Aller au contenu

Coup d’œil sur les patois vosgiens/10

La bibliothèque libre.

X

Consonnes.

Génin, de regrettable mémoire, a voulu établir, dans ses Variations du langage français, les règles de la prononciation de la langue du moyen âge. Cet ouvrage, attaqué rudement et défendu par l’auteur avec une aigreur pleine de verve et de malice, n’en reste pas moins un monument considérable. Si l’on voulait appliquer à un patois quelconque de la langue d’oïl, toujours si rapproché de la vieille langue française, la plupart des règles que Génin a posées, on n’aurait pour ainsi dire, aucun changement à y faire, en ce qui regarde surtout les consonnes.

« Dans aucun cas, dit Génin, on ne faisait sentir deux consonnes consécutives écrites soit au commencement, soit au milieu, soit l’une à la fin d’un mot, l’autre au commencement du mot suivant. »

« R, dit-il encore ailleurs, ne se faisait jamais sentir dans une consonne finale. »

En enlevant à ces propositions ce qu’elles ont de trop absolu, elles sont presque en tout point applicables à notre patois. Génin, qui était né dans les Vosges, semble y en avoir trouvé l’idée fondamentale[1]. Il n’est pas un des détails dans lesquels il entre qui ne puisse s’y rapporter.

Les consonnes R, L, F, C, qui terminent les mots français ne sonnent pas dans les mots patois correspondants. Nous devons rappeler que nous considérons la plupart de ceux-ci comme privés d’une syllabe finale qui existait dans la langue mère et dont le français a conservé la première consonne. (Voir chapitre v).

R. Chair, châ ; tard,  ; mûr, meu ; avoir, avouè et aouè ; pour, pou ; soir,  ; jour,  ; chicaneur, chicanou. Le français lui-même ne prononce pas r à la fin d’un très grand nombre de mots ; en cela il a été fidèle à ses principes d’autrefois.

L. Aval, aivau ; breuil, breu et bro ; avril, avri ; noël, noé ; miel, mié ; fil, fi ; sel, sau ; poil, poué. Le français ne prononce pas l dans quelques mots, comme fusil, persil, etc. Toul s’écrivait Tou dans les livres du 16e siècle et se prononçait encore ainsi au 17e.

F. Bief, bié ; soif,  ; tardif, tardi.

C. Sec,  ; broc, bro (comme en français).

R est une sorte d’aspiration qui disparaît, comme on le voit plus haut, à la fin d’un mot. Au milieu d’un mot, à la fin d’une syllabe (ar, er, or, our, ir), il en est généralement de même, soit que l’accent portant sur la voyelle qui pré­cède r l’absorbe en quelque sorte, soit qu’on re­jette la faible aspiration de cette lettre, comme nous le voyons dans la langue anglaise où garçon se prononcerait gâçon. L’aspiration se transforme quelquefois en h. De plus la voyelle primitive qui précède r est presque toujours modifiée ; elle devient longue ou elle se transforme en une autre, fort souvent en une diphthongue.

AR. C’est dans la syllabe médiale ar que l’ancien grasseyement français, transporté par les Normands en Angleterre, est le plus fréquent dans le patois vosgien : parler, pâlè ; large, lâge. Dans certaines parties de la montagne l’a est représenté par oua : parler, poualè ; marché, mouachè. Voici encore d’autres transformations : marteau, maité ; fardeau, faidé ; acharné, éhongniè.

OR est représenté en patois par ô, our, ou, ouô, eu : orge, ôge ; tordre, htôde ; borne, bône (vieux français) ; corbeille, courbouâye ; corneille, counâye ; écorché, hcouchè ; mordre, mouòde ; corde, couôde ; ortie, eutie. Les Espagnols trans­forment aussi en diphthongue la voyelle qui pré­cède r : mort, muerte ; porte, puerta.

OUR représenté par ô, ou, ouô, eu et eur : journée, jônâye ; fourneau, foune ; bourde, bouôde ; nourrir, neuri ; fourmi, feurmi et fremi.

ER représenté par eur, or, ar, a, ia, , oua, oué : enfermer, eiferma ; cerfeuil, çorfeu ; déserteur, désartou ; perdu, padiu (poédi à Gérardmer) ; cerf, ciâ ; perte, piâte ; terre, tiarre ; merle, miéle[2] (Ban-de-la-Roche) ; verge, vouage ; verre, vouére. Les Espagnols disent semblablement :tierra, terre ; cierto, certe ; suero, serum, petit-lait.

IER : Vierge, virge et vîge.

Souvent l’aspiration que contient r est représentée par h : mur, muhe ; germer, jauhna.

Consonnes doubles.

Dans l’articulation de deux consonnes dont la seconde est originairement une liquide l ou r, le patois s’exprime d’une façon très remarquable.

