Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/I/V

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 77-95).

CHAPITRE V

L’HACIENDA DE LAS PALMAS.


Quelques grands fleuves, tels que le rio Blanco, le Playa Vicente, le Goazacoalcos et le Papaboapan, pour ne citer que les principaux d’un immense réseau fluvial, sillonnent l’État de Vera-Cruz à peu de distance les uns des autres. En outre, les versants de la Sierra-Madre donnent naissance à une foule de cours d’eau qui rejoignent ou longent ces fleuves.

Libres comme les chevaux sauvages dans leurs savanes, ces fleuves et ces cours d’eau, qu’aucune digue ne contient sur le sol plat qu’ils arrosent, roulent sans obstacle leurs flots pressés et rapides ; on sait avec quelle violence les eaux du ciel tombent entre les tropiques, dans la saison qu’on appelle la saison des pluies. C’est l’hiver des pays d’Amérique situés sous ces latitudes ; il commence en juin et finit d’ordinaire en octobre. À cette époque de l’année, les eaux, grossies par les pluies torrentielles de chaque jour ou plutôt de chaque nuit, trop abondantes désormais pour être contenues dans leurs lits, s’en échappent bientôt avec fureur et débordent de toutes parts. Franchissant l’espace avec la rapidité d’un cheval de course, comme si elles étaient poussées par le souffle d’un démon, elles engloutissent tout ce qui s’oppose à leur passage et portent partout l’épouvante et la désolation. Malheur aux êtres vivants qui n’ont pu fuir devant elles ! Bientôt cependant, étendues dans un vaste terrain, leur fureur s’apaise, et coulant paisiblement en tous sens, elles finissent par se réunir en une seule nappe d’eau. La portion inondée du pays n’est plus alors qu’un lac immense couvert de débris épars et de cadavres d’animaux de toute espèce. Sa surface calme et tranquille présente désormais le spectacle le plus étrange : des villes prisonnières au milieu des eaux sur lesquelles elles dominent ; des arbres à moitié noyés dont on ne voit plus que le feuillage, et des barques pavoisées, bruyantes, tumultueuses, luttant ensemble de vitesse ou de luxe, et que conduisent, en chantant au son des mandolines et des harpes, de jeunes filles couronnées de fleurs. Heureuse insouciance de la jeunesse ! après avoir répandu la terreur et la mort, l’inondation finit par n’être plus qu’un sujet de plaisir.

L’emplacement destiné à la construction de l’hacienda de las Palmas avait été choisi en prévision de ces inondations annuelles : la plaine dans laquelle elle s’élevait n’avait pas d’un côté de limite bien distincte à l’œil, c’est-à-dire qu’elle s’étendait presque à perte de vue dans la direction de l’est à l’ouest et dans celle du sud ; mais, du côté du nord, elle était bornée par une chaîne de collines assez élevées. À leurs pieds, d’autres collines plus basses s’étageaient en pente insensible jusqu’au niveau du sol inférieur. En faisant disparaître les inégalités de terrain, on avait fait du sommet de ces collines un amphithéâtre plus long que large, dominé dans toute sa longueur par la chaîne au pied de laquelle il s’élevait, et dominant lui-même la plaine.

Adossée aux collines, dont ses terrasses plates atteignaient presque la moitié de la hauteur, et dont son clocher quadrangulaire dépassait la crête, l’hacienda de las Palmas était bâtie à l’une des extrémités de l’amphithéâtre ; à l’extrémité opposée, on avait construit de vastes écuries et des communs spacieux pour les péones ou travailleurs de l’hacienda, y compris les vaqueros[1] et les serviteurs spécialement attachés au service des maîtres. Une haute et forte muraille, appuyée de solides contreforts de pierres de taille, joignait l’hacienda aux communs et bordait l’amphithéâtre tout le long de la plaine. Une porte épaisse et massive, pratiquée au milieu de cette muraille d’enceinte, servait d’entrée, à laquelle on arrivait par un talus en pente douce garni de garde-fous de maçonnerie.

Dans cette position, l’hacienda de las Palmas, ainsi nommée à cause des massifs de palmiers dont la plaine à ses pieds était parsemée, se trouvait à l’abri des inondations et formait en outre une sorte de forteresse presque imprenable.

