Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/IV

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 330-346).

CHAPITRE IV

OÙ DON CORNELIO CROIT AVOIR PERDU LA TÊTE.


Si l’on a bien voulu suivre avec quelque intérêt la périlleuse odyssée du capitaine don Cornelio Lantejas, il est deux choses que l’on doit se demander : d’abord, si c’est bien lui dont la tête se trouvait, au dire de Gaspacho, suspendue à la porte de l’hacienda del Valle ; puis, si ce n’est que celle d’un homonyme, ce qu’il est devenu depuis son départ du camp de Morelos devant Huajapam.

Ce que nous allons dire répondra promptement à ces deux questions.

Si nous n’avons pas signalé sa présence sur les bords de l’Ostuta avec celle de don Rafael, et de don Mariano et de sa fille, c’est par la raison que, parti quelques heures après les personnages en question, il ne pouvait avoir fait le même chemin qu’eux en moins de temps.

L’après-midi de cette même journée qu’a remplie le récit des aventures du colonel, à peu près à l’heure où ce dernier venait de se réfugier dans les bambous, l’ex-étudiant en théologie, accompagné de Costal et de Clara, arrivait par une route différente et faisait halte à peu de distance de l’hacienda del Valle.

Pendant que leurs chevaux dessellés broutaient l’herbe, Costal s’était éloigné pour quelques instants, afin de se rendre compte de ce qui se passait dans les alentours. Clara, de son côté, faisait rôtir sur des charbons des épis de maïs encore verts et quelques tronçons de viande séchée au soleil, tirés de ses alforjas[1] de voyage.

Le capitaine était en train de faire au nègre une recommandation à laquelle il semblait attacher une grande importance.

« Écoutez, Clara, disait-il, nous sommes chargés d’une mission qui exige toute la prudence possible ; je ne parle pas de la commission assez dangereuse d’aller porter au capitaine Arroyo les menaces du général ; je ne fais allusion qu’à celle de pénétrer dans la ville de Oajaca. Là, les Espagnols ne font pas plus de cas de la tête d’un insurgé que d’un des épis que vous faites griller. Perdez donc, je vous prie, cette fâcheuse habitude de m’appeler du nom de Lantejas, qui ne m’a jusqu’ici que trop porté malheur. C’est sous le nom de Lantejas que je suis proscrit, et je ne dois plus désormais être pour vous, comme pour Costal, que don Lucas Alacuesta ; ce dernier nom est celui de ma mère, et il en vaut bien un autre.

— Suffit, capitaine, répondit Clara ; je n’oublierai plus vos ordres, même quand j’aurais la tête sous la hache du bourreau.

— J’y compte ; maintenant, en attendant le retour de Costal, vous pouvez me servir quelques morceaux de grillades qui me paraissent à point, car je meurs de faim.

— Et moi aussi, » ajouta le nègre.

Clara étendit comme une nappe devant le capitaine la coraza[2] de sa selle, et y déposa, enveloppés dans les feuilles des épis de maïs, les tronçons de cecina[3] qui devaient faire le dîner de don Cornelio.

Cela fait, le nègre s’assit les jambes croisées à côté des braises à moitié consumées, au milieu desquelles, avec un empressement qui devait être fatal à la portion de Costal, il se mit à piquer de son couteau le restant de viande qui s’y trouvait.

« Mais, si vous continuez de ce train-là, dit le capitaine, votre camarade Costal va demeurer à jeun.

— Costal ne mangera pas d’ici à demain, répondit gravement Clara.

— Je le crois sans peine : il ne trouvera plus rien, reprit don Cornelio.

— Vous n’y êtes pas, seigneur capitaine ; c’est aujourd’hui le troisième jour après le solstice d’été, et la lune doit se lever pleine ce soir. Voilà pourquoi Costal ne mangera pas, pour se préparer par l’abstinence à parler avec ses dieux.

— Malheureux fou, qui crois aux fables du paganisme de Costal ! s’écria Lantejas.

