Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/V

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 346-362).

CHAPITRE V

LE COLONEL DES COLONELS.


La journée n’avait pas été heureuse pour Arroyo. Il semblait que le retour subit de son plus implacable ennemi, le colonel Tres-Villas, eût été le signal de la série de désappointements successifs qu’il avait éprouvés ce jour-là.

Dix hommes de sa bande avaient péri, par suite de la sortie des assiégés del Valle : don Rafael en avait tué deux autres, et il avait échappé à toutes les poursuites. Gaspar et le Zapote n’avaient pu être repris, malgré ses ordres.

L’humeur sanguinaire du guerillero s’accrut de ces contre-temps, et, pour donner quelque soulagement à sa colère, il avait résolu de s’emparer, sans plus tarder, de l’hacienda de San Carlos. Outre que les conseils de Bocardo avaient germé dans son esprit et y avaient fait naître des désirs qu’il était pressé de satisfaire, l’hacienda pouvait devenir pour lui, en la fortifiant quelque peu, un repaire imprenable.

Arroyo ignorait la résistance qu’il pourrait y trouver, et bien résolu, quand il s’en serait emparé, à livrer avec toutes ses forces réunies un assaut furieux à l’hacienda de Valle, il en avait rappelé le détachement qui la bloquait, et, à la tête de toute sa guerilla, forte d’environ cent trente hommes, il avait marché contre San Carlos.

Ceci explique comment le capitaine Lantejas avait pu, sans tomber entre les mains des bandits d’Arroyo, s’approcher del Valle et gagner le gué abandonné momentanément par leur chef.

Quelque nombreux que fussent les domestiques de don Fernando Lacarra, il n’avait pas songé à opposer la moindre résistance à la sommation qui lui fut faite d’ouvrir les portes de son domaine.

Ayant vécu jusqu’alors dans une neutralité parfaite, étant connu dans le pays pour ses sentiments sympathiques à l’insurrection, le jeune Espagnol espérait en être quitte pour une forte rançon en vivres et en argent. Cependant, quoiqu’il ignorât les dispositions d’Arroyo envers doña Marianita, pour la soustraire à la vue des bandits, il avait jugé prudent de la cacher dans une des pièces les plus reculées de l’hacienda, où personne n’aurait pu la trouver, à moins que toute la maison ne fût mise au pillage.

À cette précaution, il ajouta celle de dire au capitaine qu’elle était absente.

Malheureusement pour lui, les choses avaient tourné autrement, et il se trouva pris entre les exigences des deux associés : l’un qui voulait sa femme, l’autre, non pas une rançon, mais sa maison et tout ce qu’elle contenait de richesses, que la renommée avait grossies comme cela arrive d’habitude.

C’était à ce même moment, où le jeune Espagnol essayait en vain de soustraire sa femme et son argent à la double convoitise des deux bandits, que l’aspect de ces flammes étranges dont s’illuminaient les vitres de l’hacienda, remplissait l’âme de don Cornelio d’une terreur superstitieuse.

Comme il se demandait encore ce que pouvaient être ces lueurs sinistres et ce blanc fantôme qui venait de se montrer un instant à ses yeux, les torches disparaissaient de la terrasse de l’hacienda.

En même temps, quatre ou cinq cavaliers sortaient au galop par la porte qui s’ouvrait. Ces cavaliers poussaient des cris sauvages, et l’un d’eux aperçut sans doute le capitaine, car un éclair brilla dans ses mains, une détonation suivit l’éclair, et don Cornelio entendit une balle siffler près de sa tête.

Incertain jusqu’alors s’il devait fuir ou attendre, à tous risques, le retour de ses compagnons, le capitaine, dès ce moment n’hésita plus.

Depuis ses mésaventures par suite des économies paternelles, don Cornelio avait pris en horreur les montures même médiocres ; il s’était donc pourvu, en partant, d’un excellent cheval, et, sachant qu’il était bon coureur, il piqua des deux, à peu près dans la direction qu’il plut à l’animal de choisir, mais toutefois en sens inverse des cavaliers, qui, de leur côté, se mirent à sa poursuite avec de grands cris.

