Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/VIII

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 231-245).

CHAPITRE VIII

OÙ L’AMOUR EST PLUS FORT QUE LE DEVOIR.


Outre les conséquences de sa résolution déjà prévues par le capitaine Tres-Villas, d’en était une à laquelle il n’avait pas pu songer.

Un simple coup d’œil jeté dans l’hacienda la rendra palpable au lecteur.

Dans le salon que nous connaissons déjà se trouvaient réunis don Mariano et ses deux filles, et leur position était de nature à justifier parfaitement le silence, qui avait accueilli la sommation de l’officier royaliste. Debout devant la porte et le poignard à la main, Arroyo et Bocardo traçaient à l’hacendero la ligne de conduite qu’il devait suivre.

« Écoutez, seigneur don Mariano, disait le bandit du ton brutal qui lui était habituel, j’aime à croire que votre loyauté se refuserait à livrer les hôtes de votre toit.

— C’est vrai, répondit don Mariano ; et vous pouvez être certain…

— Je le sais, vous refuserez de nous livrer ; mais ce capitaine du diable fera sauter la porte et nous prendra, malgré vos cris. Or, voilà ce que je veux éviter.

— Connaissez-vous un moyen pour l’empêcher ?

— Sans doute, il y en a un fort simple. Ce coyote de Belzébuth a été votre ami. Si en ma qualité de serviteur de votre maison… jadis… je suis bien instruit de ce qui s’y passe, il a, en outre, un faible pour la charmante doña Gertrudis, et, en conséquence, il aura égard au terrible danger que vous courez.

— Un danger ! je ne vous comprends pas.

— Vous allez me comprendre : vous direz au capitaine que, s’il se décide à faire sauter la porte, il nous prendra en vie, sans aucun doute ; mais que, pour vous et vos deux filles, il ne trouvera que vos cadavres. Me comprenez-vous à présent ? »

Les paroles d’Arroyo eussent pu être moins explicites : l’air de férocité répandu sur tous ses traits indiquait assez sa pensée. Les deux filles de l’hacendero se jetèrent avec effroi dans ses bras.

En ce moment, le son du clairon se fit entendre de nouveau, et la voix menaçante du soldat arriva jusqu’aux oreilles des hôtes de l’hacienda.

L’hacendero tremblant sur le sort de ses deux filles livrées sans défense à ces deux anciens vaqueros, dont les compagnons obstruaient le corridor, laissa passer encore sans réponse la seconde sommation, déjà plus impérieuse que la première.

« Con mil demonios ! s’écria le bandit, il n’y a pas tant à tergiverser ! Présentez-vous à la fenêtre, si vous craignez de vous montrer face à face avec cet enragé capitaine, et dites-lui rondement la chose, sinon… »

Le clairon qui, pour la troisième fois, jeta ses retentissantes menaces, aux oreilles effrayées des deux jeunes filles, interrompit le bandit.

« À sac la maison des ennemis de l’Espagne ! » cria une, voix mâle dont l’intonation porta dans l’âme de Gertrudis un tressaillement de terreur et de joie tout ensemble.

C’était la voix de don Rafael.

« Encore un moment, s’écria don Mariano en se pré- sentant sur le péristyle qui surmontait le perron et d’où son regard pénétrait jusqu’à la plaine, en même temps qu’il s’offrait lui-même à la vue de ceux du dehors ; j’ai deux mots à dire au capitaine. Où est-il ?

— Je suis ici ; ne me voyez-vous pas ?

— Ah ! pardon, dit l’hacendero avec un sourire d’amertume ; je n’avais connu jusqu’ici le capitaine Tres-Villas que comme un ami, et je ne le reconnaissais pas dans l’homme qui menace de ruine le toit de celui dont il a été l’hôte. »

À cette phrase imprudente, dont l’hacendero n’avait pu retenir l’ironie, une vive rougeur remplaça sur le front de l’officier la pâleur dont il était couvert.

« Et moi, reprit-il, je ne vois plus en vous aujourd’hui qu’un fauteur de l’insurrection impie que j’ai juré d’étouffer, et que le maître d’une maison dont des bandits sont les hôtes. N’avez-vous pas entendu qu’il faut me les livrer ?

