Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/III

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 165-178).

CHAPITRE III

UNE EXPÉDITION NOCTURNE.


Le nègre regardait fixement Costal ; puis, voyant que celui-ci semblait attendre qu’il donnât le premier son avis :

« Il y a sans doute plusieurs moyens de prendre ce fort, dit-il, et, si j’étais général d’armée…

— Eh bien, que feriez-vous ? reprit l’Indien.

— Je ne serais pas embarrassé de les trouver ; mais j’avoue qu’en ma qualité de simple artilleur je n’en trouve aucun : c’est tout naturel. Voilà mon avis ; maintenant, j’écoute le vôtre.

— Je vous prédis, Clara, que vous ne serez pas général de sitôt, avec tant de ressources dans l’imagination. Oui, sans doute, il y a plusieurs moyens de prendre un fort : par famine ou par escalade. Nous ne sommes pas assez nombreux pour prendre celui-ci par escalade.

— Prenons-le donc par la famine, dit le nègre, je le veux bien, et pour cela le moyen est bien simple ; il n’y a qu’à lui couper les vivres.

— Comment ?

— C’est l’affaire du général et pas la nôtre. La nôtre serait de mettre la main sur la Sirène aux cheveux tordus, après laquelle nous courons depuis quinze mois.

— Encore quelques mois, reprit Costal, au prochain solstice d’été, à la pleine lune… j’aurai dépassé cinquante ans. »

Sous l’influence de leur idée fixe, la délibération des deux associés allait indubitablement changer d’objet, quand le retentissement lointain d’un coup de canon vint interrompre Costal et le ramener à son point de départ.

« C’est le canon du fort, dit-il.

— Non, répondit le nègre, c’est de l’île de la Roqueta. »

Un second coup de canon, et cette fois tiré du fort, confirma l’assertion de Clara, car la détonation en était moins sourde.

« C’est quelque signal échangé avec la garnison de l’île, dit Costal ; et dans quel but ?

En même temps, sur la voûte encore sombre du ciel, une fusée traça une courbe lumineuse en jaillissant du sommet de la forteresse, et quelques minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’une lumière semblable se dessina dans l’air du côté de l’île de la Roqueta.

« C’est quelque navire de ravitaillement pour les assiégés, poursuivit l’Indien. Attendons ici que le jour se fasse, et nous aurons le cœur net de ce qui se passe entre le fort et l’île ; et, si c’est ce que je pense, ce pourrait bien être un moyen de couper les vivres aux assiégés.

— En attendant, ils en reçoivent, dit Clara.

— Oui, mais ce serait la dernière fois. »

Le jour n’allait pas tarder à paraître. Déjà du côté de l’Orient, à travers les déchirures des nuages, apparaissaient comme les lueurs lointaines d’un incendie. Bientôt le soleil perça de ses rayons les blocs d’épaisses vapeurs amoncelées à l’horizon.

« Voyez-vous, là-bas, près de l’île ? » dit Costal.

Sur un fond lumineux, et au-dessus des massifs verdâtres des arbres qui bordaient l’île, se dessinaient en légers réseaux la mâture et les agrès d’un navire.

« C’est le bâtiment qui vient d’arriver, continua l’Indien ; il n’y était pas hier. Eh bien ! Clara, cette vue ne vous dit rien ?

— Mais oui ; elle m’apprend qu’un navire est là-bas à l’ancre, et que les assiégés vont recevoir de nouvelles provisions.

— Eh bien ! moi, j’ai mon idée, reprit l’Indien. Allons communiquer notre plan au général. »

Pendant que Costal et Clara délibéraient sur les moyens de prendre la forteresse, deux personnages d’une tout autre importance tenaient conseil sur le même sujet dans la tente du général en chef.

C’était Morelos et le mariscal don Hermenegildo Galeana. Le premier portait encore sur ses traits l’empreinte des passions violentes qui venaient de l’agiter, et il avait dédaigné même de faire disparaître la poussière qui souillait ses habits.

