Cours d’économie industrielle/1837/8

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HUITIÈME LEÇON.


Séance du 22 décembre 7837.


PAUPÉRISME (Fin). — INÉGALITÉS DES CONDITIONS.


Sommaire :Revue de la leçon précédente. — Erreur à éviter. — Si tout le monde a le droit de vivre, personne ne peut exiger une aisance égale à celle de son voisin, pas plus qu’il ne peut vouloir être aussi beau, ou aussi intelligent. — Ce que le gouvernement doit à tous, ce n’est donc pas la richesse, mais les moyens de l’acquérir.
De l’impôt. Défense de l’impôt ; il sert à exécuter certains travaux qui profitent à la communauté, et que personne n’eût pu faire seul. — Les pauvres retirent autant que les riches des améliorations obtenues avec l’argent de l’impôt et par les entreprises des riches.
des richesses et des inégalités. La richesse ne produit rien quand elle est trop divisée. — L’intelligence doit recevoir un salaire supérieur à celui qui est réservé à la seule force physique. — Exemple du capitaine d’un navire et de son équipage. — Comparaison avec un entrepreneur d’industrie.
Owen, St.-simoniens, Fourier. Essais tentés pour améliorer le sort des classes pauvres. — Causes qui les ont fait échouer. — New-Lanark, New-Harmony. — Ménilmontant. — Phalanges passionnées et séraphiques. — Industrie attrayante.
Indication de la route à suivre pour de nouvelles tentatives de réforme ; il faut reprendre par la base, par l’enfance.
Reproduction de la parabole De St.-Simon.


Messieurs,


Nous avons vu, dans les leçons précédentes, quelles avaient, été les causes du paupérisme chez tous les peuples qui ont été affligés de cette plaie ou qui en souffrent encore. Nous avons vu le pauvre à l’état d’esclave chez les anciens, à celui de serf sous la féodalité ; à une autre époque, nous l’avons vu mendier à la porte des couvents, et, un peu plus tard, il allait frapper à celle des particuliers, pour obtenir doubles largesses ; car il avait alors pour compagnons de misère les moines qui jusque-là, avaient soulagé la sienne : à une époque plus récente encore, nous avons observé comment les machines, en agglomérant les ouvriers dans certaines localités, en les réunissant par masse dans de vastes ateliers, avaient donné une nouvelle face à la question du paupérisme.

Après avoir ainsi reconnu les sources du mal nous avons recherché quels remèdes avaient été essayés pour le guérir ; nous avons vu chaque peuple, chaque auteur de système, convaincu d’avoir trouvé une panacée universelle, les uns, en attaquant le mariage, et d’autres, en l’encourageant. La harangue de Métellus, l’édit de Louis XIV, formulaient une même pensée en termes différents Malthus, Sismondi, ces apôtres de doctrines si opposées, concluaient ensemble contre le mariage ; Louis XIV, le roi absolu ; la Convention, qui détruisait les monarchies ; Napoléon, qui les relevait : furent tous les adeptes d’un même système qu’ils appliquèrent de même, et qui pour tous donna les mêmes résultats la multiplication des enfants trouvés, dont ils auraient voulu diminuer le nombre.

Décrets, édits, systèmes, doctrines, tous échouèrent, parce qu’ils étaient trop absolus pour être applicables ; tous furent abandonnés, parce qu’ils allaient contre le but que l’on s’était proposé.

On ne saurait nier toutefois que toutes ces tentatives soient restées sans conséquences sérieuses quelques-unes même ont rendu des services : Malthus, par exemple, éveilla les idées de prévoyance qui dormaient chez beaucoup de gens, et Godwin fit sortir les gouvernements de leur indifférence, en leur rappelant que l’amélioration du sort des masses était une tâche, difficile sans doute, mais à laquelle c’était pour eux un devoir de travailler.

Toutes les expériences sont donc faites aujourd’hui, et la comparaison du budget du paupérisme actuel avec ce qu’il était autrefois, nous montre d’une manière irréfutable que l’aumône crée le mendiant, et que la taxe des pauvres a engendré les pauvres aussi bien en France qu’en Angleterre, en Espagne et partout.

