Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/V

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 193-206).

CHAPITRE V

L’HOMME AU CABAN.


Pendant qu’échappant à la fois au double danger de se briser sur l’île de la Roqueta ou d’y tomber entre les mains de l’ennemi, le brick espagnol emportait don Rafael dans la province de Oajaca, où nous ne tarderons pas à le retrouver, le vent apportait le bruit d’une canonnade incessante mêlée aux sifflements de l’ouragan.

Ces détonations semblaient partir du fort, du moins autant que l’on en pouvait juger au milieu de la brume qui le couvrait.

Les groupes d’insurgés formés sur le bord de la mer cherchaient en vain à en deviner la cause.

Nous la dirons en peu de mots.

Les vedettes postées sur la plage par ordre de Morelos, après le départ du mariscal et de ses baleinières, avaient aperçu les fusées de signaux tirées par don Hermenegildo pour annoncer la prise de l’île de la Roqueta, bien que, comme on se le rappelle, elle ne fût pas encore complètement conquise.

D’après ce qui avait été convenu entre le général en chef et le mariscal, Morelos avait dirigé contre Acapulco une si brusque attaque, qu’il s’en était emparé presque sans coup férir.

Quoique le fort tînt toujours, la possession de l’île de la Roqueta rendait moins illusoire la conquête d’une ville ouverte comme celle qu’on venait de prendre. De l’île, en effet, soit que la goëlette convoitée par Galeana lui eût échappé ou non, il était possible, sinon facile, d’intercepter les navires chargés de vivres pour le fort.

Maître d’Acapulco, Morelos s’était rappelé le curé de Caracuaro, dérisoirement chargé de conquérir une riche province qui aujourd’hui appartenait presque tout entière au général Morelos. Il s’était rappelé ses humbles débuts et sa puissance actuelle. Alors, dans un élan de reconnaissance pour le Dieu des armées dont il avait été jadis le plus modeste des serviteurs, il résolut de dire une messe solennelle d’actions de grâces et d’officier lui-même.

C’était sur la ville, sur la cathédrale elle-même que le fort, faisait pleuvoir une grêle de boulets ; là, sous les voûtes du temple, par une de ces singularités de la guerre de l’indépendance, dont les premiers généraux furent des prêtres, Morelos, venait de déposer l’uniforme pour revêtir l’étole.

Les batteries des insurgés répondaient au feu de la citadelle, et c’était au milieu de l’épouvantable fracas de l’artillerie que Morelos, redevenu prêtre, célébrait encore une fois l’office divin.

La cause de ces détonations n’avait pas tout à fait échappé à Galeana.

« Enfants ! dit-il en s’approchant des groupes formés sur le rivage, nous sommes maîtres de l’île ; notre bien-aimé général l’a su par nos signaux, et à son tour il attaque Acapulco. Dans deux heures, la ville sera prise, si elle ne l’est déjà ; ses canons chantent le Te Deum. Vive Morelos !

— Vive Morelos ! répétèrent les insurgés en chœur.

— Eh ! seigneur Lantejas, dit Costal en se frottant les mains, ne vous semble-t-il point que je viens de faire un bon pas vers le traître Gago ? »

Les embarcations de la goëlette, dont une put être sauvée, et celles qui avaient transporté la garnison espagnole de la côte dans l’île, remplaçaient complètement les baleinières sacrifiées par le mariscal, et les surpassaient en solidité.

Quand, au bout du second jour, l’orage eut cessé, la mer recouvra son calme habituel. Ces embarcations servirent alors à établir les communications entre le camp de Morelos et la Roqueta, et à expédier au général en chef, sous bonne escorte envoyée par lui, ceux des prisonniers qui ne voulurent pas embrasser la cause mexicaine ; ce fut le plus grand nombre. Du reste, l’occupation de la petite île demeura confiée à ceux qui l’avaient conquise.

