Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/II

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 150-165).

CHAPITRE II

OÙ L’ÉTUDIANT EN THÉOLOGIE VEUT MARCHER SUR MADRID.


Nous avons un peu négligé le récit des aventures de don Cornelio Lantejas, pour ne pas interrompre le cours d’autres événements. Pendant qu’il attend avec Costal le résultat de la trahison de l’artilleur galicien, c’est le moment de faire connaître comment l’économie paternelle, dont nous l’avons entendu se plaindre déjà, non sans quelque raison, l’avait jeté de nouveau dans une série de dangers auprès desquels ceux que lui avaient fait courir les tigres et les serpents à sonnettes enlacés au-dessus de son hamac n’étaient, comme dit Sancho, que tortas y pan pintado[1].

L’étudiant, muni d’un bon cheval, don de la munificence de don Mariano Silva, n’avait pas tardé à regagner la maison de son père, trop rapidement même ; car si, cette fois comme la première, son voyage eût duré deux mois, les circonstances eussent été tout autres pour lui.

Ses études étaient depuis longtemps terminées, et, comme il se disposait à aller à Valladolid pour y soutenir sa thèse et se faire conférer les ordres, son père jugea à propos de mettre à sa disposition une mule ombrageuse et rétive, qu’il avait troquée, avec un bon retour, contre le cheval donné par don Mariano.

L’étudiant se mit en route, emportant la bénédiction paternelle et une foule de recommandations de ménager sa mule et de se bien garder de la souillure de l’insurrection.

Les rares maisons du bourg de Caracuaro se dessinaient dans l’éloignement devant lui, lorsque, de détour en détour, il se trouva en face d’une cavalcade composée de trois cavaliers. C’était deux jours après son départ. L’étudiant était occupé à repasser dans sa mémoire les éléments de théologie qu’il s’était fourrés dans la tête à grand renfort de livres, et qu’il lui semblait avoir complètement oubliés depuis qu’il était en voyage.

Dans le moment où il songeait le moins à maintenir sa mule, l’animal, effrayé par la vue soudaine des cavaliers, se cabra et le jeta si violemment à terre, que, sa tête donnant contre un caillou du chemin, il perdit complètement connaissance.

Quand il reprit ses sens, il se trouva assis sur le revers de la route, le crâne à moitié fendu, et, par-dessus tout, sans sa mule, qui, profitant du moment où les cavaliers mettaient pied à terre pour ne s’occuper que de lui, avait jugé à propos de rebrousser chemin au grand galop.

Des trois cavaliers, l’un paraissait être le maître et les deux autres les serviteurs. Le premier, adressant la parole à l’étudiant.

« Écoutez, mon fils, lui dit-il ; votre état, sans être grave, exige des soins que vous ne sauriez trouver dans le village pauvre et malsain de Caracuaro, dont, sans vous en douter, vous êtes encore à plus de deux lieues. Ce que vous avez de mieux à faire, faute de monture, est de vous mettre en croupe derrière l’un de mes domestiques et de nous accompagner à l’hacienda de San-Diego, à une heure de marche d’ici. C’est la direction qu’a prise votre mule, que je chargerai un des vaqueros de rattraper ; puis, de là, vous pourrez, au bout de trois jours, reprendre votre route. Où alliez-vous ?

— À Valladolid, me faire conférer les saints ordres.

— Eh bien ! nous sommes de la même robe, dit le cavalier en souriant ; tel que vous me voyez, je suis le curé indigne de Caracuaro, Jose-Maria Morelos, dont vous n’aurez certes pas entendu parler. »

Le grand nom de Morelos, en effet, était parfaitement inconnu à cette époque. L’étudiant toutefois ne put s’empêcher de s’étonner du singulier accoutrement du cavalier. Son costume était tout fripé. À l’arçon de sa selle étaient attachés une escopette à deux coups, dont une batterie seule paraissait en état, et, dans un fourreau de cuir, un sabre dont la garde de fer était toute rouillée.