Oubliant Costal et Clara, le capitaine fuyait comme le vent, et, monté comme il l’était, il eût sans doute déjoué la poursuite des cavaliers, si son cheval ne se fût abattu en heurtant dans l’obscurité les racines saillantes d’un gros arbre.

La chute fut si brusque et si violente, que don Cornelio fut lancé par-dessus la tête de l’animal, et que la mollesse du terrain sur lequel il tomba l’empêcha seule de se briser les os. Malheureusement il ne put se relever assez promptement pour qu’un des cavaliers qui le suivaient n’eût le temps de lui jeter son lazo autour du corps.

De qui le capitaine était-il prisonnier ? Voilà ce qu’il ignorait, dans l’incertitude où il se trouvait relativement aux possesseurs de l’hacienda de San Carlos. Quand il put se remettre sur ses jambes, il entendit une voix lui adresser cette embarrassante question : « Espagne ou indépendance ? »

Pendant le moment de silence que don Cornelio gardait avant de répondre catégoriquement, l’homme qui lui avait lié les bras et le corps fut rejoint par trois autres bandits, tandis que le cinquième s’occupait à rattraper le cheval fugitif du capitaine.

Un cercle menaçant se forma autour de don Cornelio.

Quant à la mine de ceux qui le formaient, elle était des moins douteuses et paraissait des plus sinistres.

« Espagne ou indépendance ? » répéta l’un d’eux.

Si brusquement sommé de montrer son drapeau, le capitaine, ignorant quel parti suivaient ces inconnus, ne répondit rien encore à cette nouvelle question.

« Bon ! dit l’un des agresseurs, celui-ci est sans doute le camarade des deux autres ; emmenons-le à l’hacienda comme eux. »

À ces mots, don Cornelio fut poussé sans cérémonie dans les bras d’un autre, car ses liens l’empêchaient de marcher.

« Tiens ! s’écria celui-ci en reconnaissant la couleur de sa peau, celui-ci est blanc !

— Blanc, noir et rouge ; il ne manque plus qu’un métis à la collection, » ajouta un troisième.

Ce fut ainsi que le capitaine apprit que ses deux compagnons étaient tombés dans quelque embuscade et prisonniers comme lui.

Il ignorait encore cependant s’il avait affaire à des royalistes ou à des insurgés, et il résolut de s’en assurer.

« Que veut-on de moi ? demanda-t-il d’une voix pleine d’émotion.

— Peu de chose, répondit un cavalier : clouer ta tête à la place de celle de Lantejas.

Caramba ! s’écria don Cornelio, c’est moi qui suis l’insurgé Lantejas, envoyé par Morelos à Oajaca. »

Des éclats de rire sauvage accueillirent cette déclaration.

« Demonio ! dit le cinquième cavalier en rejoignant ses camarades à son tour, ce n’est pas sans difficulté que j’ai rattrapé ce maudit cheval ; heureusement qu’il en vaut la peine. »

Le son de cette voix n’était pas inconnu au capitaine, et il espéra un instant une chance favorable ; mais il dut presque aussitôt renoncer à cet espoir.

« Alabado sea Dios[1] ! s’écria le cavalier, voici mon dolman.

Don Cornelio ne put méconnaître le drôle qui, le matin, avait trouvé sa veste brodée si fort à son goût, le Gaspacho, en un mot.

« Quelle heureuse rencontre ! Ce dolman est trop grand pour vous, l’ami, » reprit le bandit.

En parlant ainsi, le Gaspacho ôtait sa veste usée, et ce geste était assez significatif pour que le capitaine ne s’y méprît point.

« Tel qu’il est, je m’en contente, se hâta de dire le capitaine.

— Ta ! ta ! » riposta le bandit.

Et, sans que don Cornelio osât trop s’y opposer, le Gaspacho lui enleva prestement son dolman de dessus les épaules.

« Au fait, quand on n’a plus de tête, un chapeau est fort inutile, » dit un autre.

Le chapeau du capitaine suivit son dolman, et, quand ces deux objets eurent passé sur la tête et les épaules des bandits, comme il n’avait plus rien qui pût tenter leur cupidité, il fut débarrassé du lazo et reçut l’ordre de suivre ses spoliateurs ; ce qu’il fit docilement en pensant que la présence du Gaspacho parmi eux annonçait qu’ils étaient de la bande d’Arroyo.

