Cours d’économie industrielle/1837/6

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Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 109-126).


SIXIÈME LEÇON.


Paupérisme. — Population.


Sommaire. Les machines n’ont point fait le paupérisme, plaie de l’antiquité et du moyen-âge. — Le système économique de Charles-Quint contribue à augmenter le paupérisme dans les temps modernes.
L’apparition de Luther a été une autre cause de paupérisme. — Destruction des couvents et de l’aumône. — Résultat des réformes d’Henri VIII en Angleterre. — L’exportation des malfaiteurs n’est point un remède suffisant contre les mendians voleurs.
Pauvres honorables et pauvres vicieux ; l’aumône multiplie ces derniers. — Effets de la taxe des pauvres en Angleterre.
Malthus, son principe. — Les économistes italiens Ortes et Ricci l’avaient dévancé. — Ce qu’a produit le système Malthusiens.
Godwin adversaire de Malthus ; ses théories. — Everett autre adversaire de Malthus. — Le système de Malthus réfuté par la statistique anglaise ; par les banques de prévoyance et les effets des socialistes modernes.


Nous avons vu dans nos leçons précédentes que ce n’était pas aux machines en elles-mêmes, mais à leur soudaine apparition dans une société demeurée agricole, qu’il fallait attribuer les perturbations qui ont déplacé quelques fortunes et compromis quelques existences. Le mal n’a été que transitoire et les machines qui l’avaient produit ont en même tems fourni les moyens de le supporter, puisqu’elles ont créé des consommateurs nouveaux pour les nouveaux produits qu’elles ont mis dans la circulation. Mais quoi qu’il en soit, la question des machines est jugée, aucun peuple aujourd’hui ne saurait les négliger sans s’appauvrir. La nécessité des machines est un fait accompli ; il faut l’accepter et se soumettre de gré ou de force aux résultats qui en découlent, et qui heureusement ne sont point aussi désastreux qu’on a bien voulu le dire.

On a donné comme une conséquence des machines, le nombre toujours croissant des malheureux et des criminels qui encombrent aujourd’hui la place publique, les hospices et les prisons ; mais ces maux qu’on leur attribue sont aussi vieux que le monde, et il ne sera pas sans intérêt pour vous de rapporter à d’autres causes ces faits affligeants dont personne d’ailleurs ne peut contester la vérité. Et d’abord, si nous avions le tems de nous livrer à des recherches historiques et de fouiller dans l’antiquité, ne verrions-nous pas que chez les Grecs et les Romains, les citoyens sans fortune étaient obligés de s’expatrier et de fonder dans l’intérieur des terres des colonies agricoles ; ne verrions-nous pas le peuple romain, pour lequel d’ailleurs travaillaient de malheureux esclaves, quitter, pour une question de paupérisme, la ville en masse, et se réfugier sur le mont sacré. On n’entend point parler de pauvres pendant la féodalité, parce qu’à l’instar des Romains, les seigneurs étaient de nobles mendiants, vivant il est vrai du travail de leurs vassaux, mais partageant par intérêt avec ceux qui ne pouvaient pas travailler, une faible partie des aumônes qu’ils demandaient l’épée à la main. Et qui donc nous aurait d’ailleurs appris la misère du peuple ? Les écrivains d’alors ? ils étaient aux gages des nobles. Le peuple lui-même, de quoi se serait-il plaint ? N’était-il pas la chose du maître, taillable et corvéable à merci et miséricorde ? Sa vie et sa fortune n’étaient-elles pas à la discrétion absolue du suzerain ? La jacquerie et les émeutes populaires à Paris et dans les grandes villes sont les premiers indices de la misère publique que nous trouvions dans l’histoire mais elles suffisent pour nous faire apprécier la pénible situation des classes inférieures.