Nous avons besoin de retourner une fois de plus en arrière et de nous reporter encore, dans cette même journée, à l’heure qui précède le coucher du soleil, c’est-à-dire à celle où le dragon et l’étudiant se séparaient sur la route, et où le nègre Clara se trouvait si fatalement transformé en chasseur de tigres, en compagnie de Costal l’Indien.

La cloche de l’hacienda sonnait l’oracion du soir, et à ces, tintements de l’Angelus, qui donnaient le signal de la prière et marquaient la fin du travail de la journée, un mouvement inusité avait lieu dans la plaine et dans la cour du vaste bâtiment dont le seigneur don Mariano Silva était propriétaire.

Avec cette rigoureuse exactitude de gens qui ne veulent pas travailler une minute au delà du temps prescrit, les peones indiens, au premier coup de cloche, venaient de laisser retomber, comme si une paralysie subite avait frappé leurs bras, l’un sa pioche levée, l’autre l’aiguillon allongé : pour piquer ses bœufs, qui eux-mêmes, formés aux habitudes de leurs conducteurs, s’arrêtaient tout à coup laissant le soc frémissant dans le sillon inachevé.

Les vaqueros regagnaient au galop leurs écuries et leur gîte de la nuit et dessellaient leurs chevaux fumants, les travailleurs rentraient de toutes parts, la campagne se vidait, les communs et les écuries se remplissaient, tandis que les ménagères étendaient sur les plaqués chaudes du comal les tortillas ou galettes de maïs destinées à remplacer le pain, et préparaient le repas du soir ; et les vaqueros, les peones et les ménagères, en même temps qu’ils achevaient ou commençaient leurs travaux, murmuraient tous au son de la cloche les oraisons de l’Angelus.

Le soleil brillait encore cependant, et les derniers rayons dont il incendiait la plaine dardaient leurs clartés dorées à travers les épais barreaux et les losanges du treillis vert d’une fenêtre située au premier étage de l’hacienda. Un voyageur venant du côté de l’ouest eût pu, du milieu de la plaine et du haut de sa selle, voir les plis d’un rideau blanc frémir derrière les barreaux et le treillis.

Mais la plaine était déserte, ou du moins, à l’exception des peones attardés, nul voyageur ne s’y laissait distinguer au milieu du brouillard lumineux qui l’enveloppait.

Ce ne fut que quelques minutes plus tard, au moment où le soleil, en s’abaissant graduellement, cessa d’éclairer les barreaux, que le rideau blanc s’écarta et laissa pénétrer un flot de lumière dans la chambre éclairée par cette fenêtre presque grillagée à l’orientale. Toutefois, quelque élevée qu’eût été la selle du voyageur venant de l’ouest, il n’aurait pu voir le tableau que présentait l’intérieur de la chambre dont il s’agit.

Trois femmes s’y trouvaient en ce moment. Deux d’entre elles étaient sœurs, à en juger par leur air de famille plutôt que par leur ressemblance proprement dite. C’étaient les filles de don Mariano ; la troisième n’était que la femme chargée de les servir.

On peut condamner en Europe l’indolence des créoles des pays chauds de l’Amérique ; mais celui qui les a vues, celui qui ne rêve pas la réhabilitation politique de la femme, qui pense que la femme est faite par Dieu pour délasser l’homme de ses travaux et non pour les partager, que le repos, le calme, l’ombre et un certain sensualisme ne font qu’ajouter à sa beauté, parce qu’ils s’harmonient avec sa nature, celui-là, dis-je, ne saurait faire un crime aux créoles américaines de ne songer, de ne s’occuper qu’à être belles.

Les deux, filles de don Mariano Silva offraient en ce moment, mais à un degré différent, un exemple de cette sensuelle indolence qui semblerait empruntée aux harems de l’Orient, sans la chasteté qui la rehausse et la purifie.

L’une d’elles, les jambes croisées à la mode orientale, était assise sur une natte de Chine ; de longs cheveux noirs, naguère façonnés en tresses, dont ils gardaient encore les grosses ondes, tombaient négligemment et formaient comme un voile qui la couvrait presque tout entière. La jeune fille semblait les livrer machinalement aux mains de sa femme de chambre.