« Verrai-je le capitaine ? demanda-t-il.

— Quel capitaine ?

— Arroyo !

— Ah çà ! mais vous y tenez donc ? répliqua le Gaspacho. C’est étonnant ! Eh oui ! vous ne le verrez que trop. »

Les bandits se remirent en marche vers l’hacienda, avec le capitaine au milieu d’eux, par un chemin différent de celui qu’il avait suivi la première fois.

En approchant du bâtiment, don Cornelio vit encore flamboyer derrière les vitres les lueurs étranges dont il n’avait pu s’expliquer la nature.

Elles étaient étranges en effet ; car un incendie intérieur eût depuis longtemps fait éclater les vitrages et consumé l’hacienda.

Un quart d’heure de marche suffit pour les y conduire.

La porte s’était de nouveau fermée, et l’un des hommes qui escortaient le capitaine frappa du pommeau de son sabre, tout en glissant par la serrure un mot d’ordre que don Cornelio ne comprit pas.

Il comprit seulement que le moment était venu où, bon gré, mal gré, il allait s’acquitter de sa mission envers Arroyo ; et, comme il arrive souvent que le danger en perspective est plus effrayant que le danger présent, il se sentit débarrassé d’une partie de ses appréhensions.

La porte roula sur ses gonds massifs pour donner passage à la troupe des cavaliers, au milieu desquels don Cornelio pénétra sous un vestibule sombre, puis dans une vaste cour.

Des feux disséminés comme ceux des bivouacs brillaient dans cette cour, et, autour de ces feux, des hommes à figures hideuses étaient étendus au nombre d’une centaine environ.

Le long des murs, des chevaux harnachés complétement, à l’exception de la bride suspendue à l’arçon des selles, broyaient leur ration de maïs dans les auges de bois.

Partout les lueurs vives, ou mourantes des nombreux foyers éclairaient des faisceaux de carabines, de lances ou d’épées, et don Cornelio ne put s’empêcher de frémir à l’aspect de ces bandits de sac et de corde dans leur pittoresque et terrible accoutrement.

La plupart d’entre eux ne dédaignèrent pas s’émouvoir de l’arrivée d’un prisonnier de plus ; seulement, l’un des hommes, se soulevant nonchalamment sur son coude, demanda au Gaspacho dans quel but on venait de l’envoyer battre la plaine à cette heure de la nuit.

« On prétendait, répondit le Gaspacho, que la maîtresse de céans, que son mari dit être absente, venait de s’échapper par la fenêtre ; nous avons cherché et nous reviendrions les mains vides, si nous n’avions rencontré, pour son bonheur, cet espion du vice-roi, qui veut se faire passer pour notre camarade Lantejas.

— Comment, pour son bonheur ?

— Parbleu ! puisqu’on va l’envoyer en paradis prier pour le capitaine et sa femme.

— Ah ! en effet, c’est fort drôle. »

Et l’homme se recoucha.

Les compagnons du Gaspacho s’étaient réunis aux soldats étendus dans la cour, et don Cornelio monta seul avec lui les marches d’un large escalier de pierre.

Arrivés à une porte derrière laquelle se faisait entendre un grand tumulte accompagné de cris de douleur, le bandit ouvrit cette porte et poussa don Cornelio sans cérémonie au milieu d’une immense salle dont l’atmosphère embrasée faillit le suffoquer.

Deux ou trois torchères de fer fixées à la muraille et garnies de torches de résine ne jetaient qu’une lumière terne ; car la lueur rougeâtre qu’elles lançaient pâlissait devant les flammes éblouissantes d’un baril d’eau-de-vie qui brûlait tout entier. La chaleur, l’odeur de sang et les effluves de l’alcool, dont la flamme produisait au dehors les clartés singulières qui brillaient derrière les vitres, se mélangeaient dans cette salle d’une horrible façon. Ce ne fut pas là cependant ce qui frappa le plus le capitaine, lorsque ses yeux se furent un peu accoutumés à l’éclat de l’eau-de-vie en combustion.

