Couleur du temps (LeNormand)/L’Imagination

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Édition du Devoir (p. 17-19).

L’Imagination


Le froid était dur et piquant. Je marchais vite sur la neige déjà dense ; le vent me poussait dans le dos, le vent agitateur qui semblait faire voltiger en mon esprit plus d’idées.

Le matin, j’avais lu une analyse psychologique et j’en appliquais les principes à mon moi, que je ne cherche cependant pas souvent à définir. J’ai peur de le trouver complexe ; je me voudrais aussi simple qu’une longue route droite, plane et claire. Et je pensais que nous voyons passer bien des choses en nous si nous y regardons ; et je pensais que le cœur humain est une étrange petite machine, qu’il est facilement excessif en ses mouvements, et bien loin d’être circonspect, raisonnable et sensé !

Ce qui m’humilie lorsque je descends en moi-même et me récapitule les sentiments et les enthousiasmes de ma vie d’hier, c’est de constater combien de fois mon imagination m’a égarée, combien de fois je l’ai écoutée attentivement pour faire des rêves qu’aujourd’hui j’ose qualifier de fous ! Et ce qui m’humilie encore, c’est de m’apercevoir qu’à l’heure même où je les qualifie ainsi, cette incorrigible imagination en promène dans ma tête d’autres qui sont également chimériques, et que je réprouverai peut-être aussi, un peu plus tard.

Oh ! cette imagination, on ne sait jamais où ses suggestions commencent, où elles s’achèvent, même si l’on se croit du jugement, même si l’on a l’orgueil de la considérer en soi comme une puissance secondaire.

Puissance secondaire ! puissance secondaire qui, au moindre sujet ou propos, s’empare du gouvernement de la maison, s’arroge la conduite de l’intelligence et du cœur, et les mène où elle le veut bien, à des désirs sans nombre, irréfléchis, obsédants, à des idées diverses qui finissent toujours, hélas ! par apparaître vaines.

Quand, après un beau voyage accompli à la suite de cette puissance secondaire, nous reprenons notre lucidité, comme nous sommes étonnés de notre faiblesse et de notre enfantillage. Quelles résolutions vigoureuses de sagesse pondérée nous prenons : mais nous ne tardons pas à repartir entraînés par l’irrésistible grande créatrice d’illusions !

Pour ma part, je surveille de bien près cette imagination dont les caprices m’effraient. Je voudrais tant voir et comprendre mes sentiments tels qu’ils sont, et pouvoir juger sainement et parfaitement des gens et des choses autour de moi. Je voudrais prétentieusement ne jamais me tromper ! — avec la grâce de Dieu toutefois ! — et pour ne jamais me tromper, il faudrait qu’elle sorte de chez moi, la folle du logis.

Mais un pareil souhait est illogique. L’imagination est un don du ciel. Elle a beau de temps à autre nous aider à tomber dans quelque erreur momentanée, à nourrir des chimères que nous dédaignons ensuite, n’est-elle pas l’inspiratrice de l’enthousiasme qui suscite les beaux mouvements, l’inspiratrice des rêves, la veilleuse qui entretient autour de nos sentiments la lumière de l’espérance et les illusions nécessaires, l’aide indispensable de la gaieté et du courage ?