Qui pourrait dire les soins journaliers que donne une créole espagnole à cette chevelure que le fer des ciseaux n’a jamais touchée, et que sa première enfance, transmet intacte à sa jeunesse ? Cependant, la tête pensivement inclinée, la vierge songeait peu sans doute alors à ces cheveux dont les flots s’épandaient sur la natte et que la brosse éparpillait ou que la main réunissait en gerbes, livrant à l’œil et cachant tour à tour les lignes onduleuses de son cou, les blancs contours de ses épaules et une oreille semblable à l’une de ces conques rosées que la mer jette sur les rivages de Tehuantepec.

Le doux visage qu’entouraient de chaque côté les gerbes noires et ruisselantes de cette chevelure réunissait, les traits distinctifs de la beauté créole sans les défauts qui parfois la déparent, et son expression fière et calme à la fois dénotait l’enthousiasmé ardent que cachent presque toujours ces dehors d’indolente sérénité.

La finesse élégante de la race espagnole se trahissait aussi dans des mains blanches d’un modèle presque idéal et dans un pied mignon dont les femmes, au Mexique et dans l’Amérique du Sud, semblent avoir le privilège exclusif, à quelque classe qu’elles appartiennent. Un léger soulier de satin couvrait ce charmant pied nu.

Cette jeune fille était doña Gertrudis, l’aînée des deux sœurs. Quoique Marianita, sa sœur cadette, ne lui cédât en rien, sa beauté était d’un genre différent : pétulante et rieuse, son œil vif et brillant contrastait avec l’œil humide et calme de sa sœur aînée, et les impressions devaient glisser avec autant de facilité sur cette surface mobile, qu’elles devaient pénétrer profondément à travers la surface plus rigide de doña Gertrudis. Il en devait être de la dernière comme des volcans de son pays, que cache toujours un manteau de neige.

Enfin, quoique l’ainée n’eût que dix-sept ans et que la cadette n’en comptât que seize à peine, toutes deux avaient acquis ce développement de la beauté féminine, à laquelle le temps ne peut qu’enlever du charme en altérant l’harmonie des formes.

Au moment où la chevelure de Gertrudis était livrée par elle aux soins de la femme qui en lissait les ondes, Marianita arrangeait en gracieux contours, sur son bas de soie, les rubans de satin attachés au soulier qui renfermait son joli petit pied.

Les événements politiques étaient venus éclater au milieu de cette famille comme parmi tant d’autres, et cependant avec plus de chances d’y faire éclore des dissentiments d’opinion ; car, au moment où commence ce récit, un mariage était projeté entre un jeune Espagnol des environs et doña Marianita.

Avant la révolution mexicaine, le vœu le plus ardent d’une jeune créole était d’épouser quelque nouveau venu de la mère-patrie, et cependant Gertrudis avait refusé cet honneur. Repoussé par elle, le prétendant espagnol s’était rejeté du côté de Marianita, qui avait été fière de l’accepter. Pourquoi maintenant Gertrudis avait-elle ainsi fait exception à la règle générale ? La suite de ce récit le dira.

Disons, en attendant, que c’était en vue de l’arrivée de deux hôtes, attendus dans le courant de la soirée, que ces préparatifs de toilette avaient lieu à cette heure. De ces deux hôtes, l’un était le fiancé espagnol, le second était le capitaine des dragons de la reine, don Rafael Tres-Villas. Le premier n’avait à franchir à cheval que deux lieues à peine, et d’un moment à l’autre il pouvait arriver ; l’autre achevait d’en parcourir plus de deux cents, et quoiqu’il eût positivement annoncé sa venue pour ce jour-là, il était raisonnable de supposer que, sur tant de journées de route, un incident quelconque avait déjoué ses calculs et retardé son arrivée d’un jour. Était-ce par ce motif que Gertrudis n’avait pas commencé sa toilette quand Marianita terminait la sienne ? Don Rafael était-il le seul homme aux yeux duquel Gertrudis voulût paraître belle ? On le dira tout à l’heure aussi.

Parmi les soins quotidiens donnés par les créoles à leur abondante chevelure, un des principaux est d’en éparpiller sur leurs épaules les tresses dénattées, afin que l’air vivifiant puisse circuler parmi cette gerbe épaisse trop longtemps captivée par le peigne. Quand la femme chargée de cette tâché de chaque jour l’eut accomplie, elle sortit de la chambre et les deux sœurs restèrent seules.

Il est certains sujets de conversation, que les jeunes filles de tout pays n’aiment à traiter qu’entre elles et dans le sanctuaire intérieur.