À travers une haie de spectateurs qui semblaient prendre le plus vif plaisir à la scène qui se passait sous leurs yeux, le capitaine distingua un malheureux, dépouillé de ses vêtements et attaché à une échelle appuyée contre la muraille ; un homme dont l’aspect féroce, et dont les lueurs violâtres de l’eau-de-vie teignaient la figure enflammée, frappait à coups redoublés d’un fouet de peau de bœuf à plusieurs branches sur le dos du patient, et de temps à autre il essuyait contre le mur le sang qui jaillissait jusqu’à ses mains. Aux marques sans nombre qui souillaient la muraille, on pouvait croire que ce cruel supplice durait depuis longtemps ou avait été infligé à plusieurs victimes. À côté de cet homme, que Lantejas prit pour un bourreau de profession, une femme, d’un aspect plus odieux encore que ce misérable, semblait l’exciter encore par ses cris à redoubler de cruauté, et cependant, Dieu sait si le flagellateur avait besoin d’encouragements !

Le Gaspacho, voyant qu’on ne faisait pas attention à lui, s’écria au bout de quelques instants :

« Seigneur capitaine, je vous amène le compagnon du nègre et de l’Indien. »

À la grande surprise de don Cornelio, ce fut celui qu’il prenait pour un bourreau de profession qui répondit à ce titre de capitaine.

« C’est bon ! tout à l’heure, je suis à lui, quand ce coyote aura confessé où sont ses trésors et sa femme. »

Le fouet siffla de nouveau contre la chair du patient, sans que celui-ci fit entendre autre chose que de sourds gémissements.

On a deviné sans peine aux paroles d’Arroyo que victime de sa barbarie n’était autre que le gendre de don Mariano Silva, don Fernando Lacarra.

C’était le pauvre jeune homme, en effet, qui se laissait tuer sous le fouet plutôt que de faire connaître le lieu où il avait déposé sa femme et son trésor, non pas qu’il attachât à ce dernier autant de prix qu’à sa compagne, mais parce que le même endroit recelait l’un et l’autre.

Insensible à cet affreux spectacle, le Gaspacho, après avoir averti le capitaine de l’arrivée de don Cornelio, était sorti de la salle pour aller rejoindre ses compagnons qui bivouaquaient dans la cour.

Quant au capitaine, il était saisi d’horreur, et ses jambes tremblantes refusaient presque de le soutenir debout.

Indépendamment de la compassion profonde que lui inspirait le sort épouvantable de don Fernando, il pensa que Costal, son intrépide défenseur, était mort sans doute, ainsi que Clara, et que son tour n’allait pas tarder à venir aussi.

Tandis qu’il roulait dans son âme un flot de tristes pensées, un homme que les yeux troublés de don Cornelio n’avaient pas encore aperçu, un homme au regard oblique et cruel comme celui du chacal, s’avança vers lui avec les allures tortueuses de cet animal farouche.

Quoique son aspect ne fût pas rassurant, il paraissait cependant moins féroce que ses féroces compagnons et don Cornelio le vit venir presque avec joie.

Cette joie n’allait être que de courte durée, cependant.

Quand le personnage à l’œil louche fut près du capitaine :

« Mon bon ami, lui dit-il d’un ton patelin, votre costume est bien léger, ce me semble, pour vous présenter devant des gens de distinction. »

Lantejas en effet, grâce aux bons soins des bandits n’avait conservé que sa chemise et ses calzoneras assez maltraitées par leur brutalité. Bien que l’accent hypocrite de cet homme commençât à lui inspirer presque autant de terreur que l’aspect révoltant de l’autre chef, il sentit que le temps était trop précieux pour trembler plus longtemps sans s’expliquer.

« Seigneur capitaine ! » s’écria-t-il.

Mais le chef à figure de chacal l’interrompit :

« Appelez-moi seigneur colonel des colonels, c’est un titre auquel j’ai d’autant plus de droits, que, me l’étant conféré de mon autorité privée, personne n’a le pouvoir de me l’ôter.

— Seigneur colonel des colonels, si vos gens n’avaient eu le soin de me dépouiller d’un fort beau dolman brodé et d’un chapeau de vigogne à galons d’or, vous m’eussiez trouvé moins légèrement vêtu ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; j’ai d’autres griefs plus sérieux à exposer.