Ce n’est qu’à partir de Charles-Quint que les gouvernements commencent à faire des réglements spéciaux pour ou contre les pauvres. Ce monarque est un de ceux qui ont le plus contribué à répandre sur le monde moderne la hideuse plaie du paupérisme, en détruisant la liberté de l’industrie et du commerce, par l’établissement des monopoles et des manufactures royales, en faisant refluer vers les couvents une foule d’existences condamnées à la vie contemplative ou à la mendicité, et en accoutumant une partie de ses sujets à vivre aux dépens de l’autre par le système colonial. Au lieu de laisser l’industrie se développer à son aise, et de permettre que chacun eût sa part dans une richesse produite le système des monopoles permit à quelques-uns seulement, quelque-fois même à un seul d’exercer une profession ; c’est-à-dire que Charles-Quint au lieu de laisser les bénéfices du travail se répartir équitablement, les distribua aux privilégiés de son choix, et qu’au lieu d’avoir des serfs attachés à la glèbe, il eût des serfs attachés à l’atelier. Aussi l’accroissement des mendiants devint-il un embarras de son gouvernement, et c’est en vain qu’il crût arrêter le mal par son édit répressif de 1531. Le pacha d’Égypte en est aujourd’hui à l’économie politique de Charles-Quint, à cela près seulement qu’il s’est fait monopoleur lui-même au détriment de tous les producteurs de son empire.

À la même époque un événement social européen vint compliquer l’état de la civilisation, je veux parler de la réforme qui se déclara tout-à-coup l’ennemie de la monarchie universelle de Charles-Quint et de la puissance indéfinie des papes qui faisaient courber la tête à tous les monarques. La réforme protestante, Messieurs, a porté un coup terrible aux couvents vers lesquels ou autour desquels le despotisme de l’empereur avait refoulé une foule d’hommes qui ne pouvaient plus avoir recours au travail et à l’industrie qui avaient cessé d’être libres. Le premier résultat de la lutte qui s’établit entre les pouvoirs protestants et la cour de Rome fut la sécularisation des religieux et la vente des biens de toutes les communautés ou leur adjonction pure et simple au domaine public. Or ces biens étaient considérables.

Les couvents exerçaient donc une grande influence ; et cette influence était de deux sortes. D’abord ils recrutaient tout ce qu’il y avait de savant et de lettré parmi les hommes du tems ; et les efforts de la communauté se traduisaient souvent par une grande et belle idée, féconde pour les contemporains et surtout pour la postérité. Ensuite leurs richesses leur permettaient de faire exécuter beaucoup de travaux, d’entretenir un nombre considérable d’ouvriers et d’alimenter ces milliers d’hommes que le monopole avait brutalement déshérités. Ces largesses de tous les jours alimentées par les recettes qu’ils savaient faire chez les puissants et les riches, masquaient la plaie du paupérisme.

Joignez maintenant par la pensée, la création des monopoles et la suppression des couvents, et vous aurez une idée de l’effroyable perturbation que dut éprouver la société ; vous vous expliquerez, en outre, comment c’est à partir de cette époque seulement que le paupérisme devient une question gouvernementale.

Voici ce qui s’est passé en Angleterre, le pays classique du paupérisme, et celui où la, question a été débattue avec le plus d’énergie. Henri VIII, dont, vous connaissez les bizarreries, religieuses, eut l’idée de confisquer les biens des couvents et eut soin, pour faire passer cette mesure, de dire que cette spoliation avait pour but unique la diminution des impôts. Les couvents anglais étaient fort riches : les 1041 établissements répartis, dans ce pays n’avaient pas moins de 25 millions (valeur actuelle), de revenus, sans compter les 80 ou 100 millions qu’ils percevaient au moyen de la dime. En un mot, le revenu du clergé anglais formait les sept dixièmes du revenu de la Grande-Bretagne. Mais aussitôt que Henri VIII eut en sa possession les biens des couvents, il n’en continua pas moins, malgré ses promesses, à lever les impôts comme par le passé ; profitant ainsi de la dépouille des couvents, sans donner une compensation à tous ceux qui vivaient de leurs libéralités.