— En aucun cas je ne voudrais trahir ceux que j’ai promis de défendre, continua l’hacendero emporté malgré lui au delà des bornes qu’il s’était prescrites ; mais, dans celui-ci, je ne suis pas libre de ma volonté, et je suis chargé de vous dire, de la part de ceux que vous poursuivez, qu’ils poignarderont mes deux enfants et moi avant de tomber entre vos mains. Notre vie répond de la leur maintenant, capitaine ; c’est à vous de savoir si vous persistez toujours à vouloir qu’ils vous soient livrés. »

L’amertume avait disparu du langage de l’hacendero, et ces derniers mots furent prononcés avec une fermeté digne et triste, dont l’accent retentit douloureusement au cœur du capitaine.

Un nuage obscurcit les yeux de don Rafael à la pensée de Gertrudis tombant sous le poignard des guerilleros, qu’il savait bien capables d’accomplir leur menace, et il fut presque heureux qu’un devoir d’humanité à remplir se présentât non moins impérieux que celui auquel il avait obéi jusqu’alors.

« Bien ! dit-il après un court silence, car cette fois sa fermeté se trouvait vaincue à l’avance ; portez au bandit qu’on nomme Arroyo la promesse solennelle qu’il n’aura rien à craindre, s’il se montre ; je mets cette condition non pas au pardon, mais au sursis que l’humanité me fait un devoir de lui accorder.

— Oh ! je n’ai pas besoin de votre parole ! s’écria impudemment le bandit en se montrant à côté de Mariano ; n’ai-je pas là dedans des otages qui répondent mieux de ma vie ? Eh bien ! que voulez-vous à Arroyo, seigneur capitaine ? »

Les veines du front gonflées, la lèvre frémissante et l’œil enflammé à la vue de l’un des assassins de son père, de l’homme qu’il avait si longtemps et si vainement poursuivi, du bandit enfin qu’il pouvait saisir vivant et qu’il devait laisser échapper, le capitaine eut besoin d’un moment pour apaiser les passions impétueuses qui grondaient au fond de son cœur.

Mais, sans qu’il s’en aperçût, sa main crispée contenait violemment la bride de son cheval, ses éperons tourmentaient ses flancs, et l’animal, se dressant droit sur ses pieds de derrière, fut retomber d’un bond presque contre la porte de l’hacienda.

On eût dit que son cavalier voulait franchir l’obstacle qui le séparait du féroce guerillero. Le bandit ne put retenir un geste d’effroi.

« Ce que je veux à Arrayo, répondit enfin le capitaine, c’est de graver ses traits dans ma mémoire pour ne plus les méconnaître quand je le poursuivrai pour l’attacher vivant à la queue de mon cheval.

— Si c’est pour me dire de ces tendresses que vous m’appelez… »

Le bandit faisait mine de rentrer dans l’hacienda.

« Écoute, s’écria don Rafael, tu auras la vie sauve, je l’ai promis ; l’humanité me fait un devoir de t’épargner !

— Aussi ne vous en sais-je pas gré, capitaine !

— Ta reconnaissance serait un outrage ; mais si, dans le morceau de fange sanglante qui te sert de cœur il est quelque trace de bravoure, monte à cheval, prends les armes qu’il te plaira et sors seul de cette enceinte : je te défie à un combat à mort ! »

Le capitaine, en parlant ainsi, se dressait sur ses étriers, et la noblesse de sa contenance offrait un frappant contraste avec la contenance basse et féroce à la fois de l’homme qu’il défiait. L’outrage lancé par don Rafael le frappait en pleine face ; mais Arroyo ne se sentit que le courage de le dévorer.

« Bah ! vraiment ! dit-il en affectant de plaisanter ; cinquante contre un !

— J’engage ici solennellement, devant mes soldats, devant Dieu, ma parole de gentilhomme que, quelle que soit l’issue du combat, c’est-à-dire si je succombe, il ne te sera rien fait. »

Un moment le bandit demeura indécis et muet ; on aurait pu croire qu’il calculait les chances de ce combat ; mais il avait trop de fois appris à connaître la valeur personnelle du capitaine pour trouver qu’elles fussent en sa faveur. Il n’osa accepter.

