Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/II/X

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 258-275).

CHAPITRE X

ENTRE DEUX FEUX.


Quelques heures après l’heureuse arrivée de Cornelio Lantejas dans Huajapam, pendant que les ténèbres couvraient encore la ville et le camp royaliste, le grincement des crécelles qui avaient remplacé les cloches converties en canons appelait la garnison et les habitants à matines.

Selon la règle claustrale imposée aux assiégés par Trujano, ils étaient ainsi convoqués chaque jour à la prière du matin ; cette fois, cependant, cette réunion nocturne avait aussi pour but de les disposer à la journée solennelle qui allait décider du dénoûment d’un long et cruel siège.

Au même instant, le camp espagnol s’éveillait au bruit de la diane, et, derrière la chaîne de collines qui terminait la plaine, Morelos mettait déjà son armée en mouvement.

Peu à peu la place de Huajapam se remplit de bourgeois et de soldats silencieux, tous armés pour la lutte et venant demander à la prière la force et l’énergie dont ils avaient besoin. Les cavaliers tiraient par la bride leurs chevaux sellés et se rangeaient comme des ombres dans l’ordre qu’ils avaient coutume de prendre.

Trujano apparut à son tour, grave et souriant à la fois, avec la confiance dans le cœur comme sur les lèvres. Le religieux insurgé était armé, selon son habitude, de la longue épée à deux tranchants si souvent éprouvée dans sa main.

À ses côtés marchait le capitaine don Cornelio Lantejas comme aide de camp momentané du colonel, et, derrière eux, un soldat tenait en main deux chevaux prêts à être montés, l’un par Trujano, l’autre par le capitaine.

Sur le dos du cheval, destiné à l’ex-étudiant en théologie, se balançait une longue lance attachée à l’étrier et au pommeau, de la selle.

Don Cornelio aurait été bien embarrassé de dire pourquoi il s’armait de cette façon. Le cheval qu’on lui avait prêté se trouvait harnaché de la sorte, et il prenait passivement la lance comme il se laissait conduire au combat, parce qu’il ne pouvait faire autrement.

La prière toutefois n’allait pas se prolonger longtemps ; car le ciel commençait à s’entr’ouvrir du côté de l’orient, et l’aube du jour ne devait pas tarder à répandre ses premiers rayons de lumière.

Le colonel Trujano était profondément versé dans la connaissance des saintes Écritures, et les livres d’Église, qui ne lui étaient pas moins familiers, s’étaient pour ainsi dire gravés dans sa mémoire. Il n’eut qu’à la consulter, et, d’une voix dont les moindres intonations arrivaient à la fois au cœur et à l’oreille des assistants les plus éloignés, il récita le verset suivant, que la circonstance rendait encore plus solennel :

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Le jour s’est levé sur ceux qui habitent dans la région de l’ombre de la mort.

« Seigneur, vous avez béni votre terre ; vous avez délivré Jacob de captivité. Gloire au Très-Haut ! »

Et mille bouches répétèrent : « Gloire au Très-Haut ! »

Peu à peu les ombres transparentes du crépuscule disparaissaient, et, au-dessus de ces têtes pieusement courbées, quelques nuages épars, légèrement teints de pourpre, annonçaient déjà le lever du soleil.

Ce n’était qu’après le repas de midi que devait être livré le dernier assaut, d’après la décision prise la veille par le conseil de guerre. On ne se préparait donc pas encore, dans le camp royaliste, et la double attaque de Morelos et de Trujano risquait d’y éclater comme un coup de foudre.

Le camp était divisé en trois parties bien distinctes, disons même en trois camps. Le premier, celui du commandant Regules, était le plus rapproché de la ville assiégée ; le deuxième, sous les ordres immédiats de Bonavia, occupait le centre ; et le troisième enfin, commandé par Caldelas, se trouvait situé à l’arrière-garde.

