Coup d’œil sur l’état des missions de Chine/10

La bibliothèque libre.



CHAPITRE X

De la prédication et de la formation d’un clergé indigène.

Il est indispensable à tout missionnaire qui veut établir le Christianisme dans un endroit quelconque, de mettre principalement ses soins à employer les moyens institués par Notre-Seigneur à cet effet, qui sont : la prédication et l’institution d’un clergé indigène, capable de naturaliser la religion dans le pays.

Il n’est pas moins indispensable, pour l’ouvrier évangélique, de veiller soigneusement à ce que, dans l’usage de ces deux moyens, il ne se mêle pas des abus capables d’en diminuer extrêmement l’efficacité ou même d’en compromettre absolument le succès.

Les apôtres, chargés par Notre-Seigneur, de prêcher la religion dans tout l’univers, accomplirent la mission dont ils avaient été investis.

La sainte semence de l’Évangile, apportée dans notre terre d’Europe par ces hommes inspirés, y produisit ce grand arbre du catholicisme, à l’ombre duquel se reposent, depuis un si grand nombre de siècles, tant de nations européennes.

Cet arbre, planté dans nos climats, et qui y a poussé de si vigoureux rameaux, la tâche du missionnaire est aujourd’hui de le transplanter dans les pays étrangers. Or, l’expérience nous enseigne que, pour transplanter sûrement un arbre d’un lien dans un autre, il faut le prendre, en lui conservant soigneusement ses racines, son tronc avec les tronçons de ses branches principales, et le porter ainsi dans le terrain destiné à le recevoir.

Pour les feuilles, les fleurs et les menues branches, bien qu’elles soient une partie nécessaire de l’arbre dont elles forment le complément et la beauté, cependant, dans cette circonstance, on les élague. L’expérience apprend que, nouvellement transplanté, l’arbre dans ces commencements, ne pouvant pas encore tirer du terrain dans lequel il vient d’être déposé assez de sucs pour fournir à la vie et à l’entretien d’une si abondante végétation, courrait un grand risque de mourir.

Mais après quelque temps, les racines naturalisées dans leur nouvelle terre, y reprennent vie, en tirent toute la sève dont l’arbre a besoin ; la plante reverdit et pousse de nouvelles branches, qu’on verra bientôt chargées et ornées de feuilles, de fleurs et de fruits.

Le missionnaire pourrait puiser là plus d’un enseignement.

Lorsque les apôtres apportèrent le Christianisme en Europe, dépositaires de la sagesse divine, la prudence qu’ils mirent dans leur prédication fut sans aucun doute une des grandes causes du succès prodigieux et de l’inébranlable solidité de l’oeuvre qu’ils établirent.

Ce que nous pouvons découvrir de plus et de plus précis sur leur méthode est le symbole qu’ils rédigèrent, appelé encore aujourd’hui le Symbole des Apôtres.

Ce symbole doit être considéré comme formant les racines de l’arbre mystérieux qu’ils avaient mission de transplanter dans les diverses parties de l’univers. En effet, ses douze articles sont comme des canaux par lesquels la source éternelle répand dans l’Église la vérité et la vie qui nourrissent la foi et opèrent le salut du monde.

Il est hors de doute encore que les apôtres, formés sous les yeux et instruits de la bouche même de Notre-Seigneur, ne sussent donner aux douze articles, qui formaient la base de leur prédication, les développements nécessaires, et ces développements composaient comme le tronc et les principales branches de l’arbre divin.

Le symbole qu’ils ont composé, avec les développements qu’ils lui ont donnés, conservés par la tradition, les conciles et les conciles et les saints Pères, renferme ce qu’il y a d’universel dans la religion, ce qu’on retrouve infailliblement et avec unanimité partout où règne l’Église catholique.

Tels sont les divers préceptes, les sacrements et les autres points de dogme, de morale ou de discipline, universellement regardés comme l’enseignement de l’Église.

Mais par la circonstance des lieux, des temps ou des moeurs de tel ou tel peuple, la religion, outre ce qu’elle a d’universel, a produit certaines formes ou pratiques particulières qui varient de siècle à siècle, de nation à nation, de royaume à royaume. Tels sont certaines dévotions, certains ordres religieux, certaines confréries. C’est là comme le menu branchage, le couronnement et la parure de l’arbre catholique ; et bien que ces pieux usages soient infiniment vénérables et utiles pour les pays, les temps ou les peuples chez lesquels la religion les produit, en tant qu’ils ne sont cependant, ni les racines, ni le tronc, ni les branches principales de l’arbre, le missionnaire ne doit s’y attacher, pour ainsi dire, qu’en second lieu, lorsqu’il s’agit de transporter cet arbre dans les pays étrangers.

