Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/VIII

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 389-401).

CHAPITRE VIII

LA COLLINE ENCHANTÉE.


Nous touchons au dénoûment de ce drame, et le moment est venu de tirer le rideau de devant le dernier tableau que nous ferons passer sous les yeux du lecteur.

Les constellations marquent environ dix heures, et un ciel étoilé couvre une vaste étendue de terrain, tour à tour boisé, découvert et fangeux, ou sillonné de mornes pelés semblables à des dunes ; un lac, ou plutôt un étang immense, en occupe à peu près le centre : c’est le lac d’Ostuta.

La lagune a cette apparence morne et désolée que, au dire des voyageurs, présente la mer Morte, depuis que la colère de Dieu l’a maudite.

Ses eaux, épaisses et noires, ne réfléchissent aucune étoile ; elles battent tristement, sous le souffle du vent qui semble se plaindre, une plage marécageuse couverte de roseaux aux liges grêles et aux panaches flétris.

Au nord, des collines prolongées à perte de vue ; au sud, un bois touffu marquant de deux côtés l’enceinte de l’étang ; à l’est, la plaine qui se déroule et sous laquelle filtrent les eaux dont le lac s’alimente ; et enfin, à l’ouest, un épais rideau de cèdres au feuillage sombre, cachant leurs cimes dans l’épaisseur de la brume.

Au milieu de ce lac s’élève une colline dont la masse, d’un noir verdâtre, ressemble plutôt à un écueil immense qu’à une île.

D’épaisses vapeurs, qui se dégagent de l’eau et que la fraîcheur de la nuit condense, forment un voile de nuages autour de son sommet. Aux innombrables fissures qui sillonnent ses flancs, on dirait que ce n’est qu’un amas confus de décombres et de débris de lave, vomi jadis par quelque volcan. Pendant la nuit, les rayons de la lune, frappant obliquement les couches superposées dont se compose cette colline, leur donnent une vague ressemblance avec les écailles qui couvrent la hideuse carapace de l’alligator. En même temps, sur la rive déserte, on entend le monstrueux reptile se vautrer dans le limon fangeux du lac, et les roseaux craquer sous le poids de son corps.

L’aspect lugubre du lac, le ton terne et livide du paysage qui l’entoure presque de tous côtés, le silence éternel qui règne à l’entour, tout dans ces lieux inspire un sentiment pénible et justifie amplement le choix qu’en avaient fait les anciens sacrificateurs indiens pour y fixer la demeure de leurs dieux sanguinaires ; et telle est la puissance de la tradition, que de nos jours le lac d’Ostuta et le Monapostiac[1] conservent encore leur ancien prestige et sont pour la population ignorante de la contrée un objet de crainte vague et superstitieuse.

Sûr de trouver dans cette solitude une retraite à l’abri de tout danger, le domestique de don Mariano, qui lui servait de guide, y avait fait faire halte pendant la nuit, et les voyageurs s’étaient arrêtés sur la lisière du bois qui borde le lac au sud.

Pour écarter de l’esprit de sa jeune fille les idées sombres qui l’accablaient l’hacendero voulut qu’elle fût placée dans l’endroit le plus riant de la forêt. Il se chargea lui-même d’en faire choix, et ce fut avec une sollicitude que n’aurait pu dépasser celle de don Rafael lui-même.

Au milieu d’un groupe épais d’arbres de toute espèce était une étroite clairière, boudoir délicieux formé par la main de la nature ; une mousse odorante, et flexible en était le tapis ; mille et mille lianes, qui serpentaient jusqu’à la cime des plus hauts palmiers et dont les feuilles et les fleurs s’enroulaient sur elles-mêmes en gracieux contours, en formaient les tentures. Un magnifique plafond se déployait somptueusement au-dessus : c’était un pan du ciel parsemé d’innombrables étoiles, qui se montrait à travers le vide de la clairière.

C’est là qu’avait été déposée Gertrudis, et, au moment où nous la retrouvons, elle dormait d’un court et léger sommeil sous la toile de sa litière, dont les rideaux entr’ouverts laissaient voir son pâle et doux visage sur les dentelles de ses oreillers.

La nature avait déjà presque réparé l’outrage volontaire fait à sa chevelure, mais la vie semblait s’être épuisée dans son sein. Gertrudis, dans son sommeil, était l’image d’une des blanches fleurs de la Passion qui s’épanouissaient autour d’elle ; mais ce n’était que l’image de la fleur arrachée à la tige où naguère elle puisait sa vie et sa fraîcheur.

