Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/II

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 301-313).

CHAPITRE II

OÙ LE PLUS EFFRAYÉ N’EST PAS CELUI QU’ON PENSE.


La partie du rapport d’el Gaspacho qui était relative au colonel Tres-Villas ne doit pas laisser de doute sur le but que poursuivaient les huit cavaliers que nous avons montrés, assemblés en conseil dans une des clairières des bois de l’Ostuta.

C’étaient bien les soldats d’Arroyo qui s’étaient lancés à sa poursuite ; cependant, si on se rappelle les paroles du Gaspacho, ils étaient dix alors, et nous n’en trouvons plus que huit.

Avant de faire savoir comment leur nombre avait diminué dans cette proportion, il faut nous reporter à l’instant où don Rafael allait quitter le champ de bataille de Huajapam.

Quand les chants de victoire proférés par les soldats de Trujano eurent enfin cessé, don Rafael réfléchit que, pour faire seul un voyage d’une trentaine de lieues, à travers un pays presque totalement insurgé, il devait prendre, quoi qu’il en eût, certaines précautions d’où dépendait sa sûreté.

Son uniforme brodé, son casque, tout son équipement, en un mot, devait trop le signaler sur son passage. Il était d’ailleurs mal armé ; sa longue épée de dragon s’était brisée pendant le combat ; il était urgent de remédier à tout cela.

Il ne pouvait ni entreprendre de pénétrer jusqu’à sa tente pour y chercher de nouvelles armes et changer de costume, ni espérer qu’elle n’eût pas été pillée comme toutes celles du camp royaliste.

Don Rafael revint néanmoins sur ses pas, espérant que le champ de bataille même lui fournirait ce dont il avait besoin. Ses prévisions ne le trompèrent point.

Sans s’aventurer assez près des insurgés pour courir de nouveaux risques, le colonel put trouver, à l’endroit le plus éloigné de Huajapam, où Caldelas et lui avaient soutenu le choc de Morelos, une épée à deux tranchants pour remplacer la sienne. Il échangea aussi son casque contre le chapeau de feutre d’un insurgé, dont la forme portait sur un chiffon sale les mots sacramentels : Independencia o muerte ! Il déchira le chiffon, le foula aux pieds et se coiffa du chapeau.

Il prit aussi, en place de son uniforme d’officier de cavalerie, une jaquette de soldat d’infanterie, et ainsi équipé, quoique son accoutrement ne laissât pas d’être assez remarquable par sa bizarrerie, après s’être assuré que ses deux pistolets étaient en bon état dans ses fontes et que son cartouchier était bien garni, il reprit sa route et poussa résolûment le Roncador.

Nous n’entrerons pas dans le détail de toutes les précautions que le colonel dut prendre pour éviter de tomber dans les partis d’insurgés qui battaient la campagne ; nous dirons seulement que, autant que possible, il ne voyageait que de nuit.

Mais voyager de nuit n’offrait même pas un moyen bien complet de sûreté, et le colonel eut plus d’une fois besoin de tout son courage et de tout son sang-froid pour se tirer d’un mauvais pas.

Le soir du troisième jour de son départ, à la brune, il était arrivé près de son domaine et il espérait y être en sûreté quelques instants après, quand deux vedettes de la troupe d’Arroyo, qui assiégeait ou, pour mieux dire, bloquait el Valle, l’aperçurent et se précipitèrent sur lui pour le prendre.

Arroyo avait recommandé qu’on en agît ainsi à l’égard de tout individu qui se présenterait dans le voisinage de l’hacienda.

Sans savoir qu’il eût affaire aux soldats du guerillero qu’il avait juré d’exterminer, don Rafael n’était pas homme à souffrir de qui que ce fût une attaque aussi brusque et aussi discourtoise. On sait comment les deux agresseurs furent accueillis ; seulement, el Gaspacho avait un peu fardé la vérité dans son rapport.