D’après ces dispositions, Trujano, en exécutant sa sortie, devait diriger ses premiers efforts contre Regules, et Morelos devait attaquer l’arrière-garde commandée par Caldelas. Bonavia, qui se trouvait au centre, aurait à se porter au secours de celui de ses deux collègues qui en aurait le plus besoin.

Don Rafael avait sa tente dans le camp de Caldelas ; il avait peu dormi cette nuit-là.

En vain, par un temps d’orage, le manteau d’épaisses vapeurs qui couvre le ciel laisse voir, en s’entr’ouvrant un moment, quelque pan presque impénétrable d’azur ; bientôt les nuages se referment et l’azur disparaît.

Il en était de même du faible rayon d’espoir qui avait un instant brillé aux yeux du colonel ; sa sombre mélancolie avait repris le dessus, et le rayon d’espoir s’était évanoui.

L’homme qui aime à la passion, comme celui qui n’aime que médiocrement, sont l’un et l’autre également inhabiles à apprécier les preuves de l’amour qu’ils inspirent. La passion égare le jugement et trouble la vue de l’un ; l’indifférence rend l’autre inattentif et distrait, tout passe inaperçu devant ses yeux. Don Rafael était dans le premier cas, et, quelque éprise que se fût montrée Gertrudis, il ne se disait pas qu’elle ne l’aimait plus, mais qu’elle ne l’avait jamais aimé. Lui qui avait presque sacrifié son amour à sa fierté ne pensait pas que l’orgueil de la femme a aussi ses jours de révolte contre son cœur.

De là naissait le profond découragement qui s’était emparé de lui et avait éteint ses espérances un instant ravivées.

Las de se retourner sans sommeil sur la couche dure du soldat en campagne, il avait fait seller son cheval aux premiers sons de la diane, et il avait été chercher dans la promenade quelque distraction à sa noire mélancolie

L’aspect de la plaine ravagée, où tout espoir de moisson était désormais perdu, lui rappelait ses douces illusions détruites à leur naissance comme le bouton d’une fleur qu’on enlève de sa tige avant qu’il soit épanoui. Sans s’en apercevoir, il était à plus d’une lieue du camp lorsqu’il entendit, au milieu du silence profond qui régnait autour de lui, le bruit, vague d’abord, puis ensuite plus distinct, d’une colonne d’armée en marche.

Cette réalité le ramenait du pays des chimères à la vie d’aventures des guerres civiles, et, faisant trêve tout à coup aux pensées qui l’avaient absorbé, il écouta plus attentivement.

Depuis près de deux ans que le colonel était entré en campagne, il savait se rendre compte de tous les bruits qui signalent ou accompagnent la marche d’une troupe armée. Les pas cadencés, le roulement lointain de l’artillerie et des caissons, devinrent aussi distincts pour lui que s’il avait aperçu la troupe elle-même.

C’était sans nul doute une division qui s’avançait au secours des assiégés : les coups de fusil d’alerte de la nuit précédente, la sentinelle égorgée, les hourras des assiégés au matin, ne laissaient aucune incertitude à cet égard ; ils avaient appris l’arrivée prochaine du corps d’armée dont on entendait la marche.

Sûr de son fait et ne voulant pas perdre une minute à écouter plus longtemps, don Rafael mit son cheval au galop et regagna le camp de Caldelas, où il donna l’alarme.

Le premier moment de confusion passé, les royalistes attendirent l’attaque en s’y préparant avec le sang-froid de la discipline. Tout le monde était à son poste.

Le soleil lançait ses premiers rayons. Bientôt, de part et d’autre, les sentinelles avancées se replièrent sur leurs camps respectifs. Alors, vers la ville, on entendait retentir le psaume Venite exsultemus Domino ; des cris de : Viva Morelos ! éclatèrent dans la direction opposée ; puis la voix du mariscal, dans un moment où le chant religieux mourait lentement et où les vivats se taisaient, jeta le cri de guerre bien connu : Aqui esta Galeana ! et une double fusillade entama un formidable dialogue des deux côtés du camp royaliste.