Dans la combinaison avec r, cette dernière lettre disparaît presque toujours ; d’autres fois elle se transpose.

br, pr, tr, etc.

R retranché : chambre, chambe ; encre, auque ; sucre, seuque ; attendre, étaude ; livre, live ; coffre, coffe ; maigre, maigue ; vêpres, vêpe ; prêtre, préte. Cette manière de s’énoncer est commune à un certain nombre de patois de la langue d’oil et à la langue populaire.

R transposé : fromage, fourmage (toutefois le primitif est forme) ; ombre, ôrbe ; grelot, guéria ; cresson, keurhon ; premier, peurmé ; dormir, dreumi, etc. Nous avons déjà dit que le déplacement de cette articulation se rencontre originairement dans la langue celtique.

Quelquefois, particulièrement dans les articulations dre, c’est la consonne précédant r qui est retranchée : apprendre, aipanre ; pondre, ponre ; poudre, poure ; tendre, tanre, etc.

Ici nous prions le lecteur de se rappeler qu’en comparant ainsi le patois au français, nous ne faisons pas venir l’un de l’autre. Le génie des deux langues (qu’on nous permette un moment cette expression peu orthodoxe), est tout-à-fait différent. Le français en faisant poudre du radical pulver, supprime tout ce qui est entre la syllabe accentuée pul et r, et par une sorte d’attraction naturelle remplace la liquide l par un d. Le patois au contraire ne conserve rien entre la voyelle accentuée et la consonne finale ; il admet avec peine une articulation double au milieu d’un mot. Il en est de même dans molere, moudre, môre, mots que nous avons déjà cités. Le point de départ est tout autre, on le voit, et il ne faudra pas se méprendre sur les comparaisons que nous faisons.

bl, pl, fl.

Dans ces trois articulations, l disparaît on permute avec i à la façon italienne. Quelquefois dans bl, la liquide seule reste, ou les deux consonnes sont représentées par tout autre chose.

1o Diable, diabe, et dans tous les mots en able ; plus, pu, et dans tous les analogues.

2o Blé, bié ; tremblement, traubiesse ; blanc, bianc (italien, bianco) ; plaire, piâre ; pluie, pieuge (italien, piogia), piuche et piôve ; fleur, fio (ital., fiore) ; flamme, fiamme.

3o Double, dôle ; diable, diale, etc.

4o Table, tauye et taule ; diable, diâche.

cl, gl.

Des exemples suffiront pour faire comprendre les procédés du patois et les rapports avec les précédentes règles.

CL. 1o Clore, kiore et tiore ; clair, kiar ; clou, kio et tio ; Claude, Diaude.

2o Sarcler, saquè ; miracle, miraique ; cercle, saque.

GL. 1° Ongle, ongue.

2o Aveugle, éveule ; beugler, beulè.

3o Gland, éguian.

4o Gloire, diôre ; glaçon, diaçon ; glissant, (allemand glatte), kiatte ; glout (ancien français, d’où aujourd’hui glouton), diote.

H aspirée.

Le son le plus caractéristique du patois vosgien, particulièrement dans la montagne, est, nous l’avons déjà dit, l’aspirée h qu’il a pris de l’allemand et que le celtique a pu lui transmettre. Il a les plus grands rapports avec la jota espagnole.

Nous distinguerons la place que l’h occupe pour mieux l’étudier et mieux comprendre ce qu’elle représente dans les mots correspondants des autres langues. Elle est au commencement des mots, au milieu ou à la fin.

H initiale. 1o h représente s, g, j, ch placés au commencement d’un grand nombre de mots français : sourdaud, heudé ; sœur, hieu ; sûr, hu ; six,  ; gonfler, hoffiè ; jeter, htiè ; chauffer, hauffiè.

2o Par analogie, il remplace la syllabe se : semelle, hmelle (Gérardmer).

3o On le voit représenter éch : échelle, haule (latin scala) ; échauder, hauda.

4o Dans les radicaux latins commençant par sp, st, etc., s représenté en français par é, l’est en patois par h : stabulum, étable, htaule ; spica, épi, hpi ; stella, étoile, htelle ; ajoutons scala, échelle, haule.

5o Il en est de même à l’égard des consonnes doubles qui en allemand commencent les mots par la sifflante s, sch, sp, etc. : schmecken, goûter, hmiquè (à Épinal, smiquè) ; spænen, sevrer, hpéni ; schale, écale, hcaloffe.

6o h représente le préfixe é ou ex, marquant séparation, extraction : ébouler, hboula ; secouer, hcoure (lat. excutere) ; égoutter, hgotta ; choisir, hlére (lat. eligere) ; ébauchoir, hcoutrou (lat. culter, couteau). De quelque nature qu’il soit, l’é initial du français est aussi un h en patois : épaule, hpaule[3] ; écouler, hcouta (auscultare) ; ételles, htelles.

