Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/I/VI

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 95-110).

CHAPITRE VI

DON QUICHOTTE ET SANCHO PANÇA.


À un quart de lieue environ de la cascade dont il a été question s’élevait, comme on en rencontre souvent au Mexique, une petite colline dont le sommet, soit par un jeu de la nature, soit plus probablement par la main de l’homme, avait été aplati et nivelé.

Les antiquaires de la province prétendaient que le cerro de la Mesa[1] n’était qu’un piédestal sur lequel on avait érigé jadis un temple à quelque divinité zapotèque.

C’était pour cette raison sans doute que Costal, fidèle au souvenir comme au culte de ses pères, tout chrétien qu’il était, avait fait de cet endroit élevé l’un de ses rendez-vous de chasse.

Il s’y était construit une hutte à la façon du pays, c’est-à-dire dont les murs n’étaient qu’une double claie de bambous, dont l’intérieur était garni de terre glaise.

Le toit, assez incliné pour faciliter l’écoulement des eaux pluviales, était couvert de ces larges écopes dont se compose le tronc du bananier, disposées en rigoles, à l’instar des tuiles romaines.

Dans ses chasses incessantes aux jaguars, car ils sont si nombreux dans la province de Oajaca que chaque hacendero entretient un ou deux tigreros pour les détruire et protéger ses jeunes bestiaux errants dans les savanes ; dans ses chasses, disons-nous, l’Indien passait souvent de longues heures au milieu de cette solitude.

Costal descendait en ligne directe, ainsi qu’il l’avait dit à Clara, des anciens caciques de Tehuantepec, et le sujet de ses méditations était toujours la grandeur éclipsée de son antique et puissante famille. Profondément indifférent aux querelles politiques des blancs, s’il avait accueilli avec enthousiasme la nouvelle de l’insurrection d’Hidalgo, ce n’était que pour en profiter personnellement et essayer, avec l’or dont il rêvait si follement la découverte, de faire revivre en sa personne et le titre de cacique et la domination qu’avaient exercée ses ancêtres. Les croyances païennes dans lesquelles il avait été nourri, les solitudes dans lesquelles il avait constamment vécu en exerçant son métier, la pratique et la vue de l’immense Océan, dont il avait exploré les profondeurs quand il était plongeur, avaient contribué à donner à un caractère déjà bizarre une exaltation superstitieuse qui touchait à la manie.

Le visionnaire Indien avait fini par prendre un tel ascendant sur le nègre Clara, que le don Quichotte zapotèque, différant en cela du gentilhomme manchego, eût fait aussi facilement prendre à son noir écuyer des moulins à vent pour des géants, qu’un capitaine des dragons de la reine pour la Sirène aux cheveux tordus.

C’est au sommet du cerro de la Mesa, ou de la Table, que nous retrouvons les deux aventuriers, une heure environ après le départ de don Rafael Tres-Villas.

Ils achevaient de transporter sans trop de peine la légère piroque de Costal sur la plate-forme de la colline, et de la poser, la quille en haut, le long des parois de la hutte dont nous venons de parler.

« Ouf ! dit le noir en s’asseyant sur l’embarcation, je crois que nous avons bien gagné un instant de repos. Qu’en pensez-vous, Costal ?

— N’avez-vous pas longtemps parcouru la province de Valladolid ? demanda l’Indien sans faire de réponse à la question oiseuse du nègre.

— Sans doute, et celle d’Acapulco aussi, et je les connais toutes deux et bien d’autres, depuis le moindre sentier jusqu’à la plus fréquentée des routes royales, pour les avoir parcourues en qualité de mozo de mulas, avec mon maître don Valerio Trujano, que je n’ai quitté que pour devenir propriétaire dans la province de Oajaca, » ajouta-t-il en appuyant avec une certaine fatuité sur ce mot de propriétaire.

Clara faisait allusion à un jacal[2] en bambous qu’il avait bâti sur quelques pieds de terrain concédés par le propriétaire de l’hacienda de las Palmas, auquel il se louait pour les récoltes de la cochenille, ce qui explique l’état d’indépendance oisive dont il jouissait une partie de l’année.

« Pourquoi me faites-vous ces questions ? reprit-il.