Don Mariano jetait sur elle des regards pleins de tendresse et faisait de vains efforts pour repousser cette ressemblance qui lui déchirait l’âme ; car il ne pouvait se dissimuler que la fleur, dès qu’elle est cueillie, est irrévocablement destinée à mourir.

À quelque distance du père et de la fille, plus près du lac, trois des domestiques de don Mariano, assis et faisant le guet, essayaient en causant de tromper la longueur d’une nuit sans sommeil.

Le quatrième domestique s’était éloigné pour chercher le gué qu’il avait promis de trouver ; ses compagnons attendaient son retour.

À travers les derniers arbres de la lisière du bois, la colline enchantée laissait voir sa sombre et morne silhouette.

Dans quelque pays que ce soit, tout ce qui semble échapper aux lois ordinaires de la nature ne manque pas d’agir puissamment sur l’imagination du vulgaire ; les gens de don Mariano étaient loin de faire exception à cette règle.

« J’ai cependant entendu affirmer, dit l’un d’eux, que les eaux épaisses et fangeuses de ce lac étaient jadis, il y a bien longtemps de cela, d’une limpidité merveilleuse, et que ce n’est que depuis qu’il a été consacré au démon qu’elles ont changé de nature.

— Au démon ! interrompit un autre ; alors pourquoi Castrillo a-t-il choisi cet endroit maudit pour un lieu de halte ?

— Parce que les bandits d’Arroyo n’oseraient pas s’aventurer par ici, sans doute, répliqua le troisième.

— C’est cela même, reprit le premier, qui semblait en savoir plus long que ses camarades ; on dit qu’il s’est passé de terribles choses sur cette montagne verdâtre, et que c’est pour voiler aux yeux celles qui s’y passent encore, que le Dieu des anciens Indiens, qui n’est que Satan lui-même, a étendu ce voile de brouillard à son sommet.

— Mais alors, si on ne court pas de risques ici de la part des hommes, n’y a-t-il pas d’autres dangers dont un chrétien doive s’effrayer ? Que s’est-il donc passé au sommet de cette montagne, dont la forme et la couleur ne ressemblent à aucune de celles que j’ai vues.

— D’abord, répondit le narrateur, à certains jours de l’année, les prêtres indiens y sacrifiaient en si grand nombre des victimes humaines, auxquelles ils arrachaient le cœur, que le sang coulait parfois le long des fissures du roc, comme l’eau de la pluie après une averse. Puis ensuite on raconte que l’un de ces malheureux, à qui on avait enlevé le cœur… Mais à quoi bon vous effrayer… et m’effrayer aussi, ma foi ! par le récit que j’ai ouï faire ?

— Dites toujours ! s’écrièrent les deux compagnons du domestique, tout en frémissant malgré eux, car au même instant un son étrange venait de sortir des roseaux ; avez-vous entendu ce bruit ?

— Oui ; c’est un caïman qui fait claquer ses mâchoires l’une contre l’autre. Eh bien ! puisque vous le désirez, continua le conteur, il paraît qu’un jour on venait d’ouvrir la poitrine d’un de ces malheureux, et, au moment où le sacrificateur en arrachait le cœur, il le saisit vivement lui-même dans la main du prêtre stupéfait, se dressa sur ses jambes et essaya de le replacer dans sa poitrine ; mais sa main tremblait, son cœur lui échappa et roula dans le lac. La victime poussa un cri terrible et s’élança dans l’eau pour le rattraper. Un pareil homme ne devait pas mourir, ainsi que vous le pensez bien, et, depuis près de cinq cents ans, l’Indien erre sur ces bords désolés, la poitrine ouverte et cherchant vainement le cœur qu’il veut y renfermer. Il n’y a pas plus d’un an qu’on l’a vu plongeant dans le lac à ce qu’on m’a dit. »

Le domestique se tut, et ses auditeurs effrayés jetèrent un regard involontaire et mal assuré sur la colline que le sang humain n’avait que trop réellement rougie jadis, et au-dessus de laquelle se balançait son chapiteau de brouillards.

« C’est peut-être sous cet amas de vapeurs que se cache l’Indien qui cherche son cœur, reprit-il ; car on ne m’a pas dit ce qui s’y passe.

— Il est plus probable, cependant, qu’au lieu de se blottir là-haut la nuit, il doit continuer ses recherches… Pourvu toutefois que nous ne le voyions pas ! Ah ! du diable soit de Castrillo, qui nous a conduits ici !