Que les tours ont multiplié les enfants trouvés. En réparant l’oubli et l’insouciance des pères pour leurs enfants, ils ont autorisé l’indifférence des enfants pour leurs pères ; les uns avaient abandonné leurs fils à la charité publique, d’autres laissèrent leurs parents manger le pain de l’hospice ;

Et enfin, que les prisons ont augmenté le nombre des prisonniers, et que les économies sur l’instruction publique se sont traduites en millions ajoutés aux dépenses des maisons centrales, des bagnes, etc.

La société a ainsi payé les frais de sa négligence ; elle a porté la responsabilité de ses fautes et de ses erreurs ; mais ce serait en commettre une bien grande de croire que si elle doit faire en sorte qu’il n’y ait pas de gens absolument sans travail et sans pain, elle doive donner à chacun une même mesure de bien-être et de richesse.

Tous, nous avons le droit de vivre sans doute ; mais nous ne pouvons exiger la même aisance parce que nos facultés, nos talents sont différents. Nous naissons avec de l’intelligence ou nous en sommes dépourvus, comme nous sommes beaux ou laids, noirs ou blonds ; les inégalités sont dans la nature, aussi bien pour l’esprit que pour le corps. Deux hommes partent du même point l’un devient un Girodet ou un Géricault, l’antre reste un obscur peintre d’enseignes ; ces hommes ne sont point égaux. Un fabricant de mélodrames est-il l’égal d’un Racine ? Un frater de village doit-il être payé autant qu’un Portal ou un Dupuytren ? La société ne doit donc pas aux hommes la renommée et la fortune parce qu’elle ne peut leur donner le talent et le génie qui les procurent. Mais si elle ne peut faire disparaître les inégalités naturelles, elle peut et elle doit faire cesser toutes celles qui sont artificielles, c’est-à-dire qui tiennent aux lois et aux institutions. Il faut donc qu’en corrigeant les abus et réformant l’instruction publique, elle ouvre à tous la carrière que seuls ensuite ils doivent parcourir, et qu’elle lève tous les obstacles qui pourraient les arrêter dans leur marche.

Il faut que les hommes soient prévenus qu’ils doivent s’occuper un peu de leur sort et que la société ne leur doit pas la fortune mais seulement les éléments avec lesquels on peut l’acquérir ; de bonnes lois qui n’entravent pas le travail, et de l’instruction, qui permettent de tirer parti de toutes les ressources pour arriver au but.

Nous sommes conduits ainsi à déterminer quels sont les devoirs des gouvernements vis-à-vis des peuples ; nous voyons, par exemple, pour passer de la théorie à la pratique, que lorsqu’un aliment indispensable, comme la viande, vient à manquer ou à augmenter de prix dans une proportion considérable par suite de l’exagération des droits de douanes, qui ne permettent pas de faire entrer les bestiaux étrangers, il faut, sinon supprimer entièrement, du moins réduire ces droits d’une manière notable, afin de donner aux pauvres, et au meilleur marché possible, leur nourriture la plus essentielle et la plus indispensable.

Une autre question, que je ne veux pas approfondir aujourd’hui, et sur laquelle je reviendrai la question de l’impôt, nous offre l’occasion de tracer les limites des droits respectifs du pouvoir et des citoyens : ceux-ci votent la quotité de l’impôt, celui-là préside à son emploi.

Il s’est trouvé des personnes qui ont attaqué l’impôt, les unes pour nuire au pouvoir, les autres, parce qu’elles considèrent l’impôt comme mauvais dans tous les cas ; on a demandé pourquoi on payait en France certains impôts qui n’existaient pas en Suisse, par exemple, et sans observer si les conditions des deux pays étaient semblables, on a conclu que l’impôt pouvait et devait être supprimé.

Je ne prétends pas me faire ici l’avocat de l’impôt, mais on m’accordera peut-être à moi qui l’ai attaqué tant de fois dans ses abus, le droit de le défendre dans ce qu’il a de bon ; car, quoi qu’on en ait dit, l’impôt rend souvent de très grands services ; il est le seul revenu disponible pour faire face aux dépenses publiques, tous les autres sont appliqués sans contrôles aux dépenses personnelles. S’il n’y avait pas d’impôts, qui ferait des routes ; qui éclairerait les rues ? qui construirait et entretiendrait des canaux, maintiendrait la sûreté des communications, etc. ? Personne ; et cependant tout cela est indispensable, et si le gouvernement ne se chargeait de ce soin et ne pourvoyait à toutes ces dépenses, au moyen de l’impôt, il n’y aurait ni commerce ni industrie possible ; et les citoyens réduits à l’inaction, perdraient tous leurs revenus ; pour n’avoir pas su en sacrifier une partie.

