Cours d’agriculture (Rozier)/CARPE (supplément)

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Marchant (Tome onzièmep. 311-316).


CARPE, (Cyprinus carpio Lin.) (Addition à l’article Carpe du Cours complet, tom. II, pag. 579.) Les naturalistes ont étendu la dénomination de cyprin, de cyprinus, nom latin de la carpe, aux poissons qui approchent le plus de cette espèce, et ils en ont composé un genre auquel ils assignent pour caractère d’avoir le corps ovale et oblong, la tête conique, la bouche souvent édentée ou armée de dents placées sur un arc osseux placé derrière les ouïes, deux sillons creusés sur le museau, et trois rayons à la membrane des ouïes. Le genre des cyprins est de la division des abdominaux. (Voyez Able.)

Quant aux caractères distinctifs de l’espèce de la carpe, voici comme ils ont été fixés : quatre barbillons ; le troisième rayon de la nageoire du dos dentelé sur la face postérieure ; neuf rayons à la nageoire anale.

Sa tête grosse, et aplatie en dessus, est composée d’une quantité prodigieuse d’os emboîtés les uns dans les autres avec un art admirable ; ses lèvres épaisses sont susceptibles de prolongement ; des quatre barbillons attachés à sa mâchoire supérieure, ceux de dessus sont très-courts ; sa bouche est garnie de cinq larges dents et de fortes aspérités à l’entrée du gosier ; un opercule cannelé, et une membrane soutenue par trois rayons protègent ses ouïes. La carpe a, de plus, le corps épais et en ovale allongé, la ligne latérale un peu courte et marquée de petits points noirs ; de grandes écailles arrondies et striées ; la nageoire du dos longue et soutenue par environ vingt-quatre rayons ; seize rayons aux nageoires pectorales ; dix-neuf à la caudale ; le troisième rayon de l’anale dentelé comme celui de la dorsale ; la caudale fourchue ; cinq sinuosités au canal intestinal ; trente-sept vertèbres à l’épine du dos, et quatorze côtes de chaque côté.

Un cercle de jaune doré entoure la prunelle de l’œil, laquelle est noire ; les lèvres sont jaunes ; le dessus du museau, les côtés de la tête, ainsi que la nageoire du dos, ont une teinte bleue, très-foncée sur le front, et qui se mêle à du verdâtre pour colorer le dos du poisson ; les côtés du corps, vers le ventre, ont une nuance jaunâtre, changeante en bleu et noir ; le ventre blanchâtre prend du jaune près de la queue ; un brun rouge paroît sur la nageoire anale, et du violet sur les ventrales, aussi bien que sur la caudale, qui a, de plus, une bordure noire.

Telles sont les couleurs ordinaires de la carpe ; mais elles sont sujettes à varier soit par l’âge, soit par la nature des eaux dans lesquelles ce poisson vit habituellement. On a observé que les jeunes carpes ont une nuance plus foncée que les vieilles ; que celles-ci deviennent presque blanches dans leur vieillesse, et que les fonds limoneux font prendre à toutes des teintes plus foncées que lorsqu’elles habitent des eaux plus claires. Ces poissons éprouvent des modifications encore plus remarquables : il en est qui réunissent les deux sexes, d’autres qui n’en ont aucun ; quelques uns ont la tête d’une forme monstrueuse : mais une variété plus nombreuse est celle que l’on nomme, en Lorraine et en Allemagne, où elle est assez commune, carpe à miroir. Elle est à demi-nue ; le dos et le ventre sont les seuls endroits couverts de deux ou trois rangées d’écailles dorées, et beaucoup plus grandes que celles des carpes ordinaires. Jonston est le premier qui ait fait mention de ce poisson, qu’il a appelé roi des carpes ; et c’est sous cette dénomination que les auteurs qui ont suivi Jonston parlent de la carpe à miroir. Les uns la regardent comme une espèce distincte, et d’autres comme une simple variété. Cette dernière opinion doit prévaloir, parce qu’elle est fondée sur des observations précises qui passent pour constantes dans les pays où l’on connoît la carpe à miroir, et que j’ai été à portée de vérifier moi-même.

