Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/I

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 286-301).

TROISIÈME PARTIE
LE LAC D’OSTUTA.


CHAPITRE PREMIER

LE GUÉ DE L’OSTUTA.


Quatre jours après-la levée du siège de Huajapam, nous sommes sur les bords de l’Ostuta, et le soleil, près de se lever, allait éclairer l’un des plus splendides paysages de la nature américaine.

Le maïpouri[1], avant de regagner sa retraite lointaine, se plongeait pour la dernière fois avant le jour dans les eaux encore assombries du fleuve. Plus timide que le maïpouri, le daim, inquiet du moindre souffle de la brise dans le feuillage ou dans les roseaux, épiait en buvant la venue de l’aube du jour, pour s’enfuir au premier rayon du soleil vers ses fourrés inaccessibles de sassafras et de hautes fougères.

Le héron solitaire, immobile sur ses longues échasses, les flamants roses, rangés en troupes silencieuses, attendaient, au contraire, que le soleil parût pour commencer leur pêche matinale.

Le silence régnait partout, hors ces vagues rumeurs des solitudes qui s’élèvent de dessous la mousse ou tombent de la cime des arbres au moment où, selon leur nature, les divers hôtes des bois vont s’éveiller ou s’assoupir.

Quoique les ombres de la nuit commençassent déjà à disparaître, l’œil de l’homme, au milieu des vapeurs nuageuses qui s’élevaient du fleuve, n’aurait pu discerner encore de quelle espèce de végétation ses bords étaient couverts. Les panaches des palmiers, qui s’élançaient orgueilleusement au-dessus d’une immense masse de feuillage, seuls étaient distincts, comme jadis ceux des chevaliers dans la mêlée.

Les rives de l’Ostuta semblaient aussi complètement désertes qu’aux jours où les enfants de l’Europe n’avaient pas encore abordé aux rivages américains ; mais la vue perçante des oiseaux de nuit qui se balançaient au sommet des arbres pouvait saisir des objets invisibles au daim, au maïpouri, comme au héron et au flamant ; à travers les vapeurs nocturnes, des feux lointains et épars scintillaient le long de la rive droite du fleuve, comme de pâles étoiles dans un ciel brumeux.

Ces feux indiquaient des bivouacs et trahissaient seuls le voisinage de l’homme.

Sur la rive gauche, la solitude non plus n’existait pas, elle n’était qu’apparente : des feux y jetaient encore quelques lueurs. Assez loin d’eux, à travers la brume, entre le fleuve et la route qui conduisait de Huajapam à l’hacienda del Valle, on aurait pu voir d’abord, au milieu d’une petite clairière ; un groupe composé de huit cavaliers qui semblaient tenir conseil entre eux.

Plus rapprochés du fleuve à trois ou quatre portées de fusil environ de ce groupe deux hommes, à pied, remontaient avec précaution vers l’endroit où le chemin del Valle à Huajapam serpentait à travers des fourrés épais de gaïacs et de cèdres-acajou.

Enfin, entre ces huit cavaliers et ces deux piétons, et à pareille distance à peu près des uns et des autres, un homme seul, qu’on ne pouvait appeler ni piéton, ni cavalier, paraissait ne se préoccuper de rien. En effet, fortement attaché avec une ceinture de soie entre deux mères branches d’un énorme acajou, il dormait du plus profond sommeil à plus de dix pieds au-dessus du sol.

L’épais feuillage de l’arbre et l’obscurité de la nuit le dérobaient complétement à la vue de tout être humain. Un Indien eût passé sous l’acajou sans deviner sa présence, et, du haut des arbres voisins, l’œil d’un oiseau de nuit n’eût pu l’apercevoir davantage.

Pour ne pas anticiper sur notre récit, nous différerons de faire connaître au lecteur quels étaient les huit cavaliers et les deux piétons.

Quant au personnage tranquillement endormi dans son lit aérien, nous dirons tout d’abord que c’était don Rafael lui-même.

