Couleur du temps (LeNormand)/En vacances

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Édition du Devoir (p. 82-84).

En vacances


Me revoilà sous le cercle lumineux de ma lampe, à ma table de travail, et demain, je reprendrai la vie active de la ville, vie sans cesse agitée, mouvementée, trépidante. Depuis six jours, j’étais à Sorel, où aucun devoir, aucun souci ne m’avait suivie.

Je n’ouvris pas un livre pendant ces vacances, et je ne pris ma plume que deux fois, pour assurer à mes « êtres chers » que j’étais bien, très bien, merci ! Je restai des heures à la fenêtre, heureuse d’être une jeune fille et d’avoir envie de rire à propos de tout ; parce que dehors, dans la rue animée et centrale de ce coin de pays, le même gros homme repassait pour la sixième fois, balançant les bras, suivi d’un certain caniche qu’il promène ainsi chaque jour depuis des années, refaisant aux mêmes minutes les mêmes gestes, s’arrêtant aux mêmes portes ; parce que ma petite cousine Jacqueline, dans la sagesse médiocre et le langage inhabile de ses trois ans, venait me répéter d’une voix claire et zézayante : « Fine Queline, hein ? — cheval fine, aussi ! » et qu’elle embrassait passionnément des images de chevaux dans des livres de contes.

J’entendais soudainement un bruit de moteur exaspéré et geignant. Je me penchais vers la rue. C’était cette automobile fantaisiste, que des jeunes gens se sont fabriquée de je ne sais quelle ancienne machine, et que, prétentieusement, ils ont peinte en blanc. Ayant autrefois été rouge, elle est restée un peu marbrée, mais elle n’en est que plus coquette ! Basse sur roues, elle ressemble à une auto de course qui aurait mangé de la misère et été réparée avec des débris de styles différents. Elle est originale et personnelle ! Aussi, ses propriétaires ne sonnent pas d’une inutile sirène pour aviser le peuple de leur passage. Le moteur, à lui seul, se charge de la publicité et tout le monde se range au bord du trottoir ; et l’on voit des visages égayés où l’on pourrait lire pourtant un grain d’envie ; car tout le monde n’est pas jeune et joyeux comme ces quatre gaillards qui s’entassent sur l’unique siège et se tordent de rire ! C’est la première sortie de leur char, qu’ils ont repeint en neuf dans les loisirs de ces vacances de Pâques, et ils en sont évidemment très fiers. Je dis à mes cousines, venues en courant admirer le chef-d’œuvre : « C’est égal, si je le connaissais, ce Charlot qui le mène, je lui demanderais bien de me faire faire un tour ! »

Ce n’est pas à prix d’or qu’ils l’ont eue, leur machine, ces jeunes gens, c’est à force d’adresse et d’invention, et je les cite à l’ordre du jour. À l’été, tous les soirs, après le travail, ces jeunes hommes quitteront la petite ville pour gagner leur maison de campagne, — une villa, s’il vous plaît, comme leur auto est un char ! — à une demi-heure en longeant le fleuve. Leur machine va petit train ; ils auront le plaisir d’admirer la route, chemin faisant. Ils seront heureux autant que des pachas, et ils riront mille fois plus que des pachas, parce qu’ils n’auront pas l’embarras des laquais en livrée, et qu’ils auront le sorcier dans le corps, comme ils l’avaient chaque fois qu’ils sont passés sous la fenêtre où je me suis laissée vivre, ces derniers jours, dans une paresse adorable, délicieuse, inaltérable !

Il n’y a que les quêteux de riches ! Et je serais curieuse de savoir si ces amis inconnus, dont le rire m’a gagnée, comprennent bien qu’ils ne jouiraient pas de meilleur cœur s’ils « roulaient carrosse » dans la plus luxueuse voiture du monde.