Loin donc que l’impôt soit toujours nuisible, on doit reconnaître, au contraire, qu’il contribue pour une bonne part au développement de la richesse publique, et que lésiner à ce sujet, c’est mal entendre les intérêts généraux. Voyez, depuis huit ans quelle énorme masse d’améliorations ont été obtenues, grâce aux ressources que l’impôt a fournies ; le système de pavage des rues a été changé ; des trottoirs, des gouttières ont protégé, les passants contre l’eau du ciel et la boue de la rue ; l’éclairage est mieux entendu ; et, d’ici à deux ans, lorsque le marché passé pour l’éclairage à l’huile sera expiré, toutes nos rues seront illuminées au gaz. Ces améliorations n’ont-elles pas profité aux pauvres qui vont à pied, autant et même plus qu’aux riches qui vont en voiture ? Ces améliorations ne se sont d’ailleurs pas bornées à Paris ; on en a pratiqué de semblables sur tous les points de la France ; on a creusé des canaux et des bassins, établi des routes et construit des ports ; on a créé des écoles dans les campagnes et dans les villes et tout cela avec l’impôt.

La société toute entière a profité de ces améliorations, dont les particuliers n’auraient pu se charger, et que le gouvernement pouvait seul entreprendre et mener à bonne fin ; le commerce l’industrie recevant de nouvelles facilités dans leurs opérations, en ont exigé de plus grandes encore ; les routes, les canaux les bâtiments à voile n’ont plus suffi ; il a fallu des chemins de fer et des bateaux à vapeur. Et, dans ce cas, comme dans celui des trottoirs et de l’éclairage, les pauvres ont gagné autant que les riches ; ils ont profité de leurs créations ; il y a place pour eux sur les chemins de fer comme dans les bateaux à vapeur, et s’ils ont moins de confortable, ils vont aussi vite et à bien meilleur marché.

Dans la dernière session on a voté pour plus de 150 millions de travaux publics : dans celle-ci on décidera l’exécution d’entreprises de chemins de fer plus considérables encore, les unes abandonnées à l’industrie particulière, les autres réservées au gouvernement qui les exécutera avec l’argent de l’impôt : dira-ton, dans ce cas, que les charges imposées au pays aient été stériles ? Croit-on que si on eût laissé à chaque citoyen les quelques francs qu’il a dû payer pour couvrir les dépenses de ces immenses travaux, ceux-ci eussent été entrepris et exécutés ? Et alors combien de milliers d’ouvriers eussent été sans occupation et leurs familles sans revenus, c’est-à-dire sans moyens de satisfaire à leurs besoins.

Je ne donnerai pas plus d’importance à cette discussion contre ceux qui veulent toujours faire la guerre aux impôts, quels qu’ils soient, et je terminerai en disant : qu’en général, l’impôt n’est point trop fort, mais trop mal réparti ; que si quelques-uns paient trop d’autres ne paient pas assez ; que la part du pauvre est parfois plus forte que celle de certains riches, les rentiers, par exemple, mais que son emploi bien approprié répare bien des maux causés par sa mauvaise répartition. J’ajouterai enfin que si les économies mal entendues sont des pertes, les dépenses bien faites sont des placements.

Toutes ces attaques et celles que l’on dirige contre la richesse, sont d’autant plus déplorables qu’elles nuisent aux masses au nom desquelles on les lance. On accuse l’impôt et la richesse de créer le paupérisme ; nous venons de voir combien ce grief était mal fondé par rapport au premier ; il ne me sera pas difficile de justifier la seconde. La richesse, en effet, est comme un grand foyer de chaleur, qui se répand d’autant plus loin que sa masse est plus considérable. Quand elle est trop divisée, il faut savoir la réunir, la grouper, de manière à donner plus de force à son action productrice. Je vous ai montré comment tout le monde ne pouvait être également riche, parce qu’il y avait des inégalités dans les facultés intellectuelles comme dans les forces matérielles ; je veux vous convaincre de l’exactitude de mon argumentation, et pour cela je vous citerai quelques exemples.