Parmi les transfuges européens qui avaient grossi les rangs des insurgés, il y en avait un qu’il était facile de reconnaître pour Galicien à son rude accent montagnard. C’était par conséquent un compatriote de Pépé Gago, qu’il connaissait d’autant mieux, qu’avant d’être envoyé tenir garnison à la Roqueta, il faisait partie avec lui de celle de la citadelle d’Acapulco. Costal n’avait pas tardé à se lier avec le Galicien et à obtenir de lui, sur le sergent d’artillerie, des renseignements dont il espérait faire son profit plus tard.

Ce n’étaient pas toutefois les seuls services que l’Indien attendait des nouvelles recrues. Il pensait à utiliser la connaissance qu’il leur supposait des signaux espagnols convenus avec les navires chargés du ravitaillement du fort, et à en attirer pour le moins un ou deux dans l’île afin de s’en emparer.

Trois jours après la prise de l’île, Costal fut encore le premier à signaler une voile qui faisait route de San-Blas pour Acapulco. Comme ce ne pouvait être qu’un navire espagnol, on s’empressa de hisser le pavillon d’Espagne au sommet du fortin, et le navire en vue arbora bientôt en effet un pavillon semblable. Ce fut avec une joie bien vive que la garnison vit le brick s’approcher et grossir jusqu’à ce que l’on put lire dans une de ses évolutions de grandes lettres blanches peintes sur son arrière.

C’était le San-Carlos, et les Espagnols transfuges le reconnurent pour être l’un des bâtiments dont on attendait l’arrivée dans la forteresse avec d’autant plus d’anxiété, qu’il était chargé de vivres et de munitions. Les insurgés avaient amplement de ces dernières, et étaient sur le point de manquer des premiers.

Le navire s’approchait en apparence sans défiance aucune ; mais le capitaine était un vieux loup de mer qui savait que le sort des armes est variable, et qu’en guerre, si les places ne changent pas de position, elles peuvent souvent changer du moins d’occupants.

Lors donc que tous se félicitaient dans l’île d’une capture prochaine, le San-Carlos mit brusquement en panne, et on le vit hisser à côté de la bannière espagnole un second pavillon bleu de ciel avec trois étoiles d’or. Cela fait, on parut attendre à bord que l’on fît de l’île le signal correspondant.

Ce mystérieux signal du brick était de l’hébreu pour les insurgés, et malheureusement leurs nouveaux soldats ne le comprenaient pas davantage. Leur seule ressource fut de hisser à leur tour un second pavillon espagnol à côté du premier ; ils en eussent eu dix, qu’ils les auraient tous fait flotter à la fois à la pointe du mât de signaux, tant ils avaient à cœur de prouver qu’ils étaient bien véritablement Espagnols ; mais ils n’en avaient que deux. Cependant, à force de chercher, on trouva, dans un coin du fortin, un débris d’étamine rouge avec un lambeau de ce qui avait dû être jadis un soleil d’or, et qui parut merveilleusement correspondre aux étoiles du San-Carlos.

Avant toutefois de risquer une réponse faite au hasard, Galeana crut prudent de faire avancer sur la grève le Galicien dont il a été question. Celui-ci obéit, et, faisant de ses deux mains un porte-voix, cria avec l’énergie de son rude accent montagnard :

« Le commandant de l’île fait dire au capitaine du brick qu’il serait heureux de le voir venir à terre pour lui confier un message de la plus haute importance. »

Le capitaine du brick se montra sur le pont. C’était un marin à tête grise et à l’air circonspect ; son porte-voix envoya en grondant la réponse suivante :

« Je désirerais d’abord deux choses : la première que le seigneur commandant me fît l’honneur de me répéter son invitation lui-même ; la seconde, qu’il voulût bien répondre à mon signal autrement qu’en arborant un second pavillon national. »

Le Galicien passa la main dans son épaisse chevelure.

« Seigneur capitaine, dit-il, dans ces temps de troubles on ne saurait se montrer trop bon patriote.

— C’est vrai, reprit le capitaine.