« Je refuse ! dit-il.

— Garde ton cheval, je te combattrai à pied.

Demonio ! je refuse, vous dis-je.

— Je m’en doutais ; mais écoute encore : je te laisse ma parole qu’il ne te sera rien fait, si tu veux permettre aux habitants de cette maison, que je désignerai, de la quitter pour venir avec moi se mettre sous la sauvegarde d’un ennemi loyal.

— Je refuse encore, répondit Arrayo.

— Va, tu n’es pas un homme ! et, quand cette main te tiendra, au lieu de te traiter en homme, je te ferai mourir sous le fouet, comme un chien enragé. »

Après avoir jeté cet adieu terrible, le capitaine fit faire une volte à son cheval et tourna le dos au bandit avec un geste du plus profond mépris.

Le clairon retentit de nouveau et le détachement reprit le chemin des montagnes ; Don Rafael emportait de cette entrevue, dont le résultat était si douloureux pour lui, un ressentiment profond des paroles trop sincères de don Mariano, outre l’inquiétude mortelle qu’il éprouvait à l’idée de laisser ses deux filles au pouvoir d’un monstre tel qu’Arroyo

Ses craintes, à ce sujet, ne se réalisèrent du moins qu’en partie : deux jours après, il apprit par un de ses batteurs d’estrade que cette fois Arroyo et Bocardo avaient quitté la province après avoir pillé l’hacienda, et que les habitants de las Palmas n’avaient pas eu à subir d’autre malheur.

Le capitaine Tres-Villas se mit alors en devoir d’obéir aux ordres qu’il avait reçus de joindre son corps. Caldelas venait d’obtenir un commandement, et tous deux étaient partis en laissant la garnison del Valle aux ordres d’un lieutenant catalan du nom de Veraegui.

Don Rafael avait pris une part active à la bataille de Calderon, où, avec six mille hommes, le général Calleja dispersa les cent mille insurgés d’Hidalgo. Depuis il avait continuellement guerroyé sur divers points du royaume, et il revenait de San Blas à Oajaca, sur le navire où il n’a fait que nous apparaître un instant, lorsqu’à son arrivée de nouveaux ordres l’avaient envoyé au siège de Huajapam.

Son ancien frère d’armes, Caldelas, s’y trouvait en qualité de maréchal de camp, tandis que, moins heureux que lui, don Rafael n’avait que le grade de colonel.

Revenons maintenant à Julian, qui vient de causer une si vive émotion au colonel en parlant d’un message important.

L’absence, dit un moraliste, dissipe un sentiment passager, tandis qu’elle enflamme une passion profonde, de même que le vent qui éteint une bougie augmente l’ardeur d’un incendie. L’absence avait produit sur don Rafael l’effet du vent sur l’incendie ; il espérait toujours que Gertrudis lui enverrait un message de pardon et d’amour.

On ne s’étonnera donc pas du trouble causé dans l’âme de don Rafael à l’annonce de l’arrivée d’un messager.

« Eh bien ! Julian, qu’avez-vous à m’apprendre ? dit le colonel en dissimulant de son mieux l’émotion qui l’avait gagné ; les insurgés se sont-ils emparés de notre forteresse ?

— Oh ! non, répondit Julian, les hommes de notre garnison ne se plaignent que de la tranquillité dont on les laisse jouir. Quelques courses dans la campagne, qui leur livreraient le pillage d’une riche hacienda, ne leur feraient pas de peine. Du reste, les nouvelles que j’apporte à Votre Seigneurie sont de nature à leur procurer cette satisfaction.

— C’est donc un message de guerre que vous m’apportez ? dit le colonel avec un air de désappointement triste qui frappa Julian.

— Un message de vengeance ; mais, pour commencer par le moins important, je crois être agréable à Votre Seigneurie en lui apprenant que je ramène avec moi son bon cheval el Roncador.

Roncador ?