À peine la suivante fut-elle partie, que Marianita, qui achevait de glisser entre ses tresses noires et la conque d’écaille de son peigne des fleurs de grenadier d’un pourpre éclatant, s’élança vers la fenêtre.

Ses yeux interrogèrent l’horizon de la plaine. Pendant ce temps, sa sœur s’était assise sur un fauteuil de cuir, et, rejetant sur chaque épaule, de sa main et d’un mouvement brusque de sa tête, le voile épars de ses cheveux, elle resta immobile et rêveuse.

« J’ai beau regarder de tous mes yeux, la plaine est déerte, s’écria Marianita, et je ne puis pas plus voir de don Fernando que de don Rafael. Ma pauvre Gertrudis, j’ai bien peur d’avoir fait d’inutiles frais de toilette. Dans une demi-heure le soleil sera couché.

— Don Fernando viendra, dit Gertrudis d’une voix douce et calme.

— On voit bien à ton accent tranquille que tu n’attends pas ton novio[2] comme moi et pourquoi ne dirais-je pas que c’est avec une impatience nerveuse qui me fait désespérer de le voir arriver ? Tu ne connais pas cela, toi, Gertrudis !

— À ta place, j’éprouverais plus de tristesse que d’impatience.

— De tristesse ! Oh non ! et si don Fernando ne vient pas ce soir, ce sera lui qui y perdra le plaisir de me voir avec cette robe blanche qu’il aime tant et ces fleurs de grenadier dans mes cheveux, que je n’y ai mises que pour lui plaire ; car, pour mon goût, j’y préfère les fleurs blanches de marjolaine. Mais j’ai ouï dire que la femme ne doit vivre que de sacrifices. »

En disant ces mots, Marianita fit claquer ses doigts comme des castagnettes, sans la moindre apparence de mélancolie, et au contraire avec la satisfaction d’une conscience tranquille.

Gertrudis ne répondit rien ; mais elle étouffa un soupir, tandis que la brise plus fraîche du soir faisait frissonner les grandes ondes de sa chevelure, et que son petit pied nu balançait son soulier de satin noir.

« C’est fort ennuyeux, cette vie de la campagne, reprit Marianita. La journée, il est vrai, n’est pas trop longue pour se peigner, pour faire la sieste : à peine même en a-t-on le temps ; mais le soir, prêter seules l’oreille à la brise de nuit, se promener seules dans les jardins, c’est triste, bien triste, au lieu de chanter et de danser en tertulia[3]. Nous sommes ici comme les princesses captives de ce roman de chevalerie que j’ai commencé l’année dernière et que je n’ai pas fini… Ah ! j’aperçois là-bas à l’horizon un petit nuage de poussière… Enfin, voici un cavalier ! Que dicha !

— Un cavalier ! s’écria Gertrudis avec vivacité ; quelle est la couleur de son cheval ?

— Son cheval est une mule. Hélas ! ce n’est pas un chevalier errant. Je crois avoir entendu dire qu’il n’y en a plus. »

Gertrudis soupira de nouveau.

« Je le distingue, à présent, c’est un prêtre, poursuivit Marianita. Cela vaut mieux que rien, surtout s’il chante et joue aussi bien de la vihuela[4] que le dernier qui a passé deux jours à l’hacienda. Il arrive au galop de sa mule, c’est bon signe ; mais non, il a la physionomie triste et sévère. Ah ! il m’a vue, car il fait un geste de la main. J’irai la lui baiser tout à l’heure… j’ai le temps ! »

En disant ces mots, la jeune et belle créole, à qui son éducation prescrivait de baiser la main du premier prêtre venu, fronça d’un air boudeur ses deux lèvres fraîches et vermeilles comme la fleur du grenadier.

« Mais viens donc le voir Gertrudis, il se présente à la porte de l’hacienda, reprit-elle.

— J’ai le temps, comme tu le dis, Marianita ; mais dis-moi, ne vois-tu plus d’autres cavaliers ? Don Fernando ?… dit Gertrudis comme pour se tromper elle-même en trompant sa sœur.

— Ah ! oui don Fernando… transformé par quelque enchantement en un mozo de mulas[5] qui pousse sa recua[6] comme s’il disputait le prix d’une course… C’est tout ce que je vois. Allons, il vient ici comme le prêtre. Mais qu’ont donc ces gens à galoper si étrangement ? On dirait qu’un vertige les pousse. »

Le bruit des portes de l’hacienda qui s’ouvraient et le tumulte qui montait de la cour jusqu’aux jeunes filles prouvaient que non-seulement le prêtre, mais encore le garçon muletier avec ses mules, contre tout usage, recevaient l’hospitalité de don Mariano Silva.