Ses deux domestiques, avec un équipement plus piètre encore que le sien, étaient armés chacun d’un tromblon à canon de cuivre.

« Et vous, seigneur Padre, demanda Lantejas à son tour, où dirigez-vous vos pas ?

— Moi, répondit le curé en souriant encore, je vais d’abord, comme je vous l’ai dit, à l’hacienda de San-Diego, puis, de là, m’emparer de la citadelle d’Acapulco, en exécution de l’ordre que j’ai reçu. »

Tel était l’équipement du général dont le nom a depuis jeté tant d’éclat. Telles étaient ses ressources guerrières, que l’histoire, du reste, s’est chargée de consigner dans ses pages. Quant à Cornelio, pour le moment, cette réponse lui fit démesurément ouvrir les yeux ; mais il aima mieux croire que son cerveau fêlé l’avait mal comprise, que de supposer le respectable curé atteint d’aliénation mentale.

« Mais, alors, vous êtes insurgé ? s’écria-t-il non sans effroi.

— Sans doute, et depuis longtemps. »

Lantejas monta derrière un des domestiques et n’ajouta plus rien ; puis, comme, au bout d’une demi-heure de route il ne vit poindre sur le front du curé, non plus que sur celui de ses deux écuyers, aucun des terribles ornements dont faisait mention le mandement de monseigneur don Antonio Bergosa, il commença à croire que les insurgés pouvaient bien n’être pas toujours la proie du démon ; néanmoins il se promit de ne pas prolonger son voyage avec le curé de Caracuaro plus loin que l’hacienda de San-Diego, comme aussi de n’y faire que le plus court séjour possible en compagnie si suspecte.

L’étudiant venait de faire cet arrangement avec sa conscience, quand, sous les rayons brûlants du soleil, il sentit tout à coup fermenter ses idées d’une façon si étrange, que non-seulement cette insurrection commencée par des prêtres lui parut toute naturelle, mais qu’il se mit à entonner à pleins poumons, sans pouvoir s’en empêcher, une chanson guerrière qu’il improvisa, et dans laquelle le belliqueux champion traitait fort-mal le roi d’Espagne.

Il ne sut que plus tard en quel état il arriva à l’hacienda de San-Diego, et combien de jours il y resta sous l’influence d’une fièvre chaude, fruit des fatigues de la route et de sa blessure. Il avait seulement un vague souvenir de rêves douloureux pendant lesquels il entendait constamment un bruit d’armes, et par-dessus tout, se sentait ballotté comme sur une mer orageuse.

Un jour, il s’éveilla tout étonné, dans une chambre assez pauvrement meublée, puis se rappela sa chute et sa rencontre avec le curé de Caracuaro. Enfin, se sentant assez de forces pour sortir de son lit, il se traîna jusqu’à la fenêtre de sa chambre, afin de se rendre compte d’un grand tumulte qu’il entendait.

La cour sous sa fenêtre était remplie d’hommes armés, les uns à pied, les autres à cheval. Des lances ornées de banderoles de diverses couleurs, des épées, des fusils, des sabres, brillaient au soleil de tous côtés. Les chevaux piaffaient, hennissaient sous leurs cavaliers ; bref, c’était comme la halte d’un corps d’armée.

La faiblesse obligea bientôt le blessé à se recoucher, et il attendit avec impatience, et surtout avec une faim dévorante, que quelqu’un pût venir lui donner des explications sur sa position.

Au bout d’une demi-heure environ, un homme entra dans la chambre du malade, qui reconnut l’un des deux serviteurs de Morelos. Cet homme venait de la part de son maître s’enquérir de l’état de sa santé.

« Où suis-je, mon ami, je vous prie ? lui demanda-t-il après avoir satisfait à ces questions.

— À l’hacienda de San-Luis. »

L’étudiant rappela ses souvenirs, qui se reportèrent à l’hacienda de San-Diego.

« Vous vous trompez, c’est l’hacienda de San-Diego, reprit-il.

