Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/I

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 139-150).

DEUXIÈME PARTIE
LE FALOT DU PONT D’HORNOS.


CHAPITRE PREMIER

LE CURÉ DE CARACUARO.


Plus d’un an après sa première explosion, c’est-à-dire à la fin de l’année 1811, il en était de l’insurrection mexicaine comme d’un de ces incendies qui éclatent tout à coup au milieu des immenses savanes, ou des vastes forêts d’Amérique, et dont la main de l’homme est parvenue à isoler le foyer. En vain les flammes jaillissent de tous côtés et cherchent un aliment à dévorer, le vide s’étend autour d’elles ; bientôt le craquement des grands arbres ou le pétillement des hautes herbes cesse de se faire entendre, et tout s’abîme sous un nuage de fumée qui s’élève d’un monceau de cendres noires.

Telle avait été l’insurrection suscitée par le prêtre Hidalgo. Du petit bourg de Dolorès, elle s’était propagée avec rapidité d’un bout à l’autre du royaume de la Nouvelle-Espagne ; mais bientôt les chefs, Hidalgo lui-même en tête, avaient été pris et fusillés. Graduellement resserrée par les armes espagnoles et par les efforts du général don Félix Calleja, elle se trouvait concentrée sur un seul point, la place de Zitacuaro, où commandait le général mexicain don Ygnacio Rayon. Là s’était établie une junte qui organisait un simulacre de gouvernement indépendant de la métropole, et lançait des proclamations aussi impuissantes que les lueurs de l’incendie maîtrisé.

Mais si cet incendie est l’œuvre des passions de l’homme, s’il est le résultat d’une volonté ferme et bien arrêtée, et non celui d’un cas fortuit, on doit s’attendre à le voir éclater de nouveau sur un autre point de la forêt ou de la savane. Ce fut ce qui ne manqua pas d’arriver. Un autre champion de l’indépendance, plus obscur, s’il est possible, à son début, que ses prédécesseurs, allait apparaître sur le théâtre ouvert par eux, avec un éclat qui devait éclipser celui dont ils n’avaient brillé qu’un instant.

C’était le curé de Caracuaro, celui que les historiens n’appellent aujourd’hui que l’illustre Morelos (el insigne Morelos).

Les historiens mexicains ne précisent pas la date de la naissance de don Maria Morelos y Pavon. Je ne crois pas cependant me tromper en affirmant, d’après les portraits que j’ai vus de lui et en rapprochant les dates les unes des autres, qu’il devait avoir de trente-huit à quarante ans lorsque la révolution éclata dans le village de Dolorès. Il serait donc né de l’année 1773 à 1778, dans un endroit appelé Tahuejo, près du bourg d’Apatzingam, dans l’Intendance, aujourd’hui État de Valladolid, ou, pour mieux dire, de Morelia, nom dérivé de celui du plus illustre de ses enfants.

L’unique héritage du héros futur de l’indépendance mexicaine consistait en quelques mules de charge que lui avait laissées son père. Muletier comme lui, il s’était longtemps contenté de cet humble et pénible métier, quand il lui vint à l’idée d’entrer dans les ordres sacrés. Quelle put être la cause d’une semblable résolution ? l’histoire ne le dit pas ; toujours est-il que Morelos, avec la persévérance qui le caractérisait, finit par mettre son projet à exécution.

Après avoir vendu ses mules, il se consacra tout entier, dans un collège de Valladolid, aux études rigoureusement indispensables pour atteindre le but de son ambition, c’est-à-dire quelque teinture de latin et de théologie. Quand il eut acquis ce degré d’instruction, on lui conféra les ordres ; mais Valladolid était encore un trop vaste théâtre pour le nouveau prêtre, et il se retira dans le village d’Urnapam, où il subsista péniblement à l’aide de quelques leçons de latin qu’il donnait. Sur ces entrefaites, la cure du village de Caracuaro vint à se trouver vacante.

Caracuaro était un village aussi malsain que pauvre ; personne ne voulait d’une semblable résidence, et cependant Morelos ne l’obtint pas sans difficulté.

Ce fut dans cet exil qu’il vécut pauvre et ignoré jusqu’au moment où nous n’avons fait que l’entrevoir à l’hacienda de las Palmas.