Quand, à bord d’un navire, vous observez, d’une part, le capitaine assis paisiblement à son banc de quart, donner des ordres qu’un peuple de matelots exécute ; et, de l’autre, les hommes de l’équipage le visage et les membres couverts de sueur, s’épuiser à la manœuvre des voiles et des cordages, vous surprenez-vous à comparer l’inégalité du traitement des matelots et du capitaine ? Non, parce que vous savez que l’intelligence de celui-ci gouverne tout, et que si la direction du navire venait à être confiée à un homme de l’équipage, au premier grain tout serait perdu, corps et biens. Pourquoi donc alors se récrier contre l’énormité des profits de l’entrepreneur d’industrie et s’en prendre à lui de l’insuffisance du salaire des ouvriers ? N’est-il pas dans son usine comme le capitaine dans son navire ? N’est-ce pas lui qui, de son cabinet, où il n’a d’autre fatigue que celle de recevoir des lettres et d’y répondre, dirige toutes les affaires, fait arriver d’Amérique des cotons en laine, dont la conversion en filés occupe quelques centaines d’ouvriers ? N’est-ce pas lui ensuite qui en opère la vente et renouvelle, avec le produit qu’il en retire, ses matières premières, ses machines, et paie ses ouvriers ? Que la mort l’enlève au milieu de ses opérations commencées, seront-ce les cardeurs, les fileurs, les contre-maîtres même qui feront marcher l’établissement ? Faute d’un ouvrier, de dix ouvriers la filature n’arrêtait pas ; la mort de son chef immobilise les métiers, arrête le piston de la machine. Puisque les résultats sont différents, il y a donc inégalité de capacité entre le chef d’industrie et ses ouvriers ; l’un est donc plus utile que l’autre. Et si cela est, souffrez donc que, comme le capitaine du navire, son traitement soit plus élevé que celui de tous les autres.

Il est vrai que parfois l’entrepreneur abuse de sa position, pour élever son traitement aux dépens du salaire des travailleurs : mais cet abus n’est pas une conséquence inévitable de la richesse, mais la faute des hommes, faute qu’il est possible d’éviter. Adam Smith l’a dit : le salut est dans le travail, chacun est le fils de ses œuvres.

Frappé de cette idée, émise par Godwin, son compatriote, que, dans l’organisation actuelle de l’industrie, les chefs se récompensaient trop, Robert Owen, économiste et philantrope anglais[1], voulut employer au soulagement de la classe ouvrière, dont il était sorti, une fortune considérable qu’il avait acquise par son travail. Il conçut l’idée d’une vaste association industrielle, dans laquelle personne ne serait exploité, et où chacun, commandant à son tour, recevrait une part égale dans les profits du travail commun. Prodigue, pour faire le bien, d’une fortune laborieusement acquise, Owen exécuta le plan qu’il avait imaginé, et fonda à New-Lanark en Écosse, un établissement semblable à une petite ville, et où 5, 000 personnes trouvèrent place. Chacun étant convenablement logé, les ateliers des différents corps d’état étant munis des machines nécessaires, les magasins étant munis des matières premières propres à toutes les industries, on se mit au travail, on produisit beaucoup, la vente donna des bénéfices et on arriva au jour de la répartition : c’est là que commencèrent les difficultés. Il s’était trouvé, dans la société coopérative de New-Lanark, comme partout, des ouvriers travailleurs et d’autres paresseux, qui voulurent avoir une part de bénéfices aussi forte que les premiers qui ne consentirent pas à ce partage soi-disant légal, mais réellement inique ; enfin, quoique rien n’eût été négligé pour assurer le succès de l’entreprise, que l’établissement fût muni d’infirmeries pour les malades, d’écoles pour les enfants, etc., la société fut dissoute, et son fondateur lui-même fut obligé de l’abandonner. Il ne renonça pas pourtant à son système, et croyant que sa non-réussite était due à certaines circonstances locales, à des habitudes prises et qui n’avaient pu disparaître tout-à-coup, il se rendit en Amérique, dans un pays neuf ; chez un peuple admirablement disposé pour le travail et l’association, et il fonda une nouvelle société à New-Harmony. Eh bien malgré tous ses efforts, malgré les ressources et les appuis de toute nature qu’il trouva dans la nature du sol et dans l’esprit des habitants, son entreprise échoua encore une fois.

