! s’écria le nègre en retrouvant la parole.

— Le tirer ! répondit Costal ; ma carabine ne porte pas si loin et je ne suis adroit qu’à bout portant ; et la femelle, que je ne pourrais plus joindre ! tandis qu’en attendant une minute, vous allez la voir bondir de notre côté, escortée de ses deux cachorros.

Dios me ampare[2] ! » murmura le nègre, épouvanté du plan de Costal, qui se réalisait en partie, car un hurlement lointain ne fit que précéder d’une seconde l’apparition de l’autre jaguar à l’extrémité de la savane. Quelques bonds, faits par la femelle avec une superbe aisance, la transportèrent, à deux cents pas de la rive et de la pirogue.

Là elle s’arrêta, le nez au vent, humant l’air, les jarrets vibrants comme une flèche qui frémit encore après avoir frappé le but, tandis que ses deux petits venaient se grouper à ses côtés.

Cependant le canot, privé de ses avirons, dérivait tout doucement et commençait à tournoyer, gardant toujours ainsi la même distance avec le tigre accroupi sur le cadavre du buffle à moitié enfoncé dans l’eau.

« De par tous les diables ! s’écria l’Indien impatienté, maintenez donc la pirogue au fil de la rivière ; autrement il n’y a pas de raison pour que nous nous joignions, jamais, ce jaguar et moi. Là… c’est bien, à la bonne heure ; la main ferme, il ne faut pas déranger la mienne. Il est important que je tue l’animal du premier coup, sans quoi l’un de nous est perdu ; car nous aurions à lutter contre le mâle blessé et la femelle pleine de vie. »

Le jaguar descendait tranquillement le cours de l’eau sur son piédestal flottant, et la distance se comblait petit à petit entre la pirogue et lui. Déjà on pouvait distinguer nettement ses yeux de feu roulant dans leurs orbites, et les ondulations de sa queue qui s’agitait en serpentant. L’Indien le visait au mufle et allait lâcher la détente de sa carabine, lorsque la pirogue commença de remuer si étrangement, qu’elle semblait soulevée par la houle de la mer.

« Que diantre faites-vous donc, Clara ? s’écria l’Indien avec colère ; il me serait impossible ainsi d’attraper tout un troupeau de tigres. »

Mais, soit que Clara le fit à dessein, soit que la terreur troublât ses sens, les oscillations devenaient de plus en plus violentes sous son aviron convulsif.

« Le diable vous emporte ! s’écria de nouveau l’Indien avec rage ; je le tenais là, entre les deux yeux. »

Et, déposant sa carabine, il arracha les rames des mains de Clara.

Ce ne fut pas toutefois sans qu’une longue minute s’écoulât qu’il put réparer la maladresse de son compagnon, et il allait reprendre son arme, quand le jaguar poussa un rugissement formidable, puis, enfonçant ses crocs aigus dans le cadavre du buffle, il en arracha un lambeau sanglant, prit un élan terrible, et tandis que le corps flottant, repoussé par ses jarrets nerveux, s’enfonçait en tournoyant dans l’eau pour reparaître à dix pas plus loin, le tigre avait pris pied, d’un bond, sur la rive occupée par sa femelle.

L’Indien lâcha vainement un juron de païen ; il n’était plus temps : quelques autres bonds avaient jeté le tigre près de sa compagne, hors de portée de sa carabine.

Le couple féroce sembla hésiter un instant, et poussant un double rugissement de menace, auquel se joignirent ceux des deux cachorros, tous les quatre s’élancèrent en bondissant vers les limites de l’horizon.

« Allez ! allez, coquins ! je vous retrouverai, s’écria Costal, sans pouvoir s’empêcher, malgré son désappointement, de suivre des yeux ces habitants du désert, qui, dans leur course rapide, semblaient à peine effleurer l’herbe de la savane.

— C’est égal ! reprit l’Indien en s’adressant à Clara, dont les yeux brillaient de plaisir, vous pouvez vous flatter de m’avoir fait manquer un beau couple de jaguars. »

Et Costal fit force de rames pour regagner l’endroit de la rive où il s’était embarqué.

La rivière charriait encore le cadavre du buffle dans ses eaux plus assombries, et déjà depuis longtemps les deux jaguars avaient disparu au milieu de la brume rouge.


  1. Dans l’intérieur.
  2. Que Dieu me protége !