Il est des moments où la lassitude du corps l’emporte sur les appréhensions de l’esprit, et le colonel se trouvait précisément dans un de ces moments-là.

La fatigue de trois journées de marche, jointe à l’absence de tout sommeil pendant la nuit précédente, lui procuraient, en dépit des dangers de sa situation et de l’incommodité de sa posture, ce repos profond que goûte le soldat harassé, la veille d’une bataille sanglante.

Plus loin encore, mais dans une partie du bois voisine de la route de Oajaca qui aboutissait au gué dont nous ayons déjà parlé, à peu de distance de l’Ostuta et du lac mystérieux du même nom, formé des eaux du fleuve amenées par des conduits souterrains, des voyageurs paraissaient s’occuper, avec la précipitation de la frayeur, de reprendre avant le jour leur voyage interrompu.

Comme si la révélation soudaine de quelque grand péril venait de les frapper, deux d’entre eux éteignaient les restes d’un feu dont l’éclat aurait pu les trahir, deux autres sellaient rapidement les chevaux de toute la troupe, et un cinquième voyageur, entr’ouvrant les rideaux d’une litière déposée sur la mousse, semblait rassurer une jeune femme épouvantée qui s’y trouvait renfermée.

Cette litière fera suffisamment connaître don Mariano et sa fille, sans qu’il soit besoin de les nommer.

La nuit allait cesser, avons-nous dit.

Il est dans le jour, au milieu de la solitude du désert, deux heures solennelles que toutes les voix de la nature réunies proclament et célèbrent à l’envi : le lever et le coucher du soleil. L’horloge éternelle allait sonner la première de ces heures.

Un vent frais s’éleva, agita le feuillage, rida la surface de l’eau, et commença à déchirer le voile de vapeurs que la nuit avait étendu.

L’orient se colora d’un jaune vif, s’entr’ouvrit et laissa jaillir les premières et indécises clartés du crépuscule du matin, que saluèrent soudain mille cris d’oiseaux partis de tous les arbres de la forêt.

Les chacals fuyant au loin poussèrent leurs derniers glapissements ; la voix funèbre des oiseaux de nuit se fit entendre pour la dernière fois ; le daim et le maïpouri disparurent. Bientôt des nuages roses comme le plumage des flamants montèrent à l’horizon, puis enfin le soleil éclaira la cime des palmiers, et laissa voir dans toute leur splendide variété les bois épais qui couvraient les bords de l’Ostuta.

Les ébéniers aux grappes de fleurs d’or, le gaïac et le dragonnier, les liquidambars odorants, aux pyramides sombres, le cèdre-acajou et les palmiers, dans toute l’élégante richesse de leurs feuillages, étalaient avec orgueil leurs luxueuses végétations au milieu de fougères gigantesques et des réseaux épais de lianes fleuries qui leur servaient de cortége.

À travers ces labyrinthes presque impénétrables, se montraient parfois des taureaux sauvages, fruits des taureaux jadis échappées des riches haciendas de Fernand Cortès[2] ! Pressés par la soif, ils venaient s’abreuver, et, tandis que de leurs mufles noirs ils humaient avidement l’eau, quelques petits îlots, arrachés çà et là au rivage avec leurs berceaux de verdure et de fleurs, suivaient en flottant, le cours du fleuve, et, sous ces berceaux fleuris, les oiseaux perchés semblaient, par leur ramage, célébrer leur marche triomphale sur les flots.

Tel était ce matin-là, dans toute sa magnificence primitive, l’aspect de l’Ostuta et de ses bords, à une demi-lieue environ du gué près duquel avaient brillé les premiers feux de bivouacs dont nous avons signalé l’emplacement sur la rive droite du fleuve.

Ces feux, qui venaient de s’éteindre quand le jour avait paru, étaient ceux du campement provisoire d’Arroyo et de sa troupe de bandits.

Là se passaient aussi des scènes animées, quoique d’un genre différent.