Quoique l’on n’alevine les étangs qu’avec des carpes ordinaires, et que l’on ait soin de rejeter, pour cet usage, les carpes à miroir, qui produisent moins, on ne laisse pas de trouver plusieurs de ces dernières au bout de quelque temps. L’expérience inverse a été faite par M. de Custines, dans ses terres situées aux environs de Nancy. Il ne fit peupler un de ses étangs que de petites carpes à miroir, et à la pêche l’on eut des carpes ordinaires, à la vérité moins nombreuses que celles dont on s’étoit servi pour alevin. Il ne peut donc plus rester de doute au sujet de l’identité d’espèce de ces deux poissons, et l’on doit considérer comme résolue une question qui, jusqu’à présent, paroissoit indécise. Un autre fait vient encore à l’appui de ces observations : c’est que, dans le nombre des carpes à miroir que l’on pêche dans les étangs, l’on en voit quelques unes dont le corps entier est dénué d’écailles. J’ai vu, dans la Lorraine allemande, quelques unes de ces carpes entièrement nues ; et un auteur allemand, M. Laven, dit qu’elles ne sont point très-rares en Silésie, où elles sont connues sous les nom de lederkarpfen, c’est-à-dire, carpe à cuir. La cause de ce dénuement entier ou partiel est absolument ignorée ; s’il faut l’attribuer à une maladie, il sera difficile d’expliquer comment ce poisson ne paroît pas en souffrir, et que, loin de maigrir ou de se vicier, sa chair est, au contraire, plus grasse, plus ferme, et de meilleur goût que celle des carpes ordinaires.

La carpe que l’on distingue par la dénomination de carpe saumonée, n’est qu’une carpe commune dont la chair a contracté, par des circonstances locales, une teinte rougeâtre analogue à celle du saumon.

De toutes les plantes aquatiques dont les carpes composent leur nourriture, avec les insectes, les coquillages, le frai de poisson, et même la pâte limoneuse formée par la décomposition des herbes du fond des étangs, celle que ces poissons préfèrent, et qui leur fait acquérir plus de graisse et un accroissement plus prompt, est la naïade (nais Lin.) Les propriétaires d’étangs ne peuvent mieux faire que de la multiplier, en la semant dans ceux où elle ne croit pas naturellement. Cette plante, dont la tige est fort longue, flexible et herbacée, n’est point ailleurs inutile quand elle est abondante ; on l’arrache avec des râteaux, et elle fournit un très-bon engrais pour répandre sur les terres.

L’on sait que les carpes font en mangeant un bruit assez fort pour être entendu à quelque distance ; il est produit par la sorte de succion brusque que ces poissons opèrent par le prolongement et la retraite de leurs lèvres.

C’est vers le milieu du printemps que le frai a lieu dans cette espèce. Les femelles, suivies chacune par plusieurs mâles, déposent leurs œufs dans les eaux dormantes et dans les endroits couverts de beaucoup d’herbes. Si ces poissons rencontrent alors un batardeau, une grille, ou tout autre obstacle qui barre la rivière ou l’étang, ils ne s’arrêtent point et sautent par dessus. Ces sauts, qui ont servi de modèle aux bateleurs pour faire ce qu’ils appellent le saut de carpe, s’exécutent par le poisson, de la manière que je vais décrire : Il monte d’abord à la surface de l’eau, s’y place sur le côté, recourbe au même instant ta tête et la queue, puis les étend avec une telle vivacité, qu’il peut s’élever à une hauteur de six pieds, franchir l’obstacle, et retomber au delà à une distance égale à celle d’où il s’est élancé.

Une pareille force musculaire est l’indice d’une vie capable de résister aux accidens, aussi bien qu’aux effets lentement destructeurs du temps ; celle de la carpe est en effet de très-longue durée, puisqu’elle passe deux cents ans ; l’on peut transporter ce poisson au loin, soit dans des tonneaux, soit dans des bateaux construits exprès et percés de trous, soit enveloppé d’herbes fraîches, de linges mouillés ou de neige, ce qui réussira mieux si on lui met dans la bouche un petit morceau de pain trempé dans l’eau-de-vie ; soit enfin en prenant les précautions indiquées par Rozier. En Hollande, on le garde dans des caves, suspendu dans un filet en partie rempli de mousse humide, et on l’y engraisse avec de la laitue et de la mie de pain imbibée de lait ; il faut que l’animal ait la tête hors du filet. On peut l’engraisser avec moins d’embarras, en le nourrissant de courge ou d’orge bouillie. C’est aussi peut-être le poisson dont l’accroissement est le plus rapide, quand il trouve à se nourrir largement. J’ai mangé d’une carpe prise dans la Nied, à Longeville, ancienne abbaye de la Lorraine allemande, qui ne pesoit pas moins de quarante livres ; mais ce seroit encore un individu de petite taille, si on le comparoit à quelques carpes d’une grosseur prodigieuse, dont M. Bloch fait mention dans son Histoire des Poissons. « En 1742, dit-il, » on prit une carpe qui étoit grosse comme un enfant, dans le lac Lagau, situé dans le cercle de Sternberg. En 1711, on en prit une à Bifchofshause, près de Francfort-sur-l’Oder, qui avoit deux aunes et demie de long et une aune de large ; elle pesoit soixante-dix livres, et ses écailles étoient aussi grandes que des pièces de vingt-quatre sous… On en prend dans le Dniester, qui sont si grosses, qu’on fait des manches de couteau avec leurs arêtes. La Hongrie offre aussi des carpes de quatre pieds de long, et si grasses, que leur panse paroît garnie de lard. »