— Le commandant de l’île serait heureux de vous souhaiter la bienvenue, reprit le Galicien ; mais, à la suite d’une indisposition fort grave, les médecins lui défendent le grand air et le soleil. Quant aux signaux, bien que le tonnerre soit tombé pendant le dernier orage sur la caisse où ils étaient enfermés, et qu’il ne nous reste plus que les débris d’un seul…

— Vous voudrez bien faire mes compliments, de condoléance au commandant, reprit le capitaine du brick d’un ton railleur, et, s’il avait des commissions pour don Pedro Velez, je m’en chargerais volontiers.

— Attendez donc ; le pavillon qui nous reste est précisément le bon, et vous ne l’aurez pas plutôt vu flotter que tout malentendu cessera entre nous. Tentons la chance, » ajouta-t-il à demi-voix, s’adressant à ses compagnons.

En achevant cette réponse d’un air d’assurance parfaite, le Galicien cria d’une voix de stentor de hisser le pavillon au soleil d’or, et, peu de secondes après, le drapeau mutilé flottait à côté des deux bannières espagnoles.

Le capitaine du San-Carlos braqua sa longue-vue sur le haillon d’étamine bleue et jaune qui se déployait sous la brise avec tout l’orgueil d’un mendiant castillan, et tous attendirent avec anxiété le résultat de son examen. Le Galicien ne s’était pas trompé en assurant que tout malentendu se dissiperait à l’aspect de son signal : car, ainsi que les étoiles disparaissent devant le soleil, le pavillon étoile fut brusquement amené ; puis, pour prouver qu’en effet le capitaine ne conservait plus aucun doute le brick tourna le flanc et lâcha sur l’île une bordée de boulets, dont l’un coupa en deux le malheureux Galicien.

Un cri unanime de désappointement et de vengeance, poussé par tous les hommes, répondit à ce brutal procédé du capitaine espagnol, qui leur échappait, et la voix de Galeana domina le tumulte en criant :

« À l’abordage ! »

Joignant l’action à la parole, don Hermenegildo sauta dans l’une des barques amarrées au rivage, et toutes furent en un instant remplies de soldats, animés de l’esprit du chasseur affamé qui voit sa proie lui échapper.

Costal, en compagnie de son fidèle Clara, s’était tout de suite jeté dans la yole du mariscal. C’était une embarcation longue, étroite et légère, dont l’Indien avait pu déjà reconnaître la marche supérieure et la solidité. Lantejas voulut, mais vainement, prendre place à côté de ses compagnons d’habitude ; la yole était déjà trop chargée, et il fut obligé de se mettre dans la première embarcation qui se présenta.

Cette manœuvre ne s’était pas accomplie sans quelque lenteur occasionnée par la précipitation même, de sorte que déjà le brick espagnol, ses voiles gonflées par une bonne brise, était à quelque distance quand le signal du départ fut donné.

Don Cornelio ne se voyait pas sans une vive répugnance exposé encore une fois sur l’élément dangereux qui avait manqué de lui être si fatal, et de plus un combat naval était complètement en dehors de ses habitudes ; cependant l’enthousiasme général le gagna, et il se laissa aller avec quelque plaisir à contempler le spectacle que présentait la petite flottille.

Le soleil presque à son déclin, commençait à teindre de pourpre et d’or le vaste bassin sur lequel volaient, à l’envi l’une de l’autre, six embarcations chargées de soixante hommes brûlants du désir de se venger.

Devant elles le San-Carlos, poursuivait sa marche rapide. Les rayons obliques du soleil se reflétaient en lames de feu sur le cuivre de son doublage, tandis que ses mâts étaient couverts d’un nuage de voiles blanches. On eût dit un cygne aux pieds rouges et au plumage de neige, fendant l’eau des lagunes. Des hourras partaient de toutes les barques, comme ceux que font entendre les chasseurs qui suivent le daim dans la plaine. La quille des embarcations jetait, en sillonnant la mer, des réseaux d’écume sur sa surface d’azur ; c’était à qui arriverait le premier pour s’accrocher aux flancs du brick espagnol. Les uns recourbaient leurs baïonnettes pour les transformer en grappins d’abordage ; les autres, c’étaient les costeños de Galeana, qui ne savaient jamais se séparer de leurs lazos, les faisaient tournoyer au-dessus de leur tête, prêts à les lancer dans les cordages pour grimper à bord.