L’un des deux avait eu l’épaule fracassée si près du cœur qu’il en était mort deux heures après, et, quant au second, avant de le jeter rudement à terre, le colonel avait pris la précaution préalable de lui plonger son poignard entre les deux épaules.

Bien qu’il se fût mis ainsi à l’abri de toute indiscrétion de la part de ces deux bandits, le colonel avait malheureusement donné l’alarme en déchargeant un de ses pistolets, et comme les assiégeants avaient reçu l’ordre de tenir, jour et nuit, sellés et bridés, un certain nombre de chevaux, une dizaine de cavaliers s’étaient jetés en selle en entendant le bruit de l’arme à feu.

Le colonel avait hésité un instant, indécis s’il continuerait sa route vers l’hacienda ou s’il rebrousserait chemin pour revenir lorsque la nuit serait plus obscure, et ce moment d’incertitude fut cause que les cavaliers, qui enfourchaient leurs chevaux pour s’élancer à sa poursuite, purent l’apercevoir, et l’un d’eux, nommé Pépé Lobos, le reconnut, malgré l’heure avancée du jour, à sa tournure et à sa taille d’abord, puis aux ronflements de son cheval.

La haine même qu’Arroyo avait conçue pour le colonel fut ce qui lui sauva la vie en cette occasion. Quelques coups de carabine auraient sans doute fini là ses aventures, si l’espoir d’une forte récompense, promise par le féroce guerillero à qui le lui amènerait vivant, n’eût engagé les cavaliers à essayer d’en courir la chance.

Le colonel, à leur aspect, avait pris chasse devant eux avec l’espoir fondé de trouver, au milieu des bois épais qu’il venait de traverser, un abri impénétrable à leurs chevaux.

Il poussa vigoureusement sa monture et put gagner, bien avant ceux qui le poursuivaient, la route sinueuse de Huajapam, pratiquée à travers la forêt. Il remonta cette route ventre à terre, et, quand il jugea qu’il avait assez d’avance sur les cavaliers, il se jeta brusquement au milieu des arbres, et ne s’arrêta que lorsqu’il ne lui fut plus possible de pénétrer plus avant dans le fourré qui lui barrait le passage. Il mit alors pied à terre, et, tirant son cheval par la bride pendant quelque temps, il arriva à un hallier fort épais, où il l’attacha.

Il pensa ensuite à trouver un gîte, où il pût prendre quelque repos sans être aperçu par ses ennemis, s’ils continuaient leur poursuite ; un magnifique cèdre-acajou, dont le feuillage touffu était impénétrable à la vue, se trouvait dans le voisinage. Il résolut d’y grimper, et, quoique son énorme tronc ne lui permît pas d’en embrasser la circonférence pour se hisser jusqu’aux branches, il y parvint à l’aide de fortes lianes qui pendaient comme des cordages de la cime de l’arbre jusqu’à terre.

Le colonel se plaça, le moins mal qu’il put, entre deux grosses branches, et se disposa à y attendre le jour pour prendre une détermination. Il espérait ou que ses ennemis, ayant perdu sa trace, renonceraient à le poursuivre, ou que, pour le cerner et lui couper la retraite, ils mettraient pied à terre et se diviseraient en marchant deux à deux.

Dans ce dernier cas, retranché derrière les arbres et protégé par le fourré, il se confiait assez en sa force et en son courage pour ne pas désespérer de les terrasser tous en détail.

La nuit était venue, et la lune, du haut de la voûte étoilée du ciel, lançait des flots de lumière. Quelques-uns de ses rayons, qui s’échappaient à travers l’épaisseur du feuillage, jetaient dans la retraite de don Rafael une faible lueur semblable au crépuscule du soir, au moment où ses dernières clartés vont s’éteindre.

Le colonel prêtait une oreille attentive au moindre bruit qu’il croyait entendre ; mais, sauf le murmure de la brise dans les arbres et le glapissement lointain des chacals, sauf la voix de l’oiseau moqueur et le léger frétillement d’une iguane sur les feuilles sèches, tout reposait en silence dans la forêt.