Lorsque les carpes sont très-vieilles, elles paroissent couvertes de mousse ; il s’élève d’abord sur leur tête, ensuite le long de leur dos, des excroissances molles et fongueuses qui ressemblent beaucoup à la mousse. Ces excroissances naissent aussi sur les jeunes carpes ; mais c’est alors une maladie souvent mortelle, qui est due à des eaux corrompues, amenées dans les étangs par de fortes pluies, ou par la fonte subite des neiges. Le remède est de renouveler l’eau de l’étang. Une autre maladie dont les carpes sont attaquées, mais qui est rarement dangereuse, a pris le nom de petite vérole, parce qu’elle se manifeste par des pustules entre la peau et les écailles. Si l’on rencontre des carpes atteintes de l’une ou l’autre de ces maladies, on ne doit pas se presser de les manger, leur chair est altérée ; mais pour lui rendre sa qualité, il suffit de laisser ces poissons, pendant quelque temps, dans une eau limpide. Le même moyen est employé pour enlever aux carpes d’étang le mauvais goût de limon que leur chair y contracte, ou bien, on les tient enfermées pendant quelques jours dans une huche attachée au milieu du courant d’une rivière. Si l’on est pressé de faire cuire une carpe d’étang, avant qu’elle ait eu le temps de dégorger dans l’eau vive, on la lave dans de l’eau bien fraîche, saturée de sel, et l’on répète cette opération jusqu’à ce que l’eau n’en sorte plus trouble. On peut aussi employer un procédé fort simple, et dont l’efficacité est attestée par des cuisiniers : c’est de faire avaler un demi-verre de vinaigre à une carpe pêchée dans des eaux vaseuses, au moment où on l’en tire ; on la laisse étendue sûr une table ; une sorte de transpiration épaisse paroit bientôt sur son corps ; on l’enlève en grattant les écailles avec un couteau, à plusieurs reprises ; et, dès que le poisson est mort, la chair est ferme et n’a plus aucun goût de vase. Il est bon aussi de dire que si, en vidant les carpes pour les apprêter, la vésicule du fiel se crève, ou fait passer l’amertume que cette liqueur répand, avec du fort vinaigre dont on frotte, l’intérieur du poisson.

La multiplication des carpes est un point important de l’économie publique ; presque toutes les eaux, celle de la mer exceptée, conviennent à ces poissons nullement délicats ; mais ils prêtèrent les lacs, les étangs, et les rivières qui coulent doucement. Ils vivent aussi dans les endroits les plus resserrés ; on peut en nourrir en telle quantité que l’on veut, et dans le sein même des habitations ; de sorte qu’ils font, pour ainsi dire, partie des espèces d’animaux que l’art de l’homme a réduites en domesticité. Leur chair fournit une nourriture saine et peu coûteuse, que le pauvre, dont les alimens sont si peu variés, peut se procurer comme le riche, qui convient également aux tables frugales et aux banquets somptueux, dont l’usage ne nuit à aucun tempérament, et que le convalescent peut manger, aussi bien que l’homme en santé. Certes, ce sont là des avantages précieux et difficiles à remplacer ; ils sont sans doute d’un assez grand poids, pour contre-balancer les motifs qui portent quelques écrivains à provoquer sans cesse la suppression des étangs sur toute l’étendue de la France. Il existe, à la vérité, plusieurs de ces réservoirs d’eau stagnante dont le voisinage est pernicieux ; mais il en est aussi que l’on doit excepter d’une proscription inconsidérée, si l’on veut ne pas priver la population d’une ressource alimentaire très-abondante, et qu’il est facile d’évaluer, d’après la consommation de la seule capitale de la France. Paris consomme, par an, environ vingt mille quintaux de carpes d’étangs, à deux livres et demie la carpe. Cette quantité est fournie par les étangs de la Bresse, du Forez, de la Sologne, et de quelques autres cantons moins éloignés. Les carpes sont, dans plusieurs contrées, un objet d’exportation profitable. En Prusse, par exemple, où ces poissons abondent, et sont fort gros, on en charge plusieurs navires qui les transportent à Stockholm, dont les eaux ne nourrissent que de petites carpes. Un zèle louable anime incontestablement ceux qui réclament l’anéantissement de tous les étangs ; mais leurs conseils, de même que d’autres du même genre prodigués en diverses circonstances, ne sont pas exempts d’exagération, et annoncent que leurs auteurs sont fort au dessus du besoin. Faut-il donc condamner les hommes à mourir de faim, pour les empêcher de périr de maladie ? (Voy. l’article Étang.)