Car il serait à craindre, dans ces commencements, que la religion, surchargée en quelque sorte de pratiques de dévotion ou de cérémonies particulières à certains pays ou à certaine époque, ne perdit aux yeux des peuples ce caractère de simplicité, d’unité et d’universalité, qui est le signe principal de la divinité de son origine ; et que la force sous laquelle elle serait présentée, n’offrit plus cette éclatante lumière et cette irrésistible force qui lui obtinrent autrefois la conquête du monde.

Du reste, on voit que Notre-Seigneur a donné lui-même l’exemple d’une semblable discrétion, lorsqu’il dit à ses apôtres « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas encore les porter. » Jean, 16, 12.

Et on conçoit que l’abus deviendrait bien déplorable si le missionnaire s’attachait de préférence à ces formes complémentaires de la religion, et les mettait à la place des points qui en font le principal.

Il est hors de doute, du reste, que la religion, transplantée ainsi seulement avec ce qu’elle a d’universel, d’obligatoire et de convenable pour toutes les nations, tous les temps et tous les lieux, une fois qu’elle aura pris racine dans le pays saura bien y produire les compléments qui lui seront nécessaires ; seulement, les moeurs et les localités feront probablement présenter dans ces formes complémentaires quelques variantes d’avec ce que nous voyons en Europe.

Le point difficile pour le missionnaire est de se former une idée juste et précise de ce qu’il y a d’universel dans la doctrine, la morale et les cérémonies de la religion ; car il n’a pas l’inspiration et la sagesse des apôtres ; et s’il était abandonné à ses seules ressources, la nécessité d’étudier les Pères, les conciles, les bullaires, ainsi que les théologies dogmatiques et morales, pour se faire un ensemble des points essentiels auxquels il doit s’attacher d’abord, serait une tâche bien au-dessus de ses forces et de sa capacité.

Fleury, à cet égard, exprimait vivement le désir qu’il existât un petit résumé succinct et clair où se trouverait renfermé tout ce qu’il est nécessaire d’enseigner pour le missionnaire, et tout ce que les néophytes sont obligés de croire et d’observer ; enfin qui contint, comme le substantiel de la religion, ce qu’elle a de vraiment universel, et rien de plus. On voit qu’un tel ouvrage renfermerait précisément ce qu’on peut appeler l’arbre avec ses racines, son tronc et ses principales branches ; enfin justement le précieux rejeton que le missionnaire doit emprunter à l’Église de son pays pour l’aller implanter dans les régions étrangères.

Il est à regretter que Fleury n’ait pas su, ou que l’ayant su, il n’ait pas dit qu’un livre d’un si grand prix existait réellement dans l’Église ; c’est le Catéchisme romain.

Cet ouvrage remplit parfaitement la fin que se proposait Fleury. On ne peut rien en élaguer ni retrancher ; tout y est dogmatique et substantiel ; mais d’une autre part on peut dire que rien n’y manque. On y trouve le corps de la doctrine tout entier, avec tous ses développements nécessaires, quel que soit le siècle où l’on vive, quel que soit le lieu où l’on se trouve. Dans les commencements surtout, le missionnaire ne devrait rien y ajouter sans une extrême discrétion.

Cet ouvrage devrait être le guide de prédication du missionnaire, et même le traité de théologie à mettre entre les mains des élèves du sacerdoce.

Faute de suivre cette règle, il existe une infinité d’inconvénients dans beaucoup de missions.

Il est des missionnaires qui prêchent avant tout certaine confrérie ou certaine dévotion particulière, et qui, par contrecoup, insistent bien moins sur les points fondamentaux de la religion.

Cette indiscrétion de méthode dans l’enseignement produit les plus funestes effets ; les chrétiens nouveaux dans la foi prennent la forme pour le fond ; des pratiques pieuses, des dévotions particulières, pour la religion elle-même.

De là la religion, au lieu d’apparaître en face du paganisme et même aux propres yeux des chrétiens, comme une institution divine, une et universelle, descendue du ciel pour éclairer et sauver le monde, présente plutôt l’aspect d’une réunion de sectes diverses, et souvent ennemies les unes des autres.

De là aussi, les chrétiens mal instruits sur les points essentiels de la religion restent muets et honteux en présence des infidèles, lorsqu’il faut rendre compte de leur foi, ou s’ils parlent, c’est souvent de manière à exciter le mépris des païens.