— Nous l’avons quittée depuis hier ; nous n’y étions plus en sûreté… Que diantre ! on n’est pas tenu, quelque bon patriote qu’on soit, de crier son opinion sur les toits…

— Je ne vous comprends pas, mon cher, interrompit Lantejas : c’est peut-être encore l’effet de la fièvre.

— Ce que je dis là est cependant bien clair, reprit le domestique. Nous avons été obligés de quitter l’hacienda, où les troupes royales allaient venir nous arrêter, à cause de la fougueuse exaltation des opinions politiques d’un certain don Cornelio Lantejas.

— Cornelio Lantejas ! s’écria l’étudiant avec angoisse ; mais c’est moi !

— Je le sais parbleu, bien ! Votre Seigneurie ne s’est pas fait faute de le crier par la fenêtre en proclamant de toutes vos forces mon maître généralissime de toutes les troupes insurgées, et nous avons eu toutes les peines du monde à vous empêcher de marcher sur Madrid.

— Madrid en Espagne !

— Bah ! deux mille lieues de mer n’étaient rien pour vous à traverser. « C’est moi, moi Cornelio Lantejas, qui me charge de renverser le tyran ! » disiez-vous. Alors nous fûmes obligés de déguerpir sans tarder en vous transportant dans une litière, mon maître n’ayant pas voulu abandonner un si chaud partisan qui se compromettait par amour pour lui. Nous sommes arrivés ici, où, ma foi ! grâce aux hommes qui se sont joints à nous, vous pourrez vous livrer à toute l’ardeur de votre patriotisme, bien que votre tête soit mise à prix, je n’en doute pas. »

Le jeune homme avait écouté avec horreur et dans une stupéfaction complète le récit de ses prouesses. Puis le domestique ajouta :

« En outre, mon maître, pour ne pas demeurer en reste avec celui qui l’a proclamé généralissime, a nommé Votre Seigneurie alferez et son aide-de-camp ; vous en trouverez le brevet sous votre oreiller. »

Le domestique sortit à ces mots, laissant don Cornelio atterré sous le poids de ces révélations foudroyantes.

Quand il eut quitté la chambre, l’étudiant porta précipitamment la main sous son traversin. Le fatal brevet était bien là.

Il le froissa avec rage, et s’élança de nouveau vers la fenêtre pour désavouer bien haut toute participation à l’insurrection, comme les premiers chrétiens qui, au milieu des idolâtres, confessaient le saint nom de Dieu ; mais son mauvais génie veillait.

Au moment où il allait ouvrir la bouche pour crier qu’il repoussait toute complicité avec les ennemis de l’Espagne, ses sens se troublèrent de nouveau, sans que toutefois il pût méconnaître que sa bouche criait : Vive Mexico et mort au tyran ! Il n’eut que le temps de retomber sans force sur son lit.

Cette fois, sa syncope fut de courte durée, et il ne tarda pas à reprendre suffisamment ses sens pour s’apercevoir que son lit était entouré de gens armés qui semblaient, à en juger par quelques phrases échangées entre eux, épier avec intérêt l’état dans lequel il se trouvait.

Parmi ces voix il reconnut celle de Morelos lui-même, qui disait :

« Comment expliquer cette sympathie subite pour notre cause ? Ce jeune homme est sous l’empire d’une hallucination fiévreuse.

— Si le plus ardent patriotisme ne bouillonnait pas au fond de son âme, l’écume ne remonterait pas à la surface, reprit un autre personnage du nom de don Rafael Valdovinos.

— Qu’importe ! répliqua Morelos ; je ne puis croire que mon ascendant… »

Un nouveau venu interrompit le curé de Caracuaro, au moment où l’étudiant ouvrit les yeux sans oser démentir l’opinion qu’on exprimait sur son compte, car tous ces regards l’intimidèrent extrêmement. Ce nouveau personnage était un homme vigoureusement taillé, à la mine martiale, et dont la barbe et les cheveux grisonnaient. Son aspect accusait une cinquantaine d’années.