— Oui, l’animal que vous aviez perdu à votre affaire de las Palmas. Il y a été recueilli, à ce qu’il paraît, et surtout soigné… oh ! soigné à merveille, et on nous l’a renvoyé à l’hacienda.

— Qui l’a renvoyé ? s’écria vivement don Rafael.

— Qui pourrait-ce être, sinon don Mariano Silva ? Un de ses gens l’a ramené, il y a trois jours, en disant que le maître auquel il avait appartenu reverrait peut-être ce cheval avec plaisir. Puis, comme vous l’aviez perdu selle et bride, on le renvoyait avec la bride et la selle, à telles enseignes que le Roncador portait à son frontail un fort joli nœud de rubans rouges, ma foi !

— Et où est ce nœud ? demanda don Rafael avec d’autant plus d’empressement qu’il croyait deviner quelle main l’y avait attaché.

— Un de nos hommes, Felipe el Galan, s’en est fait une cocarde.

— Felipe est un drôle que je châtierai de son indiscrétion ! s’écria don Rafael avec colère.

— Je l’en ai prévenu, c’est son affaire. Je dois vous dire encore que le messager de don Mariano apportait une lettre pour vous.

— Et vous ne commenciez pas par m’en avertir !

— Je commençais par le commencement, reprit le flegmatique Julian. Voici la lettre. »

En disant ces mots, le messager tira de sa poche un petit paquet de feuilles de maïs dans lequel ; par précaution, il avait enveloppé la lettre, et la remit à don Rafael, qui la prit d’une main dont il cherchait à dissimuler le tremblement nerveux.

« Bien ! dit-il froidement. Maintenant, que vous reste-t-il à me dire ? »

Cette lettre pouvait être de Gertrudis, et le colonel, avec cet air de froideur affectée, n’avait d’autre but que de se réserver la volupté de la lire quand il allait être seul.

« Arroyo, Bocardo et leurs bandits ont reparu dans la province, acheva Julian, et le lieutenant Varaegui m’envoie…

— Arroyo, Bocardo ! interrompit don Rafael, tout à coup ramené du pays des doux songes à des idées de vengeance ; dites de ma part au lieutenant Varaegui qu’il donne double ration à ses chevaux pour les préparer à entrer en campagne, que dans quelques jours je serai avec lui pour la commencer ; car, après le dernier assaut que nous allons livrer, ou Huajapam sera pris, ou nous lèverons le siège. J’obtiendrai un congé du général en chef, et dussions-nous, pour saisir enfin ces deux bandits, mettre le feu aux quatre coins de la province, nous le ferons. Allez, Julian. »

Le messager se disposait à partir, quand don Rafael, voyant sur une table où il l’avait déposée la lettre qui lui promettait un instant de bonheur, s’adressa de nouveau à Julian, et lui dit :

« Tenez, vous avez été un messager de bonnes nouvelles, je veux vous en récompenser. »

Et il lui mit dans la main un quadruple d’or, que Julian reçut avec empressement, mais non pas sans être profondément surpris de se voir si généreusement payé pour avoir apporté la nouvelle de la réapparition d’Arroyo et de sa bande. Toutefois, son contentement dépassait encore sa surprise.

Quand il fut parti, don Rafael prit la lettre et la tint un instant dans sa main sans oser l’ouvrir. Son cœur battait avec violence, car il ne doutait pas que cette lettre ne fût de Gertrudis, et c’était la première marque de souvenir qu’il recevait d’elle depuis près de deux ans qu’il avait embrassé la cause royaliste.

Il rompit enfin le cachet. La lettre, écrite d’une main de femme, qui pouvait tout aussi bien être celle de Marianita que celle de Gertrudis, ne contenait que ce peu de mots qui ne précisaient rien :

« Les habitants de las Palmas n’ont pas oublié qu’ils ont été les obligés de don Rafael dans une circonstance bien critique, et ils ont pensé que le colonel serait peut-être aise de rentrer en possession d’un cheval que le capitaine Tres-Villas avait eu quelque raison d’aimer. »

« Les obligés ! s’écria don Rafael avec amertume ; quelle ingratitude ! Ne dirait-on pas qu’en trahissant pour eux un serment fait sur la tête d’un père je n’ai fait que leur rendre un service de pure politesse ? Allons ! tâchons de ne plus penser à ceux qui m’ont oublié. »

Le colonel mit néanmoins, tout en soupirant, un papier qu’il supposait avoir touché les mains de Gertrudis dans une petite poche de son uniforme, pratiquée juste auprès du cœur.