— J’ai appris à y croire, répliqua le nègre. Le Dieu des chrétiens habite le ciel, et ceux de Costal le lac d’Ostuta. Tlaloc, le dieu des montagnes, réside au sommet du Monapostiac, et Matlacuezc, sa femme, la déesse des eaux, se baigne dans le lac qui entoure la montagne enchantée. La pleine lune après le solstice d’été est la période lunaire pendant laquelle ils apparaissent tous deux à celui des descendants des caciques de Tehuantepec qui a dépassé la cinquantaine ; et ce soir Costal et moi nous irons les évoquer. »

Comme le capitaine allait ouvrir la bouche pour essayer de ramener le nègre à des idées plus raisonnables, l’Indien zapotèque arrivait près de lui.

« Eh bien ! Costal, demanda-t-il, nos renseignements sont-ils exacts, et Arroyo est-il réellement campé, sur les bords de l’Ostuta ?

— C’est la vérité, répondit l’Indien ; un peon de ma connaissance et de ma caste m’a dit que Bocardo et lui interceptaient le gué du fleuve. Ainsi, ce soir, vous pourrez leur transmettre votre message ; puis ensuite vous nous donnerez la permission à Clara et à moi, d’aller passer la nuit sur les bords du lac sacré.

— Hum ! ils sont si près ? dit le capitaine avec un certain malaise qui lui fit brusquement cesser son dîner.

— Plus altérés que jamais, l’un de sang, l’autre de pillage, reprit Costal d’un ton peu propre à rassurer don Cornelio.

— Au diable la mission ! se dit-il au fond de son cœur ; puis il reprit tout haut : C’est donc vers le gué de l’Ostuta que nous devons marcher ?

— Quand il plaira à Votre Seigneurie.

— Nous avons le temps ; je désire me reposer quelques heures ici. Et votre ancien maître, don Mariano Silva, qu’en avez-vous appris ?

— Depuis longtemps déjà il a quitté l’hacienda de las Palmas pour se retirer à Oajaca. Quant à celle del Valle, une garnison espagnole l’occupe toujours.

— Ainsi, de tous côtés, nous sommes entourés d’ennemis ! s’écria le capitaine.

— Arroyo et Bocardo ne sauraient être des ennemis pour un officier porteur de dépêches du grand Morelos, reprit Costal ; puis Votre Seigneurie, Clara et moi, sommes de ces gens que les bandits n’intimident pas.

— J’en conviens… certainement… Cependant, j’aimerais mieux… Ah ! quel est ce cavalier qui galope de notre côté la carabine à la main ?

— Si l’on juge du maître par le serviteur, et que ce cavalier soit au service de quelqu’un, ce quelqu’un doit être l’un des plus grands coquins que je sache. »

En disant ces mots, Costal allongeait la main vers la vieille carabine qu’on lui connaît, et qui ne faisait long feu qu’une fois sur cinq.

Le cavalier qui laissait si mal juger de son maître n’était autre, en effet, que le Gaspacho, celui qu’on a vu apporter à Arroyo des nouvelles de l’hacienda del Valle.

Le drôle s’avançait comme en pays conquis, et, s’adressant au capitaine, qui, en sa qualité de blanc, lui paraissait le seul homme considérable des trois :

« Dites donc, l’ami ! lui dit-il sans daigner porter la main à son chapeau.

— L’ami ! s’écria Costal, à qui la physionomie du Gaspacho eut soudain le don de déplaire plus encore que son abord sans façon ; un capitaine de l’armée du général Morelos n’est pas l’ami d’un homme tel que vous.

— Que dit cette brute d’Indien ? » repartit le Gaspacho d’un air de profond dédain.

Les yeux de Costal, enflammés de colère, promettaient au Gaspacho un châtiment terrible, quand don Cornelio s’interposa vivement entre eux.

« Que voulez-vous ? demanda-t-il au soldat d’Arroyo.

— Savoir, répondit le cavalier, pour rendre service à mon ami Perico, qui bat la plaine de tous côtés, si vous n’avez pas vu quelque part ce coquin de Juan el Zapote, accompagné de son compère Gaspar.

— Je n’ai vu ni le Zapote ni son compère.

— Alors Perico, qui les a laissés passer au lieu de les arrêter, passera lui-même un mauvais quart d’heure quand il va comparaître devant le capitaine Arroyo.