Le lecteur sait, ce qu’ignoraient les deux sœurs, tout le danger qui menaçait les voyageurs dans la plaine.

En même temps, un mouvement plus bruyant encore ne tarda pas à avoir lieu dans l’hacienda. Les escaliers retentissaient du bruit des pas des serviteurs qui allaient et venaient précipitamment, et que les deux sœurs entendirent bientôt résonner sur les terrasses au-dessus de leur chambre.

« Jésus, Maria ! qu’est ceci ? s’écria Marianita en faisant un signe de croix ; l’hacienda va-t-elle avoir un siège à soutenir ? Les brigands insurgés dans l’ouest vont-ils venir nous attaquer ?

— Pourquoi appeler brigands des hommes qui combattent pour être libres et dont des prêtres sont les chefs ? répartit Gertrudis de sa voix harmonieuse et calme.

— Pourquoi ? Parce que ce sont les ennemis des Espagnols, que le sang de nos veines est le leur, parce qu’enfin j’aime un Espagnol ! s’écria Marianita, à qui ce mot aimer avait rendu la fougue impétueuse de son sang créole.

— Tu crois l’aimer, Marianita, reprit doucement Gertrudis ; dans mes idées, l’amour présente des symptômes que je ne retrouve pas en toi.

— Et quand cela serait, qu’importe, s’il m’aime, lui ? Ne suis-je pas le bien qui va lui appartenir ? Dois-je penser autrement que lui ? » ajouta la jeune fille, obéissant à cette voix de dévouement passionné que les femmes de son pays prodiguent à qui les aime, et qui n’a plus de bornes quand elles aiment elles-mêmes.

Les vibrations subites et précipitées de la cloche de l’hacienda sonnant l’alarme firent tressaillir les deux sœurs et mirent fin à cette conversation, qui menaçait de jeter entre elles deux ces germes funestes de dissension que les guerres civiles engendrent et qui brisent les liens les plus étroits du sang et de l’amitié.

Comme Marianita se disposait à sortir pour s’enquérir de la cause de tout ce tumulte, la femme de chambre ouvrit la porte, et, sans attendre qu’on l’interrogeât :

« Ave Maria, señoritas ! s’écria-t-elle ; l’inondation arrive ; un vaquero vient d’annoncer que les eaux ne sont plus qu’à trois ou quatre lieues d’ici.

— L’inondation ! s’écrièrent les deux sœurs, Marianita en se signant de nouveau et Gertrudis en se levant précipitamment et en faisant de ses cheveux épars une torsade que sa main tremblante essayait vainement de fixer à sa tête, et dans laquelle les dents du peigne refusaient de mordre.

— Jésus, señorita, dit la femme de chambre en s’adressant à la dernière, on dirait que vous voulez vous élancer dans la plaine, au secours…

— Don Rafael ! ayez pitié de lui, mon Dieu ! s’écria Gertrudis éperdue.

— Don Fernando ! s’écria de son côté Marianita en frissonnant.

— La plaine ne va plus être qu’un vaste lac, cria la suivante ; malheur à ceux que l’inondation va surprendre ! Mais vous pouvez être tranquille, doña Marianita ; le vaquero qui apporte la fatale nouvelle est envoyé par don Fernando pour annoncer à notre maître, don Mariano, qu’il ne viendra que demain dans son canot. »

En achevant ces mots, la suivante sortit.

« En canot ! s’écria Marianita, passant avec une égale rapidité de l’angoisse à la joie. C’est vrai, au fait, Gertrudis ; nous voguerons en canot sur la plaine, et nous nous couronnerons de fleurs dans notre barque pavoisée. »

Mais Marianita se reprocha tout aussi vite cet accès d’égoïsme frivole à l’aspect de sa sœur, qui enveloppée de sa longue chevelure qu’elle ne prenait plus souci d’empêcher de flotter, s’était agenouillée comme la Vierge aux sept douleurs, et priait aux pieds d’une image de madone pour le salut de don Rafael.

