Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/VII

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 375-389).

CHAPITRE VII

LE RÉVÉREND CAPITAINE.


C’était une singulière époque que celle de la guerre de l’indépendance mexicaine, où, de part et d’autre, on combattait au nom de la religion menacée, sans qu’il y eût cependant de dissidence religieuse d’aucun côté ; où chaque parti reconnaissait la Vierge comme généralissime, et où des prêtres se faisaient généraux de division sous ses ordres.

Dans plusieurs villes on avait déjà formé, soit en faveur de l’insurrection, soit contre elle, des régiments de moines de toutes couleurs, et à Oajaca l’évêque Bergosa ne manqua pas de suivre cet exemple. Pour suppléer au petit nombre de troupes qui gardaient la capitale de la province, il avait levé un corps de milice ecclésiastique composé d’abord exclusivement de prêtres ; mais le gouverneur Bonavia, celui qu’on a vu échouer au siége de Huajapam, accordant peu de confiance à cette milice de soutane, avait obtenu de l’évêque la permission de la renforcer de quelques bataillons d’ouvriers militairement organisés, à la condition toutefois que les officiers seraient choisis parmi les moines et les curés.

C’était un détachement de cette milice que Bonavia envoyait ce soir-là au lieutenant Veraegui. La troupe était rangée dans la cour au moment où don Rafael y pénétra, escorté de son lieutenant, de ses alferez et des soldats portant des torches à la main.

Le colonel, quoique excellent catholique, mais militaire avant tout, partageait le dédain du général Bonavia pour ces prêtres soldats, et il eut besoin de faire un effort sur lui-même pour accueillir convenablement le chef du bataillon provincial qui s’avançait à sa rencontre.

C’était un dominicain grand et maigre, au froc mi-parti de noir et de blanc, surmonté de deux épaulettes à graine d’épinards et sanglé d’un ceinturon qui soutenait son sabre et deux pistolets.

Ce qui frappa le plus désagréablement le colonel, accoutumé déjà à ces bizarreries, fut un singulier ornement servant de cocarde au vaste sombrero noir du dominicain.

« Quelle diable de cocarde portez-vous là, révérend capitaine ? lui demanda don Rafael un peu brusquement, lorsque le moine lui eut été présenté.

— Ceci ? reprit fray Tomas de la Cruz (c’était le nom du dominicain) en ôtant son chapeau pour mieux faire voir à la lueur des torches les ornements dont son feutre était rehaussé ; ce sont tout simplement les oreilles d’un coquin d’Indien à qui j’ai daigné faire la chasse le long de la route.

— Et c’est ainsi que vous croyez convertir ces malheureux à votre parti ?

— Celui-ci du moins, reprit le moine avec un agréable sourire, aura prêté ses oreilles à la bonne cause. »

Un éclair de colère méprisante brilla dans les yeux de Rafael, mais il en contint l’explosion et se contenta de dire d’un ton sévère au dominicain :

« Vous êtes prêt à marcher, sans doute ?

— Tels sont les ordres du gouverneur, reprit le moine d’un ton gourmé.

— Tels sont les miens, révérend capitaine, et je vous prie de vous souvenir qu’ici c’est aux miens seuls que vous devez obéir, » répliqua le colonel.

— Le dominicain, sentant qu’il n’était pas le plus fort, s’inclina sans répondre.

« Nous allions précisément nous mettre en marche à la poursuite des bandits d’Arroyo, dit le Catalan.

— Et vous savez où ils sont ?

— La trace d’Arroyo est toujours facile à trouver.

— Je le sais, moi, reprit le colonel ; ce brave serviteur, qui tient la bride de mon cheval, venait implorer votre aide pour venger ses maîtres odieusement traités par les brigands que nous allons surprendre à l’hacienda de San Carlos. Lieutenant Veraegui, munissez-vous d’autant de cordes qu’on en pourra trouver ; qu’on démonte de ses affûts une des pièces de canon et qu’on la charge à dos de mulet ; nous en aurons besoin pour enfoncer la porte.

— Et que ferons-nous des cordes ? dit le lieutenant avec un sourire d’intelligence.

— Nous pendrons ces brigands jusqu’au dernier, mon cher Veraegui.

— Par les pieds cette fois ; car vraiment, quand je pense à mon absurde indulgence…

— Vous en avez donc épargné quelques-uns ? interrompit le colonel.