Sous prétexte de rendre visite à l’évêque de Oajaca, mais en réalité pour fomenter l’insurrection, Morelos avait été dans la province lointaine de ce nom, et il venait de la quitter pour aller solliciter, auprès d’Hidalgo, la place de chapelain de son armée, quand nous l’avons vu prendre congé de don Mariano Silva.

Le capitaine Castaños nous a déjà fait connaître le résultat de sa démarche, dans le chapitre qui sert d’introduction à ce récit, dont le théâtre se trouve transporté, de la province de Oajaca, dans celle d’Acapulco, sur les bords de l’océan Pacifique. Quinze mois séparent aussi les derniers événements que nous avons racontés de ceux qui vont suivre ; mais les lacunes laissées entre la première et la seconde partie se trouveront petit à petit comblées.

Dans les premiers jours de janvier 1812, quinze mois après que l’officier des dragons de la reine, le capitaine Tres-Villas, eut quitté l’hacienda de las Palmas, deux hommes se trouvaient en face, l’un de l’autre : le premier assis devant une table boiteuse, couverte de papiers et de cartes géographiques ; le second, respectueusement debout, son chapeau militaire à la main.

C’était sous la moins mauvaise et la plus vaste tente d’un camp retranché sur les bords de la rivière Sabana, à une petite distance d’Acapulco, quelques heures avant le coucher du soleil.

Le personnage assis, dont nous ne ferons pas le portrait, car on le connaît déjà, avait la tête couverte d’un mouchoir de coton à carreaux et une jaquette de batiste blanche sur les épaules : c’était le général don José-Maria Morelos, qu’on ne retrouvera pas, sans quelque surprise, commandant des troupes insurgées et assiégeant cette ville d’Acapulco, qu’on l’avait ironiquement chargé de prendre.

Toutefois, malgré les brusques changements qu’apportent les guerres civiles dans la position de certains hommes, ce n’est pas sans un grand étonnement que, dans le personnage debout et assez élégamment emprisonné dans un uniforme de lieutenant de cavalerie, nous retrouverons le timide étudiant en théologie, don Cornelio Lantejas.

Il tenait une lettre à la main et sa contenance était fort embarrassée.

« Eh quoi ! ami don Cornelio, vous songez à nous quitter ? lui dit le général avec un sourire de bonté qui lui fit monter le rouge au visage.

— C’est la nécessité qui m’y force, mon général ; sans quoi… Lantejas n’acheva pas, car il mentait, et il avait honte de son mensonge ; il reprit : Je ferais bon marché des intérêts de famille ; mais, je dois l’avouer à Votre Excellence, je n’ai pas de goût pour le métier de soldat ; j’étais né pour être curé, et, à présent que le succès couronne vos armes, j’ai hâte de reprendre mes études et d’entrer dans la carrière vers laquelle me poussent mes inclinations.

Viva Cristo ! s’écria Morelos, vous êtes un trop vaillant champion de l’Église militante pour que je vous laisse ainsi partir. Comme ce brave serviteur d’un roi de France, dont je ne me rappelle plus bien le nom, vous seriez homme à vouloir vous pendre, si je prenais Acapulco sans vous. Je refuse. Cela vous contrarie, je le vois, ajouta le général pour alléger le désappointement de l’officier. Je refuse, parce que je suis trop satisfait de vos services ; vous êtes le premier soldat qui se soit joint à moi. Savez-vous ce qu’on dit ? que les trois plus braves de notre petite armée sont don Hermenegildo Galeana, Manuel Costal et vous. Et tenez, ce qui vous rend encore plus digne de mon affection et de mon estime, c’est que vous choisissez précisément pour me quitter le moment où la fortune semble me combler de plus de faveurs, tout à l’opposé de ceux qui ne quittent que des amis malheureux. Le capitaine don Francisco Gonzalès a été tué à l’affaire de Tonaltepec, vous le remplacerez ; allez, capitaine ! »

Le nouveau capitaine s’inclina en silence.

Nous dirons tout à l’heure quelle fatalité avait jeté l’étudiant sous la bannière de l’insurrection, et comment, par suite d’apparences dont tant d’autres se trouvent si fréquemment victimes, et qu’il trouvait d’une partialité désespérante à son égard, le pacifique Lantejas se voyait transformé en un guerrier d’importance, dont l’insurrection et le vice-roi se disputaient le bras. Il allait sortir, quand Morelos se ravisa.

