Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/VII

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 218-231).

CHAPITRE VII

OÙ LE DEVOIR EST PLUS FORT QUE L’AMOUR.


L’occupation de l’île de la Roqueta avait entraîné la reddition du fort d’Acapulco, et, depuis le jour où, accompagné de ses deux domestiques, le curé de Caracuaro avait quitté son village, vingt-deux batailles qu’il avait gagnées lui avaient soumis tout le sud de la province de Mexico, depuis l’océan Pacifique jusqu’à seize lieues de la capitale de la Nouvelle-Espagne.

Pendant que le général mexicain se prépare à étendre ses conquêtes jusque dans cette même province de Oajaca, où nous l’avons vu pour la première fois, nous devons l’y précéder et lever le rideau sur d’autres scènes qui s’y passaient en cette même année 1812.

C’était par une ardente matinée du mois de juin ; la saison des pluies n’avait pas encore commencé, et le soleil incendiait de ses rayons la plaine poudreuse de Huajapam. Une ceinture de collines lointaines, dont l’azur se confondait presque avec l’immuable azur du ciel mexicain, servait de cadre à l’un de ces tableaux de désolation et de deuil que le génie destructeur de l’homme se plaît quelquefois à composer avec un art infernal.

Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on voyait d’un côté de nombreux cavaliers, battre la plaine déserte au milieu d’habitations saccagées ou fumantes encore du feu de l’incendie. Les chevaux, lancés avec rapidité au milieu des champs, broyaient sous leurs pieds de riches épis qui n’attendaient que la main du moissonneur épouvanté, et mis en fuite. Le sol, foulé en tous sens, n’offrait plus qu’un amas confus de tiges brisées et éparses, que le cavalier eût dédaigné de donner en pâture à son cheval.

Des groupes serrés de noirs vautours, planant de tous côtés, indiquaient la place où des cadavres d’hommes et d’animaux étaient abandonnés à leur voracité.

D’un autre côté de la plaine, le drapeau espagnol flottait au-dessus des tentes d’un camp de l’armée royaliste, où achevaient de s’éteindre les feux des bivouacs de nuit, où les hennissements des chevaux se mêlaient au retentissement sourd des tambours et aux notes aiguës des clairons.

Plus loin encore, au delà du camp espagnol et à deux portées de fusil de la ligne extérieure de ses retranchements, s’élevaient, au-dessus des maisons basses et plates d’une petite ville, les dômes et les clochers des églises, ébréchés par la bombe. Cette ville, ou plutôt ce bourg, était au pouvoir des insurgés.

De grossiers parapets de terre joignaient entre elles les maisons éparses, la plupart écroulées sous le canon, et formaient un front de fortifications incomplètes en face de celles du camp des royalistes. Enfin, l’espace de la plaine resté vide entre le camp espagnol et le bourg était jonché de cadavres presque tous mutilés.

Huajapam, c’est le nom du bourg, était défendu depuis cent jours par le colonel don Valerio Trujano avec trois cents soldats contre les quinze cents hommes d’une division espagnole commandée par le brigadier Bonavia, gouverneur de Oajaca, et les commandants Caldelas et Regules.

On a entendu le muletier Trujano entonner d’une voix ferme devant l’inondation, et quand il luttait contre sa violence, son De profundis et son In manus ; il avait sans doute imposé son esprit religieux aux assiégés : car, de temps à autre, du sein de la ville morne et désolée, le son grave d’un chant religieux proféré par trois cents bouches arrivait jusqu’au camp royaliste.

Dans un moment où les prêtres quittaient l’autel pour le champ de bataille, où rien dans leurs actions, dans leurs paroles, ne rappelait leur première profession, don Valerio Trujano reproduisait l’un des personnages les plus austères de nos guerres religieuses. Il ressemblait à ces héros ascétiques, grands diseurs de patenôtres, dont l’épée toujours levée frappait sans pitié, et qui marchaient au combat en récitant la Bible. Peut-être même ressemblait-il mieux à l’un des héroïques templiers, alors que, fidèles encore à leur humble règle sans se soucier d’un vain renom, ils s’agenouillaient, avant le combat, en face de l’ennemi, et chargeaient les Sarrasins en entonnant le célèbre psaume de l’ordre : Quare fremuerunt gentes, eux qui ne savaient frémir de rien.