Trujano et Morelos se répondaient, l’un sur le front, l’autre à l’arrière de l’armée espagnole ; les assiégeants se trouvaient assiégés à leur tour.

Pendant ce temps, Morelos, ayant donné ses ordres à Galeana, chargé de diriger l’attaque, se posta sur une hauteur voisine, et, sa lorgnette à la main, il examina le théâtre du combat.

Après avoir froidement combiné son plan d’attaque, Trujano, avec l’impétuosité qui lui était naturelle, s’élança contre le camp de Regules, tandis que le, mariscal en faisait autant contre celui de Caldelas.

De part et d’autre, la fusillade avait cessé ; assiégeants et assiégés en étaient venus aux mains à l’arme blanche.

Bien qu’inférieurs en nombre à leurs ennemis, les soldats de Trujano avaient si brusquement attaqué ceux de Regules, que ces derniers n’avaient pu soutenir le premier choc en bon ordre et que la confusion s’était mise parmi eux.

Ils tenaient bon encore néanmoins, tout en reculant, et, comme le camp où Caldelas se défendait tenait mieux encore, Trujano restait en échec avec sa poignée d’hommes.

Bonavia et Caldelas, pendant ce temps, réunissaient leurs efforts pour résister à l’attaque de Galeana, qui, malgré son impétueuse valeur, ne pouvait passer outre pour joindre Trujano ou prendre en flanc le camp espagnol, protégé des deux côtés par des terrains élevés impraticables à la cavalerie.

Il est certains hommes auprès desquels il est impossible de ne pas se sentir brave ou, du moins, de n’en avoir pas l’air, lorsqu’on est forcé de combattre à leur côté. Trujano était du nombre de ceux dont l’ardent courage est contagieux, et, près de lui, le capitaine Lantejas soutenait sa réputation de bravoure.

Cependant, le combat durant depuis longtemps déjà sans que la victoire, disputée avec acharnement, parût se décider pour ou contre les Espagnols, lorsque Trujano, s’adressant à don Cornelio, tout en essuyant la sueur qui ruisselait de son front :

« Nous ne viendrons jamais à bout d’enfoncer cette ligne avec si peu de monde, dit-il ; mettez votre cheval au galop, capitaine, et allez dire au général que le succès de la journée ne dépend que de deux ou trois bataillons de renfort dont j’ai besoin. Courez vite, et je tâcherai, pendant ce temps de soutenir le courage et surtout la force de ma brave garnison. »

Don Cornelio n’avait qu’à faire un détour le long des terrains élevés qui protégeaient le camp pour arriver jusqu’au général en chef et remplir sa commission.

L’aide de camp partit au galop, sa lance à la main.

Au même instant, par un côté opposé, un officier, sur l’ordre de Regules, allait remplir une mission semblable auprès du général en chef espagnol. Seulement, il arriva plus promptement que don Cornelio.

Bonavia s’empressa, malgré les observations de Caldelas d’envoyer au commandant Regules le renfort qu’il demandait.

« Cet homme sera cause de notre perte, dit Caldelas à don Rafael, qui, monté sur son bon cheval el Rocandor, faisait de prodigieux efforts pour arriver jusqu’au mariscal, dont le cri de guerre, souvent jeté comme un défi, commençait à porter le trouble dans l’esprit des soldats espagnols ; mais, vive Dieu ! continua Caldelas, s’il arrive malheur par sa faute, je lui brûlerai la cervelle et je ferai sauter la mienne après. »

Comme le commandant achevait ces mots, un mouvement violent s’opérait devant lui, et les soldats commençaient à céder le terrain devant les attaques redoublées de Galeana.

