Coup d’œil sur l’état des missions de Chine/06

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CHAPITRE VI

Troisième raison du peu de succès des missions.


Nécessité d’apprendre la langue. — Funestes conséquences pour la religion de l’ignorance de la langue. — Obligation de savoir la langue lorsque le missionnaire paraît devant les tribunaux. — Conclusion générale.


Nécessité d’apprendre la langue.

Pour prêcher la foi aux peuples et les convertir, il faut parler leur langue, c’est un fait incontestable ; et nous voyons, aux Actes des Apôtres, que Notre-Seigneur, lorsqu’il voulut leur faire commencer l’œuvre de la prédication évangélique, ne se contenta pas de leur envoyer l’Esprit-Saint, mais encore il leur communiqua le don des langues, de sorte, est-il dit, qu’en annonçant aux peuples la parole évangélique ils parlaient à chacun sa propre langue. Actes, chap. 2.

Or, cette science des langues dont les apôtres reçurent miraculeusement l’infusion universelle et instantanée, le missionnaire doit l’acquérir par l’étude et le travail, sous peine de rester à jamais impuissant dans l’œuvre de la prédication. En effet, on conçoit que la parole étant comme le canal par où les idées du missionnaire doivent passer dans le cœur de ses auditeurs, cette transmission d’idées ne se fera point si le langage de celui qui parle n’est pas compris de celui qui écoute.

L’exposé de quelques-uns des inconvénients qui résultent pour les missions de l’ignorance de la langue de la part des missionnaires, rendra plus sensible cette vérité pour le lecteur.


Funestes conséquences pour la religion de l’ignorance de la langue.

Il faut savoir qu’en Chine les missionnaires parviennent, au bout de quelques années, à savoir assez la langue pour prêcher aux chrétiens, les confesser et converser quelque peu avec ceux qui les entourent ; mais arrivés à ce point, la plupart s’arrêtent et ne poussent pas plus loin leur étude et leur science.

Or, ne possédant que très imparfaitement cette langue, ils ne peuvent jamais se produire en public, et restent toujours entre les mains de quelques chrétiens qui leur servent comme d’interprètes. Ils passent ainsi leur vie entière comme dans une prison perpétuelle, sans jamais connaître le peuple au milieu duquel ils vivent ; sans pouvoir se mettre au courant des erreurs et des superstitions qui règnent parmi les païens, sans pouvoir même, en aucune manière, se mettre en relation avec eux.

De là, restant éternellement étrangers à tout ce qui se passe autour d’eux, ils sont dans l’impossibilité absolue de converser sensément avec les gens du pays et de s’attirer leur confiance. Aussi, les lettres de la plupart des missionnaires de Chine font voir combien ils sont peu au courant des affaires de cet empire. Beaucoup de prêtres européens, après avoir passé la plus grande partie de leur vie en Chine, parce qu’ils ont toujours été renfermés dans l’intérieur des familles, entre les mains de leurs catéchistes, intéressés à les tenir continuellement sous leur tutelle, ne seraient pas capables d’avoir un entretien d’un quart d’heure avec le premier étranger venu.

Il faut remarquer encore que le langage des chrétiens est tellement mêlé de locutions, uniquement consacrées à la dénomination des choses religieuses, qu’il forme comme une langue à part au milieu des divers dialectes de l’empire de Chine, tout à fait inintelligible pour les païens. Ainsi, le missionnaire qui n’aurait jamais été en rapport qu’avec les chrétiens, en quelque perfection qu’il en parlât la langue, serait toujours incapable de se faire comprendre des infidèles, Il faut, pour bien apprécier cette différence, avoir passé par les deux situations ; savoir ; celle du missionnaire renfermé chez les chrétiens, et celle du missionnaire obligé de se produire parmi les populations païennes.

Après avoir passé huit ans au milieu des anciennes chrétientés, par ordre du vicaire apostolique de Mongolie, je m’engageai dans les pays tout à fait infidèles pour y fonder de nouvelles missions ; c’est alors que je pus mesurer combien est grande la distance d’une position à l’autre.

Un autre inconvénient, extrêmement grave pour les missions de cette ignorance de la langue dans le missionnaire est que, se trouvant obligé d’éviter soigneusement la vue des étrangers, pour ne pas se compromettre et ne pas compromettre les chrétiens chez lesquels il se trouve, on finit par le regarder comme un émissaire secret, un propagateur de choses occultes et dangereuses ; et il se forme contre sa personne, contre la religion qu’il prêche et contre tous les chrétiens, un préjugé de soupçon et de défaveur infiniment dommageable au Christianisme.


Obligation de savoir la langue lorsque le missionnaire paraît devant les tribunaux.

S’il arrive que le missionnaire tombe entre les mains des persécuteurs, et soit appelé à rendre compte de sa foi devant les tribunaux, c’est alors surtout qu’il lui est essentiel de bien posséder la langue. La Providence ne saurait faire une situation plus avantageuse pour la prédication de l’Évangile ; là les positions sont nettes : plus de ménagements à garder, plus de dangers à craindre ; d’un côté le monde avec ses maximes, ses tribunaux, ses proscriptions ; de l’autre le prêtre avec sa foi, sa vie à sacrifier, sa confiance en Notre-Seigneur, qui a vaincu le monde. Oh ! la belle chaire pour prêcher la vérité que celle où le missionnaire, entouré de bourreaux, l’annonce à la face de ses persécuteurs ! nul ne peut le concevoir entièrement s’il n’y a passé lui-même ; et pour celui qui l’a éprouvé, il n’y a plus de mystère dans cette prodigieuse propagation de l’Évangile sous les persécutions des temps primitifs de l’Église ; on conçoit alors clairement cette parole de Tertullien : « Que le sang des martyrs est la semence des chrétiens. »

Ainsi donc la persécution, loin de pouvoir étouffer la vérité, est plutôt comme un pressoir destiné à la faire jaillir de toutes parts. Mais si le missionnaire ne peut s’exprimer clairement, ses souffrances lui seront sans doute comptées ; son martyre lui vaudra la vie éternelle ; mais sa mort reste une énigme pour le peuple qui en a été témoin, et l’Église est en grande partie privée des fruits qu’elle avait lieu d’attendre de son sang.


Conclusion générale.

Voici en quelques mots le résumé de tout ce qui a été dit jusqu’ici.

1° Pour obtenir quelques succès dans les missions, il faut de toute nécessité faire cesser les contestations entre les missionnaires.

Dans l’état où sont arrivés les missions, pour établir et perpétuer partout l’harmonie, il suffit de donner à chaque mission des limites claires et fixes. Ces limites claires et fixes„ coupant pied à toute contestation, ne peuvent être que les limites géographiques, c’est-à-dire la circonscription des provinces.

2° Les missionnaires, constitués d’une manière stable dans les limites d’une maison clairement déterminée, s’ils veulent faire progresser l'oeuvre de la propagation de la foi, doivent employer, comme premier et indispensable moyen, la formation d’un clergé indigène.

3° Pour se mettre en état de travailler efficacement, ils ne doivent négliger ni efforts, ni temps, ni persévérance pour bien apprendre la langue du pays.


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