L’air frais et embaumé que respirait don Rafael, le voile de la nuit qui l’entourait de toute part, ce calme imposant et solennel qui régnait autour de lui, tout semblait le convier aux douceurs du sommeil. Il sentit ses paupières s’appesantir insensiblement, et bientôt une invincible torpeur s’empara de tout son être.

L’homme épuisé par la fatigue du corps ou de l’esprit a besoin de repos ; la bienfaisante Providence lui envoie le sommeil pour réparer ses forces. Dans son ineffable bonté, elle l’envoie aussi parfois au condamné, dans la nuit qui précède son supplice, et c’est par elle également que s’explique ce profond sommeil de certains conquérants la veille du jour où ils allaient livrer l’empire du monde aux hasards d’une bataille sanglante.

Sans être prodigieusement inquiet, le colonel pensait que la prudence exigeait qu’il se tînt éveillé. Il lutta longtemps contre le sommeil, mais en vain. Le sommeil fut le plus fort. Alors il entortilla autour d’une branche de l’arbre et de son corps la longue ceinture de soie que portent encore aujourd’hui, dans son pays, les officiers de son grade ; il avait eu soin de la conserver, en la cachant sous sa jaquette. À peine se fut-il ainsi prémuni contre le danger d’une chute, qu’il s’endormit profondément au sommet de son arbre.

La plupart des hommes enrôlés au service d’Arroyo étaient des gens de campagne, dressés de longue main, par conséquent, à distinguer sur le sol toute espèce d’empreinte, et, si ce n’eût été la nuit, ils n’auraient pas dépassé, sans s’en apercevoir, l’endroit où le colonel avait tout à coup quitté la route battue pour se jeter dans le bois. Mais, à la lueur incertaine de la lune qui n’éclairait le sentier qu’à travers les interstices du feuillage, la personne du colonel et la trace des pas de son cheval étaient invisibles à leurs yeux.

Ce ne fut qu’à une assez grande distance au delà des premiers taillis derrière lesquels don Rafael avait disparu, qu’ils firent instinctivement halte. S’engager tous à la fois dans le bois eût été s’interdire toute chance de trouver celui qu’ils poursuivaient, et, ainsi que le colonel l’avait présumé, ils se divisèrent et se mirent deux à deux. Ils s’assignèrent un rayon à explorer, et, après être convenus de se réunir au bout de quelques heures dans la clairière, près du chemin où ils venaient de descendre de cheval, ils se séparèrent pour commencer leur battue.

Quoiqu’en y mettant beaucoup de prudence, à cause de la terrible réputation dont jouissait don Rafael, il s’acquittèrent d’abord de leur tâche avec assez de conscience ; mais petit à petit, quand la première ardeur fut un peu calmée, une même idée se présenta à leur esprit presque en même temps. Tous avaient vu avec quelle formidable aisance le colonel s’était défait de deux d’entre eux, et ils jugèrent qu’ils avaient eu grand tort de s’affaiblir ainsi en se divisant. Cependant, comme ils ne pouvaient songer à regagner tout de suite la clairière désignée pour se réunir, avant un laps de temps suffisant pour sauver les apparences, ils continuèrent leur recherche, mais avec une notable nonchalance.

« Caramba ! le beau clair de lune, dit Pépé Lebos à son compagnon ; cela me fait penser…

— Que le colonel pourrait bien nous voir venir ? interrompit son compagnon.

— Ah bah ! Ce diable d’homme est introuvable, et je pense que, puisqu’on y voit comme en plein jour, tu pourrais bien m’apprendre ce que tu me fais espérer depuis longtemps, c’est-à-dire le moyen d’amener la carte dont on a besoin pour gagner un albur[1]. J’ai précisément dans ma poche un jeu tout neuf.

— C’est plus facile avec un jeu tout vieux ; mais, comme je tiens à t’être agréable, et que, comme tu le dis très-judicieusement, ce colonel du diable est introuvable, je me rends à ta prière, mais pour un instant seulement.