Les écailles de la carpe de rivière ont un éclat plus vif de jaune doré, que celles de la carpe d’étang ; sa chair est aussi plus délicate, de meilleur goût, et d’autant plus ferme, que le poisson a vécu dans une eau plus vive et plus courante ; mais c’est un mets de luxe, hors de la portée du commun des hommes, sur-tout quand la carpe a pris quelque grosseur. Les eaux qui fournissent, en France, les carpes les plus estimées, sont celles de la Seine, de la Saône, du Doubs, du Lot, etc., et principalement celles du Rhin. Il y a, près de Montreuil-en-mer, un étang d’eau douce et vive, dont les carpes ont beaucoup de réputation, et se vendent fort cher.

De quelque part que viennent les carpes, il faut qu’elles soient un peu grosses, pour être un très-bon mets ; les petites sont désagréables à manger, par la quantité d’arêtes dont leur chair est remplie ; elles ont encore peu de goût, lorsqu’elles sont maigres.

De toutes les parties de ces poissons, c’est la tête que les gourmets préfèrent, et ils y cherchent d’abord la langue et le palais, comme les morceaux les plus délicats. Ils ne mettent pas moins d’avidité à s’emparer de la laite ou laitance des mâles ; les œufs se mangent aussi avec plaisir. Dans quelques pays du Nord, on fait, avec ces œufs, du caviar que l’on vend aux juifs de Turquie, auxquels les lois religieuses interdisent le caviar fait avec des œufs d’esturgeon. Enfin, le fiel même des carpes n’est pas sans utilité ; il donne à la peinture un vert foncé. L’hiver est la saison pendant laquelle les carpes sont plus grasses et d’un meilleur goût.

pêche des carpes. Indépendamment de la pêche générale des étangs, qui met à la disposition des pêcheurs toutes les carpes qui y existent, on se sert, pour les pêcher dans les rivières, les lacs, et les étangs, de la Senne, du Tramail, du Colleret, de la Louve, et des Nasses, dans lesquelles on met un appât. Ces poissons ne se laissent pas prendre aisément, lorsqu’ils vivent dans de grandes eaux où ils ont l’habitude de faire un libre usage de toutes leurs facultés. Dès qu’ils aperçoivent le filet, ils s’enfoncent dans la boue et le laissent impunément passer au dessus d’eux ; d’autres fois, ils sautent par dessus, et échappent aux pêcheurs qui ne prennent pas la précaution employée par ceux de quelques petits lacs d’Allemagne, et qui consiste à disposer deux filets l’un derrière l’autre, de manière que la carpe, après avoir sauté au dessus du premier, retombe dans le second.

On prend aussi les carpes à la Ligne, (Voyez ce mot) près de laquelle on les attire, en jetant aux environs des fèves ou des pois cuits, ou quelque autre nourriture qui leur plaise ; l’hameçon s’amorce ordinairement avec un gros ver, un grillon, un bombix ou phalène du saule.

De quelque manière qu’on se propose de pêcher les carpes, il est bon de chercher à les rassembler. Pour y parvenir, on leur présente des appâts de fond, sur le sable, ou, si l’endroit est bourbeux, sur une table recouverte d’une couche de glaise de trois pouces d’épaisseur ; cette table, plongée dans l’eau, est retenue par une corde attachée sur le rivage, et on la retire pour s’assurer si les appâts ont été enlevés par les carpes, ou pour les renouveler. Les substances dont on se sert le plus ordinairement pour les appâts de fond, et peut-être les meilleures, sont de grosses fèves cuites à demi ; quelques uns recommandent de les faire tremper d’abord pendant cinq ou six heures dans de l’eau un peu tiède, de les faire bouillir ensuite, en y ajoutant du miel, et deux ou trois grains de musc ; enfin, de les laisser cuire à demi.

Les braconniers, car la pêche a aussi les siens, attirent le poisson ou l’endorment avec différentes substances que je me garderai bien d’indiquer. Tout ce qui peut tendre à la conservation des dons que la nature nous a prodigués, les ménagemens qu’ils exigent pour ne pas en priver nos descendans, les moyens de les multiplier, afin de nous environner d’une salutaire abondance, formeront constamment l’objet de mes recherches, et, autant que je le pourrai, le sujet de mes écrits ; mais ma plume ne se permettra jamais de tracer les expédiens obscurs et pernicieux dont se sert le brigandage, et qui amèneroient bientôt l’entière destruction des espèces utiles. (S.)