Toutefois, pendant le trajet de sa tente à celle du général en chef, où le conseil de guerre allait s’assembler, un rayon d’espérance s’obstinait à se faire jour dans ce cœur froissé. Gertrudis savait quel prix il attachait à ce cheval souvent caressé par sa main. Voilà pourquoi sans doute elle le lui renvoyait avec ce nœud de rubans rouges destiné à lui rappeler les fleurs que dans un temps plus heureux elle suspendait à son frontail.

Le brigadier Bonavia, les commandants Caldelas et Regules, étaient assis autour d’une table couverte d’un grossier tapis vert, quand le colonel entra dans la tente. Le conseil n’avait pas encore commencé.

« Eh bien ! colonel, dit le général de brigade, j’ai appris que vous veniez de recevoir un message. Est-il confidentiel ou sa teneur peut-elle intéresser la cause royaliste ?

— Le lieutenant qui commande pour le roi l’hacienda del Valle me fait savoir que ces deux guerilleros, que les deux partis devraient mettre hors la loi, Arroyo et Bocardo, ont reparu dans la province avec leur bande, et, après la prise de cette bicoque, j’aurai l’honneur de solliciter de Votre Excellence la mission d’aller moi-même les traquer comme des bêtes féroces.

— Cette mission vous sera donnée, colonel ; je ne saurais trouver personne qui fût plus digne de la remplir.

— Personne du moins n’y mettrait plus d’acharnement, » ajouta Rafael.

Le conseil de guerre commença. Sans rendre compte en détail de ce qui s’y passa, nous nous bornerons à rapporter ce qui fera connaître la position respective des assiégeants et des assiégés.

« Messieurs, dit le général, il y aura demain cent quatorze jours que nous avons ouvert le siège de ce que le colonel Tres-Villas appelle avec raison une bicoque ; sans compter les escarmouches, nous avons livré quinze assauts, et cependant nous sommes encore aussi peu avancés que le premier jour.

— Moins avancés même, dit Regules quand le brigadier eut achevé ce court résumé, car la confiance des assiégés s’est accrue du succès de leur résistance. Ils n’avaient pas de canon, et le colonel Trujano possède aujourd’hui trois pièces qu’il a fondues avec les cloches des églises.

— C’est dire implicitement que le commandant Regules est d’avis de lever le siège ! » s’écria Caldelas avec quelque ironie.

Depuis longtemps déjà une animosité secrète existait entre les deux maréchaux de camp, Caldelas et Regules, l’un d’une bravoure et d’une loyauté à toute épreuve l’autre souvent cruel sans nécessité et d’un courage peut être plus que contestable.

« C’est la question de lever ou de continuer le siège que nous avons à discuter, interrompit le général. C’est au colonel Tres-Villas, comme le plus jeune et le moins élevé en grade, à donner son avis. Parlez, colonel.

— Lorsque quinze cents hommes assiègent une place comme Huajapam, à peine défendue par quatre cents, ils doivent la prendre ou se faire tuer jusqu’au dernier sous ses retranchements ; car, autrement, c’est compromettre à la fois leur honneur et le succès de la cause qu’ils soutiennent. Voilà l’opinion que j’ai l’honneur de soumettre à Votre Excellence.

— Et vous, commandant Caldelas, quel est votre avis ?

— Celui du colonel, repartit Caldelas. Lever le siége serait du plus pernicieux exemple pour les royalistes et un déplorable encouragement à l’insurrection. Que dira le brave commandant en chef des troupes du roi, don Félix Calleja ? Pendant cent jours, il a assiégé dans Cuautla un général plus habile, plus redoutable que Trujano, Morelos, et, au bout du centième, il était maître de la ville.