Ce que Caldelas avait prévu était sur le point de se réaliser : pour secourir Regules, le général espagnol avait affaibli son front de bataille ; le désordre se mit aussitôt dans les rangs ; la troupe se laissa entamer, puis bientôt se débanda.

Aveuglé par son animosité, Caldelas tourna bride, laissant à don Rafael le soin de rallier les soldats dispersés, et s’élança du côté de Regules.

Pendant ce temps, l’aide-de-camp de Trujano, ou, pour mieux dire, le capitaine don Cornelio, peu désireux de se trouver parmi les combattants, avait tourné un vaste champ de maïs croissant sur un plateau plus élevé que le terrain du reste de la plaine. De temps à autre, il avait essayé de juger du chemin qu’il faisait par là ; mais les tiges de maïs qui le cachaient l’empêchaient aussi de voir s’il était encore loin du corps de troupes de Galeana.

Quand il crut cependant qu’il devait être en ligne parallèle avec le mariscal, don Cornelio n’hésita pas à s’engager au galop dans un sentier creux qui coupait le plateau.

Du côté des combattants, ce sentier était fermé par des buissons et quelques arbustes qui masquaient la vue. Don Cornelio n’eut pas plutôt dépassé cette barrière, qu’a son grand effroi il se trouva au milieu des troupes espagnoles formant un demi-cercle d’épées, de fusils et de lances.

Au moment où, justement effrayé de son excès d’audace involontaire, le capitaine Lantejas allait s’élancer, en tournant bride, vers le sentier dont il sortait, un cavalier espagnol, à la contenance furieuse, brandissant un pistolet à la main avec d’effroyables jurons, se trouvait face à face avec lui.

Les yeux du cavalier lançaient des éclairs de rage en se promenant avidement sur les combattants, et, bien qu’il ne parût même pas soupçonner la présence de don Cornelio, celui-ci ne douta pas que ce terrible officier ne le cherchât exprès pour le tuer, ou que tout au moins il ne voulût lui couper la retraite vers le sentier creux où il eût tant aimé à se trouver en sûreté.

L’officier, toutefois, n’y pensait guère ; mais don Cornelio, avec l’énergie du désespoir, lui porta un si vigoureux coup de lance, qu’il le jeta sans vie à bas de son cheval.

Un cri de douleur retentit aux oreilles de Lantejas, qui s’élança vers le sentier resté libre, se promettant bien, cette fois, pour ne plus tomber dans une pareille méprise, de faire le tour du plateau, dût-il arriver à une prodigieuse distance en avant du champ de bataille.

Tout à coup une voix formidable gronda derrière l’ex-étudiant, et les hennissements rauques d’un cheval, qui lui semblaient comme les rugissements d’un jaguar, vinrent le glacer de terreur.

Pour fuir plus à l’aise, don Cornelio jeta sa lance loin de lui ; mais les étranges ronflements du cheval, qui martelait le sol de ses quatre pieds dans sa course à outrance, se rapprochaient avec une effrayante rapidité.

« C’est le cheval de l’Apocalypse, bien sûr ! » se disait Lantejas éperdu.

Et le capitaine ne fuyait que plus vite.

Entouré de quelques officiers d’ordonnance, allant et venant autour de lui, Morelos, sa lorgnette à la main, continuait à examiner avec une profonde attention tous les incidents de l’action qui se passait dans la plaine.

Il avait vu le capitaine Lantejas tourner à cheval le plateau couvert de maïs.

« Eh ! dit-il à l’un de ses officiers, si je ne me trompe, c’est bien le capitaine Lantejas qui galope là-bas… Que va-t-il faire ? Quelqu’un de ces coups décisifs, imprévus, où il excelle, comme au siège de Cuautla, où, en poussant son cheval entre moi et ce géant espagnol, qui allait me fendre le crâne de sa rapière, il reçut le coup et me sauva. Heureusement que l’arme tourna dans la main du soldat, et que le capitaine, frappé du plat de la lame en fut quitte pour vider les arçons.