— Ah ! vous êtes à son service ?

— J’ai cet honneur.

— Vous me direz alors, je vous prie, où je le trouverai, demanda don Cornelio.

Quin sabe[4] ? sur les bords du gué de l’Ostuta, à moins qu’il ne soit ailleurs, à l’hacienda de San Carlos, par exemple.

— Cette hacienda n’appartient-elle pas aux Espagnols ? objecta le capitaine.

— Alors je me trompe peut-être, répondit ironiquement le Gaspacho ; en tous cas, si vous voulez voir le capitaine, ce qui m’étonne, vous devez toujours passer le gué, quitte à ce qui peut vous advenir. Tiens ! vous avez là un fort beau dolman brodé, ma foi ! il est un peu large pour vous, et il irait justement à ma taille. »

En disant ces mots, le bandit piqua des deux et reprit le galop, laissant le capitaine sous l’impression fâcheuse de ses réponses ambiguës et de son admiration pour son dolman.

« J’ai idée que nous sommes mal tombés par ici, mon cher Costal, dit-il ; vous voyez quel cas ce drôle semble faire d’un officier de Morelos, et son maître en fera sans doute moins encore. Puis, pour gagner le gué, nous devons forcément passer en vue de l’hacienda del Valle. Soyons prudents, et attendons la nuit pour nous mettre en route.

— La prudence n’est jamais un mauvais guide pour le courage, répondit sentencieusement Costal ; nous ferons ce que vous désirez, et nous n’avancerons qu’avec précaution pour ne tomber ni entre les mains des Espagnols, ce qui me ferait perdre un jour unique dans toute ma vie, ni entre celles de ces maraudeurs d’Arroyo, sans pouvoir peut-être arriver jusqu’à lui. Fiez-vous-en à moi pour vous conduire ; vous savez que je ne vous laisse jamais longtemps dans les mauvais pas.

— Vous êtes ma providence ! s’écria le capitaine avec expansion ; je me plairai toujours à le reconnaître.

— C’est bien ! c’est bien ! Ce que j’ai fait pour vous ne vaut guère la peine d’en parler. En attendant, nous agirons sagement en faisant un somme jusqu’à la nuit, Clara et moi du moins ; car nous ne fermerons pas l’œil, lui et moi, une fois le soir venu.

— Je suis de votre avis, » ajouta Clara.

Comme le soleil était encore fort chaud, l’Indien et le nègre s’étendirent à quelques pas d’un ruisseau voisin, sous le maigre parasol d’un bouquet de palmiers, et, avec l’indifférence du danger que donne la vie d’aventures, tous deux ne tardèrent pas à s’endormir d’un profond sommeil, pendant lequel Clara réussit à prendre en songe la Sirène aux cheveux tordus, qui lui révélait l’emplacement d’inépuisables placers de perles.

Quant au capitaine don Cornelio Lantejas, l’inquiétude de l’avenir le tint longtemps éveillé ; cependant il réussit à imiter l’exemple de ses deux compagnons de route, quoique ce ne fût pas sans peine.

Comme nous n’avons que faire d’eux jusqu’au moment où ils se remettront en route, nous les laisserons se préparer par le sommeil aux terribles événements de la nuit prochaine, pour revenir à don Mariano et à sa fille.

Ce n’était pas sans de longs et violents combats entre son amour et son orgueil, ce n’était pas sans des efforts désespérés pour arracher de son cœur une passion qui y régnait en souveraine, que Gertrudis s’était résolue à envoyer à don Rafael le message auquel il avait juré d’obéir sans hésiter, dût-il avoir le bras levé pour frapper son plus mortel ennemi.

On a vu que son départ de Oajaca avec don Mariano avait suivi de près celui de son messager.