Ceci, je me hâte de le dire, n’est que le résultat d’une mauvaise application du principe d’association, que je considère comme la véritable panacée qui peut seule guérir la société et soulager les travailleurs. Il en arriva à Owen comme aux St-Simoniens et à Fourier, dont je vais tous dire quelques mots, parce que, comme eux, il méconnut l’influence d’un des éléments de la production : capital, travail et intelligence.

L’égalité de partage avait perdu le système d’Owen ; la négation du capital fut la cause de l’insuccès des disciples de St-Simon. Ce célèbre philosophe novateur n’avait qu’une pensée, celle de réhabiliter le travail industriel et de lui rendre dans la société le rang qu’il aurait dû toujours occuper. Vous connaissez sa fameuse parabole, où il établit la supériorité des savants, artistes et artisans, sur les propriétaires, les gouvernants, les nobles, les princes et les rois (Voir, à la fin de cette leçon, la reproduction de ce morceau remarquable, devenu fort rare aujourd’hui). Les élèves de St-Simon, presque tous hommes de beaucoup de mérite et de talens, après avoir long-temps prêché au milieu de Paris comme dans le désert, se retirèrent sur la montagne pour y donner l’exemple de l’humilité et opérer la réhabilitation des travaux manuels les plus humbles. On vit alors, spectacle étrange, presque aussi touchant qu’il pouvait paraître ridicule, des ingénieurs se réduire aux fonctions de garçons de cuisine, des mathématiciens à celles de garçons de salle et de portiers. Et, en cela, ils outrepassaient les doctrines du maître, qui honorait le travail manuel mais plaçait au-dessus la coopération de l’intelligence. Qu’arriva-t-il de tous ces essais, qui n’eussent pas été tentés de cette manière si St-Simon eût vécu ? c’est qu’après une retraite de quelques mois à la maison de Ménilmontant, les membres se séparèrent, pour rentrer la plupart dans la vie réelle qu’ils n’auraient pas dû quitter ; les uns reprirent la direction des travaux publics, d’autres allèrent étudier les progrès des autres peuples et nous rapportèrent les résultats de leurs observations.

En même temps que les St-Simoniens, et même avant eux, M. Fourier est venu, et s’est dit que les choses ne devaient pas rester comme elles étaient ; que les travailleurs ne devaient pas épuiser leurs forces et détruire leur intelligence par un travail de quinze heures par jour, dont le produit suffisait à peine pour leur fournir des aliments nécessaires à leur conservation. Absorbé dans une immense utopie, il chercha à enlever au travail ce qu’il avait de pénible, en en faisant cesser la continuité et en le rendant attrayant. Il conçut alors le plan d’une organisation sociale dans laquelle les habitants d’un pays, divisés en phalanges de 300 à 400 familles, dont les logements, groupés autour d’une usine commune, prise pour centre, communiquent tous entr’eux par des galeries couvertes ; des tuyaux distribuent la chaleur et l’eau chaude dans chaque ménage ; une cuisine commune apprête des mets appropriés au goût et à la bourse de chacun et remplace le pot-au-feu individuel ; la femme et les enfants sont occupés, suivant leurs forces ; aux travaux de l’usine s’unissent ceux des champs et du jardinage, pour détruire la monotonie des uns et des autres. Dans cette organisation, les travailleurs sont classés en séries passionnées, séraphiques, etc. ; les néologismes les plus bizarres servent à désigner les différentes parties d’un système inapplicable, d’après lequel le travail journalier d’un seul homme ne pourrait être exécuté que par douze hommes. Après avoir consacré une longue carrière à des recherches dont je viens de vous exposer les résultats, Fourier est mort comme il avait vécu, ignoré, et sans que ses doctrines aient été comprises du plus grand nombre.

De l’inutilité des tentatives d’Owen, de St-Simon et de Fourier, il ne faudrait pas conclure qu’il faille abandonner des recherches dans cette voie ; loin de là : au contraire, il faut s’y livrer de nouveau, en ayant soin de respecter les règles de la science et l’organisation sociale, telle qu’elle existe. On n’obtiendra jamais rien tant qu’on méconnaîtra la division du travail, les capitaux, l’inégalité des intelligences, etc. Il faut surtout adopter l’avis d’Owen, qui conseille de prendre les réformes par la base, c’est-à-dire par l’enfance ; car si la société ne doit à personne les repas somptueux et toutes les jouissances du luxe, elle doit à tous une éducation théorique et pratique suffisante pour trouver partout des moyens d’existence.

