Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/VI

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 206-218).

CHAPITRE VI

LE PONT D’HORNOS.


L’ardeur avec laquelle l’Indien se mettait à la poursuite de l’homme au caban semblait justifier les suppositions que les insurgés s’étaient plu à faire de ce mystérieux personnage.

« L’avez-vous vu de près ? demandait-on de tous côtés à ceux qui avaient accompagné le mariscal.

— Un instant son capuchon s’est rabattu sur ses épaules, répondit un de ses soldats ; mais il l’a si promptement relevé, qu’à peine a-t-on pu distinguer ses traits.

— Quelle figure a-t-il ?

— Une figure, comme tout le monde.

— Et Costal, qui le poursuit, ne vous a pas dit ce qu’il pensait de l’homme à la bayeta ? reprit un autre soldat.

— Non ; mais ses yeux ont brillé d’une joie qui me fait croire que c’est un prince du sang de la famille royale.

— Ce païen de Costal gagnera une belle rançon, » ajouta un troisième.

Seuls, parmi tous, Galeana et le capitaine Lantejas ne partageaient pas cette curiosité. Le premier interrompit les conversations particulières en donnant l’ordre de regagner l’île, et le second se préoccupait exclusivement du risque que pouvait courir l’Indien sur la côte, où les royalistes étaient encore maîtres, grâce au fort, et ne songeait guère à demander qui pouvait être l’homme au caban. Les yeux fixés sur le rivage, il suivait les évolutions d’une troisième ombre, plus noire que les deux premières.

Si Clara n’était ni mort, ni blessé, c’était lui sans doute.

« Quelqu’un peut-il me donner des nouvelles de Clara ? s’écria le capitaine ; est-il mort ?

— Pas même blessé, répondit-on ; il était tout à l’heure encore avec nous. »

C’était bien, en effet, le nègre, qui, avec le dévouement silencieux et sans borne du chien pour son maître, s’était élancé, sans dire un mot, à la suite de l’homme qu’il avait choisi pour frère d’armes. Don Cornelio n’avait pas besoin que l’exemple du noir lui traçât la conduite qu’il avait à tenir.

« Je ne saurais, dit-il au mariscal, passer toute une nuit dans l’incertitude sur le sort de Costal. Si vous le trouvez bon je prendrai deux hommes avec moi, je monterai dans cette barque vide et je gagnerai la plage. Peut-être le pauvre diable attend-il ma venue, comme j’attendais la sienne il y a trois nuits. »

Le mariscal, avec sa bonté accoutumée, accorda au capitaine la permission qu’il sollicitait, et l’on eut bientôt rattrapé la barque espagnole, qui déjà flottait en dérive à quelque distance.

« Soyez prudent, Lantejas, dit affectueusement le mariscal ; tâchez de ne pas vous éloigner de votre canot quand vous serez à terre ; j’ai cru remarquer quelques rôdeurs battant la campagne et les rochers.

— Je serai prudent, soyez tranquille, seigneur mariscal, » répliqua don Cornelio.

En disant ces mots, il sauta dans la barque avec deux rameurs et fit pousser vers la plage.

Il va sans dire que depuis longtemps l’homme à la bayeta, l’Indien et le nègre avaient disparu dans l’ombre de la nuit. La grève était déserte et silencieuse quand le canot de Lantejas y aborda ; c’était au milieu d’une petite anse fermée des deux côtés par des rochers assez élevés, à l’endroit même où Costal avait pris pied.

Don Cornelio prêta l’oreille sans que le moindre bruit parvînt jusqu’à lui ; puis, supposant cependant que Costal ne pouvait être bien éloigné, il l’appela de toutes ses forces.

Personne ne répondit à ses cris.

Deux longues heures se passèrent ainsi dans une vaine attente, pendant lesquelles il espérait, à chaque instant, voir revenir Costal de sa poursuite. Plein d’inquiétude alors sur le sort de l’Indien, il résolut de se remettre à sa recherche.

Don Cornelio mit deux pistolets à sa ceinture, et, son sabre à la main, il descendit sur la plage en recommandant à ses deux rameurs de se maintenir dans le canot à une dizaine de pas de la terre, et d’avoir l’œil au guet.

Les deux soldats le promirent, et l’officier s’éloigna avec précaution.

La lune n’était pas levée ; d’innombrables étoiles brillaient au firmament. Leur clarté, toutefois, n’ôtait pas à la nuit son obscurité, qui permettait à don Cornelio de dissimuler sa présence. Il put néanmoins assez facilement, et malgré son inexpérience dans la science du rastreador[1], reconnaître les traces de ceux qu’il cherchait, tant qu’elles furent empreintes sur le sable. Mais lorsque le sol devint plus dur, il n’y vit plus aucun vestige. Il écouta attentivement, sans qu’aucune révélation arrivât à son oreille. Tout était muet autour de lui, à l’exception du bruit sourd de la mer.