Marianita comprit ce qu’elle n’avait pas compris jusqu’alors, c’est que la femme ne prie avec tant de ferveur que pour l’homme qu’elle aime. Elle s’agenouilla près de sa sœur et mêla ses prières aux siennes, tandis que les tintements lugubres de la cloche continuaient à jeter leur sinistre avertissement aux quatre points de l’horizon.

« Oh ! ma pauvre Gertrudis ! s’écria Marianita en pressant sa sœur dans ses bras et l’embrassant tendrement ; puis, se servant dé sa chevelure pour effacer ses larmes : Pardonne-moi de n’avoir pas deviné que pendant que mon cœur se réjouissait, le tien se brisait. Don Rafael, tu l’aimes donc ?

— S’il meurt, je mourrai ! voilà tout ce que je sais, repartit Gertrudis.

— Dieu le protégera, sois tranquille ; peut-être lui enverra-t-il un de ses messagers pour le sauver ! » s’écria Marianita dans l’élan de sa foi naïve.

Marianita mêla quelque temps encore ses consolations aux sanglots de sa sœur, ses prières aux siennes, et comme l’obscurité allait bientôt venir :

« Mets-toi à la fenêtre pendant que je prierai encore ! s’écria Gertrudis ; interroge la plaine, car les larmes troublent ma vue. »

Marianita obéit, et Gertrudis s’agenouilla de nouveau sous l’image sainte.

Mais la brume dorée de la plaine se ternissait en un violet pâle, et aucun cavalier n’apparaissait à l’horizon désert.

« Le cheval qu’il monte doit être son bai brun ! s’écria Gertrudis en interrompant ses prières ferventes. Don Rafael sait combien j’aimais ce noble cheval, son cheval de bataille dans les guerres indiennes. C’est celui qu’il aura voulu monter pour venir vers moi ; car il sait que, bien souvent j’ai détaché les fleurs de mes cheveux pour les suspendre à son frontail. Ô sainte Vierge ! ô Jésus, mon doux maître ! don Rafael, mon beau chevalier, qui te ramènera vers moi ? » continuait la jeune fille en faisant succéder les élans de sa passion aux élans de sa prière.

La plaine s’assombrissait toujours, Gertrudis priait encore ; puis bientôt la lune laissa tomber du haut du ciel ses pâles et sereines clartés, sans qu’un être vivant vînt dessiner son ombre à côté de l’ombre des palmiers, projetée seule sur le terrain blanchi.

« Il aura été prévenu à temps, il ne se sera pas mis en route, dit Marianita.

— Tu te trompes, tu te trompes, répondit Gertrudis en tordant ses mains crispées par l’angoisse. Je le connais, je juge son cœur d’après le mien ; un jour de plus lui aura paru trop long, et il aura bravé le danger pour me voir quelques heures plus tôt. »

Le lecteur sait si le cœur de la jeune créole l’avertissait faussement.

Tout à coup, pendant que la cloche continuait à vibrer avec force, les grondements lointains qu’allait bientôt entendre don Rafael lui-même se mêlèrent à la voix lugubre du bronze, et tout à coup aussi, pendant ce sinistre dialogue entre les vibrations frémissantes de la cloche d’alarme et le murmure sourd des eaux déchaînées, une lueur rougeâtre, faible d’abord, disputa le terrain de la plaine à la blanche clarté de la lune.

Bientôt après cette clarté sembla pâlir, des pétillements semblables à ceux du sarment qui s’enflamme se firent entendre à l’oreille attentive des deux sœurs, et la lueur rouge régna seule en maîtresse sur la surface de la plaine, en jetant ses reflets de feu jusqu’aux cimes des palmiers.

Sur la crête des collines voisines de l’hacienda et sur les terrasses, de larges foyers venaient d’être allumés par ordre de don Mariano, comme un phare qui devait guider les voyageurs errants dans la plaine jusqu’au port de salut de son hospitalière demeure.

L’œil et l’oreille étaient avertis à la fois pour apprendre le danger et pour aider à le fuir. Des ombres gigantesques, celles des hommes chargés d’entretenir les foyers, se projetaient au loin sur la plaine, et ces silhouettes immenses, les clartés empourprées dans lesquelles elles nageaient, le grondement des eaux, qui semblaient vouloir étouffer les cris d’appel de la cloche, frappaient l’esprit des deux jeunes filles d’une terreur plus profonde.