« Restez, capitaine, lui dit-il ; j’ai encore à vous parler. Vous avez, m’a-t-on dit, des relations de famille à Tehuantepec ; j’ai besoin, pour remplir une mission là-bas, d’un homme d’action et de bon conseil ; j’ai pensé à vous pour vous y envoyer, toutefois quand j’aurai pris Acapulco, ce qui, j’espère, ne tardera pas. »

Au moment où le capitaine allait apprendre de la bouche du général quel était le but de cette mission de confiance dont il avait commencé à s’ouvrir à lui, un troisième personnage de notre connaissance entra dans la tente ; c’était l’Indien Manuel Costal. Il était accompagné d’un inconnu. Don Cornelio voulut se retirer de nouveau.

« Vous n’êtes pas de trop et vous pouvez tout entendre, lui dit Morelos.

— Voici le général ! » dit Costal en montrant le curé à l’Espagnol, car c’en était un.

Celui-ci considéra un instant, non sans surprise, le personnage si simplement vêtu, qui cependant n’en était pas moins le général dont la renommée commençait à s’occuper.

Bien que cet inconnu parût doué d’une aisance imperturbable et presque voisine de l’effronterie, il attendit, après avoir salué Morelos, que celui-ci lui permît de parler.

« Qui êtes-vous, mon ami ? et que me voulez-vous ? dit le général.

— Puis-je parler en toute confiance ? reprit l’Espagnol. Cet homme, et il désignait l’Indien, que j’ai trouvé philosophant sur la grève, m’a dit que sa parole valait, près de Votre Seigneurie, un sauf-conduit de parlementaire, et je me suis décidé à le suivre.

— Costal a été le premier clairon qui, avec la trompe marine que vous lui voyez, a sonné le boute-selle des vingt cavaliers qui composaient jadis mon armée. Parlez ; ma parole confirme la sienne.

— Avec l’agrément de Votre Seigneurie, je me nomme Pépé Gago ; je suis Galicien, et de plus, commandant d’une batterie dans la citadelle d’Acapulco, qu’il vous plairait de prendre, si je ne me trompe.

— C’est un plaisir que je compte me donner d’ici à peu de temps.

— Votre Seigneurie confond peut-être, reprit l’artilleur ; vous prendrez la ville d’Acapulco quand vous voudrez.

— Je le sais.

— Mais vous ne la garderez pas, tant que nous serons maîtres de la citadelle.

— Je le sais.

— Alors, nous sommes près de nous entendre.

— C’est pourquoi je dédaigne de prendre la ville et veux m’emparer de la forteresse ; nous entendons-nous toujours ?

— Plus que jamais, car c’est précisément le fort, que vous ne dédaignez pas, que je veux vous donner ; je n’ose pas dire vous vendre, puisque, à vrai dire, mon prix sera si modéré que c’est un véritable cadeau. Et, à ce propos, Votre Seigneurie est-elle en fonds ?

— Vous devez en savoir quelque chose ; mais, au cas contraire, je veux bien vous dire qu’outre les sept cents fusils, les cinq pièces de canon, je ne parle pas des huit cents prisonniers que je lui ai faits, j’ai pris au commandant espagnol Paris la somme de dix mille piastres, c’est-à-dire de quoi payer dix fois le prix d’une citadelle que j’aurai pour rien.

— N’y comptez pas ; les vivres ne nous manqueront jamais. L’île de la Roqueta…

— Je la prendrai d’abord !

— Nous sert de port de débarquement pour les provisions que nous apportent les navires qui, au besoin, viendraient décharger leurs sacs de farine, sous vergues, dans le fort. Cependant, pour en finir, Votre Seigneurie vient de fixer elle-même le prix à mille piastres. N’avez-vous pas dit que vous avez pris dix mille piastres, c’est-à-dire dix fois le prix de la citadelle ? Malheureusement, je ne puis avoir l’honneur de vous la vendre qu’une fois.

— Mille piastres comptant ? dit le général en fronçant le sourcil.

— Non ; quel gage auriez-vous alors de ma parole ? trois cents piastres à présent, et le reste à la livraison.

— C’est entendu ; et quels sont vos moyens ?