— Parce qu’il ne me convient pas plus qu’à vous d’aller nous enrôler comme soldats dans l’armée du prêtre Hidalgo. Le descendant des caciques de Tehuantepec peut bien servir, en qualité de chasseur de tigres, un propriétaire de son pays ; mais il ne consentirait jamais à porter l’uniforme.

— C’est cependant bien beau d’avoir des pompons rouges, des habits verts et des pantalons jaunes comme le plus beau juacamayo[3] de ces bois. Je doute, du reste, que le seigneur curé généralissime et capitaine d’Amérique, Hidalgo, ait assez d’uniformes à sa disposition pour vous chercher querelle à ce sujet. Mais, à moins de nous enrôler comme capitaines, je ne vois pas trop, si nous ne sommes pas soldats…

— Ce que nous ferons ? interrompit Costal : nous nous présenterons comme guides, batteurs d’estrade, puisque vous connaissez par cœur une partie du royaume. De cette façon, nous irons et viendrons à notre guise, en quête de la déesse des eaux.

— La déesse des eaux est donc partout ?

— Sans doute ; elle peut apparaître à ses fidèles serviteurs partout où elle trouve une flaque d’eau pour se mirer, une rivière ou une cascade pour se baigner, ou la mer pour y chercher les perles qui ornent sa longue chevelure.

— Ne l’avez-vous jamais vue, quand vous faisiez la pêche des perles, sur les bords du golfe de Tehuantepec ? » demanda Clara en jetant un regard de côté sur la plaine éclairée par la lune, tandis que le sourd et lointain murmure de l’inondation ajoutait à cet aspect solennel.

Le nègre baissait involontairement la voix.

« Sans doute, répondit Costal ; plus d’une fois, la nuit, sur les rivages des placers de perles, j’ai vu la Sirène tordre, au clair de la lune, ses longs cheveux en chantant, et parer son cou des perles que nous cherchions en vain. Plus d’une fois aussi, sans que ma chair tressaillît, sans que ma voix tremblât, je l’ai appelée pour qu’elle me révélât les gisements des riches bancs de perles ; mais on a beau ne pas sentir son cœur se troubler à son aspect, il faut être deux pour que la Sirène aux cheveux tordus vienne à vous.

— Cela se conçoit, dit Clara ; son mari est jaloux et ne lui permet pas les tête-à-tête.

— À vrai dire, ami Clara, continua Costal sans féliciter le nègre de sa perspicacité, je n’espère guère réussir à la faire se montrer à nous avant que je n’aie atteint cinquante années révolues. Si j’explique bien des traditions un peu obscures que j’ai reçues de mes pères, jamais Tlaloc ni Matlacuezc ne se montreront pour révéler leurs secrets à l’homme qui n’a pas vécu un demi-siècle. Le ciel a voulu que, depuis les caciques jusqu’à moi, aucun de mes ancêtres ne vécût au delà de quarante-neuf ans. Seul je les ai dépassés, et en moi seul, de tous les membres de ma famille, peut se vérifier, la tradition conservée chez nous de père en fils ; encore n’aurai-je pour cela qu’un jour : celui de la pleine lune qui suivra le solstice d’été de l’année où j’aurai complété mes cinquante ans. Cependant je veux toujours tenter la fortune en attendant, et faire aussi aux Espagnols la guerre la plus acharnée, tout en me réservant mon indépendance pour le grand jour du solstice d’été.

— Ah ! s’écria le nègre, je m’explique à présent pourquoi ce soir nous avons fait d’inutiles efforts pour voir la déesse. Quand donc aurez-vous atteint la cinquantaine ?

— D’ici à quelques mois, répondit l’Indien, et, quoi qu’il en soit, il est convenu que nous partirons demain pour Valladolid ; nous nous servirons de la pirogue pour retourner à l’hacienda et prendre congé de don Mariano, comme doivent le faire deux serviteurs respectueux.

— C’est convenu ; mais nous oublions une chose essentielle.

— Laquelle ?

— Ce pauvre diable d’étudiant que l’inondation va surprendre, et que cet officier a laissé près des tamarindos.

— Je ne l’avais pas oublié ; nous irons le prendre, s’il vit encore, c’est-à-dire s’il a eu la présence d’esprit de monter sur un arbre pour se mettre à l’abri de l’inondation ; nous le conduirons à l’hacienda, où nous le laisserons.

— Oui, s’il vit encore. Entendez-vous avec quelle fureur les eaux grondent là-bas ? Qui sait si l’officier lui-même aura eu le temps d’y échapper ?