Cependant la distance qui séparait les insurgés du San-Carlos diminuait petit à petit. Il venait de lâcher une bordée contre les barques ; mais ses canons, moins bien dirigés que la première fois, n’avaient lancé que des boulets inoffensifs, qui, sifflant au-dessus des têtes des Mexicains, avaient été se perdre dans l’eau. Obligé de présenter le flanc pour décharger son artillerie, cette manœuvre, en suspendant sa marche pendant quelques instants, avait fait gagner du terrain aux barques. D’innombrables coups de sifflets et d’outrageuses moqueries accueillirent, avec une dédaigneuse ironie, l’inutile décharge du brick.

Déjà les bastions du fort commençaient à paraître dans le lointain, lorsque, de l’embarcation du mariscal, qui se trouvait en avant de toutes les autres, Costal poussa un cri et signala un incident imprévu qui bientôt fut à la connaissance de tout le monde.

Pendant que le San-Carlos fuyait, ou pour mieux dire tâchait d’arriver le plus promptement possible au but de sa course, les hauteurs du château s’étaient couronnées de spectateurs ; au loin, la plage voisine du camp de Morelos s’était également couverte de soldats, qui, faute de moyens de transport, ne pouvaient faire que des vœux pour leurs camarades. Tout à coup six canots espagnols parurent et doublèrent la pointe du fort, se dirigeant sur le brick pour lui porter secours.

C’était l’apparition de ces barques ennemies qu’annonçait le cri de Costal ; la lutte qui allait s’engager était le spectacle auquel venaient assister les soldats de la citadelle et ceux de Morelos. À l’aspect du renfort inattendu que recevait le brick, toutes les barques mexicaines, sur un signal du mariscal, s’empressèrent de rallier la yole qui le portait, pour recevoir ses ordres.

De légères embarcations sans artillerie attaquant un navire de guerre sous voiles, par qui elles pouvaient facilement être coulées à fond, c’était une entreprise, déjà bien, téméraire. Les auxiliaires qui venaient à l’aide du brick rendaient l’entreprise plus téméraire encore.

On tint néanmoins conseil aussi rapidement que le permettaient les circonstances.

« Capitaine Lantejas, quel est votre, avis ? demanda le mariscal.

— Si là témérité est souvent une cause de victoire, répondit le capitaine avec quelque hésitation…

— Bien ! votre avis est d’attaquer, je le sais, s’écria Galeana en interrompant don Cornelio, qui, n’osant pas démentir le mariscal, fit un signe de tête affirmatif. Et vous, don Amador ? demanda-t-il à un second officier.

— Je suis d’avis que la plus vulgaire prudence conseille la retraite, » répondit don Amador.

Galeana fronça le sourcil.

« Votre avis, capitaine Salas ? reprit-il.

— Battre en retraite, s’écria Salas, c’est-à-dire fuir ! Que penserait notre général, qui s’étonne sans doute que nous délibérions quand des hommes de cœur ne sauraient qu’agir ? Attaquons. »

De nombreux vivat accueillirent les paroles de Salas.

« Mon avis compte pour deux, dit le mariscal. Attaquons donc ; nous sommes quatre sur six. En avant, et vive Morelos ! »

Le mariscal tranchait souvent avec aussi peu de cérémonie les questions de ce genre, et personne ne songea à protester contre sa décision. Les barques ennemies s’avançaient d’ailleurs si rapidement, que leur réunion au brick rendait désormais le combat inévitable, en supposant même que les Mexicains eussent eu l’idée de le fuir.

« Attention, , messieurs ! s’écria Galeana ; présentez la proue, et dispersons-nous. Le brick s’apprête à nous lancer une volée de canons. »

Le San-Carlos présentait en effet le flanc ; un nuage de fumée s’élança de ses sabords, une forte détonation se fit entendre, et les boulets sillonnèrent l’eau en sifflant. Tout à coup don Cornelio poussa un cri.