« Et pourquoi, mon général, dit l’inconnu en prenant la main que lui tendait Morelos, ce brave jeune homme n’aurait-il pas subi comme moi l’ascendant de votre personne à la première vue ? Ce n’est que d’aujourd’hui que je vous connais, et cependant vous n’aurez jamais de serviteur plus ardemment dévoué que moi. Je réponds de ce jeune garçon. Il est des nôtres et sans retour. »

En disant ces mots, l’inconnu enveloppait don Cornelio d’un regard si doux et si formidable à la fois, qu’en même temps que le jeune homme se sentait frémir des pieds à la tête, un charme invincible le subjuguait, et qu’il ne put s’empêcher de confirmer du geste l’engagement qu’on prenait en son nom.

Cet homme était celui que les historiens, appellent le terrible, le grand, l’invincible don Hermenegildo Galeana, le Murat mexicain, que bientôt on allait voir dans cent rencontres mettre sa lance en arrêt et fondre sur l’ennemi comme l’archange des batailles, en poussant son formidable cri de guerre : Aqui esta Galeana[2] ! Redoutable ennemi et ami tendre et dévoué, il faisait subir à tous son irrésistible ascendant.

Plus heureux que Murat, Galeana devait tomber sur un champ de bataille, entouré de cadavres amoncelés par sa main, et plus heureux encore que le guerrier français, il devait mourir fidèle à l’homme à qui il avait juré de consacrer sa vie.

« Quoi qu’il en soit, poursuivit Valdovinos, je sais que le général Calleja a mis la tête de ce jeune homme à prix comme les nôtres.

— Eh bien, alferez don Cornelio, ajouta Galeana, préparez-vous à partir demain et à vous rendre digne du poste auquel vous avez été élevé ; les occasions ne vous manqueront pas. »

En même temps, la détonation d’une pièce de canon gronda sous la fenêtre, et, comme Morelos s’étonnait en plaisantant d’avoir déjà de l’artillerie sous ses ordres, Galeana reprit la parole et dit :

« Seigneur général, ce canon faisait partie de notre héritage paternel. Quand chez nous il naissait un fils ou qu’un Galeana cessait de vivre, il servait à signaler notre allégresse ou notre deuil. Aujourd’hui nous le consacrons au service de la famille mexicaine. Il est à vous comme nos personnes. »

Puis, s’avançant vers la fenêtre, il s’écria de cette voix devant laquelle les Espagnols allaient bientôt apprendre à fuir :

« Vive le général Morelos ! »

Des cris partis de la cour répondirent aux siens ; un cliquetis de sabres qui sortaient du fourreau, le bruit des fusils retentissant sur le sol pierreux et des hennissements des chevaux se mêlèrent aux clameurs de l’enthousiasme. La chambre du malade fut vide en un instant ; le curé de Caracuaro descendait pour presser la main de ses nouveaux soldats. Loin de partager cette ardeur belliqueuse, l’étudiant éprouva un affreux serrement de cœur. Il pensa avec tristesse à ses études théologiques qu’il allait négliger au milieu des camps, et, par-dessus tout, à sa tête mise à prix comme celle d’un rebelle. Tout cela, grâces encore à la parcimonie de son père dans l’achat de cette maudite mule, comme jadis dans celui du cheval de picador. Lantejas s’habilla tristement et jeta un regard morne dans la cour, au milieu des gens armés qui s’y pressaient de toutes parts. Un nègre rechargeait la pièce de canon qu’il venait d’entendre donner le signal de la guerre civile. Ce nègre était Clara, qui de sa propre autorité venait de prendre le commandement de la première pièce d’artillerie que Morelos eût à sa disposition, laquelle, sous le nom de el Niño, que l’histoire du Mexique lui a conservé, devait plus tard devenir si célèbre.