— Sans doute, le temps de battre les cartes. »

Les deux insurgés s’assirent sur la mousse, à un endroit où la lune jetait une vive clarté ; Pépé Lobos tira son jeu de cartes de sa poche, et la leçon commença. Elle se prolongea de telle sorte, par l’ardeur du maître et la docilité de l’écolier, que le colonel eut le temps de faire, entre ses deux branches, tous les rêves dont il plut à son imagination de le bercer, avant qu’ils songeassent à interrompre son sommeil.

Déjà, depuis longtemps, deux autres des batteurs de bois usaient, à l’égard de don Rafael, d’une courtoisie toute semblable.

« Ainsi, Suarez, avait dit le premier de ces deux hommes au second, c’est bien cinq cents piastres, n’est-ce pas, que promet le capitaine à qui lui livrerait le colonel vivant ?

— Oui, cinq cents piastres, et c’est une belle somme.

— Et, au cas où l’on se ferait casser un bras ou une jambe sans réussir à le prendre, le capitaine a-t-il promis quelque chose ?

— Pas que je sache. Si cependant on lui apportait un certificat en règle…

— Du colonel ?

— Sans doute.

— Écoute, ami Suarez, tu as de la famille et moi je suis garçon, et je croirais te faire tort en t’enlevant l’occasion de gagner cinq cents piastres. Je te laisse, en bon camarade, la chance tout entière de prendre ce colonel de Satan, qui vous jette à terre un cavalier comme il ferait d’un chevreau de six semaines, ou, du moins, d’obtenir de lui une attestation bien authentique. »

À ces mots, le bandit s’étendit sur l’herbe.

« Il y a deux nuits que je n’ai dormi, ajouta-t-il ; je tombe de sommeil, et quand tu auras pris le colonel, tu viendras m’éveiller ; n’y manque pas surtout, sans quoi je dors jusqu’au jour.

— Poltron ! répondit Suarez, je vais aller gagner la somme tout seul. »

Suarez n’avait pas encore disparu que son camarade ronflait déjà.

Ainsi, sur dix hommes, trois avaient renoncé à poursuivre don Rafael, tandis que le dialogue suivant s’entamait sur un autre point, entre deux autres :

« Demonio ! que voilà une lune ridicule avec sa clarté ! disait le premier en maugréant, tout au rebours de Pépé Lobos, qui trouvait cette clarté si propice pour jouer aux cartes. Ce damné colonel n’aurait qu’à nous apercevoir !

— Le fait est, répondit le second, que ce serait fâcheux, car il s’enfuirait à notre approche.

— Hum ! je n’en sais trop rien ; il n’a pas l’air d’aimer à fuir.

Avez-vous vu avec quelle force il a enlevé de sa selle Panchito Jolas ?

— J’ai fait quelques chutes de cheval et je ne m’en porte pas plus mal, et je frémis en pensant à celle du pauvre Jolas… Ave Maria ! N’avez-vous rien entendu ? »

Les deux bandits prêtèrent l’oreille, beaucoup plus effrayés que don Rafael, qui continuait de dormir sur son arbre.

Ce n’était toutefois qu’une fausse alerte ; mais les deux compagnons venaient de trahir si naïvement la terreur que leur inspirait le formidable colonel, que, le masque sous lequel ils cherchaient à se tromper l’un l’autre une fois tombé, ils convinrent, sans fausse honte, de regagner prudemment la clairière désignée pour le rendez-vous, où ils ne couraient pas le risque de trouver celui qu’ils cherchaient.

Les quatre autres continuèrent leur poursuite avec tant de mollesse, néanmoins, par suite d’une appréhension bien justifiée par le courage et la vigueur athlétique de don Rafael, que trois ou quatre heures après, sur dix cavaliers, huit se trouvaient dans la clairière, où nous les avons signalés dans le précédent chapitre, sans avoir été plus heureux les uns que les autres.