Une nouvelle masse de pauvres, composée de travailleurs de toute espèce, de moines recueillant les offrandes et faisant l’aumône de mendiants la recevant de toute main et surtout des couvents. se trouva tout-à-coup sans gite, sans pain et sans travail. Le nombre de ces malheureux devint menaçant, et l’on dut songer à faire des lois contre eux, et à leur opposer des troupes. Des bandes de ces vagrants (vagabonds) ou Round'smen (mendiants), se réfugiaient au fond des bois et n’en sortaient que pour désoler les habitations voisines. Vous vous ferez une idée exacte du nombre de ces pauvres diables et des terreurs qu’ils inspiraient, en apprenant qu’Henri VIII en fit pendre 72,000 ! — Le chiffre est officiel, vous le trouverez dans plusieurs ouvrages anglais qui se sont occupés de cette question. Élisabeth prit une voie plus douce ; elle ordonna que tous ceux qui possédaient une ferme paieraient tous les ans une taxe qui serait ensuite répartie aux familles nécessiteuses. Ce moyen ne fit qu’agrandir la plaie du paupérisme, et l’on se vit obligé de reprendre d’une main en donnant de l’autre Depuis lors, l’Angleterre n’a jamais pu se débarrasser de cette plaie hideuse, et en 1835, son parlement s’occupait encore d’une loi sur cette grave matière.

Ce pays a pourtant essayé tous les moyens, jusqu’à la création de colonies d’exportation, qui ne semblent pas encore avoir résolu le problème. Les juges anglais ne se font pas faute d’appliquer la peine de la déportation ; pour un clou dérobé, ils envoient à Botany-Bay, et pour 560 fr. le gouvernement s’en débarrasse et purge la société. Mais qu’est-il arrivé ? Les colonies se peuplent tous les jours par l’argent des travailleurs, et le mal n’en persiste pas moins.

Les machines sont venues compliquer la solution du problème en y apportant des éléments nouveaux. Les machines créent bien du travail mais leur presque introduction amène des crises et des déplacements ; c’est le propre de leur multiplication, sans qu’il y ait à côté un nouveau débouché, d’amener l’excès de production et les encombrements qui ont des résultats presque aussi funestes que la famine et la disette qui désolent quelquefois les pays agricoles parce qu’ils entraînent avec eux les faillites, les suspensions de travail et par conséquent un surcroît de misère et de paupérisme.

Mais, il faut le dire, il y a deux espèces de pauvres : les malheureux et les individus vicieux, et c’est dans la distinction qu’il y a à faire de ces espèces que se trouve l’écueil de la bienfaisance. Si l’aumône et la charité n’avaient jamais soulagé que des misères causées par les crises, il ne se fût trouvé personne pour les blâmer ; et Malthus lui-même aurait probablement applaudi ce sentiment de fraternité universelle. Mais si la charité est pour quelques-uns la rosée bienfaisante qui rafraichit et anime, pour les autres c’est un encouragement sûr à la paresse, et le moyen de vivre aux dépens de la fortune publique sans compensation aucune. C’est là une conclusion à laquelle les personnes charitables étaient loin de s’attendre, et ce qui explique, du moins en partie, comment, malgré tous nos progrès, le nombre des nécessiteux augmente ; c’est parce que la taxe des pauvres, qui était de 8 millions sous Élisabeth, dépasse aujourd’hui 250 millions (presque autant que dépense notre armée, et plus que l’intérêt de la dette publique) ; que le nombre des pauvres inscrits est incroyable chez nos voisins. Car chez eux, Messieurs, il suffit qu’une femme se présente avec cinq ou six enfants, qui souvent ne sont pas les siens, pour qu’on accorde une prime à son immoralité. L’enquête du parlement signale plusieurs exemples de cette audace, et ils se sont reproduits, parce qu’il est fort difficile de distinguer les bons pauvres. Les choses sont allées si loin, que le gouvernement anglais a dû s’arrêter ; en effet, le sort des travailleurs était souvent plus précaire que celui des pauvres dont ils payaient la taxe. Outre sa famille ; l’ouvrier a eu à soutenir son contingent de Vagrants, véritable matière première des voleurs de profession. Les sacrifices ne se sont pas non plus bornés aux 250 millions de taxes, car il faut y ajouter toutes les dépenses de police, de prisons, d’hôpitaux, de justice, qu’entraîne la surveillance d’un si grand nombre d’oisifs, sans autre préoccupation que celle de mal faire, et en même temps il faut compter le montant des vols commis par tous ces industriels qui ne prélèvent pas moins, selon M. Béranger, de 25 millions chaque année sur la seule ville de Londres. C’est là un budget effroyable !