Tel était, ce matin-là, le tableau que présentait la plaine de Huajapam : des champs dévastés, des ruines, des cadavres partout, et la bannière royaliste en face du drapeau de l’insurrection.

Maintenant, avant de pénétrer dans la ville assiégée, nous jetterons un coup d’œil dans l’intérieur du camp des assiégeants.

Au commencement de cette matinée, deux des cavaliers qui battaient la plaine amenèrent avec eux un homme et entrèrent dans le camp par le côté opposé à la ville de Huajapam.

Cet homme, qui était à cheval, portait le costume de vaquero, c’est-à-dire le grand sombrero couvert d’une toile cirée, la veste et les calzoneras de peau de daim d’un rouge de brique, le zarape attaché au troussequin de la selle, et les longs éperons de fer. Il se disait porteur d’un message pour le colonel don Rafael Tres-Villas. De plus, il menait en laisse un beau cheval bai brun.

Encore effrayé de la vue et de l’odeur des cadavres disséminés sur la partie de la plaine qu’il venait de traverser, ce cheval faisait entendre de temps à autre une sorte de ronflement d’une nature particulière.

Les deux cavaliers, vêtus de l’uniforme de dragon, et le vaquero traversèrent une partie du camp et s’arrêtèrent devant une tente assez vaste, auprès de laquelle un des asistentes[1] du colonel achevait d’étriller un autre cheval non moins beau ni moins vigoureux que celui qu’on amenait au même instant.

« Quel est votre nom, l’ami ? demanda l’asistente au vaquero.

— Julian, répondit celui-ci. Je suis un des serviteurs de l’hacienda del Valle, et j’apporte au colonel, qui en est le propriétaire, un message fort important pour lui.

— Bien dit l’asistente ; je vais avertir le colonel. »

On s’apprêtait au camp à livrer un quinzième assaut à la ville défendue par le colonel Trujano, et don Rafael Tres-Villas achevait de s’habiller en grand uniforme pour assister au conseil de guerre qui devait précéder l’assaut, lorsque l’asistente pénétra sous sa tente.

Au mot de message prononcé par le domestique militaire du colonel, celui-ci ne put maîtriser un tressaillement subit ni empêcher qu’une pâleur mortelle ne couvrît ses traits.

« C’est bien ! répondit-il d’une voix qui trahissait son émotion ; je connais cet homme, j’en réponds ; qu’on le laisse libre… Dans un instant, vous le ferez entrer. »

L’asistente sortit pour transmettre cette réponse du colonel ; les dragons qui avaient amené le vaquero s’éloignèrent, et le laissèrent seul à attendre le moment où il pourrait délivrer son message.

Nous profiterons de cet instant d’attente pour dire de l’histoire de don Rafael, depuis son départ au galop pour Oajaca jusqu’à ce jour, ce qu’il est bon qu’on n’ignore pas.

Quand la douleur causée par le meurtre de son père se fut un peu apaisée, quand le trouble mortel qu’il éprouvait depuis le terrible engagement qu’il avait pris envers lui-même commença à se calmer, une seule ligne de conduite s’offrit à sa pensée : ce fut d’aller trouver à Oajaca le commandant de la province, le brigadier don Bernardino Bonavia, et d’obtenir de lui un détachement pour se mettre à la poursuite des insurgés assassins de son père.

Malheureusement, malgré l’accueil distingué que lui fit le général, l’esprit de fermentation était tel dans la ville de Oajaca, que les quinze cents hommes qu’il avait sous ses ordres suffisaient à peine pour la contenir. Don Rafael ne put, en conséquence, décider Bonavia à affaiblir des forces déjà trop peu nombreuses.

Sur ces entrefaites, un capitaine espagnol, don Juan Antonio Caldelas, craignant les dangers auxquels étaient exposés ses compatriotes, s’occupait à former à ses frais, dans un petit endroit à peu de distance de Oajaca, une guerilla en faveur de la cause espagnole. Don Rafael, altéré de vengeance, n’hésita pas à se joindre au capitaine Caldelas, qui, de son côté, faisait aussi ses préparatifs pour marcher contre Antonio Valdès.