Une centaine de cavaliers, dispersés sur les deux rives de l’Ostuta, s’occupaient activement du pansement matinal de leurs chevaux. Les uns, montés à poil, les poussaient dans le fleuve pour les abreuver et les rafraîchir à la fois ; d’autres enfin les étrillaient avec leurs ongles ou à l’aide de la première pierre venue. Plus loin, des selles étaient empilées en monceaux, avec une certaine régularité, au milieu des ballots éventrés dont il ne restait plus que les enveloppes lacérées à coups de couteau, dépouille sans doute de quelque muletier dévalisé la veille.

Sur cette même rive droite, c’est-à-dire sur celle où se trouvait l’hacienda de San Carlos, s’élevait une tente grossièrement composée de morceaux de ces enveloppes, les unes de forte toile de chanvre, les autres d’un épais tissu de fil d’aloès.

Deux factionnaires, armés de pied en cap de carabines, de couteaux et de sabres, allaient et venaient en montant la garde près de cette tente, mais à une distance assez grande pour que ni l’un ni l’autre ne pût entendre ce qui se disait dans l’intérieur.

Cette tente était celle des deux chefs, et Arroyo s’y trouvait pour le moment en compagnie de son digne associé Bocardo. Chacun d’eux était assis sur un crâne de bœuf, en guise de siége, et tous deux fumaient une épaisse et longue cigarette de feuilles de maïs. À l’attitude que gardait le premier, les yeux fixés sur le sol, qu’il labourait de la molette à six pointes de ses pesants éperons, il était facile de voir que Bocardo employait les ressources de son intelligence pour déterminer son camarade à quelque mauvaise action.

« Certes, disait-il, je suis disposé à rendre justice à toutes les vertus de Mme Arroyo ; elles sont touchantes : quand un homme est blessé, elle lui jetterait volontiers du piment enragé[3] sur ses blessures. Rien n’est plus intéressant que la manière dont elle intercède pour les prisonniers que nous condamnons à mort, en obtenant, pour la plupart du temps, qu’on ne les fasse mourir que le plus tard possible… je veux dire le plus lentement qu’il se peut…

— Ce n’est pas par égoïsme qu’elle agit ainsi, la pauvre femme, interrompit Arroyo ; car c’est encore plus pour moi que pour elle.

— Elle est si dévouée !… Ah ! c’est une bien digne femme !…

— Certainement. Et que de ressources dans l’esprit ! Ainsi, par exemple, c’est elle qui a eu cette ingénieuse idée pour notre salut à tous deux : comme nous ne faisons jamais mettre un prisonnier à mort sans le faire confesser, plus son supplice est long, plus longtemps dure sa confession. Or, il résulte de là qu’après des souffrances et une confession très-prolongées, le prisonnier meurt en état de grâce et va tout droit au ciel ; et, comme les saints élus n’ont plus de rancune, ils prient tous pour nous. Ma femme dit que nous devons en faire le plus possible, de ces bienheureux.

— Eh, eh ! vous n’en avez déjà pas mal fait, reprit Bocardo avec un sourire de satisfaction, et le bon Dieu doit en avoir les oreilles rebattues…

— Silence, seigneur colonel des colonels ! s’écria Arroyo d’un ton qui fit taire incontinent le bandit qui s’arrogeait ce titre pompeux ; je déteste les blasphémateurs

— Soit. J’en reviens donc aux vertus de Mme Arroyo, en dépit desquelles elle n’est ni jeune ni précisément très-belle.

— Allons, dites qu’elle est vieille et laide, et n’en parlons plus ! s’écria brusquement Arroyo ; et cependant j’y tiens beaucoup.

— C’est étonnant !

— Écoutez, mon cher, c’est moins étonnant que vous ne pensez. Elle partage avec moi le poids de l’exécration publique, et, si j’étais veuf…

— Vous le porteriez tout seul. Bah ! vous avez les épaules si larges !

