Couleur du temps (LeNormand)/Idylle fragile

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Édition du Devoir (p. 91-94).

Idylle fragile


Jean n’a jamais tant monté la rue pour aller chez Lucette, et Lucette ne l’a jamais tant descendue que depuis qu’elle va, sous des prétextes variés, rencontrer Jean. On les voit tous les jours ensemble.

S’aiment-ils ? Probablement. Ils le croient, en tous cas. Ne découvrent-ils pas en eux, à mesure qu’ils se voient et qu’ils causent, les mêmes goûts, les mêmes aspirations ? Ne sentent-ils pas un plaisir de plus en plus vif à se retrouver, et, entre ces bonnes heures, ne se consacrent-ils pas tous les deux la plus fidèle de leurs pensées ?

Ils s’aiment peut-être. Mais ce ne sont pas des prédestinés. Ils se sont connus par hasard, et ne se sont rapprochés que graduellement. Il n’y eut pas coup de foudre. C’est presque avec indifférence qu’ils accueillirent les premières occasions de se voir ; histoire de lier une amitié intellectuelle, pas plus.

Aujourd’hui, toutefois, est-ce encore cette simple amitié qui les conduit, qui les pousse à se rechercher si souvent ? Sans qu’ils s’en rendent compte, l’imagination ne l’a-t-elle pas peu à peu transformée ? À se voir ainsi fréquemment, à s’entendre, à se regarder, à se confier, ils tissent la toile d’un petit roman, écrivent une des belles pages de leur jeunesse. À leur mutuelle pensée, ils subordonnent la majorité de leurs actes, ils engagent tous leurs instants ; et cette époque de leur vie qui passe se remplit d’une série d’heures précieuses, légères, d’heures de rêve attendri, d’obsession douce, d’heures d’illusions, d’émotion contenue ; car, comme leur sentiment est retenu et inavoué, il en est plus délicat et plus suave, par ce qu’il contient d’indéfini, et d’incertitude.

Cependant, Jean est jeune, Lucette aussi. Rien ne les lie sérieusement, que cette gerbe de souvenirs qu’ils ramassent fleur par fleur.

Demain, des vacances les sépareront. La vive petite flamme qui brûlait secrètement entre eux, résistera-t-elle à l’absence ?… Qui sait combien de liens se dénouent en pareilles occasions, liens usés sournoisement par l’influence de figures nouvelles dans des décors nouveaux ? Jean et Lucette, qui se sont fait tant de confidences, n’ont plus rien à se révéler ; et l’attrait qu’ils ressentaient l’un pour l’autre ne sera-t-il pas affaibli par ces distractions, ces joies, ces intérêts qui, dans des lieux divers, vont les occuper séparément ?

Alors, quand ils se retrouveront, l’automne venu, sans amertume, se sentant détachés intérieurement, ils laisseront entre eux le vide s’élargir. Ils n’auront point de peine. Pourtant, quand leurs cœurs battaient à l’unisson, ils souffraient à penser qu’un événement quelconque pourrait les désunir. Et attirés ailleurs, voilà qu’ils ne songeront même plus à revivre en rêvant cette époque passée ; ils l’aboliront, captivés par d’autres tendresses.

Bien plus tard, dans vingt ans, dans trente ans, Jean et Lucette, qui se seront perdus de vue, se retrouveront peut-être un soir, — ayant des cheveux gris et de grands enfants ! Ils renouvelleront connaissance, effleureront leur temps d’hier, puis, tout de suite, se raconteront leur présent, s’informeront de leur état, de leur famille. Chacun paraîtra fier de son lot. S’ils badinent sur leur petite fleur bleue de jadis, ce sera sans un soupçon de regret ; ils auront plutôt l’air de rire d’une frasque d’écoliers.

Le passé meurt trop bien. Mais si la grande fille de Jean ou de Lucette, témoin, les écoute, et qu’elle ait déjà médité sur les indifférences que fait naître la vie, avec les jours et les circonstances qu’elle amène, et qui nous transforment, elle reconstruira leur idylle ; et elle soupirera, pensant à un ami cher, qui, à l’heure qu’il sera, emplira justement ses rêves, son cœur et sa tête.