Cours d’agriculture (Rozier)/BAILLI

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Hôtel Serpente (Tome secondp. 130-136).
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BAILLI. C’est le nom d’un officier que les seigneurs hauts-justiciers préposent à l’administration de la justice, dans les terres de leur jurisdiction.

Bailli vient du latin bajulus[1] dont nos anciens annalistes se servent pour désigner le régent d’un royaume, le gouverneur d’un prince enfant. Bail, baillie, dans nos vieilles coutumes, signifient la tutelle, l’administration des biens d’un mineur. Une ordonnance rendue par S. Louis, en 1228, appelle indifféremment bajulus ou ballivus le même officier.

Ce n’est pas pour faire parade d’une vaine érudition que nous indiquons ici l’étymologie de ce terme, puisque notre dessein n’est que de parler des baillis seigneuriaux, bien moins éminens en dignité que ceux qui portèrent d’abord ce titre ; mais, pour faire sentir que, quoique restreintes, leurs fonctions n’en sont pas moins importantes.

Ils distribuent la justice au peuple de la campagne ; la justice, seul bien du pauvre, qui le console, qui le soutient, qui lui aide à supporter avec courage les travaux les plus rudes, parce qu’elle sert de sauve-garde à sa foiblesse, de savoir à son ignorance ; parce qu’elle fait disparoître toutes les inégalités ; parce qu’aux yeux du bailli le seigneur doit descendre au rang du vassal, ou le vassal s’élever au niveau du seigneur.

Autrefois les seigneurs eux-mêmes rendoient la justice. Cette obligation admirable dérive nécessairement de l’institution de la société. Aussi-tôt que plusieurs hommes furent rassemblés, s’ils préférèrent de voir régler leurs volontés privées par la volonté de l’un d’eux, à l’embarras toujours renaissant de débattre & de résoudre sans cesse ce que devoit faire chaque individu ; ce fut certainement parce qu’ils crurent celui qu’ils choisissoient plus éclairé qu’eux sur l’intérêt général, & sur-tout parce qu’ils furent persuadés que, dans son cœur, cet intérêt général l’emporteroit constamment sur l’intérêt particulier, fût-ce le sien propre.

C’est à l’abandon de son intérêt particulier qu’il faut rapporter les différens genres de services qu’ils s’empressèrent à lui rendre. Ce fut d’abord un tribut que la reconnoissance payoit à la générosité ; le chef de la société ne pouvoit pas s’oublier absolument pour elle, qu’elle ne s’occupât essentiellement de lui. Il entra donc en partage dans toutes les jouissances qu’il assuroit aux autres, & ces diverses prestations une fois établies, celui qui remplaça, à quelque titre que ce fût, le juge, le directeur de la société, les recueillit, les conserva, les transmit à son successeur.

Rien de plus pénible, rien de plus excessivement fatigant que la condition de juge dans son état primitif. Avoir sans cesse l’œil ouvert sur ce qui se passe parmi ceux que leur confiance absolue tient dans une sécurité parfaite ; réprimer les attentats, punir les forfaits, contenir le vice, en étouffer le germe ; fixer, au milieu de la société, la paix, le repos, le bonheur ; voilà quel dut être le but de son application constante.

On trouve, dans le livre de Job, un beau portrait du juge[2]. « J’étois, dit-il, le libérateur de l’infortuné qui crioit vers moi, le soutien du pupille qui n’en avoit point ; je consolois le cœur de la veuve, & la bénédiction de celui que j’avois sauvé du danger s’arrêtoit sur ma tête. La justice me servoit de manteau royal, & mes jugemens de diadême. Cherchant avec soin à m’instruire de la cause que j’ignorois, je fus l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, le père des pauvres ; je brisai les défenses du sanglier de l’iniquité, & j’arrachai d’entre ses dents la proie qu’il alloit dévorer ». Nous rapprocherons de cet endroit un trait placé plus loin dans l’original, & qui nous paroît bien digne de terminer un aussi sublime tableau. « J’avois fait, dit Job, un pacte avec mes regards[3], afin qu’en venant à tomber sur une vierge, ils n’éveillassent pas même une pensée qui lui fût relative ».

Telle étoit l’idée qu’avoit alors un juge de l’étendue de ses laborieuses fonctions, & de la sainteté, si l’on peut parler ainsi, qu’on exigeoit de sa personne. Pour que ses concitoyens dormissent, il ne dormoit point ; il n’étoit jamais tranquille, pour qu’ils le fussent toujours ; & si l’on n’étoit heureux, sur-tout du bonheur qu’on procure, il se seroit cru défendu de l’être, pour que tous les autres le fussent. Le prix de cette perpétuelle surveillance, de cette abnégation absolue de soi-même, de cette impérieuse tyrannie qu’exerçoit le devoir sur toutes ses facultés, étoit bien senti par les peuples, qui le payoient, en prodiguant à leur juge les dons, les respects, & jusqu’aux adorations ; même, plus d’une fois, ces sentimens vivement excités, durent ne pas s’éteindre à sa mort, ils durent le suivre dans le tombeau ; & il n’en faut pas douter, si l’idolâtrie naquit de la reconnoissance, ainsi que de célèbres auteurs l’ont pensé. Le premier objet du culte des mortels fut l’image d’un bon juge qui, pendant sa vie, avoit existé parmi eux comme une divinité bienfaisante.