Le mariscal était sombre, parce qu’il voyait de sombres nuages sur le front de son général bien-aimé ; car, pour son propre compte, nul souci n’eût pu assombrir sa figure martiale.

Un plan du port et de la rade d’Acapulco était déplié devant eux à la lumière de deux bougies dont la lueur s’affaiblissait petit à petit, car le jour arrivait.

« Comme ce drôle de Gago nous le disait, bien que nous puissions prendre Acapulco en un tour de main, notre conquête ne sera définitive que lorsque nous serons maîtres de la forteresse. Quoique créole, le commandant Pedro Velez affecte de se considérer comme Espagnol ; il veut dit-il, rester fidèle, à la foi politique de ses pères, et vous savez, don Hermenegildo, ce qu’il répond à mes sommations comme à mes offres ?

— Non, et toujours non ! dit Galeana à ces paroles de Morelos, Mais prenons toujours la ville, nous verrons ensuite.

— Mais ce fort ! » répétait Morelos en lui montrant le plan sur la carte.

Nous avons dit que le fort était bâti sur le bord de la mer, à peu de distance de la ville, au milieu des gouffres profonds qui s’ouvraient autour de lui. Il commandait à la fois la mer et la ville ; à deux lieues de là s’élevait une île appelée la Roqueta, confiée à la garde d’une faible garnison. Au moyen de ses communications avec cette petite île, le château pouvait être facilement ravitaillé.

Morelos continua :

« Velez sent la force et les avantages d’une position qui, dans un cas désespéré, lui permet la retraite par mer ; le fort abonde en munitions, et il espère que sa résistance donnera aux troupes, royalistes le temps de venir à son secours. Il faudrait donc faire un siège par terre et par mer ; mais l’issue en serait aussi douteuse que l’entreprise difficile. Les jours, les semaines et les mois s’écoulent en tentatives de toute espèce, et, au moment où nous espérons que les vivres et les munitions vont manquer au château, nous avons la douleur de voir s’approcher, protégé par le double feu de la Roqueta et du fort, quelque navire espagnol qui jette dans la citadelle de nouveaux éléments de résistance.

— Prenons toujours la ville, seigneur général, répéta Galeana ; la ville au moins nous offrira des ressources sanitaires qui nous sont refusées ici sur ces plages embrasées. Un soleil meurtrier, et la réverbération brûlante des sables au milieu desquels nous sommes forcés de camper, ont engendré des fièvres mortelles dans notre armée. Nos convois de vivres n’arrivent que péniblement, et les assiégeants, par une singulière anomalie, souffrent plus de la disette que les assiégés eux-mêmes ; la maladie, le manque de nourriture saine et le feu du fort, éclaircissent nos rangs d’une manière effrayante ; il faut donc songer à s’emparer d’abord de l’île de la Roqueta, pour affamer l’ennemi et le forcer à se rendre. L’entreprise est périlleuse, je le sais ; à peine avons-nous assez d’embarcations pour contenir une soixantaine d’hommes, et il faut traverser deux lieues de mer à une époque où les coups de vent commencent à devenir fréquents, puis aborder en très-petit nombre une île fortifiée, et défendue par une garnison pleine de vigueur. Cependant, quelque danger que présente cette expédition, moi je l’entreprendrai pour la gloire de votre nom, acheva l’intrépide mariscal.

— Bien que vous m’ayez appris à ne jamais douter du succès d’une entreprise qu’on vous confie, ami Galeana, répondit le général en souriant, il en est d’une nature telle, que la prudence doit en repousser la pensée.

— J’ose néanmoins compter sur votre agrément pour exécuter celle-là, seigneur général, à une condition toutefois…

— Laquelle ?

— Si mes signaux vous apprennent que l’île de la Roqueta est prise, comme je serai obligé d’y tenir garnison, Votre Excellence prendra la ville. »

Morelos demeura un instant pensif, et il allait répondre peut-être par un autre refus plus formel, quand l’aide-de-camp Lantejas, demeuré dans une espèce d’antichambre de la tente, sachant que le général était en conférence avec Galeana, vint demander la permission d’introduire Costal pour une communication d’importance qu’il disait avoir à faire.