— C’est vrai, repartit Arroyo, flatté de ce compliment ; mais je tiens également à vous au même titre qu’à ma femme, ajouta-t-il. Il est rare qu’on maudisse le nom d’Arroyo sans qu’on y mêle le vôtre.

— Il y a tant de méchantes langues dans ce monde !

— Et puis ma femme a encore une autre vertu à mes yeux : elle possède un scapulaire bénit par le pape à Rome, et qui a la propriété de faire mourir le mari quelques jours après la femme.

— Aussi je ne vous dis pas de la tuer, cette digne Mme Arroyo, ajouta Bocardo, amené à partager malgré lui les superstitions grossières de son associé. Seulement on l’envoie dans un couvent de repenties s’occuper de son salut et de celui de son mari, et l’on prend, pour la remplacer, quelque jeune et jolie femme avec des yeux et des cheveux noirs comme la nuit, des lèvres roses comme la grenade, et des joues plus blanches que la fleur du floripondio[4]. Voilà ce que je me tue à vous faire comprendre depuis deux heures.

— En connaissez-vous de semblables, vous ? demanda le guerillero après un moment de silence qui prouvait que la persuasion commençait à entrer dans son âme.

— Vous en connaissez une comme moi ! s’écria Bocardo : la maîtresse de l’hacienda de San Carlos, que nous pouvons prendre en un tour de main.

— Dona Marianita Silva.

— Précisément.

— Mais, con mil demonios ! vous voulez donc que nous ne laissions pas une hacienda sans la mettre à sac ? s’écria Arroyo ; car, si vous désirez que je m’empare de la femme, c’est pour que vous puissiez piller le mari.

— Le mari est Espagnol, reprit Bocardo sans répondre aux paroles de son associé, qui n’exprimaient que la vérité touchant le but de ses insinuations. Beau malheur, vraiment, de prendre la femme d’un coyote !

Caramba ! cet Espagnol est aussi bon insurgé que vous. Il nous a fourni des vivres et des chevaux

— Oui, par frayeur, comme le diable loue les saints. Comprenez donc bien qu’on n’est jamais bon insurgé avec des tas de sacs de piastres dans ses coffres, de l’argenterie plein ses buffets et une jolie femme à ses côtés, se hâta d’ajouter Bocardo, pour dissimuler sous ce dernier prétexte, ses véritables intentions. Voyez-vous, quand nous avons travaillé à redoubler le patriotisme de don Mariano en le débarrassant de sa vaisselle plate, nous aurions dû, comme je vous le disais, prendre aussi ses deux filles. J’aurais ainsi une charmante femme, à présent, tandis que vous seul… Mais bah ! je me sacrifierai toujours pour vous ; c’est mon rôle.

— Nous en ferons tant, voyez-vous, reprit Arroyo d’un air pensif, en se laissant aller malgré lui aux atroces insinuations de Bocardo, qu’on finira par nous traquer partout comme des bêtes féroces.

— Nous avons cent cinquante hommes dévoués, braves comme leur poignard.

— Enfin je ne dis pas… j’y penserai. »

Les yeux de Bocardo brillèrent d’une joie cupide à l’aspect de l’indécision d’Arroyo, qu’il savait devoir convertir, avant la fin du jour, en une résolution bien arrêtée d’exécuter le noir projet qu’il venait de lui soumettre.

Les deux associés, plongés dans les réflexions que leur suggérait ce plan de pillage et de meurtre, gardaient un silence qui durait depuis quelques instants, lorsqu’un pan de la tente se souleva pour donner passage à une virago au teint hâlé et à la figure flétrie par les mauvaises passions plutôt que par l’âge ; car ses cheveux, nattés et retenus par un peigne d’écaille cerclé d’or, étaient noirs comme l’ébène. Son air, toutefois, ne démentait en rien le portrait peu flatteur qui venait d’être fait d’elle.

En dépit de tous les ornements de verroterie, de chapelets, de scapulaires et de pièces d’or qui entouraient son cou, sa figure était hideuse à voir.

La fureur était peinte sur son front aux veines gonflées et dans ses yeux noirs injectés de sang.