— Seigneur général, il y a des malintentionnés qui n’ont pas manqué de prétendre… que… que… »

L’officier d’ordonnance s’arrêta sans oser achever.

« Qu’a-t-on prétendu ?

— Que son cheval l’avait emporté, Excellence.

— Ce sont d’odieux propos ! répondit Morelos d’un ton sévère. Du reste, l’envie n’est que la consécration du mérite. »

En ce moment, don Cornelio, engagé dans le chemin, creux, venait de disparaître aux yeux de Morelos, dont la vue fut frappée de l’officier espagnol, qui par sa fureur allait si fort effrayer le capitaine Lantejas.

« Eh quoi ! s’écria-t-il tout à coup en reconnaissant l’officier, c’est le brave Caldelas qui semble ainsi frappé de vertige ? »

C’était Caldelas, en effet, cherchant Regules pour accomplir la menace qu’il avait proférée contre lui.

« Tenez ! que disais-je de don Cornelio ? s’écria Morelos avec joie. Oh ! le beau coup de lance qui vient de jeter par terre le plus redoutable de tous ces ennemis là-bas. La victoire est à nous ! reprit-il. Voyez ! les Espagnols se débandent ; ils lâchent pied, et, tout cela, parce que le plus vaillant de leurs chefs vient d’être tué. Eh bien ! monsieur, ajouta le général, voici qui va fermer la bouche aux détracteurs de don Cornelio. À qui devrons-nous cette victoire, si ce n’est à lui ? Eh bien ! vous allez le voir venir, avec sa modestie ordinaire, nous dire qu’il n’a fait que son devoir. Viva Cristo ! s’il vient, du reste, chercher des éloges, il ne trouvera qu’une réprimande : donc Cornelio est trop téméraire.

— Heureux ceux que réprimande ainsi Votre Seigneurie ! dit l’officier.

— Allons, l’affaire est finie ! poursuivit le général mexicain, le siège est levé, les ennemis sont en déroute complète. À Yanguitlan ! puis, de là, nous irons prendre nos quartiers d’hiver à Oajaca. »

Morelos remonta sur son cheval, piqua des deux, et les officiers le suivirent.

Tout n’était pas encore : terminé cependant, et Galeana s’acharnait sur quelques débris de l’armée espagnole qui résistait toujours.

Resté maître du champ de bataille, du côté où il avait combattu, Trujano cherchait en vain à savoir ce qu’était devenu l’officier qu’il avait expédié pour demander du renfort, et Costal s’inquiétait de ne pas voir revenir don Cornelio.

La situation du capitaine était du reste des plus critiques, à en juger par l’acharnement du cavalier qui le poursuivait ; jamais il ne s’était vu exposé à un plus grand danger qu’en ce moment.

Comme il allait sortir du chemin creux, il sentit derrière lui le souffle ardent du cavalier lancé à sa poursuite, et la tête du cheval, dont les ronflements lui paraissaient à la fois si étranges et si effrayants, se mit presque de niveau avec la tête du sien, et, tout aussitôt, une main le saisit par le collet de son habit.

Lantejas, arraché en même temps à ses arçons, fut entraîné à la renverse, et jeté sans cérémonie sur le dos, en travers de la selle de son adversaire.

Don Cornelio vit se lever, pour le frapper, un bras armé d’un poignard aigu, étincelant comme l’épée de flamme d’un archange. Il fermait les yeux, croyant toucher à son heure dernière, quand tout à coup le bras s’arrêta, et il entendit une voix s’écrier :

« Toma[1] ! c’est don Cornelio Lantejas ! »

Le capitaine ouvrit les yeux, et il reconnut à son tour le robuste officier avec lequel il avait cheminé vers l’hacienda de las Palmas, don Rafael Tres-Villas.