Avant de s’engager dans un étroit chemin creux, par où il supposa que le fugitif avait dû chercher à s’échapper, Lantejas jeta un regard sur son canot. Indolemment couchés sur leur banc et la cigarette à la bouche, les deux gardiens se laissaient balancer par la houle comme dans un hamac. Il n’y avait donc rien de nouveau de ce côté, et le capitaine s’enfonça dans le sentier creux que laissaient entre elles les deux blanches falaises.

C’était bien le même chemin qu’avait suivi Costal en poursuivant l’homme au caban. Celui-ci s’était enfui avec la rapidité d’un Basque, et jamais le nègre ne fût parvenu à rejoindre l’Indien, lancé à toute course après lui, s’il ne l’eût entendu s’écrier plusieurs fois :

« Par l’âme des caciques de Tehuantepec ! arrêtez-vous donc, lâche ! Ne suis-je pas seul comme vous ? »

Ces cris avaient guidé Clara sur les pas de Costal, et cette course à perte d’haleine se soutenait, de part et d’autre, avec une égale ardeur, lorsque Costal s’était tout à coup arrêté.

Derrière un coude du sentier, l’homme à la bayeta, qui le précédait, venait de disparaître. Pendant qu’il essayait de deviner par où il avait pu passer, le nègre l’avait rejoint.

« Par les cornes du diable ! s’écria l’Indien, vous arrivez on ne peut plus à propos pour m’aider à retrouver une trace que j’ai perdue ; vite, fouillez avec moi tous ces buissons ; vous ne sauriez croire quel prix j’attache à saisir cet homme.

— Est-ce qu’il sait le secret de quelque gîte d’or ou d’un banc de perles ? demanda Clara.

— Eh non ! pour Dieu ! venez donc… c’est… Tenez ! le voyez-vous, là-bas sur une des berges dû chemin creux ? »

Le noir et l’Indien se remirent, cette fois, à la poursuite du fugitif, en quittant le chemin pour se perdre bientôt tous trois dans la campagne. Comme on verra tout à l’heure le résultat de la chasse que donnaient les deux associés à l’homme au caban, nous en supprimerons les détails pour retourner auprès des deux hommes laissés à la garde du canot.

Tandis que le capitaine Lantejas s’avançait dans le chemin creux avec toute la circonspection dont il avait promis d’user, et avec une lenteur qui ne devait pas lui permettre de rejoindre de sitôt ceux qu’il cherchait, ses deux rameurs étaient bien loin d’observer la consigne qu’il leur avait donnée.

Le sommeil les gagnait l’un et l’autre, car tous deux avaient passé sur pied la nuit précédente.

« Si nous dormions à tour de rôle ? dit le premier.

— J’aimerais mieux dormir en même temps, dit le second ; séparés de la terre par la distance où nous sommes, je ne vois pas trop quel risque nous pourrons courir ; le capitaine en sera quitte pour nous éveiller. »

Et, au lieu d’avoir l’œil au guet, comme il leur avait été enjoint, tous deux, avec un surprenant ensemble, s’endormirent profondément.

Ce sommeil intempestif fut cause qu’ils n’aperçurent ni l’un ni l’autre deux hommes qui s’avançaient avec précaution, le long des rochers, sur la grève, et les pieds presque baignés par la mer.

Ces deux individus ne portaient pas d’uniforme ; mais ils étaient armés de fusils. Quant à leur présence, quelques cadavres, que la mer repoussait vers la terre, en justifiaient facilement la cause.

C’étaient de ces maraudeurs à la suite des armées, pour qui toute proie est bonne, qui pillent les vivants et dépouillent les morts. Ceux-ci appartenaient à l’armée royaliste, et, chassés d’Acapulco comme les loups d’un bois après une battue, n’osant demander asile dans le fort et craignant de tomber entre les mains des insurgés, la vue d’un canot les séduisait.

Les deux rameurs continuaient à dormir sur leur banc, l’un à bâbord, l’autre à tribord.

Les deux rôdeurs eurent une même idée : celle de s’emparer d’un canot si mal gardé, et de deux vivants de faire deux morts.

Leurs fusils se levèrent en même temps, et, après avoir pris leurs points de mire aussi à l’aise qu’ils purent le désirer, ils firent feu à la fois. La double détonation n’éveilla pas les dormeurs : leur sommeil devait être éternel. Les deux coups avaient porté la mort.