— Morelos l’avait évacuée, objecta Regules.

— Qu’importe ? il s’avouait vaincu, et la bannière d’Espagne a eu les honneurs du siège. »

C’était au tour de Regules de parler.

Il énuméra longuement les lenteurs et les difficultés du siège, les assauts infructueux et sanglants qui avaient été livrés ; il chercha à démontrer combien était nuisible à leur cause un vain point d’honneur qu’on faisait prévaloir sur les nécessités politiques, qui exigeaient impérieusement qu’on ne laissât pas se consumer devant un village sans importance le courage de mille braves soldats, tandis que Morelos se portait sur Oajaca. « Et quand je dis mille soldats, ajouta-t-il, ce n’est pas sans raison ; car le colonel, en parlant de quinze cents, a fait entrer les morts en ligne de compte… Jusqu’à présent, continua-t-il, dans toutes nos rencontres avec l’ennemi sur divers points du royaume, nous n’avons eu affaire qu’à des soldats électrisés par ce qu’ils appellent l’amour du pays, tandis qu’en face de nous combattent des assiégés fanatisés par l’esprit religieux de Trujano, qui inspire aux habitants de sa petite ville un courage égal à celui de ses soldats. Ce ne sont donc pas trois cents ennemis seulement que nous avons devant nous, mais bien mille fanatiques qui se battent en désespérés et meurent en chantant. Pendant que nous nous consumons en inutiles efforts, l’insurrection se propage dans la province, et nous perdons ici un temps qui serait plus utilement employé à l’étouffer. Mon avis est donc de lever un siège désastreux sous tous les rapports.

— Les assiégés se rappellent les exploits de Yanguitlan, dit Caldelas ; voilà pourquoi ils se défendent si bien. »

À cette allusion, dont nous expliquerons le sens plus tard, Regules se mordit les lèvres de dépit, et répondit par un regard de haine concentrée au regard ironique de Caldelas.

Au point de vue d’un général en chef, responsable de la vie de ses soldats, par cela même moins accessible au point d’honneur qu’un officier d’un rang inférieur, les raisons alléguées par Regules ne manquaient pas d’une certaine solidité, et le général partageait son avis.

Cependant, sans vouloir user de la prépondérance que lui donnaient et son grade et l’autorité du commandement, il proposa un moyen terme.

C’était de livrer le lendemain un dernier et terrible assaut, et de lever le siège s’il était infructueux comme les précédents.

Le général en chef parlait encore, lorsqu’un bruit vague et lointain se fit entendre du côté de la ville assiégée. Ce bruit, du reste, semblait n’être produit que par les diverses intonations d’un chant solennel d’actions de grâces. Bientôt le son des clairons et l’explosion de nombreuses fusées, tirées en signe de joie, le dominèrent entièrement.

« Ces réjouissances publiques sont de mauvais présage pour nous ! s’écria Régules, quand on ne put douter plus longtemps de la nature de ce joyeux tumulte. Ce n’est pas demain qu’il faut lever le siège, c’est aujourd’hui.

— C’est-à-dire qu’il faut fuir devant des pétards ! repartit Caldelas.

— Tomber comme les murs de Jéricho devant des trompettes ! ajouta le colonel.

— Puissé-je n’avoir pas raison ! » dit Regules.

Et, malgré son avis, la détermination de donner le lendemain un dernier assaut fut prise dans le conseil.

Cet assaut cependant ne devait pas avoir lieu. Nous dirons dans le chapitre suivant les raisons qui s’y opposèrent, et nous ferons connaître la cause des signes de joie qui partaient de la ville assiégée.

Le conseil terminé, les officiers regagnèrent leurs tentes. Don Rafael avait hâte de se trouver seul pour réfléchir à l’aise au sens du message qu’il avait reçu, et surtout pour caresser ce doux rayon d’espoir qui venait de pénétrer dans son cœur, jusqu’alors si triste.

Il ne daigna même pas prêter l’oreille au bruit de la joie des assiégés, bien que le camp espagnol tout entier s’en préoccupât comme d’un sinistre augure.