Quant aux deux autres qui manquaient à la réunion, la raison de leur absence était toute simple.

Lorsque Suarez s’était mis en devoir de gagner seul la récompense promise, il avait judicieusement pensé que, puisque son compagnon, tout garçon qu’il était, prenait tant de souci de son existence, lui, en sa qualité de père de famille, devait être plus soigneux encore de la sienne propre.

Heureux d’avoir fait preuve de courage sans qu’il lui en coutât rien, Suarez s’était couché à cent pas plus loin, pour penser tranquillement à sa femme, dont il se félicitait de n’avoir pas à supporter l’humeur aigre, ce soir-là, sur son lit de mousse.

Il se promettait d’aller plus tard éveiller son compagnon en lui reprochant sa couardise.

Malheureusement il avait compté sans un hôte qui vint le visiter malgré lui, le sommeil, sommeil aussi profond que celui de son camarade. Tous deux dormaient donc à jambe tendue, selon l’expression espagnole, tandis que les huit autres, après avoir attendu vainement leur venue, commençaient une délibération que les événements devaient rendre, cette fois, plus sérieuse.

La lune, couchée déjà depuis quelque temps, n’éclairait plus le groupe de bandits réunis dans la clairière ; leurs vêtements usés, souillés dans les bivouacs en plein champ, leur accoutrement moitié militaire, moitié campagnard, ainsi que leurs figures sinistres, présentaient à la lueur du crépuscule un aspect à la fois effrayant et pittoresque.

Tandis qu’autour d’eux dix chevaux essayaient de tromper leur faim en déchirant les feuilles des buissons contre lesquels retentissait avec un bruit de ferraille le mors qui les empêchait de broyer leur maigre pâture, les huit cavaliers, le cartouchier à la ceinture, la carabine en travers sur les genoux et la dague dans la jarretière de la botte, écoutaient les discours de Pépé Lobos.

« Suarez et Pacheco ne reviendront jamais, disait-il ; il est évident que ce colonel de Belzébuth les aura poignardés ou écrasés sans bruit, comme le pauvre Panchito Jolas, et, quoique nous ayons battu le bois toute la nuit sans rien trouver…

— Nous l’avons battu avec acharnement, interrompit l’un des deux insurgés qui avaient une si grande peur de rencontrer le colonel.

— Nous en avons fait tous autant, parbleu ! reprit Pépé Lobos ; demandez plutôt à mon compagnon ; et cependant, bien qu’il ait échappé à nos actives recherches, l’absence de deux d’entre nous prouve évidemment que l’enragé colonel n’a pas quitté la partie du bois où il s’est caché. Dès que le jour va venir, nous irons relever les traces de son cheval et nous saurons juste l’endroit où il a quitté le sentier. N’est-ce pas votre avis à tous ? »

L’assentiment général répondit à la question de Pépé Lobos. « Maintenant, continua-t-il, la vengeance avant tout, et au diable la prime de cinq cents piastres à qui amènera le colonel vivant ; nous l’apporterons mort, tant pis !

— Peut-être le capitaine accordera-t-il la moitié de la prime, dit l’un des bandits.

— Quand nous saurons exactement le lieu où il s’est jeté du sentier sous le couvert, nous nous diviserons en deux bandes de quatre hommes, cette fois : la première descendra du chemin vers l’Ostuta, la seconde remontera de l’Ostuta vers la route, dans une direction donnée à travers bois : nous prendrons l’homme entre nous, et le premier qui l’apercevra fera feu sur lui comme sur un chien enragé, et, pourvu qu’il lui reste un souffle de vie, la prime sera gagnée. »

L’avis de Pépé Lobos ne rencontra qu’une approbation unanime, et il fut convenu qu’à la pointe du jour tous iraient ensemble étudier le terrain pour y trouver les dernières empreintes des pas du cheval de don Rafael.