De longues minutes s’écoulèrent ainsi, et la lune continuait de monter lentement dans le ciel, et le murmure lointain, le bruit sourd, devenait plus aigu en se rapprochant, puis devint bientôt égal à celui du tonnerre. Encore quelques instants, et l’eau des fleuves débordés allait écumer au pied de l’amphithéâtre de l’hacienda. Gertrudis interrompit ses prières.

« Oh ! Marianita, dit-elle, puisses-tu ne rien voir maintenant ! car les eaux s’approchent, et gagnent de minute en minute. »

Marianita ne répondit rien, mais ses regards erraient toujours, à l’horizon, essayant d’en percer les lointaines ténèbres à la limite où expirait la clarté des feux, Un cri s’échappa de sa bouche.

« Oh ! malheur ! malheur ! s’écria-t-elle, j’aperçois deux cavaliers ! Sainte Vierge, faites que ce ne soient que des ombres ! Mais non… les ombres deviennent plus distinctes… Mère de Dieu ! ce sont bien deux cavaliers… ils volent comme le vent… mais, si vite qu’ils aillent, ils arriveront trop tard ! »

Une clameur de détresse partit des terrasses de l’hacienda, sur lesquelles maîtres et serviteurs s’étaient groupés. C’était en effet un émouvant spectacle que celui de la lutte désespérée de deux hommes contre la masse effrayante des eaux, dont ils voyaient dans l’éloignement les vagues s’avancer et dont ils distinguaient déjà les panaches d’écume empourprée par la lueur des brasiers.

D’autres, pendant ce temps, à cheval sur le chaperon du mur d’enceinte, s’étaient munis de longues cordes pour les jeter au besoin aux naufragés en détresse. Mais les deux sœurs, de la fenêtre de leur chambre, ne pouvaient voir ces apprêts de sauvetage.

Marianita, frémissant de cette avide curiosité qui nous pousse souvent malgré nous, et les femmes surtout, à contempler un déchirant spectacle, se collait avec une sorte de voluptueuse terreur aux grillages de la fenêtre.

« Viens, Gertrudis, lui cria-t-elle sans détourner les yeux, malgré les palpitations de son cœur, viens les voir ; si l’un d’eux est ce don Rafael que je ne connais pas, tes yeux le distingueront et ta voix l’encouragera.

— Oh ! non, non, je ne saurais, répondit la jeune fille, dont le front incliné balayait humblement le sol aux pieds de la madone… je ne saurais voir sans m’évanouir cet affreux spectacle ; et qui prierait alors pour mon Rafael ? C’est, lui, mon cœur ne me le dit que trop !

— Ces deux cavaliers montent des chevaux noirs comme la nuit, reprit Marianita ; l’un d’eux est ferme en selle comme un centaure, mais il est petit… Ah ! son costume est celui d’un muletier ; tu vois que celui-là n’est pas don Rafael.

— L’autre ! distingues-tu l’autre ? » dit Gertrudis d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.

Marianita garda le silence une minute.

« L’autre, répondit-elle, a la tête de plus que le premier ; il est penché sur l’encolure de son cheval ; je ne vois pas ses traits. Ah ! il relève la tête, il est aussi ferme que le premier sur sa selle. Il a la figure fière, d’épaisses moustaches, et d’ici son œil semble étinceler sous le galon d’or de son chapeau. Le péril ne l’intimide pas. Ah ! c’est un noble et beau cavalier.

— C’est lui ! » dit Gertrudis avec un cri perçant qui domina le grondement des eaux.

Elle se leva vivement, obéissant à une impulsion irrésistible, comme pour s’élancer vers la fenêtre et voir encore une fois celui qui allait mourir ; mais ses forces trahirent sa volonté : elle ne put que retomber à genoux dans sa suppliante attitude.

« Jésus ! reprit Marianita glacée par l’épouvante, encore un bond de leurs chevaux et les voilà sauvés ! Ah ! il n’est plus temps ! ajouta-t-elle avec angoisse ; voici les eaux ! Vierge du paradis ! qu’elles sont effrayantes avec leur crête d’écume rouge et leurs rugissements ! Les voilà qui battent la muraille ! Mère de Dieu ! protégez ces deux hommes intrépides ! Ils se tiennent la main… Ils enfoncent l’éperon dans le flanc de leurs chevaux… ils regardent la mort en face… ils fondent sur les eaux le front haut, comme des chevaliers qui chargent l’ennemi… Entends-tu, Gertrudis ? l’un d’eux, le plus petit, chante un cantique, comme les premiers chrétiens devant les lions du cirque romain. »

Les deux sœurs entendirent en effet une voix mâle qui couvrit le tumulte des eaux en chantant : In manus tuas, Domine, commendo animam meam.