« C’est une honte ! s’écria-t-elle en entrant et en laissant tomber sur Bocardo, qu’elle méprisait et détestait à la fois, le regard de colère qu’elle n’osait adresser à son mari ; c’est une honte, dit-elle, qu’après le serment que vous avez fait tous deux, il reste encore une pierre de ce nid de vipères et un homme pour le défendre.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda Arroyo d’un ton de mauvaise humeur.

— Je parle de l’hacienda del Valle, que vos hommes, une grande partie du moins, bloquent depuis trois jours sans résultat ; c’est-à-dire, non, car j’apprends à l’instant que trois de nos soldats ont été tués dans une sortie, et que leurs têtes sont exposées à la porte de l’hacienda par ce damné Catalan que Dieu confonde !

— Qui vous a dit cela ? s’écria Arroyo.

— El Gaspacho, qui n’attend que vos ordres pour entrer, et qui revient del Valle pour vous demander du renfort.

— De par tous les diables ! je trouve étrange que vous vous permettiez d’interroger avant moi les courriers qui me sont expédiés. »

En disant ces mots d’une voix tonnante, Arroyo s’était levé en saisissant le crâne de bœuf qui lui servait de siége, et il menaçait d’en briser celui de sa femme.

Peut-être, sous l’influence des paroles de Bocardo, allait-il se décider à porter seul le poids de l’exécration publique, s’il ne se fût souvenu à temps du scapulaire bénit à Rome.

Bocardo restait flegmatiquement assis.

« Maria Santissima ! s’écria la virago en se reculant effrayée devant la terrible colère de son mari, ne me protégerez-vous pas, seigneur Bocardo ?

— Hum ! répondit le bandit sans bouger, vous savez le proverbe, vénérable señora, entre l’arbre et l’écorce… que diable ! de petites querelles de ménage…

— Que cela n’arrive plus ! Il n’y a que deux chefs ici, dit Arroyo subitement radouci, et, ayant que je reçoive el Gaspacho, vous allez vous charger d’une commission.

— Laquelle ? demanda la femme, qui eut bien un instant l’idée de hausser le ton à mesure que son mari le baissait ; toutefois, elle réprima cette tentation.

— C’est pour l’exécution d’un plan magnifique conçu par moi, interrompit Bocardo.

— Ah ! si vous aviez autant de courage que d’intelligence ! dit la virago.

— Bah ! Arroyo a du courage pour nous deux.

— Est-ce à dire que vous avez de l’esprit pour vous et pour moi ! s’écria le guerillero, cherchant à faire tomber sa colère sur un homme qui n’était pas porteur d’un scapulaire du pape.

— Dieu me garde de le penser ! répondit Bocardo d’un ton flatteur ; vous êtes aussi brave qu’intelligent.

— Femme ! reprit Arroyo, vous allez interroger de nouveau le prisonnier que nous avons fait il y a trois jours, pour savoir enfin le but…

— L’animal chante toujours la même gamme, interrompit impatiemment la compagne d’Arroyo : qu’il est au service de don Mariano Silva, et qu’il porte un message à cet enragé colonel Tres-Villas, comme vous l’appelez. »

À ce nom détesté, un nuage sombre couvrit les yeux du bandit.

« Sachez quel est ce message, enfin, dit-il.

— Il soutient qu’il n’a nulle importance ; et savez-vous ce que j’ai trouvé dans la poche de sa jaquette quand je l’ai fait fouiller ?

— Une fiole de poison, peut-être ?

— Un petit paquet soigneusement cacheté, au milieu duquel se trouvait, enveloppée dans un mouchoir de batiste parfumé, une tresse de cheveux noirs fort longs et fort beaux, ma foi !

— Ah ! vraiment ! et qu’en avez-vous fait ? demanda Bocardo d’un ton ironique.