Le capitaine Lantejas entendit seul l’explosion. Depuis une heure environ, il marchait au hasard, sans connaître les lieux qu’il parcourait, se demandant de quelle utilité il pouvait être pour le nègre et l’Indien qu’il continuât plus longtemps une recherche si obstinée.

Évidemment, il ne pouvait rien pour eux, au milieu de ces solitudes inconnues, et il résolut en conséquence de retourner sur ses pas. Il reprit la route qu’il venait de parcourir ; mais à peine commençait-il à marcher vers la mer, à laquelle il avait jusqu’alors tourné le dos, qu’il entendit retentir les deux coups de feu dans cette direction.

Au premier moment, il ne put se défendre de l’appréhension fort vive de quelque malheur ; il pensa ensuite que Costal et Clara, de retour sur la grève, avaient tiré deux coups de pistolet pour avertir de leur présence et demander un canot afin de regagner l’île de la Roqueta.

Cependant, en réfléchissant, il se dit que, si sa conjecture était vraie, d’Indien et le nègre avaient dû trouver les deux hommes à qui il avait confié le soin de son embarcation. Cette idée le frappa comme un éclair ; l’appréhension reprit le dessus dans son esprit, et, au lieu de marcher, il courut. Il résulta de là qu’il franchit en moins d’une demi-heure la distance qu’il venait de mettre près d’une heure à parcourir.

En arrivant au bout du sentier creux, ses regards embrassèrent avidement tout l’horizon devant lui : son canot avait disparu ; il s’avança et ne vit que la mer houleuse. Il crut s’être trompé de route ; mais l’aspect du chemin creux ouvert au milieu des falaises lui rappelait parfaitement l’endroit de son débarquement. C’était bien le même, et le canot ne devait pas être éloigné. Enfin, un examen plus attentif lui fit découvrir une masse noire balancée au loin par la houle : don Cornelio espéra.

La marée, quoique presque insensible sur ces rivages, avait sans doute, en se retirant, emporté le canot au large, pendant le sommeil de ses deux gardiens.

Le capitaine appela à voix assez basse d’abord ; puis, ne recevant pas de réponse, il haussa la voix, mais inutilement. Le canot continuait à rouler d’un bord à l’autre, sans que rien indiquât qu’on l’y eût entendu. Il cria de toutes ses forces, ce fut en vain ; l’écho seul répéta ses cris. La masse noire continuait à osciller de droite et de gauche avec une monotonie lugubre.

Il écouta et n’entendit que le bruit de la mer qui chipotait en étendant sur la grève une légère frange d’écume ; les intermittences de profond silence et de soupirs plaintifs de chaque flot mourant sur le sable portaient dans l’âme du capitaine une terreur vague d’abord, mais qui bientôt se précisa d’une manière terrible.

Deux hommes parurent tout à coup dans le canot, qui semblait vide et abandonné, et quatre bras le frappèrent à la fois de l’aviron ; puis, au lieu de revenir vers le rivage, il s’en éloigna rapidement.

« Drôles ! s’écria don Cornelio, surpris et alarmé de la manœuvre incompréhensible qu’il voyait faire à ces deux hommes : c’est moi, le capitaine Lantejas ! »

Un éclat de rire moqueur répondit aux paroles du capitaine, et, presque en même temps, il vit avec une horreur profonde s’avancer vers lui, portés par les flots, les cadavres de ceux qu’il croyait voir encore au loin faire force de rames pour gagner le large.

Les deux rôdeurs nocturnes avaient perdu quelque temps à dépouiller les cadavres gisants sur la grève et dans le canot, et ils avaient à peine achevé leur besogne quand l’aspect du capitaine les avait frappés d’effroi.

Tous deux s’étaient couchés au fond de la barque, ignorant si le personnage qui s’avançait était accompagné. Quand ils eurent acquis la certitude qu’il était seul, ils reprirent alors tranquillement leurs avirons pour s’éloigner, non sans avoir éprouvé la tentation de revenir attaquer don Cornelio.

Les appréhensions manifestées par le mariscal étaient évidemment bien fondées, et cependant il fallait, faute de pouvoir faire autrement, prendre la résolution de regagner, en tournant le fort, le camp de Morelos en dépit des rôdeurs.

Le capitaine avait déjà fait ; l’avant-veille, un chemin à peu près semblable avec Costal, et, à tout prendre, il avait encore la chance de le rencontrer. Il s’orienta de son mieux pour se retracer la position du voladero de los Hornos, et, son sabre d’une main, un pistolet de l’autre, il s’engagea de nouveau et assez résolûment dans le chemin creux d’où il sortait.