La plupart des mots qui précèdent, ceux dont l’h est suivie d’une consonne, se prononcent aussi en admettant un e devant l’h ; ehgotta, ehboula, ehpéni, ehtelle. C’est ainsi que quelques populations du midi prononcent espectacle, esquelette, quand nous disons spectacle, squelette.

7o Enfin h s’ajoute au commencement des mots pour agrandir l’idée, pour marquer un effort : pouffer, hpiffer ; éclat de rire, hpiffesse ; pétiller, hpéta ; vanter, prôner, htronfa (de triompher) ; tordre, htôde ; laver, hauva (de l’ancien français auve, eau) ; hauverasse, lavandière.

H médiale. La permutation de s avec h est un fait qui se voit dans beaucoup de langues et sur lequel il n’est pas nécessaire d’insister. Des exemples seuls achèveront de faire connaître le caractère de cette aspiration.

1o Il est naturel de retrouver h au milieu des mots composés dont la racine commence par s : asseoir, éhére ; descendre, déhande, etc.

2o Il s’emploie à la place de s au milieu des mots non composés : plaisir, piahi ; maison, mâhon et môhon ; dixième, déhième ; connaître, kènohe (lat. cognoscere ; allem. kennen ; angl. know). Ainsi au milieu d’un mot, entre deux voyelles, h tient la place de ss, sc, s, x.

3o De même pour la sifflante c ou s, précédée en français d’un r qui disparaît dans le patois : pourceau, pouhé ; personne, pouahenne ; bourse, bouôhe.

4o Ch est représenté par h : mouche à miel, mouhotte ; acheter, aiheta ; pêcher, pouhiè ; fraicheur, frâhou.

5o De même pour s suivi d’un t : festin, fehtin ; reste, réhe.

6o De même pour f, ff, v : bouffissure, bouhesse ; couvercle, keufépe et keuhépe.

H finale. Elle remplace r à la fin d’un mot : mur, mûh ; cœur, cœuh ; elle se substitue aussi à s et z final dans les mots où le français ne fait plus entendre la sifflante, par exemple riz, rih ; obtus, teuh.

Pour terminer les particularités sur cette lettre, je citerai meuhe, moite, et je ferai remarquer que dans le mot français hacher, le patois vosgien fait entendre un b au lieu de l’aspirée et dit bouachè ; un hachoir, bouachou.

ch.

Cette articulation a beaucoup de rapport avec la précédente. La comparaison avec les mots français qui l’ont admise nous la montre représentée par s ou c, g, k ou q, et h.

Bêche, bace ; manche, mainge ; lécher, laqua ; mèche, méhe. En retour le ch peut se mettre à la place de s : seigneur, cheignou.

g, gn, qu.

Le g dans les mots en age devient un ch un peu doux : mariage, mériaiche. Il se rapproche de son origine allemande dans vason, gazon.

Le gn devient n : borgne, bouône (Ban-de-la-Roche) ; grogner, grunè.

Le patois dit èqouarre pour équerre ; équéle (prononcez ékéle) pour écuelle.

j

Le j représente quelquefois le s français. Ainsi on dira en quelques endroits chôjon pour saison ; et dans une partie de la Lorraine, ainsi que dans les Ardennes, majon pour maison.

ill (ye).

Cette consonne mouillée apparaît dans le patois sous la forme d’une articulation grasse qu’on pourrait peindre par ye (prononcez comme dans le mot yeux sans appuyer sur eu) ; elle forme à la fin des mots une syllabe muette ou féminine ; exemple : oreille, araye et orôye ; paille, pâye ; merveille, morvôye (mervoille, Ville-Hardouin).

L’y joue le rôle de consonne aussi bien que ill, mais elle ne se trouve guère que dans les finales féminines ou muettes.

Le Vosgien semble affectionner cette terminaison. Il la fait entendre à la fin des mots dont le son est plein en français ou qui se terminent par un e muet précédé d’une voyelle. Ainsi en patois Dieu se dit Déye (ye faible) ; santé, santéye ; et en général les substantifs en  ; buée, bouâye ; charretée, charrâye.

Cette terminaison féminine, traînante et lourde, si caractéristique et si désagréable aux oreilles des étrangers, n’en a pas moins sa raison d’être. Elle rappelle, comme du reste tous les mots français qui ont pour terminaison un e muet (buée, incendie), une syllabe que la langue mère possédait et que les langues dérivées ont plus ou moins négligée. Ainsi on tirera jeuye de jocus ; Déye de Deus, Dei ; santéye de sanitatem, sanitate ; dôye de digitus (doigt) ; leuye de leuca (lieue), etc.

p, b, t, mouillés.