Certains ordres religieux, trop imbus de l’esprit de corps, se substituent, pour ainsi dire, la place de la religion. Les néophytes sont formés dans le culte presqu’exclusif des pratiques et des formes de cet ordre et semblent n’appartenir plus à la grande société chrétienne.

Un pareil abus vis-à-vis des néophytes, déjà naturellement portés à identifier la religion avec le prêtre, a produit un désordre tel, qu’il est difficile en Europe de s’en faire une idée : il en naît une sorte de religion étroite, exclusive, plus propre à isoler et à diviser encore les fidèles qu’à les unir en un seul troupeau.

Le Catéchisme du concile de Trente mis entre les mains des élèves du sacerdoce pour leur servir de Manuel de théologie, ne remédierait pas à de moins graves inconvénients.

Car la forme logique et sévère avec laquelle sont ordinairement rédigés nos traités de théologie paraît un langage tout à fait étrange et barbare au caractère grave et positif des étudiants de l’Asie.

Une multitude de développement très étendus, mais tout à fait appropriés à nos mœurs et à l’état de notre société actuelle, par conséquent inutiles, incompréhensibles même en Asie, leur embarrassent les idées, et leur font perdre un temps considérable.

En outre, il en résulte qu’en voyant tel ou tel point de doctrine devenir le sujet de tant de disputes et être combattu avec tant d’acharnement par une multitude de sectaires, des nuages s’élèvent dans leur foi, et la vérité de la religion ne leur paraît ph si claire. Pour eux tous ces événements se passent dans le lointain ; les catholiques, les schismatiques, les hérétiques, tout est européen à leurs yeux, et l’idée qu’il se passe tant de controverses en Europe, au sujet de points de doctrine qu’on leur fait un article de foi de regarder comme incontestable, nuit infiniment à la simplicité de leur foi.

Les développements avec lesquels les théologiens moralistes d’Europe ont traité les préceptes du Décalogue et surtout le sixième, produisent aussi sur eux les plus fâcheuses impressions ; ils ont l’imagination salie et la conscience révoltée de trouver décrites avec tant de détails de semblables matières.

Souvent aussi, pensant y trouver la description des moeurs européennes, ils parcourent les diverses questions de ces traités avec une curiosité maligne et jalouse, et finissent par se former une idée affreuse de la moralité des chrétiens d’Europe.

Ces misères et beaucoup d’autres encore, qu’il serait trop long d’énumérer, ne pourraient pas avoir lieu si l’on prenait pour auteur le Catéchisme romain : seulement le professeur, qui devrait être un missionnaire expérimenté dans les moeurs et les coutumes du pays, donnerait de vive voix sur chaque article les développements nécessaires.

Dans ces considérations les questions ne sont qu’effleurées ; pour les traiter à fond il faudrait deux traités complets : l’un sur la prédication aux gentils, l’autre sur l’éducation du clergé indigène ; mais les bornes de l’écrit actuel ne permettent pas cette étendue.

Tout ce qui vient d’être proposé peut se réduire à la comparaison suivante :

Lorsqu’il s’agit d’ensemencer un champ, le père de famille met un soin extrême à choisir une bonne semence, à l’émonder, et à la purger de toute graine étrangère : s’il néglige cette précaution on verra germer dans son champ, au milieu de quelques bonnes tiges, mille herbes étrangères et inutiles qui défigureront extrêmement la moisson, et étoufferont même la bonne semence.

Un désordre analogue se fait remarquer dans plusieurs missions, parce qu’au milieu des vérités substantielles et catholiques de la religion, le missionnaire a quelquefois l’indiscrétion de mêler des enseignements et des pratiques empruntés aux usages des pays qu’il a habités, aux exercices particuliers de l’ordre auquel il appartient, ou même simplement à ses préjugés d’éducation.

Ce n’est pas sans une Providence particulière qu’un ouvrage tel que celui dont il est question, a été mis au jour : à n’envisager que son utilité relativement aux missions, on y trouve une exposition de la doctrine catholique très complète d’une part, et de l’autre, succincte, claire, nette et séparée de tous les développements qui ne tiennent pas à sa substance. C’est donc là la sainte semence, toute choisie, toute préparée, que le père de famille semble avoir mise en réserve pour la remettre entre les mains du missionnaire lorsqu’il l’envoie la porter à quelque terre lointaine.

Et s’il la prend telle qu’elle est, et qu’il ait soin de lui conserver toute sa netteté et toute sa pureté, en quelqu’endroit qu’il la jette, il se rencontrera sans doute des cantons pierreux et arides, mais à coup sûr aussi il se trouvera le coin de bonne terre qui fructifiera au centuple pour la vie éternelle.


◄   CHAPITRE IX Sommaire Chapitre XI   ►