— Le fait est, répondit Costal, qu’il aurait mieux fait de passer la nuit ici avec nous ; mais il paraissait si pressé d’arriver à las Palmas ! Peut-être avait-il ses raisons pour cela ; aussi ne lui ai-je pas proposé de rester.

— Il est bon d’être en sûreté ici, dit le noir, et si à propos de cela, vous aviez dans votre hutte un morceau de tasajo oublié en quelque coin, je m’en accommoderais assez avec un verre d’eau.

— Soyez tranquille, j’ai là ce qu’il faut pour vous satisfaire. »

La réponse de l’Indien mit fin à la conversation. Il entra dans la hutte suivi de Clara.

Un feu clair de broussailles ne tarda pas à pétiller sur la pierre du foyer ; quand il ne resta plus que des braises, Costal y jeta quelques lambeaux de viande séchée au soleil, et bientôt, au milieu du sentiment profond de la sécurité qu’ils goûtaient sur le sommet de la colline, les deux associés se mirent à savourer leur frugal repas.

Après, ils s’étendirent sur le sol et se laissèrent bercer au bruit toujours plus rapproché de l’inondation.

Ils dormaient, déjà, et le grondement qui précédait les eaux quand elles envahirent la plaine de leurs fougueux tourbillons n’eut pas le pouvoir de les arracher à leur sommeil. Cependant Clara s’agitait de temps en temps, en croyant entendre le rugissement des jaguars qui l’avaient si fort effrayé se mêler aux mugissements des eaux, dont il avait une perception confuse.

S’il eût été éveillé, il eût vu, en effet, la sauvage famille des tigres raser en bondissant le pied du cerro de la Mesa. Les quatre animaux rugirent en sentant que deux hommes en occupaient le sommet ; mais, remplis d’une terreur profonde par les eaux qui les poursuivaient, et auxquelles leur légèreté seule pouvait les faire échapper, ils passèrent outre et ne tardèrent pas à disparaître en précédant la masse liquide, dont la course égalait presque la rapidité de la leur.

Nous profiterons du sommeil de l’Indien et du nègre pour retourner un instant vers le pauvre étudiant don Cornelio Lantejas, après l’avoir si longtemps négligé, et clore ainsi les événements de cette journée, qu’a ouverte le récit de ses aventures.

Nous l’avons laissé dormant dans le hamac que sa bonne étoile lui avait fait rencontrer si à propos.

Tout à coup il s’éveilla en sursaut, les membres glacés par une fraîcheur soudaine, et se vit suspendu dans son hamac au-dessus d’une mer en furie, qui roulait les vagues énormes à un demi-pied de distance de son corps. L’étudiant poussa un cri terrible, auquel répondirent, comme du sommet des deux tamariniers, des grondements sourds et des sifflements aigus.

Cornelio promena un œil effrayé autour de lui et, aussi loin que ses regards purent atteindre, il ne vit qu’un lac immense aux vagues écumeuses. Dès lors tout lui fut expliqué : la fuite des habitants des campagnes et ces canots suspendus aux arbres, Les bruits qu’il avait entendus n’avaient pour cause que l’approche d’une de ces inondations annuelles qui ont lieu presque à jour fixe dans la province de Oajaca, où il se trouvait, et qu’il aurait évitée dans la maison de son oncle, sans la lenteur désespérante de son cheval de picador.

Qu’allait devenir le voyageur ? à peine savait-il nager, et, eût-il pu rivaliser avec l’un des pêcheurs de perles de Tehuantepec, que toute son habileté ne lui eût servi à rien au milieu d’un lac à perte de vue, au-dessus duquel surgissaient seules les cimes des tamariniers entre lesquels il était suspendu.

Sa situation, déjà effrayante, ne tarda pas à le devenir davantage.

Des yeux de feu que l’étudiant vit briller comme des vers luisants ou, pour mieux dire, comme des charbons ardents, au milieu du feuillage des arbres, ne tardèrent pas à lui expliquer aussi la nature des grondements sourds qu’il venait d’entendre : quelques animaux féroces, des jaguars, sans doute, s’étaient réfugiés, sur les tamariniers pour fuir l’inondation. Eux seuls pouvaient grimper ainsi au-dessus du sol. Nous ne ferons pas le récit de ses terreurs pendant cette nuit terrible où il se vit suspendu, au milieu d’un si effrayant voisinage, sur un océan qui pouvait grossir encore et l’emporter.