« Vous êtes blessé, Lantejas ? » cria Galeana.

Avant que don Cornelio eût le temps de répondre, un coup d’œil du mariscal lui fit voir que l’ex-étudiant était sain et sauf.

Un corps mutilé s’affaissait à côté de lui : c’était celui du capitaine Salas, dont un boulet venait d’emporter la tête. Don Cornelio ne faisait qu’essuyer le sang qui avait rejailli sur lui.

« Capitaine du diable ! dit le mariscal en désignant le San-Carlos. Mes amis, vengeons le brave Salas. En avant ! »

La yole qui portait le mariscal, l’Indien zapotèque et le nègre, s’élança rapidement en tête des autres embarcations au milieu d’un cri universel de douleur pour un officier que sa bravoure faisait aimer, et qui portait le premier la peine de la témérité qu’il avait conseillée. La fatale décharge du brick espagnol, qui avait repris sa route, ne fit qu’animer les insurgés. Les rameurs se courbèrent sur leurs avirons, et les barques, rangées sur la même ligne, luttèrent à qui arriverait la première, comme dans une joute sur un lac.

Quoique le capitaine Lantejas n’eût pas l’humeur guerrière, l’enthousiasme général l’avait gagné, nous l’avons déjà dit. Animé par l’idée qu’il allait combattre sous les yeux de la foule nombreuse et amie qui se pressait sur la plage, excité par les fanfares qu’envoyaient à l’écho les cors et les trompettes du rivage et du fort, une noble émulation s’empara de lui, et, pour la première et la seule fois de sa vie, il conçut l’âpre et sauvage volupté du soldat qui ne se plaît qu’au sein du carnage. C’était aussi au bruit de ces fanfares et au milieu de clameurs guerrières que les barques mexicaines bondissaient sur l’eau. Elles poursuivaient leur course rapide, lorsqu’on vit les six barques espagnoles se placer sur une seule ligne le long du brick, comme pour le protéger contre l’attaque de ses ennemis.

Tout à coup, de la yole amirale (nous appelons ainsi celle que montait le mariscal), les, cris de : « L’homme à la bayeta[1] ! » attirèrent l’attention de don Cornelio sur la barque où se trouvait l’homme ainsi désigné. Mais le caban bleu foncé dont il était couvert empêchait qu’on pût distinguer ses traits.

Ce mystérieux combattant devint aussitôt l’objet des suppositions les plus absurdes. Les uns prétendaient que les précautions qu’il prenait pour cacher sa figure étaient une pénitence infligée par son confesseur ; les autres soutenaient que c’était un personnage distingué de la cour de Madrid, et quelques-uns allaient jusqu’à soupçonner que c’était le roi d’Espagne lui-même.

Quoi qu’il en fût, la yole de Galeana quitta brusquement la ligne pour s’avancer en diagonale vers la barque où apparaissait l’homme à la bayeta, comme si, en réalité, c’eût été un ennemi de plus d’importance que les autres. Ce fut le signal de l’attaque.

De nouvelles fanfares du fort et de la plage saluèrent le disque rouge du soleil qui disparaissait dans la mer, dont les eaux prirent tout d’un coup une teinte livide. Le fracas d’une vive fusillade couvrit bientôt le bruit de la musique guerrière, et, sous un dais de fumée blanche, au milieu des cris de ceux que la mousquetade rejetait blessés ou sans vie au fond des canots, les embarcations s’élancèrent l’une contre l’autre et les combattants se prirent corps à corps. Le combat fut court, mais acharné.

Pour la première fois, on vit des costeños se servir de leur inévitable lazo dans une affaire navale, et, si les insurgés en eussent compté parmi eux un plus grand nombre, tout l’avantage eût été de leur côté ; car, avant que la barque que montait Cornelio eût touché la barque contraire, trois ennemis avaient été, à vingt pas, enlacés et brusquement précipités dans la mer.