— Diable ! mon bon ami, un dolman brodé et un chapeau de vigogne à galons d’or, c’est important et cela doit se retrouver ; ce sont deux objets dont je manque précisément…

— J’ai à me plaindre d’une violence sans excuse. Je me nomme Lantejas, je sers la junte de Zittacuaro sous les ordres de l’illustre Morelos, et je suis capitaine, ainsi que le prouve ma commission… »

Une pensée subite et terrible interrompit don Cornelio. Il venait pour la première fois de se rappeler que sa commission, ses dépêches, ses lettres de créance, tout en un mot se trouvait dans la doublure de sa veste, si lestement enlevée.

« Vous vous nommez Lantejas, mon bon ami ! s’écria le colonel des colonels avec ravissement. C’est une bonne fortune… Le capitaine respira plus à l’aise… C’est une bonne fortune… pour nous, et vous allez vous en convaincre. »

Ce dialogue avait lieu près d’une table recouverte d’un zarape de laine que le chef de bandits enleva, et don Cornelio frémit à l’aspect de trois têtes déposées sur cette table.

« Tenez, mon bon ami, voici la tête de notre ami Lantejas qu’on vient de décrocher avec les deux autres du portail de l’hacienda del Valle ; concevez-vous combien il est heureux… pour nous de pouvoir, à la place de la tête de l’insurgé Lantejas, y mettre celle de Lantejas le royaliste ?

— Mais c’est un malentendu ? s’écria le capitaine en essuyant du revers de sa main la sueur froide qui découlait de son front. J’ai l’honneur de servir la cause de l’indépendance.

— Bah ! tout le monde en dit autant, mon bon ami, et à moins de preuves évidentes…

— Ces preuves sont dans la doublure du dolman dont on m’a dépouillé.

— Qui a pris ce dolman ? demanda le chef.

— El Gaspacho, répondit le capitaine, instruit du nom de celui qui l’avait amené.

— C’est un guignon terrible ! s’écria le colonel des colonels ! El Gaspacho vient de recevoir l’ordre de partir en toute hâte pour las Cruces ; qui sait s’il reviendra d’ici à huit jours ? Vous en serez quitte pour votre tête et moi pour le dolman qui m’aurait si bien convenu, car nous sommes de la même taille. Allez ! j’y perds plus que vous, mon bon ami ! »

Un cri terrible retentit dans la vaste salle ; c’était le dernier cri du malheureux qu’on flagellait : il s’avoua vaincu et s’évanouit. Au même moment le baril d’eau-de-vie embrasé jeta une dernière et aveuglante clarté ; la flamme s’éteignit. À la lueur rougeâtre des torches qui continuaient à brûler, le capitaine ne vit plus que des ombres indécises, semblables à celles d’autant de démons qu’il y avait d’assistants. Au milieu d’une atmosphère chauffée par l’alcool, et parmi ces ombres, il entrevit celle du féroce capitaine qui s’avançait de son côté, comme un jaguar qui lèche ses lèvres sanglantes, et une voix rauque se fit entendre.

« Qu’on amène l’espion, dit-elle, en attendant que l’autre se ranime.

— Le voici, companero, répondit Bocardo ; et ils s’avancèrent l’un vers l’autre en s’appelant par leur nom.

— Allons, mon bon ami, c’est à votre tour. Tout naturellement le fouet vous fera confesser que vous êtes un espion du vice-roi ; ensuite de quoi, tout naturellement encore, on vous débarrassera de votre tête. Je vous conseille, donc d’avouer tout d’abord. »

Pendant que Bocardo tenait cet effrayant langage, Arroyo, la figure enflammée par l’horrible plaisir qu’il venait de se donner, considérait Lantejas avec des yeux étincelants.

« Avouez tout de suite, lui dit-il, et que cela finisse ; je suis fatigué.

— Seigneur Arroyo, s’écria don Cornelio, je suis capitaine et envoyé par Morelos pour vous transmettre… »

Le capitaine n’osait exécuter la partie de sa mission relative aux avertissements sévères qu’il était chargé de porter à ces deux chefs sanguinaires.

« Les preuves ? dit Arroyo.