Nous dirons que le jour vint enfin, et que toute une nichée de jaguars, mâle, femelle et petits, lui apparut à la cime des arbres dont il occupait le milieu, et que, non loin d’eux, de longs et hideux serpents effrayés s’enroulaient aux branches.

Au-dessous de lui s’épandait une mer houleuse, aux flots jaunis, où tourbillonnaient des arbres déracinés, emportant avec eux des daims effarouchés, au-dessus desquels des oiseaux de proie planaient en poussant des cris perçants.

Partout un spectacle horrible de désolation et de mort ; à de fréquents intervalles, l’instinct féroce des jaguars affamés luttait contre leur frayeur à l’aspect d’une proie presque à leur portée ; mais la terreur l’emportait, et Lantejas les voyait refermer leurs yeux comme pour échappera la tentation de le dévorer.

Puis les serpents, de leur côté, enroulaient et déroulaient sans cesse leurs corps visqueux au-dessus de lui, terrifiés par la présence de l’homme et des jaguars.

Plusieurs heures s’étaient bien longuement écoulées, pendant lesquelles le lac, sans cesser d’être gonflé, était devenu moins agité, lorsqu’il crut entendre sur la surface des eaux un bruit que cette fois il ne sut comment définir. C’était retentissant comme le son d’une trompette de guerre ou grave comme le rugissement que faisaient parfois entendre les deux formidables voisins de l’étudiant.

À cette étrange mélodie, on a reconnu le son de la conque marine de Costal, qui, chemin faisant, évoquait encore, à tout hasard, la présence de la déesse des eaux.

Bientôt l’étudiant distingua dans le lointain, et dansant sur la houle, la petite embarcation montée par les deux associés. De temps à autre l’Indien, accoutumé à cette dangereuse navigation, lâchait ses avirons pour emboucher l’instrument, dont Lantejas entendait l’inexplicable harmonie.

Absorbés par leur singulière préoccupation, ni Costal ni Clara n’avaient encore aperçu don Cornelio, tapi dans son hamac, où il n’osait faire un mouvement. Cependant, le cri étouffé d’une voix humaine venait de frapper leurs oreilles.

« Avez-vous entendu, Costal ? s’écria le noir.

— Oui, comme un cri ; c’est sans doute le pauvre diable d’étudiant qui nous appelle. Mais où donc est-il ? Je ne vois qu’un hamac suspendu entre ces deux tamariniers, là-bas… Eh ! il est dedans, parbleu ! »

Costal fit entendre un formidable éclat de rire, que l’étudiant accueillit comme une musique du ciel. On l’avait vu, sans doute, et il rendit à Dieu de ferventes actions de grâces.

Clara partageait l’hilarité de l’Indien, quand une musique d’un genre tout différent vint glacer le rire sur ses lèvres.

« Encore ! » s’écria-t-il avec effroi en entendant gronder au-dessus de la surface des eaux un morceau d’ensemble modulé par les quatre jaguars postés au-dessus de la tête de l’étudiant.

Le cri poussé par lui avait excité les rugissements des tigres, auxquels se mêlait aussi le sifflement des serpents enlacés aux branches des arbres.

« C’est étrange ! dit l’Indien, ces rugissements partent du même côté que la voix de cet homme ! Eh ! seigneur étudiant ! cria-t-il à Lantejas, êtes-vous seul à faire votre sieste, à l’ombre de ces tamariniers ? »

Mais l’étudiant ne répondit à Costal que par un cri inintelligible ; il était incapable de prononcer un seul mot, tant la terreur profonde qu’il éprouvait paralysait sa langue.

Son bras tremblant s’éleva seul au-dessus du hamac, pour indiquer à l’Indien les terribles hôtes de ses deux tamariniers. Toutefois l’épaisseur du feuillage, en dérobant les jaguars à l’œil de Costal, rendit le geste de l’étudiant aussi peu intelligible que son cri.

« Doucement, pour l’amour de Dieu ! s’écria Clara, que la peur rendait plus prudent que Costal : les tigres se sont peut-être réfugiés sur ces tamariniers !