Caldelas n’avait pas, comme don Rafael, de motifs d’animosité personnelle contre le guerillero ; mais il voulait, en détruisant sa troupe, anéantir l’esprit de révolte dont il s’était fait le propagateur et le soutien. Ce fut de grand cœur qu’il mit au service de la vengeance de don Rafael la poignée d’hommes réunis sous ses ordres. Tous deux marchèrent contre l’insurgé, et le joignirent au cerro (colline) de Chacahua, où l’ancien vaquero s’était retranché, et, malgré la résistance qu’ils trouvèrent, ils parvinrent à le déloger de cette position, mais sans pouvoir réussir à s’emparer de sa personne.

Une quinzaine de jours s’écoulèrent en vaines poursuites, jusqu’à ce qu’enfin, après une action acharnée, les gens de Valdès, mis en fuite, ne le virent plus revenir à l’endroit assigné d’avance pour se rejoindre en cas de malheur.

Ils n’entendirent plus parler de leur chef, qui, dès ce moment, venait de disparaître pour ne plus se montrer. Valdès fuyait lorsqu’il entendit sur ses pas le souffle ardent et rauque d’un cheval élancé à fond de train après lui. C’était le bai brun du capitaine Tres-Villas, qui en quelques bonds, l’eut bientôt atteint.

Une courte lutte s’engagea entre les deux cavaliers, et, en dépit de son habileté équestre, le vaquero, enlevé de ses arçons par une main vigoureuse, fut jeté si rudement à terre, qu’il n’eut pas la force d’empêcher le lazo du capitaine, aussi bon cavalier, aussi adroit qu’aucun des dompteurs de chevaux de son père, de s’abattre sur lui, de l’étreindre et de l’entraîner attaché à son cheval.

Au bout de quelques minutes d’une course rapide, Valdès était mort, et ses plus dévoués partisans n’eussent jamais reconnu les traits défigurés de leur chef, si une main n’eût écrit au-dessus de sa tête, cloué à la porte de l’hacienda del Valle, et le nom du bandit et celui de l’homme qui avait tranché cette tête.

Cependant, quand les passions fougueuses du capitaine furent un peu calmées par la mort de la première victime offerte aux mânes de son père, des sentiments qu’avait refoulés au fond de son cœur la soif de la vengeance reprirent peu à peu le dessus. Don Rafael sentit le besoin de justifier sa conduite inexplicable en apparence, aux yeux des habitants de l’hacienda de las Palmas ; mais un juste orgueil l’en empêcha : un fils qui avait vengé son père devait-il être tenu d’excuser l’accomplissement d’un saint devoir ? Fallait-il qu’il se fit pardonner d’être devenu l’ennemi d’une cause qui ne pouvait plus désormais être la sienne !

Le fier silence du capitaine devait achever de ruiner ses espérances, et rendre plus infranchissable encore la barrière élevée tout à coup entre son amour et son devoir.

La nouvelle de la mort de Valdès, apportée par un voyageur passant par l’hacienda, avec la teneur de l’inscription qui en révélait l’auteur, y tomba comme un coup de foudre. Par malheur, ce même voyageur n’avait pu apprendre à ses hôtes ce qu’il ignorait : le meurtre de don Luis Tres-Villas, cause de cette sanglante représaille.

De ce moment, les habitants de l’hacienda ne considérèrent plus le capitaine que comme un traître qui, sous les dehors du plus pur patriotisme, avait caché ses ardentes sympathies pour les oppresseurs du pays qui l’avait vu naître.

Toutefois l’amour de Gertrudis avait entrepris la justification que dédaignait la fierté de don Rafael.

« Oh ! mon père ! disait-elle au milieu de la douleur profonde qui la frappait, il est impossible que d’un jour, à l’autre un message de don Rafael ne nous explique pas sa conduite.