Malgré le ressentiment profond du colonel contre celui dont la lance avait tué son ancien compagnon d’armes Caldelas, il y avait quelque chose de si étrangement comique dans l’expression de la figure de Lantejas, tant d’innocence dans son maintien, qu’il sentit sa fureur s’évanouir à l’instant.

Puis une pensée, rapide comme l’éclair, rappela à don Rafael cette journée terrible et délicieuse à la fois où, en se séparant de l’étudiant en théologie, il allait revoir Gertrudis après une longue absence, et recevoir l’aveu d’un amour, hélas ! trop tôt oublié.

Toutes ces causes réunies, le souvenir de la fille de don Mariano surtout, servirent d’égide à don Cornelio.

Un sourire amer se dessina sur les lèvres de don Rafael en pensant que, si ce frêle et pâle officier venait de donner la mort au vaillant Caldelas, dont peut-être il n’eût osé soutenir le regard, c’est que l’heure de l’Espagnol était venue.

« Rendez grâces au ciel, lui dit-il, qui vous fait tomber entre les mains d’un homme que d’anciens souvenirs empêchent de venger sur vous la mort du brave Caldelas, le plus brave des chefs espagnols !

— Ah ! le brave Caldelas est mort ! s’écria Lantejas ; serait-il possible ? Mais ce doit être vrai, puisque vous le dites. En tout cas, je lui pardonne, ajouta-t-il dans le trouble de ses sens, et à vous aussi.

— C’est généreux ! reprit don Rafael.

— Plus que vous ne pensez, répondit Lantejas un peu revenu de sa frayeur à la voix de l’ennemi qui lui pardonnait son exploit ; car cet officier et vous m’avez causé une horrible peur. Mais, seigneur don Rafael, je me trouve dans une position bien incommode pour causer…

— Vous me pardonneriez encore de vous remettre sain et sauf sur vos pieds, reprit le colonel ; qu’il soit fait selon vos désirs. »

En disant ces mots, don Rafael laissa glisser doucement don Cornelio sur ses pieds jusqu’à terre.

« Adieu, capitaine, dit le colonel ; je vous quitte avec le regret de n’avoir pas le temps d’apprendre comment il se fait que le très-pacifique étudiant qui semblait avoir puisé l’horreur de l’insurrection dans le mandement de Mgr de Oajaca soit aujourd’hui transformé en capitaine insurgé.

— J’aurais été bien aise de savoir aussi par quelles vicissitudes le capitaine des dragons de la reine, qui ne me semblait pas voir de bon œil un mandement contre l’insurrection, se trouve aujourd’hui un des ennemis qui lui ont fait le plus de mal. S’il vous plaisait de vous asseoir ici, comme ces paladins qui interrompaient leur duel à mort pour causer sur les grandes routes, je l’aurais pour plus agréable que de retourner au combat. »

Un nuage sombre couvrit les traits de don Rafael en entendant l’allusion faite par Lantejas au changement de ses opinions. Ces deux officiers offraient un exemple frappant de l’impuissance de l’homme à maîtriser le cours de sa vie et à se préserver d’être le jouet des événements. Tous deux en effet servaient, en dépit de leur volonté, la cause qu’ils n’avaient pas choisie.

Des cris de triomphe qui s’élevaient de tous côtés du champ de bataille, mais sans que ni l’un ni l’autre pût deviner quel parti avait la victoire, vinrent interrompre leur entretien.

« Ah ! seigneur don Rafael ! s’écria l’ex-étudiant, si nous sommes vaincus, je suis votre prisonnier.

— Si vous êtes vainqueur, je ne suis pas le vôtre, » reprit le colonel avec une nuance de dédain qu’il ne put cacher.

Il rassemblait la bride de son cheval en disant ces mots, quand, aux deux extrémités du sentier, apparurent tout à coup des groupes de cavaliers insurgés, et Costal s’écria d’une voix forte :

« Seigneur colonel ! don Cornelio est là… plein de vie… »

Au même instant, don Rafael se trouva entouré d’ennemis.

