Couleur du temps (LeNormand)/En traîneau

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Édition du Devoir (p. 9-11).

En traîneau


Ils ont failli me jeter à terre dix fois, aujourd’hui, les petits gars avec leurs traîneaux. Mais ce n’est pas moi qui les chicanerai !

Si vous pensez que je ne me suis pas fait traîner dans mon temps, vous vous trompez. Quand la neige était ainsi que ce matin, neuve et dure, glissante à souhait, j’en ai donné, allez, bien des jambettes involontaires à des grandes personnes qui grognaient ! — ce qui se comprend, après tout. J’en ai fait des tours, bien assise, les jambes étendues, les pieds sur la barre, les mitaines rentrées dans les poignées du traîneau ; car j’avais des mitaines rouges dès que la neige apparaissait, et une tuque pareillement, et une ceinture à gros pompons, qui se détachait et passait souvent sous les lices.

Dans ma rue, lorsque j’avais douze ans, vivait un jeune nègre de mon âge, mais trois fois plus grand que moi, une perche. C’était un noir très comme il faut ; il apprenait le français et, voulant bien prononcer et bien traduire, il venait ordinairement s’asseoir, après sa classe, dans les marches de l’escalier chez nous. Là, avec deux ou trois gamines de mon espèce, je lui montrais parfaitement sa leçon du lendemain. Tout ça, pensez-vous, m’éloigne des traîneaux ? Pas le moins du monde. Notre nègre donc était, ma foi, fort comme un nègre. En reconnaissance du petit service que nous lui rendions, — à titre gracieux et sans aucune idée intéressée, — son étude finie, il s’attelait à nos traîneaux et nous traînait sur le temps des pommes. Un vrai train éclair. D’abord, nous avions trois chars, chaque corde de traîneau se rattachant à une autre, jusqu’à Lee — tiens, son nom me revient — qui était je vous jure, bien assez noir pour être l’engin !

Mon Dieu, qu’on s’amusait ! Ça décollait, comme on dit dans ma rue, et quand on tournait, on faisait immanquablement la culbute. C’était au coin, devant l’épicerie, qu’on revirait. Il y avait beaucoup d’allées et venues. Des petites Anglaises — j’habitais un quartier bilingue — sortaient du magasin, un pain sous le bras, et demandaient : « Give me a ride ? » Alors, nous leur faisions des niches, nous poussions des cris de joie, et nous ordonnions à Lee de courir plus fort.

Il nous écoutait. Ce n’est pas les petites Anglaises qui auraient pu lui montrer sa leçon de français ! Il trottait doublement. Les traîneaux zigzaguaient, s’accrochaient aux perrons, repartaient en ligne droite et derrière Lee, qui criait : track, pour prévenir les piétons, nous lancions de sonores clair de route ! Nous venions de faire de la traduction, avec notre nègre, voyez-vous !

Malheureusement, ce n’était pas si rose, le lendemain, au couvent. Figurez-vous qu’il y avait toujours à point des porte-panier — des petites jalouses — qui allaient rapporter qu’on jouait avec les garçons et avec des garçons noirs, — ce n’était guère pardonnable ! En plus, ça s’adonnait que nous ne savions pas nos leçons…

Dire que pendant ce temps-là, notre ami Lee brillait à l’école par son talent pour la langue française.