— Raison de plus pour y aller voir. Devons-nous laisser ce jeune homme se morfondre dans ce hamac jusqu’à ce que les eaux se soient écoulées ! »

En disant ces mots, Costal reprit ses avirons et poussa vers l’étudiant, tandis que Clara répétait d’un ton lamentable :

« Si ce sont nos tigres d’hier, comme je crois les reconnaître aux miaulements des petits, songez combien ces animaux doivent être aigris contre nous.

— Croyez-vous donc que je ne le sois pas contre eux, moi ? » reprit Costal en continuant à ramer.

Quelques coups d’aviron le mirent à une distance suffisante de l’étudiant pour qu’il pût se rendre compte de la position critique dans laquelle il se trouvait.

Il était environ sept heures du matin, et le malheureux théologien avait compté plus de huit mortelles heures dans ce hamac, où il paraissait indolemment couché comme un satrape sous ce dais de tigres et de serpents à sonnettes.

À travers les mailles du réseau, l’étudiant suivait d’un œil terne les manœuvres de l’Indien. Il le vit montrer du doigt à son compagnon l’étrange tableau qu’offraient les tamariniers. Puis, tandis que le noir le contemplait d’un regard justement effrayé, don Cornelio entendit l’Indien, incapable de modérer les élans de sa gaieté, se livrer à d’intempestifs éclats de rire.

L’étudiant ne songeait guère pourtant à s’en formaliser, quoiqu’il ne vît pas précisément qu’il y eût si ample matière à rire de sa position et de l’effrayante étude de tigres à laquelle il se livrait si involontairement depuis le point du jour.

« Si nous nous écartions pour tenir conseil ? balbutia le nègre d’une voix mal affermie.

— Nous écarter pour tenir conseil ! s’écria l’Indien en reprenant enfin son sérieux ; il ne peut y avoir deux partis à prendre.

— C’est vrai, reprit Clara ; il n’y a qu’à pousser au large, ce ne sera que la besogne d’un moment. »

Alors l’Indien, avec autant de sang-froid qu’il en avait peu montré depuis quelques instants, déposa ses avirons au fond de la pirogue et prit sa carabine, dont il renouvela promptement l’amorce.

« Qu’allez-vous faire ? s’écria le nègre.

— En viser un, parbleu ! répondit Costal ; vous allez le voir. »

Et, reprenant ses avirons, il poussa droit au-dessous de l’un des deux jaguars.

« Tenez-vous tranquille, seigneur étudiant, » dit-il à Lantejas, toujours aussi immobile que muet et effrayé.

L’un des jaguars lança un rugissement dont résonnèrent les échos et qui fit vibrer de terreur tous les muscles de Clara ; puis, déchirant de ses griffes acérées l’écorce du tamarinier, la gueule béante et les lèvres retroussées au-dessus de ses crocs aigus, l’animal fixait ses yeux sur l’homme. Un regard terrible jaillissait de ses prunelles dilatées ; mais le chasseur parut ne pas subir la fascination de l’œil du tigre. Il l’ajusta tranquillement au défaut de l’épaule et fit feu. La bête féroce tomba lourdement dans l’eau, dont le courant l’entraîna. C’était le mâle.

« Vite, Clara, s’écria Costal, un coup d’aviron pour nous éloigner. »

En même temps il dégainait un poignard tranchant pour se mettre en défense.

Mais, quelque diligence que voulût faire Clara, dont la peur troublait les facultés, il n’était plus temps.

La femelle, furieuse de la mort de son compagnon et pleine de sollicitude pour ses petits, ne poussa qu’un court et affreux rugissement, et, oubliant son effroi, elle s’élança d’un bond par-dessus la tête de l’étudiant et vint tomber comme la foudre sur le canot.

L’embarcation chavira. Le chasseur, le nègre et le jaguar disparurent un instant sous l’eau.

Au bout d’une seconde, tous trois reparurent à la surface, Clara éperdu de terreur et nageant avec toute l’énergie du désespoir. Heureusement pour le nègre, l’ancien pêcheur fendait l’eau comme un requin, et se mit en un clin d’œil entre le tigre et lui, son poignard aux dents.

Les deux ennemis se mesurèrent des yeux : l’homme, calme et résolu ; l’animal, rugissant de fureur.