La position du vainqueur de don Cornelio devenait aussi critique que l’était une minute auparavant celle du capitaine. Les pistolets de don Rafael étaient déchargés ; il avait jeté, dans la chaleur de l’action, un tronçon de son épée, qui s’était brisée dans sa main, et la seule arme dont il pût disposer se réduisait au poignard un instant levé sur Lantejas.

Dans ces guerres d’extermination, on faisait le moins de prisonniers possible, et il était rare que, par représailles des cruautés des Espagnols envers les leurs, les prisonniers royalistes fussent épargnés même après s’être rendus.

Don Rafael s’apprêtait donc à vendre chèrement sa vie plutôt que de tomber entre les mains d’ennemis impitoyables, quand une voix dont le son lui était connu cria au capitaine don Cornelio :

« Accourez donc, capitaine ! le général veut vous complimenter sur la victoire que vous venez de lui donner. »

Don Rafael reconnut à l’instant le cavalier qui s’avançait au galop en prononçant ces paroles, et nous ne devons pas cacher que, quelque brave qu’il fût, il ne pût se défendre d’éprouver un certain contentement en voyant que l’ennemi qu’il avait devant lui était le colonel Trujano, l’ancien muletier.

Trujano, de son côté, s’était aussi remis promptement l’officier royaliste.

Trop fier cependant pour invoquer le premier d’anciennes relations avec l’un des ennemis vainqueurs qui l’entouraient, avec l’homme dont il avait sauvé la vie en retour de l’immense service qu’il en avait reçu lui-même, don Rafael poussa si impétueusement son cheval dans la direction de celui de Trujano, qu’il l’aurait sans doute culbuté, si une main n’en eût violemment retenu la bride. C’était la main de don Cornelio.

Au risque de se faire écraser sous les pieds des deux chevaux, qui semblaient vouloir se précipiter l’un sur l’autre, don Cornelio, encore tout ému de la générosité du colonel à son égard, s’était élancé comme médiateur entre don Rafael et Trujano.

« Seigneur Trujano ! s’écria le capitaine, je ne sais ce, que vous voulez dire en me parlant d’une victoire dont le général m’est redevable ; mais si j’ai droit à quelque récompense, je n’en veux pas d’autre que la vie et la liberté de don Rafael Tres-Villas.

— Je n’implore de grâce de personne, interrompit le colonel avec fierté.

— M’accorderez-vous celle de me tendre la main, du moins ? reprit Trujano en présentant cordialement la sienne au colonel.

— Jamais à un vainqueur, répondit le colonel, touché néanmoins, malgré lui, des paroles de son ennemi.

— Il n’y a ici ni vainqueur ni vaincu, dit le colonel Trujano avec ce regard et ce sourire qui lui gagnaient tous les cœurs, lorsque l’austérité religieuse n’en effaçait pas l’expression de loyale douceur ; il n’y a qu’un homme qui se souvient.

— Et un autre qui n’a pas oublié ! » s’écria chaleureusement don Rafael en saisissant la main toujours tendue devant lui.

Puis, rapprochant leurs chevaux, les cavaliers échangèrent une cordiale accolade. Trujano saisit cette occasion pour dire tout bas à l’oreille de son ennemi, avec une délicatesse qui toucha plus profondément encore le colonel, dont il ménageait la fierté :

« Partez, vous êtes libre ; seulement, ne faites plus raser la chevelure des femmes, quoiqu’il y en ait une dont le cœur a tressailli d’orgueil en devinant pourquoi le vainqueur d’Aquas Calientes lui envoyait ce terrible et lointain souvenir. »

Et il ajouta, en se dégageant de l’étreinte tout à coup convulsive de don Rafael :

« Allez vous constituer prisonnier à l’hacienda de la Palmas, seigneur colonel ; le chemin vous est ouvert Allez-y, croyez-moi. »