— Ne parlez pas du diable dans sa maison, » ajouta le second des auditeurs à voix basse.

Un craquement soudain dans les broussailles arracha un geste d’effroi simultané aux trois domestiques ; mais il ne fut que de courte durée. C’était Castrillo qui revenait de son excursion.

Castrillo ne paraissait pas rassuré lui-même.

« Eh bien ! qu’avez-vous vu ? lui demandèrent ses compagnons.

— J’ai été presque jusqu’à San Carlos, dit-il ; les abords en paraissaient libres, et il n’y a plus de feu sur les rives du fleuve ; je me serais hasardé à pénétrer dans la maison, mais j’ai vu des lueurs si étranges briller derrière les carreaux des fenêtres, que, ma foi ! le cœur m’a manqué.

— Qu’était-ce donc ?

— Des lueurs rouges, violettes et bleues, comme doivent être les flammes qui ne s’éteignent jamais, reprit Castrillo d’un ton solennel ; et cependant j’hésitais encore, car enfin Fernando de Lacarra est bon chrétien ; mais, comme je me consultais, j’ai vu un fantôme blanc se glisser sous les arbres, et j’ai pris le galop jusqu’ici, remettant au jour de demain à m’expliquer ces mystères des ténèbres. »

Le rapport de l’éclaireur n’était pas de nature à dissiper les craintes superstitieuses de ceux qu’il venait de rejoindre.

« Et, par ici, vous n’avez rien vu de capable de vous alarmer ?

— Non, tout est désert, et à l’exception d’un Indien qui cherche…

— Son cœur ? s’écria l’un des domestiques.

— Son cœur ? vous êtes fou ! non, son âne. À l’exception de cet homme, je n’ai rien vu, continua Castrillo.

— Caramba ! vous nous aviez fait peur avec votre Indien, depuis que Zefirino nous a raconté l’histoire de celui qui plonge dans ce lac depuis cinq cents ans, dit l’un des auditeurs du conte si effrayant de l’homme sans cœur.

— Cela ne veut pas dire que nous ne le verrons pas, reprit l’autre, et j’avoue que ces flammes et ce fantôme ne me paraissent, rien présager de bon. »

Castrillo laissa ses camarades former à loisir leurs conjectures sur l’étrange conte qu’ils venaient de lui faire, et fut rapporter à son maître ce qu’il avait vu.

Don Mariano, en l’entendant s’approcher, laissa retomber les rideaux de la litière de Gertrudis pour la dérober à tout regard indiscret.

« Parlez doucement, dit-il ; ma fille dort. »

Le domestique commença son récit à voix basse, et allait l’achever, quand don Mariano l’interrompit.

« La peur vous a troublé le jugement, s’écria-t-il ; ces flammes n’existaient probablement que dans vos yeux.

— Oh ! seigneur maître ! elles ne sont que trop réelles, et si vous les aviez vues comme moi grandir, se rapetisser, et changer à chaque instant de couleurs, vous n’auriez pu douter ni de vos yeux ni de votre jugement. Plaise à Dieu que je me suis trompé ! »

Il y avait tant de conviction dans l’accent de son domestique, que don Mariano ne put s’empêcher de se sentir troublé, non pas par une superstitieuse terreur, mais par un secret pressentiment de quelque grand malheur, que sa raison combattait en vain et que Castrillo venait de réveiller en lui.

« Et vous dites que les abords du gué sont libres à présent ? reprit-il.

— Les abords du fleuve sont déserts, et cependant je n’oserais conseiller à Votre Seigneurie de se mettre en marche avant le jour.

— J’y penserai, » répondit don Mariano en congédiant son domestique.

Et il resta seul, livré à d’affligeantes pensées, près de sa fille endormie, et ne repoussant qu’à peine l’idée qu’un terrible danger menaçait, loin de lui, la sœur de Gertrudis.

Les rideaux de la litière s’ouvrirent tout à coup, et interrompirent pour un moment ses douloureuses réflexions.

« Le sommeil m’a soulagée, dit sa fille en s’accoudant sur son oreiller ; ne pourrions-nous nous remettre en marche ? Le jour va bientôt venir, sans doute ?

— Il n’est pas minuit, répondit don Mariano ; le jour est loin encore.

— Alors pourquoi ne dormez-vous pas, mon père ? Nous sommes en sûreté, ce me semble, ici ?

— J’en conviens ; mais je n’ai pas sommeil, je ne veux dormir que sous le toit où vous serez réunies toutes deux, Marianita et toi.