— N’en ai-je pas d’aussi longs et d’aussi noirs ? reprit la virago d’un air piqué. Et qu’en puis-je avoir fait, beau sire, si ce n’est de les jeter à la figure du messager d’amour ? car c’est un gage qu’il colporte ainsi sans doute à ce colonel du diable.

— Le messager a repris sa tresse ? demanda Bocardo.

— Oui, avec empressement.

— De mieux en mieux ! répliqua Bocardo. J’avais pensé d’abord à corrompre ce messager et à l’engager à donner au colonel un rendez-vous où, au lieu de ceux qu’il attendrait, une vingtaine de nos coquins seraient tombés sur lui pour le prendre vivant. C’était douteux, et à présent, avec ce gage d’amour, on le mènera partout sans qu’il se défie de rien. Faites seulement venir cet homme, et je me charge du reste. Que ferons-nous du colonel Tres-Villas, Arroyo ?

— Nous le brûlerons à petit feu ; nous l’écorcherons vif, répondit le guerillero avec une expression de joie féroce.

— Et votre femme intercédera pour lui, ajouta Bocardo.

— Le brûler à petit feu ! l’écorcher vif ! » s’écria la mégère.

Et, poussant un éclat de rire méprisant pour ces pauvres moyens de tortures, elle sortit de la tente de son mari.

Le courrier désigné sous le nom d’el Gaspacho entrait au même instant.

C’était un grand drôle, sec comme la lame d’une rapière, à l’air impudent et cynique, avec des cheveux tombant sur ses épaules en longues mèches droites et roides, semblables à des lanières de cuir noirci à la fumée.

« Parle, porteur de sinistres nouvelles, dit Arroyo avec un sombre regard sous lequel le Gaspacho se sentit frissonner, malgré sa cuirasse d’impudence.

— J’ai de bonnes nouvelles aussi, seigneur capitaine, s’empressa de dire le bandit.

— Voyons d’abord les mauvaises.

— Nous ne sommes pas assez nombreux pour donner l’assaut à la tanière des coyotes, et je suis dépêché pour prier Votre Seigneurie de nous envoyer du renfort.

— Qui t’envoie ? le lieutenant Lantejas ?

— Lantejas n’enverra plus personne ; depuis ce matin, sa tête est accrochée à la porte de l’hacienda.

— Tripes du diable ! s’écria le guerillero.

— Sa tête n’est pas seule, du reste ; il y a encore celles de Salins et du Tuerto avec la sienne, sans compter Matavidas, Sacamedios et Piojento, qui ont été pris et pendus vivants par les pieds aux créneaux de l’hacienda, et que nous avons dû achever de loin, à coups de carabine, pour abréger leurs souffrances.

— Tant pis pour eux ! pourquoi se sont-ils laissé prendre vivants ?

— C’est ce que je leur ai dit ; je leur ai crié que Votre Seigneurie serait très-mécontente ; mais ils ne paraissaient pas s’en soucier beaucoup, reprit le Gaspacho d’un air agréable.

— De sorte que vous n’êtes plus que quarante-quatre ?

— Faites excuse ; il y en a encore quatre autres qui ont été pendus par le cou ; ceux-là ne nous ont pas fait user de poudre pour les achever.

— Dix hommes de moins ! dit Arroyo en frappant du pied avec rage. Vais-je encore perdre cette guerilla comme la première ? Voyons à présent la bonne nouvelle.

— Hier soir, un cavalier s’approchait de l’hacienda del Valle, comme s’il n’avait qu’à se présenter pour y entrer, quand il est tombé sous l’œil de nos vedettes, qui se sont jetées sur lui, et, après une vive résistance, il a pu s’échapper. Ne froncez pas le sourcil, seigneur capitaine, les deux vedettes en ont été quittes, l’une pour une épaule fracassée d’un coup de pistolet, l’autre pour une chute de cheval. Pressé de trop près par ce dernier, le cavalier royaliste l’a enlevé de ses arçons et lancé à terre comme une noix qu’on veut briser. Il n’est resté que deux heures évanoui.