On peut donc dire que tous les peuples ont eu la plaie du paupérisme ; mais aucun n’a eu tant à souffrir que l’Angleterre, parce qu’aucun ne s’est fait une obligation d’alimenter aveuglément certaines classes oisives.

On en était là, lorsque plusieurs penseurs, frappés d’un état de choses si dégradant pour l’espèce humaine, se sont demandés s’il n’y aurait pas un moyen de mettre un terme à tant d’abus, et de séparer les pauvres malheureux de ceux qui se servaient de leur misère comme d’un manteau pour cacher leurs vices. Parmi ces hommes figure au premier rang un Anglais : Malthus. Il a formulé les doctrines qui ont fait le plus d’impression ; il a posé comme dogme social et fondamental ce principe, que s’il y avait tant de nécessiteux, c’est que la population était trop abondante, et que les secours engendraient les pauvres (Je n’approuve ni ne désapprouve en ce moment cette opinion ; il y a à prendre et à laisser). Aussi, s’écrie-t-il plus de taxes, plus d’hospices, et par conséquent plus d’aumônes pour les gens. Partant de ce point, l’économiste anglais s’est livré, pour étayer sa thèse, à une foule de recherches remarquables. Avant lui, deux économistes italiens avaient bien observé et publié que les mendiants et les voleurs s’accroissaient en proportion des aumônes ; mais leurs remarques s’étaient bornées là, et ils n’avaient proposé aucun remède. Ortès, de Venise, et Ricci de Modène, écrivaient sur cette question entre 1780 et 1790. Le premier est verbeux, lourd et prolixe mais ou reconnaît en lui un homme éclairé et à vues élevées. Ricci, en examinant les résultats de ce qu’on appelait les institua pii, s’avisa de reconnaître que les pauvres et les criminels étaient moins nombreux dans certains quartiers de Modène que dans d’autres, et il laissa échapper ces paroles : Plus on fait de distributions et plus on fait de malheureux.