— Eh ! quand il l’expliquerait, répondait don Mariano, serait-il moins un traître à son pays ? Non ! Il sait que rien ne peut l’absoudre, et il n’osera même pas essayer de se faire pardonner son indigne conduite. »

Le message, en effet, ne venait pas, et Gertrudis fut contrainte de dévorer ses larmes en silence. Cependant l’audacieux défi à l’insurrection que sa main avait inscrit sur la porte du domaine del Valle avait quelque chose de trop chevaleresque pour qu’il ne plaidât pas quelque temps encore la cause de l’absent. Un moment même elle fut gagnée ; car on venait d’apprendre enfin que la tête du chef insurgé n’avait fait que remplacer celle du père de don Rafael, et que le sang avait payé le sang.

Si, en cet instant, le capitaine se fût présenté, don Mariano, il est vrai n’eût sans doute pas consenti à contracter une alliance avec un transfuge de la cause de l’émancipation mexicaine ; mais une explication franche et sincère eût du moins écarté de l’esprit de l’hacendero et de celui de sa fille toute idée de déloyauté et de trahison de la part de don Rafael. Celui-ci, de son côté, ignorant que la mort de son père n’avait été connue à l’hacienda que postérieurement à celle d’Antonio Valdès, négligea tout naturellement la chance favorable qui s’offrait à son insu.

Combien d’irréparables malheurs n’ont eu pour point de départ que ce motif : faute de s’entendre !

Les deux capitaines royalistes, Caldelas et don Rafael, avaient fait de l’hacienda del Valle, qu’ils avaient fortifiée avec du canon fourni par le commandant de la province, une espèce de citadelle qui pouvait défier toutes les forces de l’insurrection dans le pays.

Pendant ces courses acharnées à la poursuite des deux autres assassins de son père, Arroyo et Bocardo, don Rafael laissait à Caldelas le soin de garder leur forteresse. Le capitaine Tres-Villas, n’écoutant plus que la voix de son cœur, avait fini par une transaction entre son amour et sa fierté. Repoussant l’idée d’un message, il avait résolu de se présenter personnellement à l’hacienda ; mais, emporté par l’ardeur de sa vengeance, le capitaine, pour ne pas s’exposer à faiblir en revoyant Gertrudis, avait remis néanmoins toute explication avec elle et son père jusqu’à l’accomplissement d’une partie du vœu téméraire que lui avait inspiré sa douleur filiale.

On n’oublie pas, en effet, qu’il avait fait serment, sur la tête de son père, d’arracher la vie à ses meurtriers et de chercher à noyer dans le sang cette insurrection cause de sa mort.

Mais ses efforts désespérés n’avaient abouti qu’à détruire homme à homme la troupe des deux assassins, ceux-ci échappant sans cesse à sa poursuite. Enfin, après plus de deux mois depuis la mort de Valdès, le bruit se répandit qu’Arroyo et Bocardo avaient quitté la province pour aller grossir l’armée d’Hidalgo avec les débris de leur guerilla.

Don Rafael regagna l’hacienda del Valle, gardée par Caldelas. Pendant son absence, un ordre du général commandant l’armée du vice-roi lui avait été expédié pour lui enjoindre d’aller reprendre son poste au régiment des dragons de la reine.

Avant d’obéir, quoique déjà il fût en retard, don Rafael résolut de s’occuper un seul jour de ses affaires de cœur et de se rendre à las Palmas pour y courber son orgueil devant son amour.

Une justification devenait plus difficile alors qu’elle ne l’eût été deux mois auparavant aux yeux de don Mariano Silva. Les apparences s’étaient converties en réalités, les soupçons en certitudes, et don Rafael n’était plus pour lui qu’un renégat vulgaire. Quelques mots formulaient et résumaient l’opinion de l’hacendero à l’égard de don Rafael, et ces mots retentissaient à chaque instant du jour aux oreilles de doña Gertrudis comme un triste présage désormais accompli :

« Ne pleure pas la défection de don Rafael, disait don Mariano en essayant de tarir la source des larmes de sa fille ; il mentait à sa maîtresse comme il mentait à son pays. »

Et, chose étrange aux yeux du père ! les larmes de sa fille n’en coulaient que plus abondantes et plus amères.

Cependant, telle était l’affection que don Mariano avait jadis vouée à ce jeune officier, tels étaient les trésors de tendresse entassés dans le cœur de Gertrudis, que sans doute, en se présentant à l’hacienda le front haut et resplendissant de l’orgueil du devoir accompli, la franchise de son regard et la loyauté de ses paroles eussent dissipé bien des nuages.