— On m’a volé mes papiers.

— Tant pis pour vous. Holà ! femme, continua la chef, viens ici ; ce sera toi qui seras chargée de faire avouer par le fouet à cet espion les coupables desseins qui l’amènent parmi nous.

— Tout à l’heure, répondit la virago que don Cornelio avait aperçue en entrant, et qui était la femme d’Arroyo ; le coyote se ranime et confesse.

— Qu’on l’amène ici, » reprit le guerillero.

On s’empressa d’exécuter cet ordre, et l’on détacha le patient, qu’on fut obligé d’apporter ; car il ne pouvait se soutenir. C’était un jeune homme de trente ans environ, dont une cruelle douleur défigurait le noble visage.

« Où sont tes trésors ? demanda la virago.

— Où est ta femme ? s’écria le mari.

À cette question, sa hideuse compagne lui lança un regard de haine auquel il répondit :

« La femme me vaudra de son père une riche rançon, et c’est pour cela que je la veux. »

Le jeune Espagnol indiqua d’une voix à peine articulée une chambre retirée de l’hacienda. Cette chambre avait échappé aux recherches des porteurs de torches qui exploraient la terrasse et les corridors. On cessa de s’occuper du capitaine pour courir à la chambre indiquée, et, quelques instants après, Bocardo fut de retour. Il annonça la trouvaille d’un baril de piastres ; mais la femme avait disparu.

À cette nouvelle, un éclair de joie profonde, quoique contenue, se laissa voir sur la figure crispée du pauvre jeune homme, à qui ses trésors semblaient peu importer, pourvu que sa femme échappât aux outrages des bandits. L’émotion qu’il venait d’éprouver le fit évanouir de nouveau. Quant à don Cornelio, il se rappela le blanc fantôme qu’il avait vu fuir à travers les arbres, et il ne douta pas que ce fût la proie qu’on cherchait en vain. Cependant, depuis quelques instants, il se sentait tout autre. Les vapeurs violentes de l’alcool qui remplissaient la salle, l’odeur âcre des torches de résine lui montaient-elles au cerveau, lui qui de sa vie n’avait jamais goûté de liqueurs fortes ? nous ne savons ; mais il se sentait animé d’une étincelle de ce feu que lui communiquaient les yeux de flammes de Galeana, quand il combattait à côté de lui sous l’égide de sa terrible lance.

« Seigneur Arroyo ! s’écria don Cornelio d’une voix dont le timbre l’étonna lui-même, et vous qui vous faites appeler le colonel des colonels, vous respecterez l’envoyé de Morelos, qui est chargé de vous dire que, si vous continuez à déshonorer par d’inutiles cruautés la cause sainte pour laquelle nous combattons en chrétiens sans peur et non en brigands, il vous fera couper en quatre quartiers qui seront exposés aux quatre points cardinaux. »

À cette terrible et insultante menace, les yeux d’Arroyo brillèrent de colère et de rage. Quant à Bocardo, il se troubla et pâlit au nom de Morelos, et le capitaine, effrayé de sa propre audace, mais voulant en profiter avant qu’elle ne s’évanouît, continua :

« Qu’on fasse venir ici le nègre et l’Indien, prisonniers comme moi, et, s’ils ne reconnaissent pas que je suis don Cornelio Lantejas, je consens… »

Arroyo bondit vers le capitaine, et d’une voix sourde :

« Malheur à vous si votre langue a menti ! lui dit-il ; je l’arracherai pour en souffleter les joues d’un imposteur. »

Le capitaine se trouvait lancé à des hauteurs inconnues, et il ne répondit à cette horrible menace que par un superbe sourire.

Une minute après, Clara faisait son entrée dans la salle.

« Qui est cet homme, chien de noir ? gronda le féroce Arroyo.

Le nègre sourit de l’intelligence qu’il allait déployer, et montra ses dents blanches sur sa face noire d’un air satisfait.

« C’est le seigneur don Lucas Alacuesta, parbleu ! » répondit-il.

Arroyo laissa échapper un rugissement de joie, lorsque Clara, pour cette fois trop ponctuel à suivre les ordres du capitaine, eut jeté le nom par lequel il avait remplacé le nom toujours fatal de Lantejas.