Tout à coup le chasseur plongea, et le tigre, étonné de la disparition de son ennemi, nageait dans la direction de l’arbre sur lequel il avait laissé ses petits, quand on le vit se débattre comme si quelque tourbillon l’eût attiré, s’enfoncer à moitié, puis reparaître flottant sans vie, le ventre ouvert, tandis qu’une teinte de sang se mêlait autour de son cadavre à la couleur fangeuse des eaux.

Le chasseur reparut à son tour, jeta un regard autour de lui et nagea vers son canot que le courant avait déjà entraîné ; il le rejoignit, et quelques minutes après il était remonté dans sa barque, remise à flot, et se dirigeait vers l’étudiant. Lantejas n’était pas encore revenu de la surprise et de l’admiration que lui avaient causées l’audace et le sang-froid de cet inconnu, quand, du même couteau avec lequel il avait éventré le tigre, l’Indien ouvrit le fond du hamac pour livrer à l’étudiant plus facilement accès dans son canot.

« Et les peaux des jaguars que vous laissez échapper ! cria Clara. Voilà vingt piastres au moins qui s’en vont à vau-l’eau !

— Eh bien ! courez après, répondit l’Indien en retirant Lantejas, plus mort que vif, du fond de son réseau de cordes.

Dios me libre[4] ! s’écria le nègre, les peaux n’auraient qu’à vivre encore. Qu’elles aillent au diable ! Et vous, Costal, faites-moi donc le plaisir de ramer vers moi ; je n’ai nul souci de remonter en canot sous ces festons de serpents à sonnettes.

— Voyez-vous la petite-maîtresse, dit l’Indien en dirigeant la pirogue vers Clara, qui ne put y reprendre pied, qu’avec grand risque de la faire chavirer.

— Jésus Dieu ! soupira don Cornelio, qui retrouvait enfin la parole, mais qui, les sens encore troublés, ne se voyait pas sans quelque appréhension entre ces deux inconnus, l’un rouge, l’autre noir, tous deux ruisselants d’eau et les cheveux couverts d’une fange jaunâtre.

— Eh ! seigneur, étudiant, reprit Clara d’un ton de bonne humeur, c’est là tout ce que vous dites à Costal pour le remercier du service qu’il vient de vous rendre ?

— Excusez-moi. J’avais tellement peur ! répondit Lantejas, qui, sa tranquillité d’esprit une fois reconquise, commença par rendre avec une ferveur exemplaire des actions de grâces au tigrero, et finit en le complimentant sur le bonheur qu’il avait eu d’échapper aux dangers qu’il venait de courir.

— C’est ma foi vrai, répliqua l’Indien. J’étais tout en sueur, et cette eau qui vient des montagnes est si glaciale, que j’aurais fort bien pu y attraper une pleurésie. »

L’étudiant regarda avec un étonnement naïf l’homme assez intrépide pour penser que le seul danger qui le menaçât pendant sa lutte dans l’eau avec un animal furieux fût une fluxion de poitrine.

« Qui êtes-vous donc ? s’écria-t-il.

— Le tigrero du seigneur don Matias de la Zanca jadis, aujourd’hui celui du seigneur don Mariano Silva.

— Don Matias de la Zanca ? dit l’étudiant ; mais c’est mon oncle.

— J’en suis aise. Cependant, si vous le trouvez bon, je ne vous conduirai pas à son hacienda, située dans les montagnes, qu’on serait fort embarrassé d’atteindre avec une pirogue ; puis, vous n’avez plus de cheval.

— Les eaux l’auront emporté ; mais j’ai de bonnes raisons pour ne pas le regretter.

— Je n’en dirai pas autant de ma carabine, une arme excellente qui ne rate pas plus d’une fois sur cinq. Vous concevez qu’on ne peut la laisser ainsi au fond de l’eau, et avec votre permission, seigneur étudiant, maintenant que je ne suis plus en sueur… »

En disant ces mots, le tigrero se dépouillait de ses vêtements et, quand il en eut quitté le dernier, l’ancien plongeur examina avec attention l’endroit où la pirogue avait chaviré, et pria le nègre de ramer jusque là. Quand Clara eut donné quelques coups d’aviron dans la direction convenable, l’Indien s’élança la tête la première et disparut de nouveau sous les eaux.