De part et d’autre, chaque homme, étreignant son ennemi, ne combattait plus qu’à l’arme blanche, qui faisait une silencieuse et terrible besogne. Tout à coup, des cris partis de la foule qui garnissait le sommet du fort, auxquels répondirent les cris des soldats de Morelos réunis sur la plage, annoncèrent un incident nouveau. La fureur au même instant fit place à l’étonnement ; comme par enchantement, le combat fut suspendu, les barques se décrochèrent les unes des autres et s’éloignèrent. C’était une trêve tacite. Haletants de fatigue, les combattants se reposèrent, et, autant que le permettait un reste de la clarté du jour, purent reconnaître le sujet des cris qui les avaient séparés.

Embossé sous les murailles de la forteresse, le brick espagnol, ayant mis en panne, hissait de son bord le dernier sac de farine dont il venait d’approvisionner les assiégés. Pendant que les insurgés versaient inutilement leur sang, et que leurs ennemis du moins combattaient pour se procurer les moyens de pourvoir à leur nourriture, le San-Carlos avait tranquillement opéré son déchargement, et les Mexicains eurent le désappointement de le voir s’éloigner à toutes voiles et bientôt disparaître au milieu de la brume du soir.

Cependant des six barques qui composaient la flottille, une seule n’avait pas cessé le combat : c’était la yole amirale. Cette embarcation portait Galeana et Costal, compagnons de Lantejas, qui lui étaient chers à plus d’un titre ; l’Indien surtout, son sauveur d’habitude. Légèrement blessé à la tête, don Cornelio ne pensait qu’à sa blessure, et ses regards suivaient avec anxiété la barque du mariscal.

L’obscurité n’était pas encore assez épaisse pour l’empêcher de distinguer pleins de vie Galeana, Costal et le nègre à la poursuite de leur ennemi, qui fuyait de toute la vitesse de ses rames. Lantejas reconnut parfaitement aussi l’homme au caban.

Au même moment, les cinq barques espagnoles, dont les hommes avaient atteint le but qu’ils s’étaient proposé (le ravitaillement du fort), firent également force de rames pour s’éloigner. Des huées accompagnèrent les fuyards, et plusieurs voulaient les poursuivre ; mais la mort du capitaine Salas laissait le commandement à Lantejas en l’absence du mariscal, et il donna l’ordre de marcher au secours de ce dernier.

L’ardeur des rameurs à voler à l’aide de leur général les rapprocha promptement de sa yole. Galeana venait d’atteindre et d’aborder la barque ennemie, et don Cornelio put être témoin d’une courte et sanglante lutte. Il vit don Hermenegildo abattant, selon son habitude, tout ennemi qu’il touchait ; il vit aussi Costal un instant enlacé avec l’homme au caban, puis ce dernier s’élancer à la mer et gagner le rivage. Costal, saisi alors par les rameurs, eut à lutter en désespéré contre eux, et Lantejas le vit, parvenant enfin à se dégager de leur étreinte, bondir dans l’eau comme un furieux à la poursuite du mystérieux personnage.

« Ah ! s’écria l’un des insurgés, ce païen de Costal tient à savoir qui est l’homme à la bayeta.

— Il veut la rançon du roi d’Espagne, » dit un autre.

Les Mexicains n’étaient plus qu’à une courte distance de Galeana, quand ils l’aperçurent sautant avec les siens dans le canot ennemi, et, au moment où ils l’accostaient, le dernier Espagnol tombait poignardé dans la mer. Le mariscal regagna sa yole, poussa d’un pied dédaigneux la barque vide et la laissa flotter à l’aventure.

« Et Costal ! s’écria don Cornelio, où est-il ?

— Ah ! c’est vous, capitaine ? répliqua le mariscal lorsque l’enivrement du combat lui permit de reconnaître Lantejas. Eh bien ! Costal est en chasse : il est semblable à ces limiers mal dressés que leur ardeur emporte toujours. Voyez-le ! »

Comme Galeana parlait encore, on put vaguement distinguer une ombre confuse prenant pied sur la plage, puis une autre forme aussi indécise s’élever sur la grève et s’élancer après la première.


  1. Espèce de caban d’un usage universel sur les côtes des deux océans mexicains.