Quand elle avait cédé au vœu le plus ardent qu’elle formât, celui de revoir une fois encore don Rafael, ne fût-ce que pour apprendre de lui qu’elle n’était plus aimée, elle était toutefois bien loin de craindre d’entendre un pareil aveu sortir de la bouche de son amant ; son premier mouvement fut donc un mouvement de joie profonde. Il lui semblait renaître à la vie ; elle s’étonnait d’avoir si longuement lutté contre elle-même, et, pleine de confiance, elle ne doutait pas que don Rafael n’éprouvât autant de bonheur à recevoir son message qu’elle en éprouvait elle-même à le lui envoyer. C’est pourquoi elle avait fait espérer à Gaspar, pour s’assurer de sa fidélité, que le colonel Tres-Villas le récompenserait magnifiquement. Dans les circonstances critiques où se trouva le messager, il fut heureux qu’elle eût fait briller à ses yeux l’espoir d’une forte récompense ; car, si ce message arrivait enfin à sa destination, ce ne devait être que grâce à ce puissant motif.

La joie de Gertrudis, toutefois, fut de courte durée ; bientôt le doute et la défiance remplacèrent chez elle la certitude. Il y avait indubitablement entre elle et don Rafael plus qu’un malentendu né de circonstances impérieuses. Elle n’était plus aimée ; ces preuves lointaines de souvenir n’étaient qu’un jeu de hasard, et, si le colonel l’avait bannie de son cœur, c’est qu’il en aimait une autre.

C’est accablée de ces douloureuses pensées et le cœur dévoré de la plus noire jalousie, que la jeune créole se mit en route. Les dangers de toute sorte qu’avait à courir son messager à travers un pays déchiré par la guerre civile, et l’incertitude de son retour, augmentaient encore ses tourments. Le chagrin la consumait ; son cœur se flétrissait, et ses yeux éteints, ses joues pâles, annonçaient combien étaient horribles les tortures qu’elle endurait.

Don Mariano voyait avec une douleur extrême la vie graduellement s’éteindre chez sa fille. Reconnaissant l’inutilité des efforts qu’il avait faits jusque-là pour détruire son amour, en lui représentant don Rafael comme aussi déloyal envers sa maîtresse qu’envers son pays, il cherchait maintenant à atténuer ce qu’il avait dit, et, de sévère accusateur, qu’il était naguère, il était devenu le bienveillant défenseur du colonel. La noblesse et la franchise de son caractère devaient éloigner de lui tout soupçon de perfidie, et son silence s’expliquait naturellement par le concours de diverses circonstances indépendantes de sa volonté, et par des empêchements que les événements politiques avaient rendus insurmontables.

Gertrudis souriait mélancoliquement aux paroles de son père, et son cœur n’en restait pas moins ulcéré.

Ce fut ainsi que se passèrent les trois premiers jours du voyage de Oajaca jusque sur les bords de l’Ostuta, sans aventures, il est vrai, mais non sans que des bruits alarmants, recueillis en route sur les rapines et les meurtres du sanguinaire Arroyo, fussent venus jeter de l’inquiétude dans l’esprit des voyageurs.

La troisième journée de marche s’était terminée le soir à l’endroit, où nous les avons laissés campés dans le bois, non loin du gué de l’Ostuta.

Pendant la nuit, don Mariano, inquiet de certaines rumeurs confuses qu’il entendait dans la forêt, et pressentant quelques dangers au passage du fleuve, avait dépêché un de ses gens, sur l’expérience et le courage duquel il comptait, pour explorer les bords de l’Ostuta.

Deux heures après, le domestique était revenu apporter la nouvelle que d’un des côtés du gué brillaient des feux nombreux. C’étaient, ainsi qu’ils en avaient été vaguement informés pendant le trajet, les feux du camp d’Arroyo et de ses bandits.

Le domestique ajoutait qu’il croyait qu’en revenant il avait été suivi par quelqu’un. C’est d’après ce rapport qu’on s’était hâté d’éteindre les feux qu’on avait allumés et qu’on se disposait précipitamment à se mettre en marche, ainsi que nous l’avons dit.

En redescendant le fleuve et en tournant le lac qu’il formait, le domestique de don Mariano se faisait fort de trouver au delà de ce même lac un autre gué qu’ils passeraient pour se rendre à l’hacienda de San Carlos par un chemin différent. Bien qu’avec les détours qu’il fallait faire ce fût une journée de marche de plus, il y avait tout à gagner à ne pas tomber entre les mains des bandits d’Arroyo.

