Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/I/III

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 48-59).

CHAPITRE III

LE GÉNIE DE LA CASCADE.


La petite pirogue qui portait le nègre et l’Indien continuait à descendre silencieusement le cours de la rivière, le premier se félicitant d’avoir échappé à la griffe des tigres, le second absorbé dans les pensées auxquelles sa chasse infructueuse, avait apporté une trêve momentanée.

Un reste d’appréhension se mêlait cependant à la satisfaction de Clara. Les jaguars avaient fui, il est vrai, mais de quel côté ? Il rompit le premier le silence pour adresser cette question à Costal.

« Vous voulez savoir quelle direction ils ont dû prendre, répondit l’Indien : un raisonnement bien simple vous la fera connaître. Un buffle mort ne se rencontre pas tous les jours, et ce n’est qu’à regret, soyez-en sûr, que le tigre a lâché sa proie ; il sait par instinct de quel côté la rivière entraîne le cadavre, et il ira l’attendre en aval, au-dessous de la cascade que vous entendez gronder d’ici. »

Le murmure imposant des eaux, déjà entendu par Clara, devenait en effet plus distinct à mesure que la pirogue gagnait du chemin.

« Je ne dis pas cependant, reprit l’Indien, que la cascade le lui rendra en entier ; j’ai vu des troncs, d’arbres brisés en morceaux en roulant du haut en bas. »

Cette réponse péremptoire ne faisait qu’à demi le compte de Clara ; toutefois, comme la pirogue abordait au même instant, il n’en laissa rien paraître.

Les deux compagnons prirent terre, et quelques moments suffirent pour amarrer de nouveau la pirogue aux racines du saule dont elle avait été détachée.

« Ainsi ; reprit le nègre, vous croyez que les jaguars…

— Je suis à peu près certain de ce que je vous dis, et peut-être une demi-heure ne se passera-t-elle pas sans que vous entendiez de nouveau leur voix au fond du ravin, où nous aurons affaire tout à l’heure.

— Et vous ne craignez pas qu’ils ne cherchent à prendre leur revanche ?

— Je m’en soucie comme d’un fétu de paille de maïs ; mais nous n’avons que trop pensé à ces animaux ; heureusement qu’il n’y a pas de temps perdu. Je vous avais bien dit qu’une journée tout entière ne serait pas de trop pour leur donner la chasse, à moins qu’un hasard ne vînt abréger ma besogne ; vous ne l’avez pas voulu ; songeons à nous à présent, Clara. La nouvelle lune va se lever tout à l’heure : laissez-moi invoquer Tlaloc, le dieu des eaux, pour qu’il envoie la richesse au fils des caciques de Tehuantepec. »

En disant ces mots, l’Indien s’éloigna de quelques pas de Clara.

« N’allez pas trop loin, s’écria celui-ci, à la pensée des redoutables voisins qui rôdaient près de là.

— Je vous laisse ma carabine.

— Belle avance ! caramba ! un coup pour quatre tigres, » murmura le nègre.

Le Zapotèque s’avança lentement vers le bord de la rivière, monta sur le tronc d’un saule qui était incliné sur l’eau, et debout, les bras étendus en avant, il commença à chanter sur une mélodie bizarre une espèce d’invocation indienne dont les mots arrivaient jusqu’au nègre, sans toutefois qu’il en pût comprendre le sens.

Clara écoutait avec une frayeur d’un autre genre cette invocation aux dieux du paganisme zapotèque, et son effroi ne tarda pas à redoubler quand un rugissement, quoique à peine perceptible, se fit entendre au loin, comme si la voix du démon répondait à son adorateur. C’était, ainsi que l’avait dit l’Indien, dans la direction de la cascade. Au milieu des ombres que l’approche de la nuit commençait déjà à répandre, la coïncidence des prières bizarres du païen et des cris lugubres du tigre, qui semblaient en être l’accompagnement infernal, devait en effet être effrayante pour un homme de la race ignorante et superstitieuse de Clara. Il crut voir des yeux de feu luire devant lui dans le fourré ; l’ombre indécise de la Sirène aux cheveux tordus lui parut s’élever lentement de la surface des eaux, et des voix mystérieuses lui semblèrent se mêler au grondement lointain de la chute d’eau.