« Pourquoi le nègre et l’Indien n’auraient-ils pas pris ce même parti ? » se demandait-il en marchant. Cette réflexion, dont il aurait dû être frappé d’abord, le rassura sur le compte de celui à qui il devait au moins deux fois la vie et dissipa une de ses plus tristes appréhensions ; alors il chemina plus gaiement, quoique à l’aventure.

La lune se leva claire et brillante, et, si sa clarté exposait le capitaine à être vu, elle lui laissait aussi la faculté d’apercevoir les ennemis et les pas dangereux de ces montagnes. Il arriva en effet sans accident au sommet d’un plateau fort élevé, du haut duquel il aperçut autour de lui la mer, la ville, la silhouette noire du fort et les feux lointains du camp de Morelos.

Le capitaine, dès lors, put préciser d’une manière certaine la situation du pont qui lui servirait à franchir le précipice d’Hornos ; il continua à marcher avec une nouvelle ardeur vers le but qu’il désirait tant d’atteindre ; car, une fois sur le pont, il n’avait plus à parcourir qu’un chemin déjà connu.

Le plateau qu’il traversait était sillonné çà et là de ravins peu profonds ; quelques monticules s’y élevaient aussi de distance en distance. Le vent qui soufflait avec beaucoup de force, quoique la mer fût calme comme un lac, soulevait des tourbillons de poussière blanchâtre qui, joints aux inégalités du terrain, contribuaient à cacher le pont et le voladero. Don Cornelio marchait avec quelque précaution, lorsque, en doublant la dernière de ces petites collines, il aperçut dans le lointain, au clair de la lune, les poutres et la maçonnerie qui servaient à traverser le précipice ; à l’instant même il se blottit précipitamment derrière un buisson, car il venait de distinguer une forme humaine qui se dessinait sur le pont d’Hornos.

Vivement contrarié d’échouer ainsi au port, le capitaine tâcha, à travers les tiges des buissons, de se rendre compte du nombre des hommes qui interceptaient son chemin. Il n’y en avait qu’un seul, bien qu’il lui parût d’une taille gigantesque, sa tête, atteignant le haut du poteau au sommet duquel Costal avait suspendu son falot pour avertir le sergent d’artillerie Pépé Gago. Il ne put s’empêcher de sourire un instant de sa méprise ; il était évident que ce personnage s’était hissé à cette hauteur pour dominer plus au loin la plaine au-dessous de lui. Puis bientôt le capitaine reconnut à n’en plus douter, et à son extrême surprise, celui qu’avait poursuivi Costal avec tant d’acharnement et de témérité, en un mot l’homme au caban. C’était bien sa bayeta de couleur foncée et rabattue sur son visage. Il était absorbé sans doute dans quelque contemplation bien profonde ; car, depuis près d’une demi-heure que, livré aux plus tristes conjectures sur le sort de Costal, don Cornelio guettait le départ du mystérieux personnage, il n’avait pas changé de position. Son manteau seulement, gonflé par le vent, vint tout à coup à s’entr’ouvrir, et le capitaine put voir pour la première fois le sergent se mouvoir, mais de la manière la plus étrange.

Au milieu de ce silence nocturne, sur cette hauteur déserte, la présence de cet homme dans une attitude si bizarre avait jeté l’épouvante dans le cœur de don Cornelio. Cependant son isolement et le danger qu’il courait à prolonger plus longtemps son inutile attente lui firent prendre une résolution désespérée : celle de surprendre son ennemi distrait, de le tuer et de passer outre.

Il quitta l’abri de son buisson et s’avança sans bruit pour faire feu sur l’individu qui lui barrait le passage.

Il n’en était plus qu’à une courte distance, et l’homme au caban n’avait pas remué, lorsqu’une violente bouffée de vent s’engouffra dans son capuchon, le rejeta sur ses épaules, et à la clarté de la lune, qui donnait en plein sur son visage, don Cornelio frémit en distinguant des traits défigurés par la plus hideuse contorsion. Dès lors il n’eut plus de doute, l’homme à la bayeta était pendu par le cou au poteau du pont d’Hornos.

Partagé entre la curiosité de voir de plus près ce singulier personnage et la répugnance que lui causait son aspect dégoûtant, le capitaine hésitait à avancer ; puis, comme il lui fallait absolument passer par là, il s’arma de courage et parvint sur le pont. Il examina la figure contournée du supplicié avec un vague souvenir de l’avoir vue quelque part, et il allait passer outre lorsque son manteau, entr’ouvert une seconde fois par le vent, lui laissa voir un falot suspendu à son cou.