— Elle est bienheureuse, Marianita ; la vie n’a été pour elle jusqu’ici que comme l’un de ces sentiers fleuris que nous avons traversés dans les bois, » ajouta Gertrudis en souriant à l’idée du bonheur de sa sœur.

Don Mariano soupira et répondit :

« Le bonheur viendra aussi pour toi, Gertrudis. Tu ne tarderas pas à voir don Rafael arriver en toute hâte.

— Oui, parce qu’il a juré sur son honneur qu’il reviendrait à l’appel convenu ; mais voilà tout, répliqua Gertrudis avec un douloureux sourire.

— Il n’a pas cessé de t’aimer, mon enfant ! s’écria don Mariano en affichant une conviction qu’il n’avait pas ; il n’y a entre vous qu’un malentendu.

— Un malentendu dont on meurt, mon père ! »

Et Gertrudis essaya de cacher ses pleurs en laissant retomber sa tête alourdie sur ses oreillers.

Il y eut un moment de silence.

Puis tout à coup, par une de ces réactions soudaines d’une âme malade, Gertrudis parut accueillir quelque espoir.

« Pensez-vous que le messager ait eu le temps de trouver don Rafael ? demanda-t-elle.

— Il faut trois jours pour aller de Oajaca à l’hacienda del Valle ; il y en a bientôt quatre qu’il est parti. Si, comme on nous l’a dit, don Rafael se trouvait devant Huajapam, c’est là que notre messager le joindra demain, sans doute. Dans trois jours, quatre au plus, le colonel pourra être à San Carlos, où il sait que nous nous rendons.

— Quatre jours, c’est bien long ! »

Gertrudis n’osa pas dire qu’à peine ses forces dureraient ce laps de temps. Elle reprit après un instant de silence :

« Et cependant, quand, la rougeur sur le front et les yeux baissés, j’entendrai la voix de don Rafael qui me dira : « Vous m’avez appelé, Gertrudis, me voici ; » que lui répondrai-je ? Je mourrai de honte et de douleur, car lui ne m’aime plus ; en me voyant si défaite, en ne retrouvant que l’ombre de celle qu’il a laissée brillante de santé et de fraîcheur, peut-être, par générosité, condescendra-t-il à feindre un amour qu’il n’éprouvera plus, et moi je ne pourrai le croire : quelle preuve me donnera-t-il qu’il ne ment pas par compassion pour moi ?

— Qui sait ? répondit don Mariano ; peut-être te donnera-t-il une preuve de sincérité que tu ne pourras révoquer en doute.

— Ne le désirez pas, si vous m’aimez ! s’écria Gertrudis ; car, si cette preuve était de celles qu’on ne saurait récuser, j’en mourrais de bonheur ! Pauvre père ! ajouta-t-elle avec un sanglot et en jetant ses bras autour du cou de don Mariano ; pauvre père ! qui, de toute façon, ne vas bientôt avoir qu’un seul enfant. »

À cette douloureuse exclamation, don Mariano sentit son cœur se briser, et il ne put que mêler de sourds gémissements et d’abondantes larmes à celles de sa fille. Non loin d’eux, le centzonthé[2] répétait leurs sanglots d’une voix mélancolique.

En ce moment, la lune, dégagée du voile de nuages qui la couvrait, se montrait pleine et radieuse, et tout semblait se ranimer sous le flot de lumière blanche qu’elle lançait sur la solitude. La forêt devenait moins sombre ; des flancs aigus du Monapostiac s’échappaient des lueurs transparentes et verdâtres comme les vagues d’une mer agitée. La surface du lac se colorait de teintes blafardes ; des formes noires et hideuses, semblables à celles des alligators[3], s’allongeaient dans les roseaux, puis une rumeur sourde et vague se fit entendre dans les fourrés voisins.

Un frisson de terreur passa sur le corps des quatre domestiques, immobiles et les yeux fixés devant eux sur le lac.

« N’avez-vous rien entendu ? » dit Zefirino à voix basse.

Tous écoutèrent en pâlissant. On eût dit, en effet, qu’une voix humaine, quoique indistincte, s’élevait du fond des roseaux en bizarres et lointaines cadences.

Mais la voix se tut assez tôt pour que chacun crût s’être trompé et avoir pris pour la voix de l’homme les rumeurs vagues du bois.

« C’est égal, dit l’un des domestiques, je voudrais bien que cette nuit fût achevée ; mais il y a encore au moins cinq heures d’ici au jour.