« Que Votre Excellence daigné le laisser entrer, dit le mariscal ; cet Indien a presque toujours de bonnes idées. »

Morelos fit un signe d’assentiment, et le Zapotèque entra dans la tente. Quand il eut obtenu la permission de parler :

« Seigneur général, dit-il, j’étais tout à l’heure sur les hauteur d’Hornos, et, au point du jour, j’ai vu distinctement une goélette ancrée près de la Roqueta.

— Eh bien ?

— Eh bien ! Il serait très-simple et très-facile, ce soir, à la nuit, de se glisser jusque-là, de s’emparer, à la faveur des ténèbres, de cette goélette, et, quand nous en serons maîtres…

— Nous intercepterons tous les convois destinés pour le fort, s’écria impétueusement Galeana, et nous le prendrons par famine. Seigneur général, c’est Dieu qui parle par la bouche de cet Indien ! Votre Excellence ne peut refuser à présent la permission que je sollicite. »

Les dangers énumérés par Galeana n’en subsistaient pas moins. Cependant, vaincu par les instances du mariscal, séduit par la perspective du résultat qu’amènerait sans nul doute la prise d’un bâtiment, Morelos consentit à accorder la permission qu’on lui demandait.

« Si j’ai bien appris à connaître l’aspect des nuages, dit Costal, le lever du soleil annonce précisément pour ce soir une nuit sombre et une mer calme… au moins jusqu’à minuit.

— Et après minuit ? demanda le général.

— Une tempête et une mer houleuse ; mais, avant minuit, la goëlette et l’île seront prises, reprit l’Indien.

— Je ne dirais pas mieux ! » s’écria le mariscal.

Il fut arrêté, séance tenante, que l’expédition serait commandée par les deux Galeana, l’oncle et le neveu. C’était une faveur que sollicitait le mariscal pour ce dernier. Puis le capitaine Lantejas commanderait une baleinière avec Costal sous ses ordres.

« Le brave don Cornelio ne nous pardonnerait pas de prendre l’île sans lui, » dit Galeana.

Le capitaine sourit d’un air martial, quoiqu’il n’eût pas trouvé mauvais le moins du monde qu’on l’eût exclu des dangers de cette expédition ; mais, selon son habitude, et conformément à l’énergique dicton espagnol : sacar de tripas corazon[1], il affecta de paraître enchanté qu’on songeât à lui faire cet honneur.

Les pronostics de Costal semblèrent devoir se vérifier de tous points : le temps fut sombre pendant toute la journée, qu’on employa en préparatifs pour le soir. Le soleil s’était couché au milieu d’épaisses vapeurs.

À huit heures environ, chacun prit place dans les embarcations, qui purent contenir, en s’y pressant beaucoup, environ quatre-vingts hommes.

Ces embarcations se composaient de trois grandes baleinières et d’un petit canot, le tout en assez mauvais état ; mais, comme c’était à cette époque la seule marine militaire que possédât l’insurrection, il fallait bien s’en contenter.

On poussa au large, les avirons soigneusement enveloppés de linges, pour faire moins de bruit dans l’eau. La nuit était si obscure, en effet, qu’on ne tarda pas à perdre de vue les hautes falaises du rivage et la silhouette noire du château.

Outre Costal et quatre rameurs, il y avait, dans le petit canot commandé par don Cornelio, cinq des costeños (habitants de la côte) de Galeana, onze hommes en tout.

Cette embarcation était la moins chargée, et, en cette qualité, elle marchait en tête et servait d’aviso à la modeste flottille. L’Indien zapotèque était à la barre, et, tout en gouvernant, il faisait remarquer au capitaine un spectacle que celui-ci voyait du reste fort bien tout seul : trois ou quatre grands requins qui apparaissaient de temps à autre dans le sillage lumineux tracé par la quille du canot.

« Tenez, dit Costal, vous voyez bien ces animaux, qui nous suivent avec tant d’obstination qu’ils semblent se douter que le canot qui nous porte est à moitié pourri, eh bien ! je voudrais que mon ami Pépé Gago fût l’un d’eux, et j’irais le poignarder à la face des autres.