— J’ai été trop bon envers quatre d’entre eux que j’ai pris hier ; je les ai pendus par le cou, et, à ce propos, mon colonel, il y a ici deux drôles qui disent avoir à vous parler.

— Je les écouterai plus tard, à mon retour, répondit don Rafael, bien loin de soupçonner qu’il refusât d’entendre celui qui lui apportait le bonheur ; je n’ai que trop perdu de temps quand les malheureux propriétaires de l’hacienda de San Carlos comptent les minutes avec angoisse. Je ne changerai même pas de costume ; qu’on mette à mon cheval la première selle venue, et en route !

— Sonnez le boute-selle ! » s’écria le lieutenant.

Les clairons retentirent de nouveau dans l’hacienda, et, pendant qu’on exécutait les ordres du colonel, celui-ci s’éloigna en prétextant qu’il voulait être seul un instant, et, gagnant le jardin, il se dirigea vers l’endroit où, deux ans plus tôt, il avait déposé le corps de son père.

L’âme encore agitée des révélations du serviteur de don Fernando, le colonel avait besoin d’un instant de prière et de recueillement, La mort de son père avait été pour lui un malheur doublement fatal ; avec le temps, la première amertume de sa douleur s’était apaisée ; mais ni les mois ni l’ardente activité de sa vie n’étaient parvenus à éteindre l’amour sans espoir qu’il portait partout avec lui. Gertrudis partageait encore cet amour, elle en mourait, lui avait-on dit, et, dans la joie douloureuse qu’il en ressentait, il allait oublier que son père n’était pas encore vengé, comme il l’avait juré ; l’un de ses meurtriers ne se trouvait séparé de lui que par une faible distance, et cependant il n’éprouvait qu’un désir insensé, irrésistible, celui de courir d’abord sur la route de Oajaca et de joindre Gertrudis pour lui dire que lui non plus ne pouvait vivre sans elle.

Voilà pourquoi don Rafael allait chercher sur la tombe de son père la force nécessaire pour ne pas trahir le serment qu’il avait prononcé sur sa tête.

Laissons-le un instant à l’accomplissement de ce pieux devoir.

Gaspar et son compère Juan el Zapote avaient été jetés sans cérémonie dans une chambre au fond de l’hacienda, enfermés à clef, et une sentinelle, le fusil à la main, se promenait devant leur porte pour les garder.

Il est probable que, malgré le dénoûment si triste et surtout si imprévu de leurs espérances, leur mélancolie se fût évanouie, s’ils avaient pu mutuellement se contempler et voir l’étonnement candide empreint sur chacune de leurs figures ; mais l’obscurité profonde dans laquelle ils se trouvaient plongés leur ôtait cette dernière consolation.

Aussi tous deux gardèrent-ils longtemps un sombre silence ; plus philosophe que son compère, ce fut le Zapote qui le rompit le premier.

« Compadre du diable ! s’écria-t-il à la fin, es-tu convaincu maintenant qu’il en cuit autant de trop parler que de trop se gratter ?

— Est-ce ma faute, à moi, répondit Gaspar exaspéré, si ta physionomie… militaire, comme tu l’appelles, a produit son effet habituel ? Je t’avais bien dit de tâcher de la laisser à la porte de l’hacienda.

— Ne pouvais-tu éviter de te lancer dans des histoires sans fin, qui ont donné l’éveil à ce damné Catalan ?

— Ta figure y est bien pour quelque chose, de par tous les diables !

— J’ai l’air militaire, je ne le dissimule pas, et ta sottise a fait le reste. Tu as vu le colonel et tu l’as reconnu sans le connaître. Qu’avais-tu besoin de ce fatras ? ne pouvais-tu conter autrement la chose et dire tout simplement que le colonel courait le plus grand danger, que nous avions tué je ne sais combien d’hommes pour l’y soustraire, et qu’enfin il nous envoyait chercher du secours au plus vite ? On nous aurait fêtés, régalés, et ta niaiserie est cause que nous sommes à jeun depuis vingt-quatre heures, enfermés sans lumière, et que, si le colonel est mort, je perds non-seulement la récompense de ma vertu, mais j’ai encore la corde en perspective.

— Et moi donc ?

— Toi ! cela ne me regarde pas, et je ne sais qui me retient de te donner autant de gourmades que tu as dit de paroles de trop.