Dans une autre leçon, je me propose de vous démontrer combien peu considérables seraient les dépenses à faire pour apprendre à tous les enfants des ouvriers des villes et des campagnes, à lire dans des livres qui leur enseigneraient à devenir de bons travailleurs et à rester honnêtes hommes.

Ad : B (des V).


PARABOLE DE SAINT-SIMON.

Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers physiologistes, ses cinquante premiers mathématiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers sculpteurs, ses cinquante premiers musiciens, ses cinquante premiers littérateurs ;

Ses cinquante premiers mécaniciens, ses cinquante premiers ingénieurs civils et militaires, ses cinquante premiers artilleurs, ses cinquante premiers architectes, ses cinquante premiers médecins, ses cinquante premiers chirurgiens, ses cinquante premiers pharmaciens, ses cinquante premiers marins, ses cinquante premiers horlogers ;

Ses cinquante premiers banquiers, ses deux cents premiers négociants, ses six cents premiers cultivateurs, ses cinquante premiers maîtres de forges, ses cinquante premiers fabricants d’armes, ses cinquante premiers tanneurs, ses cinquante premiers teinturiers, ses cinquante premiers mineurs, ses cinquante premiers fabricants de drap, ses cinquante premiers fabricants de coton, ses cinquante premiers fabricants de soieries, ses cinquante premiers fabricants de toiles, ses cinquante premiers fabricants de quincaillerie, ses cinquante premiers fabricants de faïence et de porcelaine, ses cinquante premiers fabricants de cristaux et de verrerie, ses cinquante premiers armateurs, ses cinquante premières maisons de roulage, ses cinquante premiers imprimeurs, ses cinquante premiers graveurs, ses cinquante premiers orfèvres et autres travailleurs en métaux ;

Ses cinquante premiers maçons, ses cinquante premiers charpentiers, ses cinquante premiers menuisiers, ses cinquante premiers maréchaux, ses cinquante premiers serruriers, ses cinquante premiers couteliers, ses cinquante premiers fondeurs, et les cent autres personnes de divers états non désignés les plus capables dans les sciences dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, faisant en tous les trois mille premiers savants, artistes et artisans de France[2].

Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers ils sont réellement la fleur de la société française, ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa prospérité : la nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les perdrait ; elle tomberait immédiatement dans un état d’infériorité vis-à-vis des nations dont elle est aujourd’hui la rivale, et elle continuerait à rester subalterne à leur égard tant qu’elle n’aurait pas réparé cette perte, tant qu’il ne lui aurait pas repoussé une tête. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce malheur ; car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive sont de véritables anomalies et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de cette espèce.

Passons à une autre supposition. Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers ; mais qu’elle ait le malheur de perdre le même jour, Monsieur le frère du Roi, Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc de Berry, Monseigneur le duc d’Orléans, Monseigneur le duc de Bourbon, Madame la duchesse d’Angoulême, Madame la duchesse de Berry, Madame la duchesse d’Orléans, Madame la duchesse de Bourbon et Mademoiselle de Condé ;

Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’État avec ou sans département, tous les conseillers d’État, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement.

Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte des trente mille individus réputés les plus importants de l’État ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental ; car il n’en résulterait aucun mal politique pour l’État.

D’abord, par la raison qu’il serait très-facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes ; il existe un grand nombre de Français en état d’exercer les fonctions de frère du Roi aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’occuper les places de princes tout aussi convenablement que Monseigneur le duc d’Angoulême, que Monseigneur le duc d’Orléans, que Monseigneur le duc de Bourbon ; beaucoup de Françaises seraient aussi bonnes princesses que Madame la duchesse d’Angoulême, que Madame la duchesse de Berry, que Mesdames d’Orléans, de Bourbon, et de Condé.

Les antichambres du château sont pleines de courtisans prêts à occuper les places de grands officiers de la couronne ; l’armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’état ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départements que les préfets et sous-préfets présentement en activité ! Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ! Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands-vicaires et que nos chanoines ! Quant aux dix mille propriétaires vivant noblement, leurs héritiers n’auraient besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux.