Avant de passer outre, nous devons dire en deux mots ce qui avait eu lieu depuis que l’étudiant, monté en croupe derrière le domestique de Morelos, était arrivé à l’hacienda de San-Diego, jusqu’au moment où, toujours privé de connaissance et transporté en litière à l’hacienda de San-Luis, il venait d’y trouver ce terrible réveil.

À peu de distance de San-Diego, Morelos avait fait la rencontre d’un partisan insurgé, don Rafael Valdovinos, qui battait la campagne avec quelques hommes qu’il s’empressa de mettre à la disposition du curé de Caracuaro.

Celui-ci, ayant appris que le gouvernement espagnol avait envoyé à Petatlan, petite ville des environs, les armes nécessaires pour équiper un corps de milice, pensa que ces armes feraient bien mieux l’affaire de ses futurs soldats ; il résolut donc de s’en emparer avec les hommes de Valdovinos, ce ne fut que l’affaire d’un instant, et elles furent transportées à l’hacienda de San-Luis.

Le bruit de cet heureux et hardi coup de main y avait précédé Morelos, et, quand il y arriva lui-même, il y fut presque aussitôt joint par don Juan-José et don Hermenegildo Galeana, l’oncle et le neveu, qui lui amenaient sept cents hommes mal armés de vingt fusils et le canon el Niño dont nous venons de parler.

C’était au moment où Morelos achevait de distribuer les armes des miliciens de Petatlan qu’avaient eu lieu les scènes dont venaient d’être témoin le pacifique Lantejas, transformé, par une suite de circonstances toutes bizarres, en l’alferez le plus contesté qu’il fût possible de trouver dans les deux camps des Espagnols et des insurgés.

Il passa une nuit fort agitée, comme on peut le penser. Il avait eu l’honneur de souper à la table du général, avec son état-major improvisé, et c’est peut-être à la quantité de nourriture qu’il avait prise avec toute la voracité d’un convalescent, qu’il faut attribuer les rêves affreux dont il fut tourmenté. Il faut aussi ajouter à ces causes son aversion pour les combats. Toujours est-il qu’il ne rêva que batailles, et qu’il se voyait, en qualité d’insurgé, transformé d’une manière étrange et enrôlé dans une légion de démons.

Quand les premiers rayons du jour pénétrèrent dans sa chambre, il ouvrit les yeux avec un transport de joie pour secouer l’influence du cauchemar qui l’obsédait ; mais il lui sembla continuer son rêve tout éveillé. Il entendit un grand tumulte dans la cour, dominé toutefois par les sons tantôt rauques, tantôt aigus et toujours si déchirants d’un instrument sans nom, qu’il crut pendant un moment entendre le boute-selle sonné par Satan lui-même à ses escadrons infernaux.

Baigné d’une sueur froide, l’alferez acheva de s’éveiller, sans toutefois échapper entièrement à la terreur que lui causait cette musique, qui était bien le boute-selle, mais qu’il se rappelait avoir entendue déjà dans une circonstance effrayante ; car celui qui faisait ce tapage infernal n’était autre que l’Indien Costal, que Lantejas retrouvait, à sa grande surprise, dans les rangs de l’insurrection. Costal avait été le premier trompette de Morelos avec sa conque marine, comme le nègre Clara en était le premier artilleur.

Cornelio néanmoins l’ignorait au moment où il entendait les sons guerriers de la trompe de l’Indien. Il s’arma de tout le courage qu’il put réveiller en lui-même, et descendit prendre son rang pour le départ.

La première personne qu’il rencontra fut le terrible Galeana, et il trembla qu’un de ses regards perçants ne découvrît le cœur du lièvre sous la peau du lion ; heureusement, le vaillant guerrier avait bien autre chose à faire qu’à scruter la pensée d’un obscur alferez, et tout le monde fut dupe de la contenance martiale que Lantejas sut se donner. L’unique pièce d’artillerie tonna une dernière fois, et tous quittèrent en bon ordre l’hacienda de San-Luis.