— Je ne connais qu’un homme assez fort pour faire un coup semblable, dit Bocardo en pâlissant ; c’est ainsi qu’il a tué Antonio Valdès : c’est l’enragé Tres-Villas.

— Et c’est lui, en effet ; car Pépé Lobos a entendu les ronflements de ce cheval qu’il montait, le jour où avec vous il a manqué de le prendre à las Palmas, et il a bien reconnu le cavalier à sa taille et à sa voix, quoiqu’il fît nuit. Dix hommes se sont lancés à sa poursuite, et, à l’heure qu’il est, le colonel doit être pris.

— Sainte Vierge ! je vous promets un cierge gros comme un palmier si cet homme tombe entre nos mains, dit le chef des guerilleros.

— Gros comme un palmier ! y pensez-vous ? s’écria Bocardo.

— Taisez-vous donc ! c’est pour l’amadouer, répondit Arroyo à voix basse.

— Qu’il échappe encore cette fois ou non, nous le tenons ; c’est moi qui vous en réponds, ajouta Bocardo. Si je sais bien son histoire, avec le message, qu’on veut lui faire tenir on l’amènera au bout du monde. »

Comme il achevait ces mots, la femme d’Arroyo rentrait dans la tente la figure aussi bouleversée par la colère que la première fois.

« La cage est vide, l’oiseau s’est envolé ! s’écria-t-elle, et avec lui le gardien à qui je l’avais confié, l’indigne Juan el Zapote !

— Sang et tonnerre ! hurla Arroyo, qu’on se mette à leur poursuite ! Holà ! continua-t-il en soulevant un pan de sa tente, vingt hommes à cheval ! que l’on batte les bois et les bords du fleuve, et qu’on ramène les deux fugitifs pieds et poings liés, vivants surtout. »

Pendant que les trois personnages se regardaient d’un air de stupéfaction, un grand mouvement avait lieu dans le campement, où chacun rivalisait de zèle pour être prêt le premier.

« Caramba ! si le colonel échappe à ceux qui sont sur ses traces et qu’on ne puisse reprendre ce messager de malheur, adieu mes combinaisons ! » s’écria Bocardo ; et, tandis que la femme d’Arroyo sortait pour aller accélérer le départ des cavaliers : « C’est égal, dit-il à celui-ci, nous avons toujours, pour nous consoler, l’hacienda de San Carlos.

— Oui, j’ai besoin de distraction, répondit Arroyo avec un farouche sourire ; ce soir nous nous divertirons, et demain nous livrerons un assaut furieux au repaire des brigands espagnols, et nous ne laisserons pas pierre sur pierre de cette hacienda maudite del Valle.

— Oui, à demain les affaires sérieuses, répliqua Bocardo en se frottant les mains ; mais nos hommes sont prêts à partir, reprit-il en jetant un coup d’œil au dehors ; si vous m’en croyez, au lieu de vingt, vous n’en enverrez que dix : c’est suffisant pour donner la chasse à ces deux drôles. Avec le renfort qu’il va falloir expédier tout de suite à l’hacienda del Valle, il nous resterait trop peu de monde au quartier général. »

Arroyo se rendit à l’avis de son associé. Parmi les vingt hommes prêts à partir, il en choisit dix des mieux montés, et les autres reçurent l’ordre de se diriger vers el Valle.

Mais, comme leur départ était moins pressé, pendant qu’ils complétaient leurs préparatifs pour une expédition de plus longue haleine, les cavaliers chargés de poursuivre le messager et Juan el Zapote poussèrent leurs chevaux avec ardeur dans le gué de l’Ostuta. On supposait que les fugitifs avaient cherché un refuge dans les bois épais qui couvraient la rive gauche du fleuve, après l’avoir traversé à la nage pendant la nuit.


  1. Le tapir.
  2. On sait que la province de Oajaca avait été donnée par Charles-Quint en apanage à Cortès.
  3. Expressions en usage aux colonies pour désigner une espèce de piment très-fort.
  4. Datura.