La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par l’effet et le résultat des progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers. Or, les princes, les grands-officiers de la couronne, les évêques, les maréchaux de France, les préfets et les propriétaires oisifs ne travaillent point directement aux progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers loin d’y contribuer, ils ne peuvent qu’y nuire, puisqu’ils s’efforcent de prolonger la prépondérance exercée jusqu’à ce jour par les théories conjecturales sur les connaissances positives ; ils nuisent nécessairement à la prospérité de la nation, en privant, comme ils le font, les savants, les artistes et les artisans du premier degré de considération qui leur appartient légitimement ; ils y nuisent, puisqu’ils emploient leurs moyens pécuniaires d’une manière qui n’est pas directement utile aux sciences, aux beaux-arts et aux arts et métiers ; ils y nuisent, puisqu’ils prélèvent annuellement sur les impôts payés par la nation, une somme de trois à quatre cents millions, sous le titre d’appointements, de pensions de gratifications, d’indemnités, etc., pour le paiement de leurs travaux, qui lui sont inutiles.

Ces suppositions mettent en évidence le fait le plus important de la politique actuelle ; elles placent à un point de vue d’où l’on découvre ce fait dans toute son étendue et d’un seul coup-d’œil. Elles prouvent clairement, quoique d’une manière indirecte, que l’organisation sociale est peu perfectionnée que les hommes se laissent encore exploiter par la violence et par la ruse, et que l’espèce humaine, politiquement parlant, est encore plongée dans l’immoralité ;

Puisque les savants, les artistes et les artisans, qui sont les seuls hommes dont les travaux soient d’une utilité positive à la société, et qui ne lui coûtent presque rien, sont subalternisés par les princes et par les autres gouvernants, qui ne sont que des routiniers plus ou moins incapables ;

Puisque les dispensateurs de la considération et des autres récompenses nationales ne doivent, en général, la prépondérance dont ils jouissent qu’au hasard de la naissance, qu’à la flatterie, qu’à l’intrigue ou à d’autres actions peu estimables ;

Puisque ceux qui sont chargés d’administrer les affaires publiques se partagent entr’eux tous les ans, la moitié de l’impôt, et qu’ils n’emploient pas un tiers des contributions, dont ils ne s’emparent pas personnellement, d’une manière qui soit utile aux administrés ;

Ces suppositions font voir que la société actuelle est véritablement le monde renversé ;

Puisque la nation a admis pour principe fondamental que les pauvres devaient être généreux à l’égard des riches, et, qu’en conséquence, les moins aisés se privent journellement d’une partie de leur nécessaire, pour augmenter le superflu des gros propriétaires ;

Puisque les plus grands coupables, les voleurs généraux ceux qui pressurent la totalité des citoyens et qui leur enlèvent trois à quatre cents millions par an, se trouvent chargés de faire punir les petits délits contre la société ;

Puisque l’ignorance, la superstition, la paresse et le goût des plaisirs dispendieux forment l’apanage des chefs de la société, et que les gens capables, économes et laborieux ne sont employés qu’en subalternes et comme instruments ;

Puisque, en un mot, dans tous les genres d’occupation, ce sont des hommes incapables qui se trouvent chargés du soin de diriger les gens capables ; que ce sont, sous le rapport de la moralité, les hommes immoraux qui sont appelés à former les citoyens à la vertu, et que, sous le rapport de la justice distributive, les grands coupables sont préposés pour punir les fautes des petits délinquants.


Nota. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que nous n’avons reproduit ici cette pièce, qui n’a point été lue à la leçon publique, que comme un objet de curiosité, pour faire mieux ressortir l’utilité des professions utiles et donner en même temps une idée de la manière de penser et d’écrire, d’un homme bien peu connu quoiqu’on en ait beaucoup parlé.


  1. Ce fut lui qui fonda les premières salles d’asile pour enfants.
  2. On ne désigne ordinairement par artisan que les simples ouvriers. Pour éviter les circonlocutions, nous entendons par cette expression tous ceux qui s’occupent de produits matériels, savoir : les cultivateurs, les fabricants, les banquiers, et tous les commis et ouvriers qu’ils emploient.