— Je persiste à dire que ta physionomie… »

Le son du clairon, qui annonçait l’arrivée du corps de milice provinciale commandé par le révérend fray Tomas de la Cruz, interrompit Gaspar et vint faire une heureuse diversion au courroux du Zapote, sans quoi il est probable que, pour adoucir leur position, les deux compères se fussent gourmés à outrance.

— Qu’est ceci, mon ami ? cria Juan par le trou de la serrure à la sentinelle, dont il entendait les pas mesurés dans le corridor.

— C’est l’arrivée d’un bataillon de milice, répondit le soldat.

— Ah ! j’espérais que c’était celle du colonel. Vous savez que, s’il arrive, on nous relâche tout de suite.

— Je le sais. »

Les deux associés gardaient depuis longtemps le silence, l’interrompant toutefois de temps en temps par des reproches, lorsque les clairons retentirent de nouveau avec plus de force.

Le Zapote retourna à la serrure.

« Ah ! maintenant c’est notre bien-aimé colonel, j’en suis sûr, mon cœur me le dit, cria-t-il d’une voix pleine de tendresse ; n’est-ce pas, mon brave ?

— Je n’en sais rien, reprit la sentinelle ; mais vous commencez à m’importuner furieusement. Si c’est lui, je vous le dirai. »

Le mouvement qui s’opérait dans l’hacienda gagna bientôt le corridor, et le Zapote entendit le factionnaire échanger quelques mots avec ses camarades tout en continuant à se promener.

« Mon cœur m’a bien dit, n’est-ce pas ? souffla de nouveau le Zapote par le trou de la serrure.

— C’est le colonel, répondit le gardien.

— Ah ! mon cœur ne me trompe jamais. Gaspar, entends-tu ? c’est le brave colonel. Nous allons être délivrés, comblés de caresses et de quadruples. Ah ! cher compadre, que la vertu est une belle chose ! c’est mon axiome. »

Pendant quelques instants, le Zapote se livra aux élans d’une joie folle ; puis cette joie se calma et devint plus grave ; puis il s’impatienta ; l’incertitude succéda à l’impatience et fut remplacée à son tour par le doute et le découragement, car le temps s’écoulait et personne ne venait les délivrer.

« Eh ! l’ami, puisque c’est le colonel, ouvrez-nous donc, dit le Zapote d’une voix suppliante.

— Patience ! répondit le factionnaire ; je n’ai pas d’ordre. »

Mais, loin de prendre patience, le mélancolique Zapote la perdait complétement, et il remplit l’air de ses gémissements à tel point que la sentinelle, essayant vainement de le consoler, finit par lui promettre, de guerre lasse, que si, comme il paraissait probable, le colonel s’éloignait sans le voir, puisque après tout il était sain et sauf, il prendrait sur lui de leur donner la clef des champs.

« Et la fortune, » reprit le Zapote consolé.

Le moment n’était pas éloigné où, d’après la promesse du soldat, les deux aventuriers allaient être libres ; car tout était prêt pour le départ de la troupe, le colonel à sa tête.

Une mule portait l’affût démonté de l’une des petites pièces de campagne, dont le canon était attaché en travers sur le bât d’une seconde bête de somme. Quarante hommes choisis parmi les plus braves des soldats del Valle, formaient, avec les soixante, du bataillon provincial, une troupe de cent combattants, dont la moitié environ se composait d’infanterie.

Toutefois, pour rattraper le temps perdu, chaque cavalier portait un fantassin en croupe.

Au signal donné, les deux battants de la porte crièrent sur leurs gonds, et l’on se mit en marche au grand trot et en silence.

Une dizaine d’éclaireurs précédaient le gros des cavaliers ; puis à leur tête, s’avançaient le colonel et le lieutenant Veraegui, et, chemin faisant, le Catalan rendait brièvement compte à son commandant de ce qui s’était passé pendant son absence. Absorbé dans ses pensées, don Rafael ne lui prêtait qu’une attention distraite, et, quand le lieutenant eut fini, il écouta à son tour les ordres du colonel.

Ce fut ainsi qu’on parvint jusqu’au gué de l’Ostuta, qui fut franchi rapidement. Quelques pas au delà du fleuve, on fit halte pour donner à l’arrière-garde le temps de rejoindre la tête de la colonne.