« Je ne les vois plus, reprit Marianita haletante ; les flots ont couvert les chevaux et les cavaliers. »

Il y eut un moment de silence effrayant dans la chambre, que les eaux emplissaient de leurs mugissements.

Toujours agenouillée, mais sans force pour continuer son ardente prière, Gertrudis était affaissée sous le flot de ses cheveux épars. La pauvre fille ne releva la tête qu’à la voix de Marianita qui reprenait :

« Ah ! je les vois encore, les voici qui reparaissent. Jésus Dieu ! il n’y en a plus qu’un en selle, c’est le plus grand. Dieu du ciel ! quels bras vigoureux vous lui avez donnés ! Il se penche sur ses arçons, il tient le plus petit par ses vêtements… il l’enlève comme un enfant… il le jette en travers sur son cheval… Quel souffle étrange s’échappe des naseaux de l’animal ! mais il semble aussi vigoureux que son maître… le double poids qu’il porte ne l’empêche pas de fendre les eaux… Gertrudis ! Gertrudis ! les eaux vont être vaincues par cet homme, elles qui déracinent les arbres des forêts… Vierge sainte ! laisserez-vous périr ce fort et courageux cavalier ?

— Oh ! oui, lui seul pourrait accomplir ce prodige de vigueur et de courage ! » s’écria Gertrudis en retrouvant des forces dans un élan d’orgueil passionné que lui inspiraient les paroles enthousiastes de sa jeune sœur.

Son cœur se brisa de nouveau quand celle-ci continua d’une voix pleine d’angoisse :

« Malheur ! malheur ! un arbre énorme s’avance contre eux en tournoyant, il va frapper le cheval et les cavaliers…

— Archange qui portes son nom, protégez-le, dit Gertrudis. Vierge Marie, apaise la colère des eaux, et je donne ma chevelure pour sa vie ! »

C’était la plus précieuse offrande dont elle pût disposer, et elle n’hésitait pas à faire le sacrifice qu’elle croyait le plus propre à désarmer le courroux du ciel.

Comme si ce vœu venait d’y être enregistré, Marianita, qui ne l’avait pas entendu sans frémir, poursuivit après une courte pause :

« Béni soit Dieu ! Gertrudis ; béni soit-il, celui qui sait convertir un instrument de perdition en un instrument de salut ! Dix lazos viennent d’enlacer à la fois les racines et les branchages de l’arbre ; la fureur des eaux ne peut plus rien sur lui, il est comme un radeau flottant. Le beau cavalier pourrait s’élancer sur son tronc, mais il ne veut abandonner ni le noble animal dont la vigueur l’a sauvé, ni l’homme qu’il tient dans ses bras. Le torrent gronde autour de lui, ses flots couvrent sa tête… il ne lâche pas prise…

— Achève, Marianita, ou je meurs ! murmura Gertrudis.

— Un brouillard est sur mes yeux, reprit celle-ci, les eaux semblent rouler des flots de feu… Sois fière de celui que tu aimes, Gertrudis, le noble cavalier n’a plus rien à craindre… Écoute ces cris de triomphe ! Tous sont sauvés, les cavaliers et le cheval qu’ils montent. »

Une acclamation de joie dont retentit l’hacienda fit explosion à la fois sur les terrasses et le long du mur d’enceinte, et vint confirmer les paroles de Marianita.

Les deux sœurs se tinrent un moment embrassées ; puis Marianita, rassemblant dans sa main un soyeux faisceau des longs cheveux de Gertrudis et le pressant tendrement contre ses lèvres :

« Oh ! dit-elle en poussant un soupir de regret, tes pauvres beaux cheveux qui valaient un royaume !

— Ne vois-tu pas, reprit Gertrudis avec un radieux sourire, que c’est lui du moins qui les coupera sur ma tête ? »


  1. Nom que l’on donne au Mexique aux garçons de ferme chargés du soin des animaux.
  2. Prétendu.
  3. Soirée.
  4. Mandoline.
  5. Garçon de mules.
  6. Troupeau de mules de charge.