— Je suis de garde à la porte, demain, de trois à cinq heures du matin. Un falot sur le pont d’Hornos, en face du fort, pour m’avertir, un mot d’ordre et votre présence ; ce sera l’affaire d’un instant. Je présume que Votre Seigneurie ne cédera à personne l’avantage de s’emparer du fort ?

— J’y serai en personne, dit Morelos ; quant au mot d’ordre, le voici. »

Le général passa au Galicien un papier sur lequel il écrivit deux mots que ni Costal ni Lantejas ne purent lire.

Puis, après une assez longue conférence à voix basse, Pépé Gago allait se retirer, lorsque Costal s’avança vers lui et lui mettant la main sur l’épaule :

« Écoutez, Pépé Gago ! dit-il avec force, c’est moi qui réponds ici de vous ; mais je jure par l’âme de ce cacique de Tehuantepec, dont j’ai l’honneur incontesté de descendre, que, si vous nous trahissez, dussiez-vous comme le requin vous cacher au fond de la mer, vous retirer comme le jaguar au fond des bois, vous n’échapperez pas plus que le jaguar ou le requin à ma carabine ou à mon couteau. Tenez-le-vous pour dit. »

L’artilleur protesta de nouveau de sa bonne foi et se retira ; quand il fut parti :

« Je verrai, acheva Morelos en s’adressant à don Cornelio, à vous signer un congé de la forteresse d’Acapulco, mais pour quelques jours seulement. Là aussi, nous reparlerons de la mission pour laquelle je compte sur vous. Allez, en attendant, vous reposer, et la nuit prochaine, à quatre heures du matin, je conduirai moi-même un détachement de nos hommes vers le fort. Comme il est bon que personne que nous ne sache nos conventions avec Gago, vous et Costal placerez sur le pont d’Hornos le falot dont la lumière est le signal convenu de l’approche de nos troupes. »

Le château fort d’Acapulco est situé sur le bord de la mer, à quelque distance de la ville.

Des précipices profonds, à la base desquels on entend gronder l’Océan, s’ouvrent autour de la forteresse. L’un de ces voladeros[1], à la droite de la citadelle, s’appelle le voladero de los Hornos ; un pont étroit, le pont d’Hornos, joint les deux bords du précipice.

Dès le matin, pendant que le camp, mis sur pied à l’improviste par ordre du général, était encore dans la confusion du réveil et qu’un fort détachement prenait les armes, sans que les soldats qui le composaient sussent où on allait les conduire, le capitaine Lantejas et Costal prirent le chemin de la mer. Il y avait encore au moins deux heures à attendre le lever du soleil, et c’était plus qu’il ne fallait pour exécuter le coup de main concerté à l’avance.

La nuit était sombre ; le fort et la ville semblaient ensevelis dans le plus profond sommeil, à en juger par le silence qui permettait d’entendre au loin le murmure sourd de la mer sur la grève.

Les deux hommes longèrent avec précaution les murailles noircies du fort, puis, après un quart d’heure de marche environ, ils commencèrent à gravir les hauteurs en s’éloignant de la plage. Costal marchait devant don Cornelio, et ce ne fut pas sans peine, ni sans danger de rouler des flancs du précipice dans la mer, qu’ils atteignirent enfin le pont d’Hornos.

L’Indien battit le briquet et alluma une torche de résine qu’il enferma dans un falot ; puis il le suspendit, la lumière tournée vers le fort, à un poteau qui se trouvait au milieu du pont : c’était, on l’a dit, le signal convenu avec l’artilleur galicien. Comme leur rôle se bornait là, tous attendirent que la lueur du falot fît savoir à Morelos et à Gago que tout était prêt.

De la hauteur où ils se trouvaient, le capitaine et l’Indien dominaient une vue immense ; le fort, la ville et l’Océan. À l’exception de la mer, tout était silencieux, et Lantejas cessa de regarder, malgré lui, la ville et le fort, pour promener ses regards sur la majestueuse étendue de la mer. Manuel Costal fit comme lui ; sur la mer aussi tout eût semblé dormir, si, de temps à autre, une traînée étincelante n’eût brillé sur la nappe noir des eaux.