Il est enfin un son, une articulation sur laquelle nous devons appeler l’attention de nos lecteurs, mais qui n’étonnera point les philologues. Nous avons en français deux consonnes mouillées, ill, gn, qu’on prononce aujourd’hui lieu, nieu dans les écoles[4].

Nous voyons ces consonnes mouillées représentées sous d’autres formes, en espagnol, par exemple, par ll et n surmonté d’un trait horizontal, et la première en portugais par lh.

Ces deux sons mouillés ne sont pas les seuls qu’on puisse rencontrer. Les langues slaves mouillent presque toutes les consonnes, et, pour indiquer ce nouveau caractère, elles ajoutent seulement un petit signe au-dessus ou au-dessous de la lettre.

Or nous avons, dans le patois vosgien, d’une manière bien prononcée, trois autres de ces consonnes, et il est aussi difficile que tout-à-l’heure de figurer l’orthographe de la syllabe qu’elles forment. Ce sont le b, le p et le t devant e muet et i. Elles forment un bieu, un pieu, un tieu, comme nous avons en français un lieu (ill), un nieu (gn). Pour l’écrire nous nous servirons de l’y. Ainsi pour conjuguer le verbe traubiè, trembler, nous écrirons je traubye (je traubieu), en prononçant le son eu aussi légèrement que la muette de tremble, te traubye, è traubye (tu trembles, il tremble) ; époutiè, apporter, j’époutye, t’époutye, el époutye.

Héritier se prononce également avec un son mouillé que notre écriture ne peut reproduire : érityi. Il en est de même du mot papier que l’on prononce pôpi et papyi.

Le patois vosgien n’est pas le seul qui possède des consonnes mouillées autres que celles de l’alphabet français ; on en trouve jusque dans la Saintonge.

Abrévations.

Le peuple parle vite ; il abrège les mots, comme pour épargner le temps ; il n’appuie que sur les syllabes importantes ; il retranche au commencement, au milieu, à la fin des mots les syllabes qui ne lui semblent pas nécessaires à l’expression de sa pensée. Le patois vosgien s’est conformé à cette loi, que les peuples du nord, aux langues sourdes, suivent instinctivement. Nous n’insisterons sur ce fait que par des exemples.

Battié, baptiser ; nattié, nettoyer ; conra, conroyer ; brâyé, barioler ; corciè, courroucer ; cerhé, cerisier ; c’ture, couture ; orié, oreiller ; grosié, groseiller ; virté, vérité ; in s’qué, un je ne sais quoi ; seu, sureau ; déyé, derrière, etc.

  1. Nous ne croyons pas que cela soit. Génin a quitté les Vosges trop tôt pour que notre patois lui ait été familier, et d’ailleurs il a assez témoigné de son ignorance des idiomes rustiques et assez montré son dédain pour eux pour qu’il ne soit pas accusé d’y avoir cherché des faits, des idées et des principes généraux sur la langue du moyen âge qui l’a tant occupé.
  2. À propos de ce mot, nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer de nouveau un doute qui nous poursuit en mille occasions. La ressemblance de mièle avec merula (latin) ou merle et l’effacement de l’r à la fin de la première syllabe ne nous convainquent point ici de la solidité de l’étymologie latine. Car nous trouvons dans les langues celtiques du Cornouailles, de notre Bretagne et du pays de Galles le nom de l’oiseau sous les formes moelh, moualch, mwyalc’h, qui, on en conviendra, se rapprochent beaucoup plus de notre patois que du latin. Nous sommes loin de nous refuser à l’évidence de l’étymologie latine pour la plus grande partie des mots français ; mais il y a un excès dangereux à n’y voir que le latin, comme le font aujourd’hui un grand nombre de linguistes distingués. S’ils voulaient se donner la peine d’étudier plus profondément les patois, sans se contenter du picard ou du bourguignon, qui ont une littérature imprimée assez étendue, ils trouveraient matière aux mêmes doutes que nous qui n’apportons ici que l’examen et non un système. Si mièle leur paraissait plus celtique que latin, que diraient-ils de toit, qui se dit à Gérardmer et dans les langues que nous avons citées plus haut ? Si le temps ne nous fait point défaut, nous espérons bien démontrer un jour avec d’abondantes preuves que la langue celtique n’a pas disparu des Vosges. Arriver à saisir l’étymologie d’un idiome, c’est en même temps affirmer l’ethnographie d’une population.
  3. L’h s’explique ici par la présence de l’s dans l’ancien langage : tourner les espaules (1040). L’Espagnol dit espaldas.
  4. Il ne faut pas croire qu’on puisse les remplacer dans l’écriture par ni et li. Si cela se peut devant a, o, u, (aniau pour agneau, boulion pour bouillon), ce changement deviendrait impossible devant e et i comme dans campagne, il craignit, qui, écrits campanie, il crainiit seraient incompréhensibles à la lecture.