Un double frisson passa sur sa peau noire, depuis la plante des pieds jusqu’aux racines dé ses cheveux crépus.

« Êtes-vous prêt. ? dit Costal en le joignant.

— À quoi ?

— À m’accompagner jusqu’à la chute d’eau et à y invoquer, comme je vous le dirai tout à l’heure, la divinité qui s’y laissera voir.

— Là-bas, à la cascade, où les tigres rugissent ? dit le nègre effrayé.

— L’or est à ce prix, répliqua Costal.

— Allons ! s’écria le nègre après un moment de silence ; je suis dès aujourd’hui le serviteur du génie des placers d’or. »

L’Indien ramassa sa carabine et son chapeau, et Clara, drapant autour de lui la pièce de calicot grossier qui lui servait de manteau, se mit sur les pas de Costal en le serrant de près, partagé entre la crainte et la cupidité.

Tous deux commencèrent à suivre le cours de l’eau qui les conduisait vers l’endroit où grondait la cascade.

À mesure qu’ils avançaient, les berges de la rivière devenaient plus escarpées et se rapprochaient davantage l’une contre l’autre ; les arbres des deux rives formaient, en croisant leurs cimes, une voûte épaisse et sombre. Les eaux, resserrées dans un lit étroit, hérissé de rochers, et dont l’inclinaison devenait de plus en plus rapide, bouillonnaient à la surface. Le sol manquant tout à coup, le torrent tombait en cataracte de cent cinquante pieds de hauteur au fond d’un ravin profond, avec un fracas épouvantable, auprès duquel le bruit de l’Océan en fureur, qui brise sur nos falaises en roulant les galets du rivage, ne semble qu’un faible murmure.

Blanche et terrible comme une avalanche, la cataracte s’élançait d’un cintre formé par les cimes entrelacées de deux ahuehuetes[1]. Leurs rameaux noirs et flexibles, les longs flocons de mousse espagnole que la brise balançait à leurs extrémités, les lianes pendantes qui s’y enroulaient en festons, effleuraient de temps en temps la courbe écumeuse que décrivait la cascade. Au milieu d’un nuage de vapeur, ces deux grands arbres aux barbes grises et flottantes étendaient leurs bras vigoureux et semblaient être des génies vieillis à la garde de ces eaux.

À cet endroit, les deux compagnons firent halte. Bien que ce fût de ce côté à peu près que le dernier rugissement du jaguar s’était fait entendre, le nègre paraissait plus rassuré que quelques instants auparavant. La crainte des bêtes féroces et celle des esprits de l’autre monde s’étaient effacées devant la cupidité.

« Maintenant, dit Costal, écoutez attentivement les instructions que je vais vous donner ; mais, avant tout, rappelez-vous bien que, si la Sirène aux cheveux tordus vous apparaît, si, à son aspect, vous sentez une terreur réelle succéder à ce premier frisson que l’homme le plus brave ne peut empêcher de passer sur sa chair en présence d’un génie qui se rend visible, vous êtes perdu.

— Bon ! répliqua le nègre, la connaissance d’une mine d’or vaut bien le risque de se faire tordre le cou ; parlez, je vous écoute. »

En disant ces mots, la contenance du nègre était, du moins en apparence, aussi ferme que celle de Costal lui-même. L’Indien et lui s’assirent sur l’un des bords du profond ravin au fond duquel la rivière reprend bientôt son cours paisible au milieu d’arbres touffus et presque impénétrables aux rayons du soleil.

Cependant, malgré l’abondante végétation des arbres et des lianes qui couvraient le ravin et y répandaient l’obscurité, si les deux chercheurs d’aventures n’eussent pas été si absorbés dans leur conversation, ils auraient pu voir ce qui se passait au fond de ce ravin. Presque à leurs pieds venait s’asseoir un homme, à l’endroit où les eaux de la rivière, naguère si furieuses, tranquilles maintenant, caressaient mollement les longues tiges des plantes aquatiques qui bordaient la rive, et dont les feuilles larges et luisantes se dressaient en forme de parasols. Cet homme, qui semblait considérer curieusement le spectacle imposant de la cascade, n’était autre que le capitaine des dragons de la reine que nous connaissons déjà, et qu’un singulier hasard paraissait avoir conduit dans cet endroit sauvage.