Alors, comme si c’eût été trop longtemps s’occuper de pensées mondaines, la figure de Trujano reprit son expression habituelle d’ascétique gravité, et, quand les yeux de don Rafael l’interrogèrent ardemment sur le véritable sens de ses quatre derniers mots, le colonel insurgé s’écria :

« Laissez passer le colonel Tres-Villas, messieurs, et que tout le monde oublie ce qui vient de se passer. »

Il salua profondément de son épée don Rafael, qui, encore tout troublé, ne put que lui adresser un regard empreint d’une vive reconnaissance. Le colonel pressa la main de don Cornelio, et, s’inclinant froidement devant les autres, s’élança au galop hors du chemin creux sans trop savoir où il allait.

Toutefois, quand il fut seul, il ralentit le pas de son cheval. Les dernières paroles de Trujano : « Allez-y, croyez-moi, » étaient-elles un signe de l’accueil bienveillant qui l’attendait à las Palmas ? Devait-il s’y arrêter avant de rejoindre le lieutenant Veraegui à l’hacienda del Valle pour entreprendre sa dernière campagne contre Arroyo ?

Cette fois encore l’amour entrait en lutte avec le devoir. Don Rafael n’eût pas hésité si longtemps à se rendre à l’hacienda del Valle, si une fée bienfaisante eût pu lui faire connaître qu’à cette même heure, et à trente lieues de lui, avait lieu un incident de nature à concilier pour la première fois son devoir avec son amour.

Un messager, le même qui, quelques jours auparavant, avait ramené le cheval de don Rafael à l’hacienda del Valle, s’y présentait de nouveau, mais cette fois avec un message purement personnel pour don Rafael Tres-Villas. Ce fut le lieutenant Veraegui, Catalan assez peu cérémonieux, qui reçut le messager.

« D’où venez-vous ? lui demanda-t-il.

— De Oajaca.

— Qui vous envoie ?

— Don Mariano Silva.

— Que voulez-vous au colonel ?

— Je ne dois le dire qu’au colonel lui-même.

— Alors, allez le chercher à Huajapam, à moins que vous ne préfériez attendre son retour ici pendant quelques jours, dit le Catalan.

— J’aime mieux l’aller chercher ; le message que je porte ne souffre pas de retard. »

Le messager était donc en marche pour Huajapam à l’instant même où don Rafael s’en éloignait, incertain comme on vient de le voir, de la direction qu’il devait prendre.

Pendant ce temps d’hésitation, Trujano, de retour sur le champ de bataille jonché de morts et de débris, faisait agenouiller ses hommes pour rendre publiquement des actions de grâces au Dieu des armées qui venait de les délivrer des dangers d’un siège si long et si pénible.

Morelos, de son côté, avait également fait prosterner ses troupes, et don Rafael n’était pas encore assez éloigné pour que la voix des insurgés, qui, de part et d’autre, entonnaient des cantiques et des chants pieux, ne parvînt pas jusqu’à lui.

À ces chants lointains qui résonnaient mélancoliquement à ses oreilles, des larmes de tristesse remplirent ses yeux. Se reportant tout à coup aux circonstances qui l’avaient forcé à changer sa ligne de conduite, il pensa que, s’il n’avait pu écouter que ses généreux instincts, et non être entraîné par un terrible devoir, sa voix se fût mêlée des premières à celles qui remerciaient Dieu du triomphe de la cause dont il s’était fait l’irréconciliable ennemi.

Don Rafael repoussa bien vite ces pensées loin de lui, et se résolut à aller à l’hacienda del Valle pour y retremper son âme sur le tombeau de son père.

« Que Dieu protège celui qui fait son devoir ! » se dit-il en mettant son cheval au galop pour ne plus entendre ces chants qui amollissaient son cœur par les douloureux souvenirs qu’ils réveillaient en lui.


  1. Tiens !