Un espace de temps, que les deux spectateurs trouvèrent prodigieusement long, s’écoula avant que l’Indien se remontrât. Le bouillonnement de l’eau au-dessus de lui prouvait seul qu’il se livrait à une recherche active de son incomparable carabine. Enfin sa tête dépassa la surface trouble du lac, et d’une main il nageait vers la pirogue, tandis que l’autre soutenait l’arme dont le Zapotèque faisait un si pompeux éloge, et un éloge si justement mérité.

Tout cela n’avait pas laissé de prendre du temps, et le soleil était déjà brûlant, quand le nègre, l’étudiant et l’Indien reprirent, dans leur frêle embarcation, le chemin ou plutôt la direction de l’hacienda de las Palmas.

Chemin faisant, don Cornelio interrogea ses deux libérateurs sur les motifs qui les avaient conduits vers lui.

« C’est un cavalier paraissant fort pressé de gagner la demeure de don Mariano, dit Costal, qui nous a envoyés vers vous aux Tamarindos. Reste à savoir s’il a été aussi heureux que vous et s’il a échappé à l’inondation. Ce serait dommage qu’il n’eût pas pu gagner à temps l’hacienda ; car c’est un vaillant jeune homme, et les braves sont si peu nombreux !

— Heureux ceux qui le sont ! dit l’étudiant.

— Tenez, voici Clara qui ne craint guère les hommes, et qui a peur des tigres comme un enfant. »

Bien que la première fureur des eaux se fût apaisée, il n’était pas facile néanmoins d’en remonter le cours dans une petite pirogue comme celle qui portait les trois navigateurs. La houle était forte encore, et il fallait soigneusement éviter le choc des arbres en dérive comme de ceux que leurs racines tenaient immobiles sous l’eau.

Il était donc midi environ, quand, à travers la cime verdoyante des palmiers semblables à des bouquets de verdure dont la tige baignait dans ce lac immense, apparut le clocher de l’hacienda de las Palmas ; puis peu à peu, le bâtiment lui-même sembla sortir du sein des eaux. Don Cornelio se réjouit à cette vue, car la faim le dévorait, et l’abondance était derrière ces murs.

Tout à coup le son clair d’une cloche, qui semblait inviter à passer au réfectoire, arriva jusqu’à ses oreilles par volées joyeuses comme le chant des oiseaux. C’était l’Angelus de midi.

En même temps deux barques, différemment chargées, apparurent aux regards de l’étudiant.

La première portait deux rameurs, un cavalier en habit de voyage et une mule sellée et bridée.

Dans la seconde était assis don Mariano Silva, ses deux filles, dont d’épaisses couronnes d’œillets rouges et de fleurs de grenadier couvraient la tête, et dont les mains délicates maniaient l’aviron, suivant l’usage du pays ; puis enfin, à côté de don Mariano, don Rafael Tres-Villas.

Les deux barques se dirigeaient vers les montagnes qui bornaient la plaine noyée du côté du nord, et bientôt celle qui portait le cavalier et sa mule toucha le bord. La mule y sauta d’elle-même après le cavalier, qui salua de la main en signe d’adieu ceux qui étaient venus l’accompagner, se mit en selle et s’éloigna aux cris plusieurs fois répétés de :

« Adieu ! adieu ! seigneur Morelos. »

Après quoi la barque reprit la direction de l’hacienda, et celle de Costal suivant la même route, l’étudiant en théologie put bientôt mieux apprécier le gracieux aspect de la seconde embarcation et la beauté de celles qui la montaient.

Les draperies de damas de soie ponceau qui couvraient les bancs de la petite chaloupe se repliaient sur les bords et frappaient de tons de pourpre la surface jaunâtre des eaux. En enfonçant dans le lac son aviron peint de diverses couleurs, doña Marianita faisait tomber autour d’elle en riant une pluie d’œillets et de fleurs de grenades détachés de sa coiffure, tandis qu’à l’abri de sa couronne pourpre, doña Gertrudis jetait de temps en temps un humide regard sur l’officier assis à côté de son père.

« Seigneur don Mariano, voici un hôte que j’amène à votre seigneurie, dit Costal en désignant don Cornelio Lantejas.

— Qu’il soit le bienvenu, » répondit don Mariano.

Et tous prirent bientôt pied en face de la porte de l’hacienda, sur le talus que battait la vague.


  1. La colline de la Table.
  2. Nom que les Indiens mexicains donnent à leurs huttes.
  3. Perroquet.
  4. Dieu m’en garde.