De ce moment, la marche fut reprise avec plus de précaution, et don Rafael donna l’ordre qu’on lui amenât le domestique de don Fernando. Quand le cavalier qui le portait en croupe se fut approché du colonel :

« Vous qui connaissez les lieux mieux que personne, dit don Rafael, pouvez-vous nous mener par quelque chemin détourné, et, s’il en existe un, est-il praticable au canon que nous apportons ? vous sentez que c’est important. »

Le domestique assura qu’il se faisait fort de conduire, par une route de traverse, toute la troupe jusque près de l’hacienda, sans qu’on pût soupçonner son approche ; mais que la pièce d’artillerie ne pouvait y rouler facilement sur son affût.

« Prenez donc les devants avec les éclaireurs, continua le colonel ; autant que possible, il faut tâcher de surprendre les bandits ; nous monterons le canon quand vous nous le direz.

Le domestique obéit et se mit en tête ; le chemin qu’il fit suivre tournait la base des hauteurs au sommet desquelles, peu d’heures auparavant, le capitaine Lantejas avait aperçu l’hacienda et les flammes qui brillaient derrière les vitres.

Le silence était profond, et aucun indice ne signala que l’approche de la troupe fût entendue, lorsque le guide quitta son poste à l’avant-garde pour revenir vers don Rafael.

« Ici, dit-il, il n’y a plus d’obstacle pour le canon. »

On fit halte, et la pièce fut replacée sur son affût ; après quoi la marche silencieuse fut reprise, mais en trois détachements différents ; car on était dans la plaine au milieu de laquelle s’élevait l’hacienda de San Carlos. Le colonel se réserva le commandement du premier, qui devait se diriger en droite ligne vers la porte d’entrée ; Veraegui et fray Tomas de la Cruz prirent les deux autres pour entourer l’hacienda de droite et de gauche.

Chacun de ces deux derniers détachements était muni de grenades pour les jeter au besoin par-dessus les murs ou dans chacun des endroits de l’hacienda où les bandits pourraient essayer de se retrancher quand le canon aurait enfoncé la porte d’entrée.

La pièce de campagne, par conséquent, accompagnait le détachement du colonel, qui s’était gardé, dans sa haine mortelle pour Arroyo, le poste d’attaque et l’honneur d’entrer le premier les armes à la main.

Ces dispositions, dans lesquelles les trois détachements s’avançaient d’un pas égal, échappèrent aux sentinelles postées sur la terrasse de l’hacienda pendant tout le temps que l’obscurité, l’éloignement et les arbres de la plaine leur dissimulaient l’approche de l’ennemi ; mais bientôt les royalistes entendirent les cris d’alarme qui appelaient la garnison à la défense commune.

Ils dédaignèrent d’y répondre, et, tandis que les sentinelles déchargeaient leurs armes contre eux, ils continuèrent d’avancer rapidement, jusqu’au moment où le détachement commandé par don Rafael s’ouvrit tout à coup en démasquant la pièce de canon, dont un boulet jeta bas un des battants de la porte d’entrée.

En même temps, les grenades allumées brillèrent dans les ténèbres et tombèrent dans la cour, où les insurgés se formaient confusément en rang.

Quelques-unes des grenades purent être éteintes ; mais la plupart éclatèrent avec fracas entre les jambes des chevaux, qui, saisis de terreur, échappèrent à leurs cavaliers en les foulant aux pieds, et redoublèrent le désordre au milieu duquel les cris des blessés et les imprécations de fureur des bandits se mêlaient aux détonations répétées de nouveaux projectiles qui pleuvaient par-dessus les murs.

Une explosion plus terrible précéda un second boulet de canon, qui pénétra par l’ouverture de la porte et traça dans les rangs pressés des insurgés une épouvantable trouée.

« Encore ! encore ! cria la voix de don Rafael ; qu’on jette bas le second vantail de la porte ! »

Deux cavaliers se détachèrent de ses côtés et furent porter l’ordre à fray Tomas et au lieutenant Veraegui de s’étendre sur le devant de l’hacienda en demi-cercle, dont chaque extrémité devait le rejoindre. Telle fut la rapidité avec laquelle les artilleurs rechargèrent leur pièce, que les deux cavaliers avaient à peine eu le temps de s’éloigner, qu’une troisième explosion gronda, et que le dernier battant de la porte tombait arraché de ses gonds.