— Vous pensez encore à ce drôle ? reprit don Cornelio.

— Plus que jamais, et je ne quitterais pas l’armée de Morelos, même à l’expiration de mon engagement, dans l’espoir seul qu’il prendra un jour ou l’autre le fort d’Acapulco, où est enfermé ce misérable traître. »

Lantejas ne prêtait pas pour le moment beaucoup d’attention à ce que disait l’Indien ; la crainte qu’il avait exprimée sur la solidité du canot le préoccupait plus que les projets de vengeance de Costal, et il désirait, malgré le danger de l’atterrissage, aborder au plus vite dans l’île de là Roqueta.

« Ce canot marche bien, lentement, répéta-t-il à plusieurs reprises.

— Vous êtes toujours pressé de vous battre, dit Costal en riant, et cependant nous devons aller moins vite à présent, car nous approchons de l’île. »

Un point noir semblait en effet flotter sur l’eau comme un oiseau de mer qui se repose un instant sur la vague avant de reprendre son vol ; c’était l’île en question, sombre, silencieuse et sans feux.

« Je crois qu’avec votre permission, seigneur capitaine, reprit Costal, nous ferons sagement de laisser les baleinières nous rejoindre pour demander au mariscal la permission de le devancer. Notre canot est assez petit pour nous aventurer à pousser seuls une reconnaissance près de l’île, d’où l’on découvrirait bien vite ces grandes embarcations.

— Volontiers. »

Et, sur l’ordre du capitaine, les rameurs laissèrent reposer leurs avirons. La première baleinière rejoignit promptement le canot ; c’était celle de Galeana.

« Qu’est-ce ? s’écria le mariscal ; avez-vous aperçu quelque chose ? »

Don Cornelio lui communiqua l’avis de Costal, qu’il trouva bon, et, pendant qu’à leur tour les trois barques faisaient halte, le canot reprit sa course vers l’île. Elle surgissait peu à peu au-dessus de la surface de la mer ; il était cependant impossible de rien distinguer encore à terre, au milieu de l’obscurité, si ce n’est la pointe aiguë des mâts et les vergues en croix d’un petit navire à l’ancre. C’était la goélette déjà signalée.

Les avirons, dont la garniture de linges mouillés amortissait le son, ne faisaient entendre contre leurs tolets qu’un faible grincement, aigu comme le sifflement du satanite[2], avant-coureur de l’orage, et ne troublaient même pas, en s’enfonçant dans l’eau, le léger murmure de la houle qui se soulevait comme une draperie d’un bleu noirâtre. Les requins, en continuant à suivre le canot, illuminaient de traînées de feu les ondulations de la mer. Partout, au large, les galères aux clartés phosphoriques brillaient sur la surface de l’eau ; on eût dit que le ciel, dont les nuages cachaient l’azur, avait laissé tomber sur l’Océan son manteau pailleté d’étoiles.

Au bout de quelques instants de navigation silencieuse, la coque de la goëlette se dessina sur la grève sablonneuse de la Roqueta, puis on distingua bientôt la clarté que laissaient échapper les vitres de ses sabords d’arrière. Le bâtiment apparaissait dans la nuit comme quelque gigantesque cétacé qui ouvrait ses larges yeux pour épier ce qui se passait au loin.

« Ce serait un beau coup à faire que de s’emparer de cette goëlette d’abord, dit le capitaine ; cela simplifierait beaucoup notre débarquement dans l’île.

— J’y pensais, reprit l’Indien ; le tout est que quelque matelot de quart ne nous aperçoive pas. Avançons encore en faisant un détour, car le temps presse ; il est bientôt minuit, et cette écume blanchâtre, qui s’agite sur l’eau, indique le retour du vent, et du vent d’orage. »

En disant ces mots, Costal porta de côté la barre du gouvernail, et le canot décrivit rapidement une courbe qui la mit bientôt hors des rayons de clarté que laissait échapper la goëlette.