D’autres partisans, à peu près au nombre de mille, complètement armés, étaient venus se joindre à Morelos pendant la nuit ; tous furent bientôt, grâce à l’instinct guerrier qui s’éveillait chez le curé de Caracuaro, disciplinés comme jamais troupe d’insurgés ne l’avait été jusqu’alors.

Déjà la prise d’Acapulco paraissait ne plus être le rêve d’un esprit malade, et, après de longs jours d’une marche pénible, nous trouvons Morelos sur les bords de l’océan Pacifique, en vue de la ville qu’il avait été chargé de prendre.

Deux mois de combat, dont Morelos sortit toujours vainqueur, avaient un peu aguerri Cornelio, Il s’était acquis la réputation d’un brave, bien que souvent le cœur eût été sur le point de lui faillir.

La première fois qu’il avait vu le feu, il était côte à côte avec don Hermenegildo Galeana. Celui-ci avait pris sur lui un ascendant tel, que les éclairs de ses yeux l’effrayaient plus que la présence de l’ennemi. Son formidable argus combattait au premier rang, et sa lance et son machete[3] faisaient un tel vide autour du poitrail de son cheval, qu’un cercle infranchissable, au fer des Espagnols semblait être tracé autour de lui, et qu’il ne laissait rien à faire à l’épée que Lantejas brandissait d’une main tremblante.

Il fut si satisfait de cette première épreuve, que, par la suite, il choisissait toujours cette même place. Il y avait aussi avec Galeana un autre homme qui combattait d’habitude à côté de lui : c’était Costal. Mais celui-là du moins, en courage de bon aloi et en force physique, ne le cédait qu’à peine à Galeana lui-même.

Galeana et Costal étaient pour l’alferez deux anges tutélaires dans les batailles. Entre eux, il assistait au combat presque en sûreté, car on ne peut guère dire qu’il y prît part.

Il portait néanmoins sa gloire comme un fardeau trop pesant pour ses épaules. Déserter était impossible ; sa tête était mise à prix, et, d’un autre côté, Morelos avait donné à l’endroit de la rivière Sabana où il avait établi son quartier général le surnom inquiétant de paso a la eternidad[4], voulant dire par là que ceux qui abandonneraient sa cause ou attaqueraient son camp s’embarqueraient pour le grand voyage.

Sur ces entrefaites, Lantejas reçut une réponse à plusieurs lettres qu’il avait écrites à son père pour l’avertir que, grâce à la mule rétive qu’il avait payée si bon marché, il avait pris les ordres en qualité de sous-lieutenant dans l’armée insurgée et qu’il soutenait sa thèse à coups de sabre, ce qui lui avait procuré l’insigne honneur de savoir sa tête menacée d’être coupée au lieu d’être tonsurée.

Après de grands compliments sur son intrépidité, qu’il avait si soigneusement dissimulée jusque-là, et pour cause, la réponse portait qu’on avait obtenu sa grâce du vice-roi, à la condition qu’il abandonnerait le parti de Morelos pour porter le poids de son bras au service de l’Espagne.

Cette dernière clause n’était guère de son goût. Aurait-il trouvé dans les rangs des Espagnols deux protecteurs comme les siens ? Puis, outre l’affection mêlée d’admiration que lui inspirait son brave et habile général et sa reconnaissance profonde pour don Hermenegildo, il frissonnait à l’idée de se trouver quelque jour, comme ennemi, à portée de la lance ou du machete du formidable Galeana.

Il prit un moyen terme. Il résolut de ne rien dire au général de la lettre de son père et de se borner à lui demander un congé, qu’il comptait bien, une fois obtenu, prolonger à l’infini. On vient de voir comment il réussit.

Telles avaient été, en somme, les nouvelles aventures de l’étudiant en théologie, depuis son départ de l’hacienda de las Palmas jusqu’au moment où nous l’avons retrouvé sous la tente du général Morelos et l’avons accompagné au pont d’Hornos.