Malthus alla plus loin. Il écrivait en 1798 c’est-à-dire après les essais gigantesques que la révolution française venait de tenter et après la disparition complète, en France, des couvents d’un côté, et des monopoles de l’autre, qui étaient tombés à l’ordre de la Constituante. Le pouvoir avait été entre les mains du peuple proprement dit ; et un instant, le gouvernement avait donné des encouragements aux filles mères, et payé 40 sous par jour au sans-culotte garde national, le jour de son service. Malthus vit qu’après tant de victoires et tant de revers, le paupérisme était horrible ; les grandes fortunes avaient disparu, les petites ne s’étaient point formées ; d’un autre côté, on avait constaté qu’en Amérique la population avait doublé en 25 ans, et l’écrivain anglais crut pouvoir en conclure que partout la population devait s’accroître dans la même proportion en 30 ans ou 50 ans au plus. Partant de tous ces faits, il se dit : — Puisqu’on a essayé de tout sans diminuer le nombre des mendiants et sans alléger les charges que les secours qu’on leur donne imposent aux autres, c’est qu’ils sont de trop dans la société ; — et partant des chiffres ci-dessus, dont il n’examina pas suffisamment les causes premières, il avança que les subsistances croissant arithmétiquement comme 1, 2, 3, 4, etc., tandis que la population, au contraire, suivait la progression géométrique 1, 2, 4, 16, etc. ; ce qui n’est nullement démontré. De cette différence contestable, Malthus fait découler tous les maux et tous les crimes dont souffre la société, en prévenant les populations qu’il arrivait toujours un moment où les subsistances devenant insuffisantes, elles devaient se résigner à se voir décimer par la famine, chargée par la nature d’établir le niveau entre la production des individus et des subsistances. C’était ainsi, selon lui que les hôpitaux étaient devenus des cimetières, et que sur 12,685 enfants trouvés déposés à l’hospice de Dublin, 12,580 étaient morts ! — Il ne s’agit pas seulement de naître, disait-il, il faut encore vivre ? si vous n’êtes pas riche et que vous vous mariez, la mort viendra rétablir l’équilibre : et cela est, parce que cela doit être et que telle est la volonté divine. — Puis examinant les hôpitaux, les prisons, et toutes les institutions destinées à prévenir ou soulager les misères humaines il les désignait comme les conséquences infaillibles du principe qu’il avait posé. Il disait aux ouvriers : — En vous mariant vous créez cinq ou six pauvres enfants destinés à une prompte mort ; il y a dans votre conduite une cruauté que la nature punit en vous rendant témoin des souffrances et du péril imminent que courent les enfants auxquels vous avez donné le jour. — Si on lui objectait que le célibat n’empêchait pas les enfants de naitre, il répondait : — Je m’adresse d’abord à vos sentiments, et si vous n’écoutez pas les conseils de la prudence et de la raison, je dirai alors au gouvernement que plus il ouvrira d’asiles pour les enfants trouvés et les malheureux, et plus il verra s’accroître les enfants trouvés et les malheureux ; et que s’il ne donnait pas une prime aux filles mères, il y aurait plus de continence. Les secours publics sont autant d’encouragements à la débauche et à la paresse ; ils affranchissent l'homme du souci de la prévoyance, en lui assurant une existence souvent supérieure à celle qu’il se procurait avec son travail. Quant à ceux qui se marient sans ressources, ils seront atteints par la misère, ils n’auront que des enfants rachitiques, et puisque les gouvernements ne font pas leur devoir, c’est à la nature à faire le sien.

Telle est, en général et d’une manière sommaire, la doctrine de Malthus. Elle a quelque chose de si impitoyable, qu’il est impossible de songer à l’appliquer. Qui pourrait, en effet, avoir la cruauté de punir des enfants pour les fautes de leurs pères ? Disons plutôt avec Godwin, adversaire de Malthus, que ce serait une coupable raillerie que de leur dire : Si vous mourrez, tant pis pour vous, on a prévenu vos pères.

La doctrine de Malthus ne pouvait donc pas être accueillie en Europe ; mais si elle n’est pas entièrement passée dans la loi, chacun y a gagné un peu de prudence ; car, au fond, il y a dans le conseil exagéré de l’écrivain anglais, assez de vrai pour agir fortement sur l’esprit et inspirer une certaine terreur. C’est ainsi que Malthus a rendu un service qui doit suffire pour lui mériter l’estime et la reconnaissance de tous.

D’ailleurs, Malthus a rendu d’autres services ; il a persuadé aux gouvernements qu’il fallait mettre plus de discernement dans la distribution des secours, pour ne pas multiplier les pauvres de mauvais aloi, et ceux-ci ont été forcés de recourir au travail, le refuge universel.

Lorsque le livre de Malthus parut, il produisit une vive sensation dans toute l’Europe ; car l’auteur avait pris une allure mathématique pour étayer un dogme basé sur la fatalité, disant au malheur, pour toute consolation et pour tout secours : Tant pis pour vous ; allez-vous en.

Je ne saurais mieux vous le faire connaître, après tout ce, que je viens de vous dire de lui, qu’en vous lisant un passage textuel de son ouvrage.