Quelques légères risées commençaient à souffler par intervalles ; l’eau devenait plus lumineuse et annonçait la présence de l’électricité dans les nuages. L’embarcation ne tarda pas à approcher de la partie de l’île la plus éloignée du petit bâtiment à l’ancre, et, pendant ce temps, les trois baleinières, restées immobiles, avaient disparu derrière les ondulations grossissantes de la houle.

Quelques instants encore, et les dangers prochains de la terre allaient s’ajouter à ceux de la mer, dont trois des redoutables habitants continuaient à suivre obstinément le sillage du canot. Ils paraissaient, comme l’avait dit Costal, pressentir l’approche de la curée.

Bien que l’on entendît le ressac contre les brisants de l’île, Costal et le capitaine pensaient être trop éloignés encore pour que les sentinelles pussent les apercevoir au milieu des ténèbres. Tout à coup une nappe immense de lumière enveloppa la goëlette, dont on ne distinguait plus que l’avant, et les hommes du canot étaient encore éblouis de cet éclair soudain, lorsqu’un sifflement terrible se fit entendre dans l’eau.

Le canot reçut un choc violent sous une pluie d’écume, et, au même instant, une effroyable détonation vint frapper les oreilles de ceux qui le montaient. Un cri de terreur leur échappa : deux soldats, qui semblaient emportés par un tourbillon, disparurent dans la mer, à dix pas du bord.

Deux des requins avaient également disparu ; un seul restait, qui semblait à son tour attendre sa proie.

Don Cornelio était à l’arrière avec Costal, quand, après le choc du boulet qui avait emporté les deux soldats, il lui sembla que l’avant du canot était de beaucoup plus bas que l’arrière, et Costal s’écria :

« Par Dieu et par le diable ! le canot ne gouverne plus !

— Qu’est-ce à dire ? lui demanda Lantejas, effrayé de ce nouveau malheur.

— Peu de chose, si ce n’est que ce boulet maudit a emporté un morceau de la proue de l’embarcation, sous l’étrave, et que le canot s’enfonce, la pointe en bas. »

Un cri de détresse, arraché aux deux malheureux qui étaient sur l’avant et qui plongeaient déjà dans l’eau à mi-corps, révéla au capitaine l’inexorable précision des paroles de Costal.

« Grand Dieu ! s’écriait-il, nous sommes perdus !

— Eux, je ne dis pas, répondit Costal avec un sang-froid terrible ; mais non pas nous. Tenez-vous bien là, et ne me perdez pas de vue. Oh ! là ! doucement, continua-t-il, repoussant un des costeños placés au centre du canot, qui, à son tour, gagné par l’eau, s’accrochait aux vêtements de l’Indien ; ici, chacun pour soi ! »

Et, comme le malheureux cherchait à l’enlacer de ses bras crispés, Costal l’envoya, d’un coup de couteau, rouler par-dessus le bord du canot : cette fois, le troisième requin disparut ; un cri horrible, sortit d’un tronçon d’homme qui bientôt s’abîma sous l’eau.

« C’est lui qui l’a voulu, dit le Zapotèque toujours impassible ; que son exemple serve de leçon aux autres ! »

Chacun se le tint pour dit et ne s’occupa plus que du soin de se cramponner de son mieux aux parties non encore submergées de l’embarcation.

Des voix lugubres semblaient monter du fond de l’abîme à la surface de l’Océan, ou arriver aux oreilles des naufragés sur les ailes du vent d’orage. Le ciel s’assombrissait de plus en plus, et la mer devenait noire comme le ciel. Des éclairs éblouissants ne tardèrent pas à déchirer le voile épais des nuages et à découvrir l’immensité sur laquelle la brise déchaînée commençait à tordre la cime des vagues.

L’effrayant cortège de monstres marins apparut de nouveau ; alourdis par leur récente pâture, ils nageaient pesamment le long du canot à moitié submergé. Leurs ailerons lançaient des lueurs électriques. L’embarcation devenait de plus en plus perpendiculaire. Un homme s’enfonça pour ne plus reparaître, puis un autre le suivit, violemment arraché par un des monstres à une planche, son dernier moyen de salut, qu’il étreignait convulsivement entre ses bras.