« J’en porte encore un autre, reprit-il sans rien perdre de la fierté de sa contenance.

— Don Cornelio Lantejas ajouta Clara.

— Les preuves ! les preuves ! s’écria le guerillero en se promenant comme fait le tigre dans sa cage à l’aspect des spectateurs qu’il ne peut dévorer ; je les veux tout de suite. »

Un violent tumulte se fit entendre derrière la porte, et, parmi des cris confus, retentissait la voix tonnante de Costal ; un homme fut ouvrir, et l’Indien zapotèque s’élança au milieu de la salle un couteau ensanglanté à la main, tandis qu’il portait, roulé au bras gauche comme une espèce de bouclier, un vêtement dont on ne pouvait distinguer la forme. Costal se retourna pour faire face à ses agresseurs ; mais ceux-ci se tinrent immobiles devant leur chef, et l’un d’eux s’écria que cet Indien venait de poignarder un des leurs.

« Je l’ai fait pour reprendre mon bien, répondit Costal, ou pour mieux dire celui du capitaine Lantejas, et le voici. »

En disant ces mots, le Zapotèque déroulait de son bras le dolman dont la perte anéantissait les assertions de don Cornelio, qui reçut, avec une joie que l’on concevra sans peine, cette faveur inespérée du sort.

« Voici mes preuves ! » s’écria-t-il, et il s’empressa de retirer ses dépêches par une large ouverture que le poignard de Costal avait faite dans la dolman avant d’arriver au corps du Gaspacho. Le poignard les avait traversées d’outre en outre, et elles étaient tout fraîchement mouillées du sang du ravisseur ; mais elles portaient avec elles trop de preuves de l’identité du capitaine et de la vérité de ses assertions pour qu’on pût les méconnaître.

Les noms de Galeana et de Morelos furent pour lui, au milieu de ce repaire de bandits, comme le souffle de Dieu pour Daniel dans la fosse aux lions.

Les deux féroces guérilleros s’inclinèrent devant ces noms craints et respectés.

« Allez-vous-en, dit Arroyo ; mais, croyez-moi, ne vous vantez jamais devant personne de m’avoir tenu l’arrogant langage que votre bouche a proféré. Quant au seigneur Morelos, dites-lui que chacun combat suivant sa nature, et que, malgré ses menaces, je ne saurais changer la mienne.

— Vous ne pourrez rien faire de ce dolman, ajouta Bocardo, et moi je trouverai moyen de le faire raccommoder. »

Arroyo lança un regard de mépris à son associé, et après ces adieux, qui révélaient le caractère des deux bandits, le premier donna l’ordre de rendre aux trois prisonniers les armes et les chevaux qu’on leur avait pris, puis il ajouta :

« Que six cavaliers se mettent en selle pour ramener la fugitive ; qu’on bride mon cheval, car j’irai avec eux, et vous aussi, Bocardo, vous nous accompagnerez. »

Bocardo ne répliqua rien ; mais il n’en fut pas de même de la femme d’Arroyo.

« Qu’avez-vous affaire de cette coureuse ? dit-elle d’un ton aigre ; n’avez-vous pas le baril de piastres ?

— Je vous ai dit que je la voulais, reprit-il l’œil enflammé de colère et de désir, afin de tirer une rançon de son père ; vous resterez ici pour veiller au trésor. J’irai, ajouta-t-il avec un blasphème, et vous le trouverez bon, sinon… »

Le bandit tira son poignard avec un geste si menaçant, que la femme n’osa plus s’opposer aux volontés de son mari.

Pendant ce temps, don Cornelio et ses deux compagnons s’empressaient de quitter l’hacienda pour gagner le lac d’Ostuta ; car il était dix heures du soir, et la lune devait se lever à minuit.

Quant au malheureux don Fernando, personne ne pensait à lui prodiguer les soins que son horrible état réclamait.

Toutefois, avant d’accompagner don Cornelio, au lac mystérieux et à la montagne enchantée, nous devons revenir vers Gaspar, le messager de Gertrudis, le Zapote son compère et le colonel Tres-Villas, que nous avons laissé dans les fourrés de bambous du fleuve.


  1. Dieu soit loué.