De nouvelles grenades éclataient en cet instant au milieu de la cour, où les insurgés, privés de leurs deux chefs, ne savaient à quel parti se résoudre.

On se souvient qu’en effet Arroyo, accompagné de Bocardo, devait monter à cheval pour se mettre, à la poursuite de la jeune maîtresse de l’hacienda de San Carlos, ce qui avait été exécuté.

Sans ordres précis qui les dirigeassent, les insurgés hésitaient sur le choix des moyens de défense. Les chefs subalternes, troublés de la responsabilité dont ils étaient chargés, donnèrent des commandements contradictoires. Les uns, ce fut le plus grand nombre, cédant à une terreur invincible, ignorant à combien d’ennemis ils avaient affaire, et pour échapper aux grenades et aux boulets, se réfugièrent dans les étages supérieurs.

Les plus braves, résolus à vendre chèrement leur vie et à se frayer un passage pour aller rejoindre leurs chefs, s’élancèrent par-dessus les débris de la porte. Mais devant eux s’ouvrit un demi-cercle de baïonnettes, de lances et de carabines, qui se resserra pour les écraser.

« Où est ce chien d’Arroyo ? » s’écriait le colonel en chargeant, l’épée haute, les insurgés qui cherchaient vainement à entamer le cercle qui les étreignait ; et, sans attendre la réponse, il fendait le crâne à l’un ou jetait l’autre sans vie à ses pieds d’un coup de pointe de sa longue épée de dragon. « Pas un de ces bandits ne répondra ! poursuivait le colonel en continuant sa terrible besogne ; ni prisonniers ni merci, mes braves ! Tue ! tue !

— Je ne pendrai que par les pieds ceux qui se rendront, » dit le Catalan à haute voix.

En dépit de cette miséricordieuse perspective, aucun des insurgés ne se rendait, et bientôt il n’y eut plus devant la porte et dans la cour de l’hacienda qu’un monceau de cadavres insensibles à la clémence de Veraegui.

Cependant ni Arroyo ni Bocardo ne se trouvaient parmi les morts, que les vainqueurs visitaient consciencieusement.

« Mais où est donc le révérend capitaine fray Tomas de la Cruz ? demanda le vieux lieutenant en s’approchant du colonel, qui surveillait lui-même ces recherches faites par ses ordres parmi tous les morts entassés ou disséminés dans la cour.

— Avec votre permission, je crois que le voici, mon colonel, » dit un des soldats en approchant sa torche d’un corps enveloppé d’une longue robe noire et blanche.

C’était en effet le malheureux dominicain ; dont, par un juste retour des choses d’ici-bas, une balle de mousquet avait enlevé l’oreille ; ce dont il ne fût pas mort sans doute, si une partie du crâne ne l’eût suivie.

« Que Dieu ait son âme ! dit le lieutenant catalan, quoique, pour lui emprunter une de ses dernières facéties, il soit mort en prêtant l’oreille à la mauvaise cause. »

Après avoir fait en peu de mots l’oraison funèbre du dominicain, Veraegui jeta un coup d’œil mélancolique sur les cadavres étendus devant lui, et parmi lesquels il était constant que ne se trouvaient ni Arroyo ni son associé.

Les royalistes pensèrent donc que les deux chefs s’étaient réfugiés dans les bâtiments de l’hacienda, où il devenait plus dangereux de les poursuivre.

« Allons ! s’écria don Rafael en secouant par le bras le Catalan toujours absorbé dans sa contemplation, il faut en finir avec tous ces brigands, et surtout avec leurs chefs ; ce n’est pas le moment de s’apitoyer.

— Hélas ! reprit Veraegui avec un soupir de regret, je pense que notre provision de cordes neuves ne nous servira de rien : car ceux-ci sont bien morts, et, quant aux autres, il va nous falloir les brûler dans leur repaire ; c’est affligeant.

— N’en faites rien, seigneur colonel, dit le domestique de don Fernando d’un ton suppliant ; mon pauvre maître n’est-il pas au pouvoir de ces bandits, et, s’il est vivant encore, faut-il qu’il soit brûlé comme eux. Tous ses gens, en outre, ne sont-ils pas prisonniers comme lui ?