À cet horrible spectacle, don Cornelio, plus mort que vif, invoquait Dieu et tous les saints avec une ferveur dont il est facile de se faire une juste idée.

« Fiez-vous plutôt à votre courage qu’aux saints de votre paradis, lui disait de temps en temps l’impassible païen qui se tenait à ses côtés. Ah ! si ce n’était pour vous… »

Costal n’acheva pas ; il regardait autour de lui d’un air plus soucieux. Un autre homme venait de s’engloutir ; car les progrès de l’eau, à l’avant de l’embarcation, avaient encore augmenté son inclinaison, et déjà sur l’arrière, où se tenaient Lantejas, l’Indien et un troisième, il fallait redoubler d’efforts pour ne pas glisser sur la pente rapide. Néanmoins, à mesure que ceux de l’avant disparaissaient, le canot, allégé de leur poids, semblait reprendre une position plus horizontale.

« Vous savez nager, capitaine ? dit Costal.

— Oui, assez pour me soutenir quelques instants sur l’eau.

— Bon ! » dit laconiquement l’Indien ; et, avant que don Cornelio eût le temps de pénétrer son intention, Costal, profitant du moment où la houle faisait pencher le canot sur l’un de ses plats-bords, lui donna dans le même sens une si violente impulsion, qu’il le fit complètement chavirer.

Le capitaine fut englouti avec une telle rapidité, qu’il ne put pousser un seul cri, et une seconde après, il se sentit si fortement saisir par ses vêtements, qu’il se crût dévoré. Il revint à la surface complètement étourdi ; Costal le tenait d’une main et de l’autre s’accrochait au canot, qui flottait la quille en l’air.

« Ne craignez rien, dit l’Indien ; je suis avec vous. »

Et ses efforts, joints à ceux que faisait machinalement l’infortuné capitaine, parvinrent à placer ce dernier à cheval sur la quille du canot. L’Indien s’y plaça près de lui.

De onze qu’ils étaient un moment auparavant, eux seuls restaient.

Les regards éperdus de Cornelio erraient sur le vaste Océan, qui déjà commençait à rugir sous son manteau d’écume que fouettait le vent !

« J’ai sacrifié pour vous tous ces pauvres diables, dit Costal ; un quart d’heure de plus, le canot s’enfonçait sous l’eau. À présent, du moins, tant que la mer ne grossira pas trop, nous flotterons à sa surface, et les baleinières arriveront pour nous sauver. »

Il ne vint pas à l’idée du capitaine de reprocher, au fidèle et dévoué Costal une cruauté toute à son profit, mais qu’il croyait néanmoins inutile.

Pendant le temps qu’il entremêlait ses sincères remercîments à l’Indien et ses ardentes prières au ciel, Costal, avec le sang-froid d’un calfat à l’œuvre sur un chantier solide, s’occupait, à l’aide de son couteau, à ouvrir le long de la quille vermoulue de l’embarcation des entailles assez profondes pour y accrocher les mains, tout en répétant de sa voix calme et ironique :

« Tenez-vous toujours bien, et ne vous fiez pas trop aux saints. »

Bientôt il eut pratiqué, d’assez larges ouvertures pour y passer leurs doigts et se cramponner de façon à n’être pas enlevés par les lames qui grossissaient à vue d’œil.

Quand tous deux furent ainsi établis sur cette frêle machine, les yeux de Costal essayèrent de percer le voile de ténèbres qui les environnait ; mais les éclairs, plus fréquents déjà ne lui laissaient, voir qu’une mer noire et menaçante, et, dans le lointain, l’île et la masse imposante de la forteresse assiégée.

Les baleinières étaient invisibles, et nul écho ne répétait les cris que poussaient les deux naufragés pour appeler leurs compagnons.


  1. Mot à mot : « Tirer du cœur de ses boyaux ; » ce qui répond à notre proverbe : « Faire contre fortune bon cœur. »
  2. Nom donné par les marins à l’hirondelle de mer.