Ce fut donc vers le lac d’Ostuta que les voyageurs se dirigèrent. La journée fut longue et pénible. La faiblesse de Gertrudis, les précautions à prendre par suite du mauvais état du chemin, où les mules de la litière pouvaient à peine se tenir avec leur charge, tout contribua à retarder la marche des fugitifs.

Il était environ dix heures du soir quand les voyageurs parvinrent enfin à un endroit où le lac étala à leurs yeux sa nappe d’eau sombre et lugubre.

Entre tous les lieux redoutés ou vénérés auxquels l’Indien rendait jadis un culte, il n’en est pas qui aient été l’objet de plus de traditions anciennes que le lac d’Ostuta et la montagne qui s’élève au milieu de ses eaux. C’est le Monapostiac ou la colline enchantée (corro encantado), dont le lugubre et singulier aspect frappe le spectateur d’un étonnement dont il ne saurait se défendre.

Le moment n’est pas venu de décrire en détail ce lieu bizarre, vers lequel la nécessité et le salut de don Mariano Silva et de sa fille les avaient conduits. Nous nous bornerons à dire que les bois dont le lac était entouré présentèrent aux voyageurs un asile impénétrable, d’où il ne fallait pas songer à partir avant le point du jour, qui permettrait de trouver le gué dont, le domestique avait signalé l’existence.

De là, nous reviendrons vers l’endroit où le capitaine don Cornelio, Costal et le nègre achèvent leur sieste, à peu près au coucher du soleil.

Le court crépuscule des tropiques régnait encore, lorsque les trois compagnons de route se remirent en selle pour gagner le gué du fleuve ; mais le plus difficile était de passer devant l’hacienda del Valle sans être aperçus des sentinelles.

« Si nous nous présentions de nuit, dit Costal, nous exciterions plus de soupçons que de jour. Clara ira en avant ; s’il est arrêté par une sentinelle, il demandera pour un marchand et son domestique la permission de passer outre ; s’il n’aperçoit personne, nous continuerons notre chemin sans plus de cérémonie. »

Cet avis fut goûté du capitaine, et lorsque, un quart d’heure après, la route les eut conduits devant la longue et droite allée de frêne et de suchiles à l’extrémité de laquelle s’élevait l’hacienda, Costal et don Cornelio s’arrêtèrent, bien qu’à la rigueur ils eussent pu s’en dispenser, car elle était complétement déserte.

Cependant, pour éviter toute surprise, et surtout pour écarter le moindre soupçon, le noir entra dans l’allée.

Tout y était silencieux et désert en apparence, ainsi que dans le bâtiment, comme le jour où don Rafael allait y trouver, deux ans plus tôt, la désolation et la mort. Mais à peine le nègre eut-il fait une centaine de pas que, derrière les créneaux du mur d’enceinte, un soldat se montra, Clara marcha droit vers la porte.

La distance empêchait de saisir les paroles, mais don Cornelio et Costal purent voir le soldat montrer au nègre un objet que l’éloignement leur rendait invisible.

Cet objet toutefois semblait exciter au suprême degré l’hilarité de Clara, et le soldat avait disparu après avoir sans doute accordé la permission sollicitée, que le noir continuait à se livrer à son extravagante gaieté. Cela parut du plus heureux augure au capitaine ; néanmoins il hésitait à s’avancer, quand le nègre fit signe de venir le rejoindre.

Les deux compagnons s’empressèrent de se rendre à l’invitation de Clara, qui, au milieu de son rire inextinguible, leur montrait du doigt l’objet qui l’excitait à un si haut degré.

Le capitaine ne tarda pas à l’apercevoir, et crut s’être grossièrement trompé.

En effet, le spectacle qui venait de frapper ses yeux n’était guère de nature à justifier les joyeux éclats de rire du noir.

Au lieu des têtes de loups ou d’autres animaux nuisibles qu’on accroche parfois aux portes des haciendas, c’étaient trois têtes humaines, non pas desséchées, mais qui semblaient coupées tout fraîchement. Don Cornelio, pensant que le noir ne les avait sans doute pas aperçues, les lui montra avec un geste d’horreur.

Clara ne fit que rire de plus belle.