Malheureusement le sort avait décidé que don Rafael ne franchirait plus, du moins comme ami, le seuil hospitalier de las Palmas.

Le capitaine avait été signalé dans la contrée comme un des ennemis les plus acharnés de l’insurrection, et, quoiqu’il n’y eût pas plus d’une lieue de distance entre les deux domaines del Valle et de las Palmas, don Rafael avait jugé prudent de se faire accompagner dans le trajet par une demi-douzaine de ses cavaliers.

La précaution n’était pas inutile, comme on va le voir.

Après avoir franchi la chaîne de collines dont le sommet, nous le rappelons, dominait les terrasses du bâtiment, don Rafael et son escorte se présentèrent à la porte qui servait jadis de sortie sur ce côté. Cette porte était récemment murée, et don Rafael se mit en devoir de faire le tour de l’hacienda pour se présenter devant la grande entrée de l’esplanade ; mais à peine avait-il doublé l’un des angles du bâtiment que sa petite troupe se vit tout à coup cernée par une dizaine de cavaliers à figures féroces.

« Mort au traître ! mort au coyote[2] ! »

En même temps que ces cris retentissaient aux oreilles de don Rafael surpris, l’un des agresseurs poussait si violemment du poitrail de son cheval le flanc de celui de l’officier, que, pris du fort au faible, l’animal s’abattit avec son cavalier.

C’était fait de don Rafael si, avec l’agilité qui accompagnait chez lui la force herculéenne dont il était doué, il ne se fût dégagé des étriers, puis élancé d’un bond sur le cheval de l’un des hommes de son escorte, qui, au même instant, tombait de sa selle poignardé par l’un des assaillants.

Ranimé par la voix de leur chef qu’ils avaient cru mort, les cinq hommes qui restaient avec don Rafael s’étaient fait jour malgré l’inégalité du nombre, puis s’étaient jetés dans les montagnes, où les insurgés n’avaient pas osé les suivre.

Un homme tué et son cheval bai brun perdu, tel avait été le résultat matériel de la tentative du capitaine pour se justifier après deux mois de silence. Il reprit la route de l’hacienda del Valle.

Le fiel et la douleur gonflaient son cœur. Cette hacienda de las Palmas, dont il avait été l’hôte bien-aimé, ne renfermait plus à présent que des ennemis qui avaient soif de son sang.

« C’est étrange, dit l’un des cavaliers de l’escorte qui le suivait à distance ; on prétendait qu’Arroyo et Bocardo avaient quitté le pays, et, si je ne me trompe…

— Ce sont bien eux, répondit le second cavalier ; je les ai reconnus, mais je me suis bien gardé de le dire au capitaine. Il est si enragé contre eux, que, s’il eût appris à quels hommes il venait d’échapper, nous n’aurions pu le décider à fuir devant eux. »

Pendant ce temps, les agresseurs, désappointés, rentraient à l’hacienda.

« Triple sot, disait à l’un de ses compagnons un homme à la figure féroce et brutale et aux membres épais comme son encolure de taureau, au lieu de le laisser pénétrer dans l’hacienda, où, quand nous l’aurions tenu… »

Arroyo, car c’était lui-même, acheva sa phrase par un formidable geste.

« Don Mariano ne l’aurait pas permis, » reprit son compagnon au corps grêle et à la figure astucieuse et féroce à la fois, comme celle de la fouine.

Ce personnage était Bocardo, l’associé d’Arroyo.

« Nous nous serions passés de sa permission, reprit Arroyo avec un regard farouche ; aussi bien nous ne sommes plus au service de don Mariano. Le temps est venu où les serviteurs doivent être les maîtres de leurs maîtres. Que m’importe à moi l’émancipation du pays ? ce que je veux, c’est le sang et le pillage ! »

À ces mots, qui trahissaient les véritables sentiments du féroce insurgé, un éclair de rage brilla dans ses yeux.

« Il va nous falloir fuir, maintenant, ajouta-t-il ; car, si cet enragé capitaine apprend que nous sommes ici, il n’est pas de motif au monde qui l’empêche de venir mettre le feu aux quatre coins de cette hacienda pour nous y brûler tout vifs ! Triple sot que je suis moi-même de t’avoir écouté !