« Il y a de l’orage dans l’air, dit l’Indien à voix basse, car la solennité de la scène paraissait ne pas permettre d’élever la voix. Voyez comme les requins de la rade brillent d’une lueur phosphorique sur la surface. »

En effet, une demi-douzaine de ces voraces animaux croisaient comme des pirates en quête d’une proie, en décrivant des cercles lumineux semblables à ceux des mouches à feu dans les herbes des savanes.

« Quel sort, croyez-vous, serait réservé, poursuivit le Zapotèque, à l’homme qui tomberait à présent au milieu de ces nageurs silencieux ? Combien de fois, cependant, quand j’étais pêcheur de perles, n’ai-je pas bravé ce danger, en plongeant en leur présence ! »

Don Cornelio ne répondit rien ; mais cette idée le fit tressaillir d’effroi.

L’Indien continua :

« C’est que j’étais jeune alors, et que les requins, non plus que les tigres, que j’ai chassés par profession plus tard, ne pouvaient rien contre celui qui doit vivre l’âge des corbeaux ; je vais avoir vécu bientôt un demi-siècle, et moi seul peut-être pourrais, à l’heure qu’il est, plonger parmi ces animaux carnassiers sans courir le moindre danger.

— Est-ce là le secret de votre intrépidité qui ne se dément jamais ?

— Oui et non. Cependant, le danger m’attire, comme votre corps attirerait ces requins : c’est un goût que je satisfais et non une bravade ; c’est mieux encore, je cherche à venger dans le sang espagnol le meurtre de mes ancêtres. Que m’importe, en effet, à moi, l’émancipation politique, objet de vos désirs ? Mais ce n’est pas de cela que je veux vous parler, quoique cela s’y rapporte… Avant tout, regardez là, au-dessous de vous. »

Un objet étrange frappa tout à coup la vue de Lantejas et lui arracha un mouvement de terreur superstitieuse.

Costal sourit en le regardant.

Un corps noir, dont une espèce de chevelure couvrait la tête, sortait de l’eau à moitié et semblait appuyer sur la grève deux bras humains ; un instant Cornelio crut voir une baigneuse qui allait prendre pied sur le rivage.

« Quel est cet être étrange ? demanda-t-il à Costal avec un certain malaise, en entendant comme une plainte douloureuse s’échapper de la bouche de cet objet dont il ne pouvait définir la nature ; car, si la forme de son corps rappelait celle de la femme, sa voix n’avait rien d’humain.

— C’est un lamentin, répondit l’Indien ; c’est l’animal amphibie que nous appelons le pejemuller[2] qui vous fait peur. Vous n’oseriez donc pas soutenir la vue d’un être plus étrange et plus parfait, surtout, plus parfait même que la plus belle créature humaine ?

— Que voulez-vous dire ?

— Seigneur capitaine don Cornelio, reprit l’Indien, vous qui êtes si brave en face de l’ennemi…

— Hum ! interrompit Lantejas avec quelque embarras, le plus brave a ses jours, voyez-vous ! »

L’aveu de sa poltronnerie (toutefois l’ancien étudiant en théologie pouvait, en un cas donné, ne pas manquer de courage) fut sur le point d’échapper aux lèvres du capitaine. Costal ne lui en laissa pas le temps.

« Oui, oui, vous êtes comme Clara, quoique plus vaillant encore que lui, et il lui faudra du temps pour se familiariser avec les tigres ; mais, tenez ! si là-bas, sur cette belle grève unie, vous voyez tout à coup, au lieu d’un lamentin, une belle créature, une femme, tordre, en chantant, ses longs cheveux ruisselants d’eau, et que cette femme, quoique visible à votre œil, ne fût qu’un esprit impalpable, que feriez-vous ?

— Une chose bien simple, j’aurais une peur horrible ! dit naïvement don Cornelio.

— Alors, je n’ai plus rien à vous dire. Je cherchais pour une certaine course un compagnon plus brave que Clara ; je me contenterai du nègre. J’avais espéré que vous… enfin n’en parlons plus. »

L’Indien n’ajouta pas un mot ; sous l’influence d’une terreur vague suscitée par les demi-confidences de Costal, l’officier se tut aussi, et tous deux, dans l’attente de la prise de la citadelle, continuèrent à regarder silencieusement l’immense et mystérieux Océan, dont la présence du lamentin animait seule la vaste solitude.


  1. Précipices.
  2. Le poisson-femme.