Nous devons, en considération du rôle que joue l’officier dans ce récit, dire en deux mots, pendant que Costal donne ses instructions à Clara, comment il était arrivé à joindre les deux associés.

Lorsque le capitaine des dragons de la reine, don Rafael Tres-Villas, se fut séparé du naïf étudiant, en théologie qui l’avait pris un instant pour un mangeur de chair humaine, un Lestrygon, ainsi qu’il l’appelait au souvenir classique de son Odyssée, il ne perdit pas son temps à chercher à expliquer les bizarreries qui l’avaient frappé le long du chemin. Il poussa vigoureusement son cheval, que son instinct avertissait de la proximité d’une écurie, et qui répondit à l’empressement de son cavalier.

Malheureusement l’officier, quoique créole, n’était jamais venu dans cette partie du pays immense qui l’avait vu naître, et, arrivé à un endroit où le sentier qu’il avait suivi jusque-là se divisait en deux, quoique à peu près dans la même direction, il hésita sur celui des deux embranchements qu’il devait prendre.

La même solitude continuait à régner autour de lui personne n’était là pour fixer son incertitude et, en l’absence de tout renseignement, il s’en rapporta au choix de son cheval.

L’animal avait sans doute plus soif que faim, et après avoir flairé l’air, ses naseaux avaient humé les fraîches émanations d’une rivière lointaine ; la bride sur le cou, il avait choisi l’embranchement de droite.

Ce choix fut heureux pour l’étudiant, resté dans son hamac, comme ce récit va le prouver tout à l’heure, mais il fourvoya l’officier.

En effet, l’embranchement de gauche l’eût conduit à doubler un des coudes de la rivière sans être obligé de la traverser, et à arriver à la route directe de l’hacienda de las Palmas, où, pour plus d’un motif, il avait grande hâte de se rendre.

Déjà depuis quelques instants le bruit sourd d’une chute d’eau parvenait à ses oreilles, quand, au bout d’une demi-heure d’un trot aussi rapide qu’un petit galop de chasse, le sentier se termina brusquement devant d’inextricables taillis, derrière lesquels l’eau grondait avec le fracas du tonnerre.

Le lecteur connaît cet endroit maintenant, mais le voyageur était complètement dépaysé ; et, quoique quelques minutes de marche le séparassent à peine de l’endroit à peu près guéable de la rivière où Costal avait montré à Clara la trace d’un ménage de jaguars, telle était l’épaisseur des bois sur les deux rives, qu’il ne put supposer la rivière si près de lui.

Pour tourner cette difficulté, dont il fallait sortir, l’officier mit pied à terre ; il attacha son cheval par la bride et gagna la crête du ravin, quoique non sans peine.

Le voyageur ne sut d’abord par quel côté aborder ce ténébreux labyrinthe, que tapissait une couche épaisse de détritus amoncelée pendant de longues années par la chute des feuilles, et dans laquelle il enfonçait presque jusqu’aux genoux. Fatigué par les efforts inutiles qu’il faisait pour avancer, il allait retourner sur ses pas, lorsqu’il aperçut une espèce de sentier formé par les eaux des pluies ou peut-être par les bêtes fauves, et il s’y glissa dans l’espoir de trouver enfin quelque issue pour lui et son cheval.

La pente était rapide, mais le sol était ferme, et l’officier se mit en devoir de descendre. Des lianes qui serpentaient d’arbre en arbre assuraient ses pas, comme les cordes qui servent de rampes dans certains escaliers ; d’autres, retombant de la cime des arbres, pendaient autour de lui, semblables aux cordages des mâts d’un navire ; il put enfin arriver au fond du ravin.

Là, nous l’avons dit, les eaux impétueuses de la cascade reprenaient leur cours tranquille et calme.

Quelque pressé que fût le dragon, la vue de cette magnifique cataracte, l’une des plus pittoresques et des plus imposantes qu’on puisse rencontrer en Amérique, lui arracha un cri de surprise et d’admiration.