Le lever du soleil se fit moins longtemps attendre que le retour de Suarez et de Pacheco, qui dormaient toujours, et ses premiers rayons doraient à peine la cime des plus hauts palmiers, que huit bandits, disséminés sur le chemin qui conduisait de Huajapam au gué de l’Ostuta, cherchaient à démêler sur le sol les empreintes laissées la veille par leurs chevaux d’avec celles du cheval du colonel…

Ce n’était pas chose facile. : le terrain, foulé, broyé par les sabots de onze chevaux lancés à toute course quelques heures auparavant, ne présentait que des vestiges informes, et jamais un Européen n’eût entrepris de reconnaître les traces particulières d’un cheval confondues avec tant d’autres. Pour des vaqueros mexicains, des gauchos du Chili, ou des campagnards de toute autre partie de l’Amérique, ce n’était qu’une affaire de patience.

Moins d’une demi-heure suffit, en effet, à Pépé Lobos, qui explorait le haut du chemin, pour trouver ce qu’il cherchait ; il appela ses camarades afin de leur montrer les signes qu’il venait de découvrir.

Au milieu des empreintes, parmi lesquelles chacun reconnut celles de son cheval, une déchirure diagonale creusée sur la terre, une tige d’herbe écrasée sur la ligne de verdure qui côtoyait le sentier, et une branche de sassafras brisée à la hauteur de l’épaule d’un cavalier sur la lisière du bois, ne laissèrent pas de doute aux bandits que ce ne fût précisément à cette même place que le colonel s’était élancé sous le couvert des arbres.

Au même moment, le détachement envoyé par Arroyo à la recherche des deux fugitifs traversait le gué du fleuve ; quelques minutes après, il prenait pied sur la rive gauche ; puis, à l’aspect de quatre cavaliers qui débouchaient du sentier du bois sur le bord de l’Ostuta, il s’arrêta.

Ces quatre cavaliers étaient ceux qui devaient, d’après l’avis de Pépé Lobos, remonter travers bois à la piste du colonel, depuis le fleuve jusqu’à la route de Huajapam.

Les deux détachements se reconnurent sans hésitation ; cependant le chef qui commandait le premier arrivé, vieux soldat natif du Nouveau-Mexique, qui pendant longtemps y avait combattu les Indiens sauvages et connaissait toutes les ruses de la guerre, jugea prudent d’échanger le mot d’ordre commun aux hommes de la guerilla d’Arroyo. Quand il ne lui resta plus aucun doute, il se fit expliquer, par les nouveaux venus, comment, au lieu de se trouver autour de l’hacienda del Valle, ils battaient les bois à cette heure matinale.

« Ah ! dit-il, le colonel Tres-Villas ! trois fugitifs au lieu de deux ; la journée sera bonne. »

Le vieux fourrier approuva la tactique de Pépé Lobos et forma un troisième détachement de cinq de ses cavaliers, qui devaient s’enfoncer dans le bois dans une direction différente, tandis que lui-même, avec les cinq hommes qui lui restaient, se chargeait de s’y avancer en sens inverse des trois autres détachements.

Ce ne fut que de cet instant que les bandits eurent un chef, et un chef aussi habile qu’intrépide, qui leur donna des instructions précises et ranima chez eux le courage qui, comme on l’a vu, les avait complétement abandonnés.

Cependant l’ordre de tuer le colonel à distance, s’il devenait trop dangereux de s’en approcher, fut maintenu ; les deux autres fugitifs seuls, d’après la volonté d’Arroyo, devaient être pris vivants.

De ce moment la position de don Rafael devenait effrayante. Le moindre danger qu’il courût était celui de mourir en combattant, si, par malheur, il ne tombait pas plein de vie entre les mains d’ennemis impitoyables.

Comme le vieux Refino, c’était son surnom de guerre, achevait ses dispositions, don Rafael s’éveillait. Ses yeux furent un instant éblouis de l’éclat du soleil, et il se demandait encore où il était, quand il aperçut deux hommes qui s’avançaient avec précaution de son côté.


  1. Coup au jeu du monte, sorte de lansquenet.