— D’autant plus, reprit le second, que trop de signes annoncent qu’elle ne se passera pas sans qu’il arrive quelque malheur. Je ne parle pas des flammes et du fantôme qu’a vus Castrillo, je ne songe qu’aux sanglots que nous avons entendu notre pauvre jeune maîtresse pousser tout à l’heure.

— Il ne manquerait plus à tous ces présages que d’entendre maintenant le cri d’une chouette sur le sommet de l’un de ces arbres, à notre gauche ; alors on pourrait prier pour l’âme de doña Gertrudis. »

Castrillo et Zefirino, qui, sans être plus esprits forts que leurs camarades, semblaient moins accessibles qu’eux à la crainte des présages, partageaient cependant leurs appréhensions au sujet de leur jeune maîtresse. Sa faiblesse leur paraissait avoir doublé depuis le jour du départ de Oajaca. Tous deux gardaient le silence en pensant que, en effet, ce n’était point une nuit ordinaire que celle-là, dans le voisinage d’un endroit redouté que Castrillo lui même s’étonnait d’avoir choisi, et avec ces étranges apparitions de flammes qu’il venait de voir à l’hacienda de San Carlos.

« Doña Gertrudis repose maintenant, dit Zefirino ; car je n’entends plus rien. Nous ne ferions peut-être pas mal de dormir aussi une couple d’heures, et deux par deux, à tour de rôle.

— Nous pourrions dormir ainsi à peu près trois heures chacun, ajouta Castrillo ; j’adopte cet avis. Quels sont ceux qui veilleront les premiers ?

— Le sort en décidera, dit Zefirino.

— Si Ambrosio n’a pas plus envie de dormir que moi, reprit le troisième domestique, vous pouvez commencer tous les deux. Nous ferons le guet pendant votre sommeil.

— Va pour veiller, » répondit Ambrosio.

Castrillo et Zefirino s’étendirent tous deux sur l’herbe en s’enveloppant de leurs manteaux, et bientôt il ne resta plus d’éveillé dans ce bois, en apparence du moins, que les deux sentinelles et don Mariano, dont l’inquiétude bannissait le sommeil de ses yeux.

Quant à Gertrudis, outre qu’elle était à l’âge où la jeunesse a encore, comme l’enfance, le privilége de s’endormir en pleurant, son état de faiblesse avait eu raison des chagrins de son cœur.

Le silence de la nuit était profond, et les deux veilleurs, les yeux fixés sur le sommet nuageux de la colline enchantée, se demandaient quels mystères pouvait cacher ce dais de brouillards qui, au dire de Zefirino, le couvrait sans cesse, quand tout à coup ils furent glacés d’effroi par une voix humaine qui fit entendre, dans la direction du lac, les mêmes cadences bizarres qu’ils avaient cru déjà distinguer.

Seulement il était impossible de comprendre ce que chantait la voix. C’était un langage inconnu, comme celui que, trois siècles auparavant, les prêtres indiens devaient parler à leurs divinités.

Tous deux se signèrent en échangeant un regard effrayé.

« C’est peut-être l’Indien qui cherche son cœur, » dit Ambrosio d’une voix à peine articulée.

Son compagnon ne put faire qu’un signe de tête pour exprimer que telle était aussi sa pensée.

Puis, un instant plus tard, il secoua l’un des dormeurs d’un bras convulsif.

« Qu’est-ce ? » demanda Zefirino en s’éveillant en sursaut.

Le domestique ne répondit pas, mais il montrait du doigt, en tremblant, un objet étrange qui battait les roseaux du lac.

Zefirino ne tarda pas à se rendre compte de ce qui effrayait si fort son camarade, et lui expliqua ce qui se passait sous leurs yeux.

C’était un homme dont les rayons de la lune éclairaient la peau rouge comme du cuivre, car il était complétement nu.

L’Indien, qu’on ne pouvait méconnaître à sa couleur, semblait chercher quelque chose dans les roseaux, qu’il frappait de ses mains tout autour de lui.

Les deux domestiques le virent bientôt se mettre à la nage, fendre les eaux épaisses du lac et disparaître sous peu dans l’ombre que projetait la colline enchantée, du côté opposé à la lune.

« Dieu du ciel ! dit Zefirino à voix basse, on n’en saurait douter : c’est l’Indien qui cherche son cœur. »


  1. Mot indien signifiant en français : la colline enchantée.
  2. L’oiseau moqueur.
  3. Caïmans.