Il s’assit sur l’un des fragments de roc autour desquels les eaux murmuraient gaiement, pour contempler un instant plus à l’aise la masse écumeuse qui se précipitait devant lui ; mais des nuées de maringouins altérés de sang ne tardèrent pas à troubler sa contemplation. L’officier allait fuir au plus vite pour éviter leurs cruelles piqûres, lorsqu’un spectacle imprévu captiva son attenlion et le fit rester à sa place.

Au milieu des flots de vapeur que lançait la cascade, la cime des deux ahuehuetes qui la couronnait n’apparaissait plus que vaguement, quand, sur le tronc incliné de l’un d’eux, il crut distinguer comme le masque de bronze florentin d’une figure indienne.

Cette apparition fut presque aussitôt suivie d’une seconde ; sur la fourche formée par deux des mères branches de l’autre cèdre, un deuxième visage se montra. Ce dernier était noir comme la nuit.

C’était, à n’en pas douter, un nègre et un Indien qui surgissaient tout à coup à ses yeux.

Par quel singulier hasard les trois principaux types de la race humaine se trouvaient-ils réunis dans ces lieux déserts ? Don Rafael y expliquait bien sa présence, mais nullement celle des deux autres.

Bientôt à la figure succéda le corps tout entier de l’Indien et celui du nègre.

L’audace de ces deux hommes était effrayante.

Tous deux, tantôt à tour de rôle, tantôt ensemble, s’avançaient au-dessus de la cascade mugissante, se suspendaient par les bras aux rameaux des cèdres et mouillaient leurs pieds dans l’écume, ou se penchaient au-dessus de la nappe d’eau avec une hardiesse qui causait à l’officier une sorte de vertige.

Les yeux fixés sur les eaux bouillonnantes de la cataracte, ces deux étranges personnages n’apercevaient point don Rafael. Celui-ci pensait qu’un objet invisible pour lui devait absorber leurs regards, et il aurait cru volontiers que c’était de quelque nymphe des eaux que le nègre essayait la conquête, à en juger du moins par le manège prétentieux de ses gestes et de sa physionomie. Sa large bouche, en s’ouvrant jusqu’aux oreilles avec une coquetterie grotesque, laissait voir la double rangée de ses dents, dont la blancheur contrastait avec l’ébène de sa figure. Il allongeait son noir visage autant qu’il le pouvait sur la nappe de la cascade, comme si l’objet dont il voulait capter la bienveillance eût été caché sous la voûte écumeuse qu’elle formait.

L’Indien, de son côté, se livrait, mais avec plus de dignité, aux mêmes grimaces et aux mêmes attitudes que le noir, évidemment dans un but semblable. L’officier avait beau regarder la cascade de tous ses yeux, il ne voyait toujours que la masse blanche de son écume.

Bientôt le Zapotèque, tout en se penchant d’une main au-dessus de l’abîme, fit signe à son compagnon de cesser ses grimaces, et le nègre ne laissa plus voir que sa face noire, immobile et sérieuse.

L’Indien alors étendit le bras en avant et commença une espèce d’incantation solennelle, accompagnée de chants perdus dans le fracas des eaux. L’officier voyait distinctement, en effet, dans le jeu des muscles de la bouche de l’Indien, qu’il chantait à pleine poitrine.

Bien qu’il en coutât à la curiosité de don Rafael d’interrompre cet étrange manège, le désir d’apprendre enfin où il était et quelle route il devait suivre le décida à élever la voix et à crier de toutes ses forces pour attirer l’attention de ces deux hommes. Mais, quelle que fût la vigueur de ses poumons, le bruit assourdissant de la cataracte l’empêcha de se faire entendre. Alors il se résolut à gagner l’endroit où le nègre et l’Indien lui apparaissaient, et il reprit le chemin par lequel il était venu.