Là, Costal et lui, les yeux encore fixés sur l’Océan, dont la nappe d’azur sombre s’étendait au-dessous d’eux, continuaient à garder le silence, quand le lamentin plongea tout à coup sous l’eau avec un cri lugubre qu’une forte détonation vint couvrir.

« La citadelle est prise ! s’écria Lantejas.

— Pépé Gago nous a trahis, dit l’Indien ; je m’en doutais. »

De fréquentes décharges se faisaient entendre et prouvaient que Costal ne se trompait pas. Les troupes mexicaines étaient en déroute complète. Les deux homme se hâtèrent de quitter leur poste, et, arrivés à un petit défilé qu’on appelle Ojo de Agua, un terrible spectacle frappa leurs yeux.

Un homme couché en travers de l’étroit passage s’écriait au même instant :

« Viva Cristo ! lâches que vous êtes, vous passerez alors sur le corps de votre général. »

C’était bien la voix et la personne de Morelos, qui ne pouvait arrêter la fuite de ses soldats qu’en interceptant avec son corps l’unique endroit où ils pouvaient passer pour fuir. Les fuyards s’arrêtèrent, il est vrai ; mais, après un assaut infructueux, le général dut décidément battre en retraite. C’était son premier échec depuis trois mois.

Voici ce qui s’était passé. Le détachement, soutenu par une forte réserve, s’était approché de la porte que gardait et que devait livrer le sergent d’artillerie, après avoir échangé les mots de reconnaissance convenus.

La voix du sergent n’avait pas tardé à se faire entendre à travers la porte, demandant si, conformément aux conventions, le général en chef était présent. Morelos, dans la crainte de quelque trahison contre sa personne, avait fait répondre qu’il était à l’arrière-garde. Le sergent n’avait rien répliqué, désappointé sans doute de ce contre-temps ; mais les soldats espagnols, prévenus à l’avance, n’en avaient pas moins fait sur les insurgés, à travers les meurtrières, une décharge imprévue qui leur tua beaucoup de monde et les mit en fuite.

Le jour n’avait pas encore paru, lorsque deux hommes se trouvaient de nouveau sur le pont d’Hornos. L’un d’eux était Costal, mais cette fois-ci Clara l’accompagnait.

La chandelle de résine brûlait toujours dans le falot, répandant déjà une lueur plus pâle, car les teintes grises du crépuscule commençaient à succéder à l’obscurité de la nuit.

« Vous voyez ce falot, Clara, dit l’Indien ; vous savez à quoi il devait servir, puisque je viens de vous le conter : mais vous ignorez le serment que j’ai fait contre le traître qui s’est joué de nous.

— Le diable m’emporte si je sais comment vous viendrez à bout de tenir ce serment ! reprit le nègre en réponse à ce que l’Indien venait de lui dire.

— Ni moi non plus, dit Costal ; mais enfin, comme j’ai promis à Gago qu’il se souviendrait du falot du pont d’Hornos et que je serais bien aise de pouvoir le lui mettre sous les yeux au besoin, je ne dois pas le laisser exposé ici au caprice du premier venu. En tout cas, ce signal est à présent inutile. »

En disant ces mots, Costal détacha la lanterne de son poteau et l’éteignit.

« Aidez-moi à creuser un trou assez grand pour l’y enterrer et le retrouver quand il me conviendra, » continua le Zapotèque.

Les deux associés ne tardèrent pas à ouvrir dans la terre, à l’aide de leurs couteaux, la cavité nécessaire pour y enfouir le falot, que Costal y empaqueta soigneusement avec la chandelle de résine qu’il contenait.

Puis l’opération terminée :

« Or çà, Clara, mon ami, dit l’Indien, asseyez-vous ici, et tenons conseil sur les moyens de nous emparer de la forteresse et du coquin qu’elle contient.

— Volontiers, » répondit le noir.

Tous deux s’assirent gravement, et la délibération commença.


  1. Ce qui peut se traduire par : n’étaient que des roses.
  2. Voici Galeana.
  3. Petit sabre courbe.
  4. Le passage à l’éternité.