À cette vue, tout lui fut révélé, le nom de l’homme et celui de son bourreau. Lantejas allait fuir épouvanté, mais des voix qu’il entendit résonner distinctement dans le fond du ravin le retinrent immobile.

Au delà et en deçà du pont, la lune jetait sur les deux sommets du voladero, dépouillés de végétation, de si brillantes clartés, qu’il n’aurait pu les traverser sans être aperçu. Dissimuler sa présence n’était pas possible ; mais il pouvait, caché derrière le parapet de maçonnerie, disputer l’entrée du pont à dix hommes, et, malgré l’horreur que lui inspirait son effrayant voisin, il se blottit au-dessous de lui et attendit de nouveau. Son attente ne fut que d’un moment, mais d’un moment bien pénible, pendant lequel le cadavre se balançait au-dessus de lui en faisant craquer sous son poids, avec un bruit funèbre, la corde autour du poteau, tandis que le falot rouillé, secoué sur sa poitrine, rendait un son non moins lugubre. Ce moment, disons-nous, fut court ; car presque aussitôt deux voix connues appelèrent le capitaine par son nom, et Costal et Clara se montrèrent, sortant du fond du ravin à peu de distance de lui.

Après les premières félicitations adressées à Costal, qu’il retrouvait à son grand bonheur plein de force et de vie :

« Vous saviez donc, lui dit le capitaine, qui était le mystérieux personnage au capuchon bleu ?

— Non, répondit Costal, mais cette particularité m’avait donné des soupçons. Je concevais cette précaution de la part de Gago ; le coupable déguise toujours ses traits autant qu’il le peut. Aussi, quand j’eus aperçu sur l’un des canots espagnols un homme ainsi encapuchonné, je m’attachai à lui : un coup de vent rabattit sa bayeta, et je reconnus le traître. J’ai fait des efforts prodigieux pour qu’il ne m’échappât pas ; j’y ai réussi, et lorsqu’il s’est jeté à la mer…

— Je vous ai vu vous y jeter aussi, répliqua le capitaine en interrompant Costal, et c’est pourquoi, inquiet sur votre sort, je me suis engagé seul dans ces montagnes à votre recherche, après la mort de deux hommes que j’avais avec moi et qu’on a tués à coups de fusil dans le canot où ils m’attendaient.

— Et nous, reprit Costal, pendant que nous étions cachés à l’écart pour empêcher qu’on ne décrochât la victime de la justice indienne, nous vous avons vu et nous sommes accourus. J’avais bien dit à Clara que le vieux falot que j’enterrais avant-hier me servirait encore.

— Laissons là ce malheureux pour que ses compatriotes lui rendent à leur gré les derniers devoirs, dit le capitaine ; la vengeance ne doit pas survivre à la mort.

— Soit, si vous y tenez absolument ; d’ailleurs, ma besogne est faite et mon serment accompli. »

Peu de temps après, le capitaine Lantejas se reposait de ses fatigues sur son lit, où il dormit quatorze heures de suite.

Nous l’y laisserons goûter ce sommeil réparateur pendant que nous allons ouvrir le chapitre suivant, à une époque plus reculée de quelques mois.

Dans le récit qui précède nous avons présenté au lecteur, avec quelque complaisance, le curé de Caracuaro depuis son origine, humble comme celle d’un fleuve naissant, jusqu’au moment où il rend à Dieu des actions de grâces pour le succès de ses armes victorieuses.

N’y a-t-il pas quelque charme à suivre un fleuve dans son cours et à en contempler les progrès ? Un mince filet d’eau cherche d’abord à se frayer un passage à travers les glaïeuls et les touffes de roseaux qui bordent sa source. À peine échappé de son berceau, il serpente déjà dans la plaine et caresse mollement l’herbe sur laquelle il coule en murmurant. Plus tard, son lit se creuse et s’élargit, sa course devient plus rapide. Bientôt, grossi par vingt rivières qui viennent à l’envi verser dans son sein le tribut de leurs eaux, le fleuve roule majestueusement ses flots, et, après avoir fécondé et enrichi les contrées qu’il a parcourues, il va à son tour porter triomphalement son tribut à l’Océan. Triste et fidèle image du néant des grandeurs de ce monde !

Un charme plus grand encore ne s’attache-t-il pas aux diverses phases de la vie des hommes dont le nom a glorieusement retenti dans le monde, et que le burin de l’histoire a gravé en traits ineffaçables pour le léguer aux générations suivantes ?

Retournons maintenant à nos héros de prédilection.


  1. Chercheur de traces.