« Misérable ! s’écria, don Cornelio, ce spectacle est-il donc fait pour exciter la gaieté ?

— Parbleu ! répondit celui-ci sans se déconcerter, on rirait à moins. »

Puis il ajouta tout bas, de façon à ne pas être entendu de la sentinelle espagnole :

« Cette tête est la vôtre.

— Ma tête ! » répliqua l’ex-étudiant en pâlissant.

Mais comme, à tout prendre, il la sentait encore sur ses épaules, il crut que le nègre extravaguait.

« On vient de me le dire, du moins, repartit Clara avec une gambade. Voyez, si vous savez lire. »

Le capitaine put lire en effet, malgré l’obscurité croissante, une inscription grossière tracée autour d’une des têtes : Esta es la cabeza del insurgente Lantejas (ceci est la tête de l’insurgé Lantejas).

On se rappelle que le Gaspacho avait annoncé à Arroyo qu’un de ses lieutenants, du même nom que le capitaine, avait été tué, et que sa tête était exposée à la vue des passants.

Don Cornelio détourna les yeux du hideux spectacle de la tête de son homonyme, et, maudissant de nouveau son nom malencontreux de Lantejas, s’empressa de s’éloigner. À mesure cependant que la distance entre lui et l’hacienda augmentait, sa terreur diminuait, et il finit par sourire mélancoliquement de cette triste homonymie, tandis que Clara continuait à trouver que rien n’était plus plaisant.

La nuit était venue, et le silence profond au milieu duquel les voyageurs cheminaient, joint à la perspective de se trouver dans moins d’une heure face à face avec le sanguinaire Arroyo, frappait l’esprit du capitaine de noirs pressentiments.

Sans la crainte de laisser soupçonner à Costal les terreurs qui l’agitaient, il eût volontiers remis au lendemain son entrevue avec le guerillero tant redouté. Mais l’Indien et le nègre gardaient, en s’avançant, une contenance si indifférente, qu’il eut honte de paraître moins brave que ses deux compagnons d’aventures.

Les événements devaient du reste faire bientôt, cesser son hésitation. À l’extrémité d’un sentier qu’ils suivaient, le fleuve apparut bientôt aux yeux des trois cavaliers.

Autant le matin même le gué de l’Ostuta offrait un spectacle bruyant, autant il était silencieux et désert ce soir-là.

Il n’y restait plus de trace du campement d’Arroyo que les débris de ballots qui jonchaient le sol labouré par les pieds des chevaux, sur le côté du fleuve où don Cornelio se trouvait avec ses deux compagnons.

« Si j’ai bien su démêler la vérité dans les paroles du coquin qui trouvait votre dolman à son goût, dit Costal, nous sommes sur le chemin qui doit nous conduire vers l’homme que nous cherchons, et il doit être avec sa bande dans l’hacienda de San Carlos, quoique le drôle en question eût l’air de chercher à en faire un mystère.

— Et si l’hacienda de San Carlos se trouve être occupée par une garnison espagnole ? objecta le capitaine.

— Passons d’abord le gué ; puis, tandis que vous m’attendrez avec Clara, j’irai pousser une reconnaissance plus loin. ».

Cette proposition de Costal fut agréée. Les trois cavaliers traversèrent le fleuve, et l’Indien se disposa à s’éloigner.

« Soyez prudent, Costal, dit le capitaine ; le danger nous entoure de tous côtés !

— Costal et moi, je ne dis pas ; mais le capitaine n’a plus rien à craindre, maintenant qu’on lui a coupé la tête, » ajouta le nègre.

Costal partit au grand trot, et le capitaine et Clara restèrent seuls.

Des pas de chevaux dans l’eau du fleuve ne tardèrent pas à se faire entendre derrière eux, et deux cavaliers les eurent bientôt rejoints. L’un d’eux portait un volumineux paquet dans de grandes alforjas en toile attachées sur la croupe de son cheval. Une brève salutation fut échangée avec les cavaliers, qui passèrent outre, quand le capitaine, se ravisant dans l’espoir d’obtenir d’eux quelques renseignements :

« L’hacienda de San Carlos est-elle loin d’ici ?… leur cria-t-il.

— À un quart de lieue, répondit une voix.