« Si, après l’avertissement que j’ai proposé de donner au public, quelqu’un désirait encore se marier, sans avoir la perspective de pouvoir faire subsister une famille, il faut qu’il soit parfaitement libre de le faire. Quoique dans ce cas, le mariage soit, à mon avis, un acte immoral, il n’est cependant pas du nombre de ceux que la société ait droit d’empêcher ou de punir. Il faut laisser à la nature le soin de la punition. »

— Et dans un autre passage, il s’exprime ainsi : « Un homme qui nait dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas les moyens de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »

Ce passage est atroce, et pourtant Malthus est un honnête homme, pour le caractère duquel, dit un de ses adversaires, il est impossible de n’avoir pas autant d’estime, que d’horreur pour ses doctrines. Mais, vous le savez, Messieurs, tout homme a son aberration plus ou moins grande, et Malthus a eu la sienne. Plus tard, il avouait « qu’il avait trop tendu l’arc dans un sens ; mais, disait-il, il n’y a pas grand mal ; comme on a l’habitude de trop le tendre de l’autre il s’établira une moyenne raisonnable. » Quoi qu’il en soit, il a rayé de son livre le passage désolant que je viens de vous lire. À cela près, les idées sont restées les mêmes, et sa doctrine, quoique formulée en termes différents et plus conformes à l’opinion publique, n’en est pas moins restée anti-humaine et sanguinaire. D’ailleurs, comme l’Essai sur la population était franc et net, il plut, comme je vous l’ai déjà dit, et il plut surtout aux gouvernements ; car il leur disait : À quoi bon vous inquiéter de la misère de certaines classes ; rien n’est plus naturel, et la meilleure chose que vous aviez à faire, c’est de ne rien faire, c’est de ne pas y penser. Si des enfants se plaignent, renvoyez-les aux auteurs de leurs jours. Qu’ils s’en aillent et vous laissent tranquilles : il n’y a pas de couvert mis pour eux au banquet de la vie. — Rien de plus commode que cette morale pour l’homme d’état indifférent et pour le riche égoïste. Mais Malthus n’eut pas que des approbateurs, et tout d’abord on doit distinguer, dans le rang de ses adversaires, l’auteur de la Justice politique, Godwin, que j’ai déjà en occasion de vous citer.

Godwin, qui d’ailleurs écrivait avant Malthus loin d’accuser les hommes et la fatalité avait proclamé que rien dans la nature n’avait été créé pour mourir immédiatement, que le mariage était une chose sainte, et que les maux que Malthus classait comme des nécessités sociales, étaient occasionnés par les gouvernements vicieux. Peut-être poussa-t-il trop loin cette doctrine, et, sans doute, il y avait là, comme en beaucoup de choses, un milieu raisonnable à prendre. Quoi qu’il en soit, Malthus crut devoir lui répondre par son Essai sur la population. Godwin ne fit pas long-temps attendre sa réplique, et il écrivit de son côté ses Recherches sur la population, dans lesquelles il combattit avec succès le système de la progression géométrique inventée par Malthus.

Les travaux de ces deux écrivains furent repris par les partis en Angleterre ; Godwin se trouve naturellement l’économiste des whigs et des radicaux, tandis que Malthus vint en aide aux tories et aux conservateurs. La question sociale passa dans le domaine de la politique, et l’on ne vint jamais à bout de la résoudre. Elle vaut pourtant bien le peine d’être examinée, et il n’est pas inutile de savoir lequel de ces deux hommes a raison. L’un dit aux infortunés : Allez-vous en ; vous êtes de trop ici ; il n’y a pas de couvert pour vous : et l’autre répond : S’il y a des pauvres, c’est qu’il y a des riches qui mangent pour deux[1]. Une pareille étude est d’autant plus nécessaire, que les luttes ne sont pas exclusivement bornées à l’Angleterre. Après la réfutation de Malthus par Godwin, je vous recommande les écrits de l’américain Everett, qui a soutenu, comme Mirabeau (qui s’est, il est vrai, dédit plus tard), que la population est un des symptômes de la richesse, et que plus un pays est peuplé, plus il est prospère.