— Au fait, répondit don Rafael ému de pitié, nous ne pouvons songer à envelopper dans un sort commun les victimes et les bourreaux, ni à faire grâce à ces misérables ; forcer ces vipères dans leur nid, c’est nous exposer à perdre bien du monde.

— C’est embarrassant, en effet, dit le lieutenant ; je ne vois qu’un moyen pour obtenir d’eux qu’ils nous rendent leurs prisonniers, c’est de leur proposer l’amnistie ; je veux dire par là leur offrir de les pendre de la manière la plus vulgaire. Eh ! mon Dieu oui, de les pendre par la tête : les coquins y gagneront encore.

— Il est douteux toutefois que votre offre les séduise, mon cher lieutenant, reprit don Rafael.

— Cependant…

— Si j’osais donner un avis, interrompit le domestique, je proposerais un moyen terme qu’ils accepteraient peut-être.

— Parlez, mon ami, dit le colonel.

— Voyons donc votre moyen terme, qui vaut mieux que le marché que je propose, ajouta Veraegui d’un ton de susceptibilité dédaigneuse.

— La femme d’Arroyo est parmi ces misérables, reprit le fidèle serviteur de don Fernando, et, quoiqu’elle ne vaille guère mieux que le plus coquin d’entre eux, c’est une femme, après tout. On pourrait lui offrir sa grâce en cette qualité, si elle consent à nous amener mon pauvre maître.

— C’est un pauvre moyen qui ne vaut pas le mien, s’écria le Catalan ; et, pour chacun de vos compagnons, faudra-t-il amnistier un bandit ? »

Le moyen terme proposé était inacceptable en réalité ; car les gens de don Fernando, prisonniers comme lui, étaient assez nombreux pour que ce qui restait de la bande, que le gouverneur avait donné ordre d’anéantir, se trouvât ainsi épargné presque en totalité. Le domestique ne put rien répondre à cette objection.

Pour concilier l’humanité avec son devoir et son serment de vengeance contre Arroyo avec son désir d’épargner le sang de ses soldats, un seul parti se présentait à l’imagination de don Rafael ; c’était de prendre les assiégés par la famine. Il était évident que les insurgés, hermétiquement bloqués dans l’hacienda, devraient ou se résoudre à faire une sortie désespérée ou renvoyer les bouches inutiles. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y avait des chances pour que don Fernando et les siens sortissent sains et saufs des mains des assiégés.

Jusqu’au lever du soleil, il n’y avait nul inconvénient à adopter ce parti, et don Rafael donna ses ordres de blocus en conséquence. Quand toutes les mesures furent prises pour que nul ne pût s’échapper pendant l’obscurité, il se souvint que la sœur de Gertrudis errait sans doute dans les environs, sans guide et sans protecteur, et il résolut de se mettre lui-même à sa recherche avec une demi-douzaine de ses cavaliers les mieux montés.

Le lieutenant catalan resta chargé du commandement.

Il y avait à peine une demi-heure que le colonel s’était éloigné, quand les sentinelles royalistes signalèrent deux hommes qui accouraient à perdre haleine.

« Que voulez-vous ? leur demanda le lieutenant, devant lequel on les conduisit. Eh ! mais ce sont mes deux drôles de cette nuit, ajouta-t-il en les reconnaissant. Qui donc les a mis en liberté ?

— Notre gardien, répondit Juan el Zapote, qui, touché de notre profond dévouement pour le colonel Tres-Villas, nous a permis de le rejoindre, car nous allons pouvoir lui parler à la fin. »

En disant ces mots, le Zapote, peut-être pour dissimuler sa physionomie militaire, peut-être aussi parce qu’il était en nage, s’essuyait continuellement la figure avec son mouchoir.

« Le colonel est parti, dit Veraegui.

— Parti ! Caramba ! c’est donc un sort ! s’écria le Zapote stupéfait ; et où est-il ?

— À une demi-lieue d’ici à peu près et dans cette direction. »

Le lieutenant, après leur avoir montré du doigt le côté de la campagne plongé dans de profondes ténèbres vers lequel don Rafael s’était dirigé, tourna le dos aux deux messagers désappointés. Ceux-ci, trop heureux d’échapper au redoutable Catalan, n’eurent pas besoin de se consulter longtemps pour reprendre à toutes jambes leur poursuite après le colonel, qu’un hasard obstiné semblait toujours dérober à leur tendresse.