— Y serons-nous bien reçus ?

— C’est selon, » répliqua l’autre cavalier d’un ton dont l’éloignement n’empêcha pas le capitaine de remarquer l’ironie. En même temps il jeta d’une voix forte, au silence de la nuit, quatre mots dont Lantejas n’entendit que les derniers :…Mejico è independencia.

« Il a dit avant : Viva ! n’est-ce pas ? dit le capitaine.

— Il a dit : Muera ! (à bas !) répliqua le nègre.

— Vous vous trompez.

— Je soutiens qu’il a dit : Muera ! »

Et, faute d’avoir osé demander péremptoirement si San Carlos appartenait ou non aux Espagnols, le capitaine resta plus indécis que jamais à ce sujet.

Le temps se passait néanmoins, et Costal ne revenait pas.

« Je vais faire un temps de galop pour voir si je le rencontre, » dit le nègre.

Le capitaine était inquiet de l’absence prolongée de Costal ; et il laissa Clara s’éloigner, avec ordre de revenir au plus vite, si dans un quart d’heure il n’avait pas retrouvé le Zapotèque, sur l’adresse et le courage éprouvé duquel il comptait pour pouvoir se tirer lui-même d’affaire en cas de besoin.

Don Cornelio commença à compter les minutes, depuis le moment où il entendit le dernier bruit des fers du cheval de Clara mourir dans l’éloignement. Le quart d’heure était amplement passé, et, le noir ne revenant pas, le capitaine s’inquiéta de la solitude où il était resté. Pour abréger le temps du retour de son second émissaire, il se mit à marcher lentement dans la direction qu’il avait suivie.

Un second quart d’heure s’ajouta au premier, et, plus sérieusement alarmé cette fois, le capitaine allait s’arrêter, quand il lui sembla voir aller et venir des lumières à travers le sommet de grands arbres dont, au détour de la route, il venait tout à coup de découvrir les silhouettes noires.

Le terrain s’élevait à quelques pas devant don Cornelio, et, parvenu à cette élévation, il distingua dans le fond d’un vallon un vaste bâtiment dont les croisées étaient si vivement éclairées, que l’intérieur en paraissait livré aux flammes.

Sur l’azotea, ou toit plat, du bâtiment, des torches et des flambeaux s’agitaient en tous sens, et c’était la clarté qu’ils répandaient qui avait frappé le capitaine de loin, et qui, de la hauteur où elle brillait, atteignait la cime des arbres plantés au bas de la route, près de l’hacienda.

Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans ces lumières qu’on voyait s’agiter, pour ainsi dire, dans l’air ; à l’intérieur, les flammes ardentes et de diverses couleurs qu’on apercevait à travers les vitres, et qui, passant du rouge le plus foncé au bleu pâle ou au violet livide, changeaient de nuance à chaque instant, tout cet ensemble offrait un si étrange aspect, que don Cornelio n’osa plus avancer d’un pas.

Les superstitions dont l’Indien l’avait entretenu pendant tout le voyage lui revinrent tout à coup à l’esprit, et il n’y eut pas jusqu’aux anathèmes fulminés par l’évêque de Oajaca contre les insurgés, que son fameux mandement convertissait en esprits de ténèbres, qui ne reprissent créance dans son imagination troublée. L’effroi du capitaine changeait tout à coup de nature.

Les volutes de flammes si bizarrement coloriées qu’il voyait si alternativement s’abaisser ou grandir derrière le vitrage, sans qu’elles s’ouvrissent une issue au dehors comme l’aurait fait un incendie ordinaire, lui firent craindre un instant d’être tombé dans un lieu maudit.

Le silence qui régnait au milieu de cette scène lointaine confirmait encore les suppositions de don Cornelio, lorsqu’à travers les troncs des arbres il vit fuir dans la plaine une espèce de fantôme blanc qui disparut presque aussitôt.

Le capitaine se signa à tout hasard et resta immobile sur sa selle, incertain s’il devait fuir et regagner les bords de l’Ostuta.


  1. Bissac.
  2. Couverture piquée qui se met sous la selle.
  3. Viande séchée au soleil.
  4. Qui sait ?