La question sortit alors tout-à-fait du domaine de la philosophie spéculative pour entrer dans celui des faits ; car ce fut surtout par des faits que les adversaires de Malthus voulurent le combattre ; et sous ce point de vue, je dois le dire, si l’auteur de l’Essai de la population s’est aussi appuyé sur des chiffres, les chiffres ont fourni de puissants arguments contre lui. En voici quelques-uns qu’il n’est jamais parvenu à réfuter. Ils sont pris dans son propre pays.

La population d’Angleterre était
en 1700 de 5,000,000 hab.
et en 1831 de 14,000,000 »
La population de Londres était
en 1700 de 140,000 »
et en 1831 de 1,400,000 »
Les pauvres étaient dans toute
l’Angleterre en 1700 de 200,000 »
et en 1836 de 400,000 »

Ainsi, quand la population d’Angleterre a triplé et celle de la ville de Londres décuplé, le nombre des pauvres a à peine doublé. C’est là un rapport décroissant bien sensible qu’il faut attribuer à l’augmentation de la richesse publique par le travail des machines. La différence n’eût pas été aussi grande si j’avais pris pour base de mon appréciation les mendiants de la ville de Londres dont la population plus errante, contient un quart en sus de celle de la Grande-Bretagne, en chevaliers d’industrie de toute espèce ; et d’ailleurs on ne les connaît pas tous, car une bonne partie y est à l’état de mendiant, moitié voleur, moitié honteux.

Malthus n’a pas tenu compte des progrès que peut faire l’intelligence humaine, et il n’a pas prévu qu’il s’établirait entre les travailleurs les plus immédiatement menacés de la misère des associations qui leur fourniraient les moyens de lutter avec le fléau. De son tems il n’existait pas plus d’une ou deux compagnies d’assurances sur la vie ; tandis qu’aujourd’hui on en compte plus de 40. Les sociétés de prévoyance ( friendly society) qui n’avaient que fort peu de développement à l’époque où il écrivait, puisqu’elles ne datent que de 1793, étaient en 1831 au nombre de 4117 et comptaient environ 1,500,000 membres.

En outre, tous les esprits sont aujourd’hui à la recherche d’un système d’association qui protège les travailleurs contre l’exploitation des capitalistes et le commerce des machines. Ce mouvement social a commencé en Angleterre et a produit le système de coopération d’Owen, essayé en grand à New-Lanarck en Écosse, et à New-Hannony en Amérique ; plus tard il a pénétré en France, et nous avons vu les théories de Fourier, de St. Simon et de ses disciples tous systèmes sur lesquels je reviendrai. En Allemagne le mouvement est moins apparent ; mais il n’en est pas moins profond, puisque les études se poursuivent dans l’ordre intellectuel.

Jph. G.


  1. On ne lira pas sans intérêt l’extrait suivant de Godwin, pour l’opposer aux paroles de Malthus citées par le professeur.

    Ce qui frapperait d’abord celui qui jeterait un coup d’œil sur tous les royaumes de la terre, » et sur l’état de leur population, ce serait le très-petit nombre de leurs habitants et la multitude et l’étendue des terrains incultes et déserts. Si son cœur était plein d’une douce affection pour les hommes, il ne pourrait pas s’empêcher de comparer l’état présent du globe, avec son état possible ; il ne pourrait envisager l’espèce humaine que comme un faible débris répandu sur une immense surface fertile et productive, et il s’affligerait en voyant combien peu on met à profit les qualités bienfaisantes de la terre, notre mère commune. Si au lieu d’être sensible et enthousiaste, il était d’un caractère posé et réfléchi, peut-être ne s’affligerait-il pas, mais je crois qu’il chercherait sérieusement à connaître comment on peut accroître la population des États, et par quels moyens les différentes régions du globe pourraient se remplir d’une nombreuse race d’habitants heureux.

    Mais ce n’est point la loi de la nature, ce n’est que la loi d’un état social très-factice, qui entasse sur une poignée d’individus, une si énorme surabondance, qui leur prodigue les moyens de se livrer à toutes les folles dépenses, à toutes les jouissances de luxe, tandis que d’autres, qui souvent les valent bien, sont condamnés à languir dans le besoin. »