Don Rafael remonta péniblement jusqu’à l’arcade formée par les deux cèdres au-dessus de la chute d’eau ; mais les deux personnages avaient disparu. Il se hissa avec bien des précautions sur l’un des deux gros arbres et considéra la cascade avec une nouvelle attention, espérant y découvrir quelque objet de nature à justifier les manœuvres du noir et de l’Indien. Il n’aperçut que ce qu’il avait vu déjà : la nappe d’écume et de longs filets d’eau qui serpentaient dans les fissures du rocher et revenaient s’absorber dans la masse commune.

Cependant les lieux que l’officier venait de quitter n’étaient plus déserts, à en juger par une ondulation bien marquée au milieu des taillis épais du ravin. Le feuillage agité, sur une ligne tortueuse, prouvait que, comme il avait fait tout à l’heure, quelqu’un s’appuyait sur le tronc des arbres pour descendre, mais du côté opposé à celui qu’il avait occupé.

Le soleil baissait sensiblement ; ses derniers reflets venaient de s’éteindre dans la nappe écumeuse de la chute d’eau, et, malgré la teinte crépusculaire qui avait subitement envahi le fond du ravin, le dragon reconnut facilement, dans les deux hommes qui sortirent tout à coup du couvert des bois, le nègre et son compagnon.

L’air de ces deux individus était grave et même solennel ; celui du noir surtout ne paraissait pas exempt de quelque sécrète frayeur.

« Le diable soit de ces drôles, qui semblent fuir quand j’approche ! » s’écria l’officier.

Sur un geste de son compagnon, le nègre disposa, sur la plate-forme de l’un des rochers éboulés dans le lit de la rivière, une provision de branches sèches ramassées sur l’un des bords, et ils ne tardèrent pas à y mettre le feu.

Bientôt une lueur éclatante empourpra l’eau qui coulait autour des rochers et lança des reflets rouges dont se teignit aussi la blanche écume de la cataracte.

Pendant que le nègre restait immobile à contempler les lueurs du brasier qui scintillait sur l’eau, le Zapotèque ôta son chapeau de jonc dénoua les tresses de sa chevelure et se dépouilla de l’espèce de sayon dont sa poitrine et ses épaules étaient couvertes. Des flots de cheveux, noirs comme l’aile du corbeau dont il prétendait devoir atteindre la longévité, se répandirent sur son corps musculeux et bronzé et voilèrent en partie sa figure.

L’officier vit alors, pour la première fois, que l’Indien soufflait dans une trompe marine, dont les sons rauques et saccadés imitaient ceux que le jaguar fait entendre quand il a faim ou soif.

Lorsqu’il crut avoir suffisamment éveillé l’esprit de la cataracte, dont la réponse semblait se transmettre par la voix des échos qui répétaient cette lugubre et bruyante harmonie, l’Indien, passa sa conque en bandoulière et commença, autour du rocher sur lequel continuait à brûler le brasier, une sorte de danse sauvage au milieu des eaux basses de la rivière, que ses jambes fouettaient avec force.

À mesure que l’obscurité crépusculaire s’épaississait, la scène devenait plus bizarre ; l’Indien continuait à s’agiter frénétiquement, tandis que le nègre restait immobile comme une statue. Les lueurs du foyer reflétaient sur eux d’étranges teintes. La cataracte semblait rouler des flots de feu. C’était une scène bizarre et imposante tout à la fois.

« Vive Dieu ! se dit l’officier, je serais curieux de savoir en l’honneur de quelle divinité païenne ces deux sauvages se livrent à ces extravagances ; mais j’éprouve un désir plus vif encore de les prier de me remettre dans le bon chemin. »

Alors, pour suppléer à la voix, dont la chute d’eau amortissait le bruit, don Rafael ramassa plusieurs poignées de petites pierres qu’il fit pleuvoir à côté des deux compagnons. Le moyen fut sans doute efficace, car tout à coup l’Indien balaya d’un revers de main les fascines enflammées du foyer, qui s’éteignirent subitement dans l’eau. Tout redevint obscur au fond du ravin ; le nègre et l’Indien (dans lesquels on a dû reconnaître Costal et Clara) disparurent dans les ténèbres au milieu desquelles grondait toujours la cascade, dont la voûte cessa d’être embrasée.


  1. Espèce de cèdre qui croît dans les lieux humides. En indien, ahuehuetl veut dire seigneur des eaux.