— Qui eût pu prévoir qu’il nous échapperait ? répondit Bocardo, épouvanté de l’expression du visage de son associé.

— Toi ! » s’écria le bandit.

Et, dominé par la fureur d’avoir laissé échapper son plus mortel ennemi, Arroyo tira son poignard et en frappa du manche un coup si violent dans la poitrine de Bocardo, que celui-ci tomba comme une masse de son cheval, avec un hurlement de douleur.

Laissant son compagnon se relever comme il pourrait, le guerillero sembla se raviser, et précipitant son cheval par la porte de l’hacienda, il mit pied à terre dans la cour et disparut dans le bâtiment, sa carabine à la main.

Quelques minutes après, don Rafael, toujours pensif, montait la côte inclinée qui conduisait au sommet des collines, quand un coup de feu, tiré de la terrasse de l’hacienda, vint frapper mortellement celui des cavaliers de l’escorte qui était le plus près de lui.

Un sourire d’amère tristesse effleura les lèvres de don Rafael, et une douleur aiguë pénétra jusqu’au fond de son cœur, en comparant ce dernier adieu qu’il recevait des habitants de l’hacienda à celui qui avait accompagné son départ deux mois auparavant. La balle venait de frapper précisément le cavalier qui avait jugé prudent de cacher à son capitaine le nom de deux de ses agresseurs.

« C’est Arroyo qui a fait le coup ! s’écria involontairement celui qui avait cru reconnaître le bandit.

— Arroyo est dans cette hacienda et vous ne me le disiez pas ! s’écria le capitaine avec un accent de fureur, tandis que ses moustaches se hérissaient comme celle du lion qui va fondre sur sa proie.

— Je ne savais… je n’en étais pas certain… » balbutia le cavalier.

Peu s’en fallut que, dans l’impétuosité de sa colère, don Rafael ne le traitât plus rudement encore qu’Arroyo n’avait traité son associé. Il se contint cependant ; mais, sans réfléchir aux conséquences qui allaient en résulter, le fougueux capitaine dépêcha le cavalier le mieux monté de sa troupe avec l’ordre de lui ramener, sans perdre une seule minute, cinquante hommes bien armés, avec quelques pétards, pour faire sauter la porte de l’hacienda.

Le cavalier partit au galop, et don Rafael, se postant avec les trois hommes qui lui restaient derrière un pli de terrain qui les mettait à l’abri des balles, attendit le retour de son messager.

La chaleur de son sang ne tarda pas à se calmer, et il entrevit alors avec une douleur profonde l’acte d’hostilité qu’il allait accomplir contre le père de Gertrudis.

Un violent combat se livrait chez lui entre des sentiments contraires et d’une puissance presque égale. Qu’il persistât ou qu’il faiblît, c’était un sacrilège qu’il lui semblait commettre ; et cependant, la voix du devoir et celle de la passion parlaient aussi haut l’une que l’autre au fond de son cœur. Laquelle des deux allait être écoutée ?

La lutte, aussi longue que violente entre ces deux antagonistes, n’était pas encore terminée quand le détachement arriva. Quoi qu’il en pût advenir, don Rafael ne pouvait désormais reculer. Le devoir cette fois encore l’emporta.

L’officier tira son épée, se mit à la tête du détachement, et, sur un signe de lui, le clairon sonna la marche et apprit aux habitants de l’hacienda qu’un corps de cavalerie franchissait la chaîne des collines.

Quelques minutes plus tard, le détachement se mit en rangs devant l’esplanade : un cavalier s’avança, sonna de nouveau du clairon, et, au nom du capitaine de l’armée royale, don Rafael Tres-Villas somma don Mariano Silva d’avoir à livrer, morts ou vifs, deux bandits insurgés, Arroyo et Bocardo.

Cette sommation faite, don Rafael, immobile sur sa selle, mais le front pâle et le cœur bondissant, attendit la réponse de don Mariano à sa demande.

Le plus profond silence y répondit seul.


  1. Soldats, domestiques d’un officier.
  2. Chacal. C’est ainsi que les insurgés désignaient les Espagnols.