Sans nous étendre davantage sur une matière qui nous conduiroit trop loin, on conçoit facilement que, s’il est doux d’obtenir des hommages aussi flatteurs, comme il en coûtoit infiniment pour les mériter, il arriva bientôt que, sans cesser d’y prétendre, on cessa de s’en rendre digne. On alla plus loin, on finit par diviser ce ministère vénéré. Un homme puissant, mais pervers, devenu juge, mit d’un côté les égards, les rétributions, les honneurs ; & de l’autre, les soins, les peines, l’exercice de toutes les vertus requises. Dans cette place éminente, il se réserva le premier lot, & délégua le deuxième, avec quelques légères portions du premier, à l’être qui put le mieux ou lui plaire, ou le payer. C’est ainsi que les choses se passèrent dans l’origine des sociétés, & c’est à peu près l’histoire de ce qui s’est fait chez nous.

Les rois Francs, maîtres des Gaules, avoient préposé à l’administration de la justice, dans certains districts, des personnages distingués par leurs qualités ou par les services qu’ils en avoient reçus. Peu-à-peu ces préposés, qui n’exerçoient leurs fonctions que tant qu’il plaisoit au prince, trouvèrent le moyen de se perpétuer dans leurs offices, en s’en emparant d’abord pendant leur vie, & depuis en les transmettant à leurs héritiers.

On imagine bien qu’ils ne négligèrent pas de s’approprier les différens avantages attachés à leur charge. Ils firent plus, comme l’oubli de toute règle, de toute loi, eût amené la barbarie dans notre France, qu’ils rendirent la justice à leur guise, & quelquefois sur des principes les plus extravagans, ils se crurent en droit de créer des redevances, & d’imposer à leurs vassaux des obligations souvent aussi singulières que la façon dont ils jugeoient.

Car long-tems ils jugèrent eux-mêmes ; mais aujourd’hui les seigneurs, c’est-à-dire, les représentans des usurpateurs primordiaux, dont le tems a légitimé les propriétés, non-seulement ne jugent plus en personne, mais semblent être généralement persuadés qu’il leur est défendu de le faire.

Cependant il n’y a point de loi qui interdise aux Seigneurs, qui seroient aptes, idoines, reconnus tels, & reçus par les officiers d’une justice royale, de rendre des jugemens dans leur jurisdiction. On cite, il est vrai, un arrêt du parlement de Provence qui prohibe cet usage ; mais un arrêt n’est pas une loi ; le roi seul dans le royaume a le droit d’en promulguer.

Quoi qu’il en soit, les seigneurs nomment toujours un officier assez généralement appelé Bailli, pour exercer les fonctions de magistrat dans leurs terres ; & c’est à cette sorte de magistrats que cet article est destiné.

Il y a trois sortes de justices seigneuriales : la haute, la moyenne & la basse.

À laquelle des trois qu’un officier soit commis, il est essentiel qu’il connoisse ses devoirs à l’égard du seigneur, & des justiciables sur le sort desquels il influera plus qu’il ne sauroit s’imaginer.

C’est dans la méditation des loix, des ordonnances, & des coutumes, qu’il puisera ces connoissances. C’est dans les réflexions sur le bien qui peut en résulter, qu’il trouvera à les augmenter. C’est en se pénétrant du desir d’opérer ce bien tout entier, qu’il en acquerra le complément.

Les loix lui apprendront : « qu’il ne doit jamais se croire plus sage qu’elles ; qu’il doit prononcer selon les preuves & les allégations, & n’accorder rien outre ce qu’on lui demande ; qu’il ne peut revenir sur ses pas ; qu’il n’a d’autorité que dans son territoire ; & surtout elles lui apprendront qu’il faut qu’il s’occupe d’elles. »

Il saura par les ordonnances : « que le seigneur qui l’a nommé peut le destituer purement & simplement, mais non d’une manière injurieuse ; qu’il peut juger entre lui & ses vassaux, pour tout ce qui concerne les domaines, droits & revenus, ordinaires ou casuels, tant en fief que roture de la terre, même des baux, sous-baux & jouissances, circonstances & dépendances, soit que l’affaire se poursuive au nom du seigneur ou en celui de son procureur fiscal ; qu’il ne peut connoître d’aucun autre objet intéressant personnellement son seigneur. » Quant aux vassaux, il verra dans les ordonnances : « quelles sont les formalités qu’il doit suivre dans ses jugemens ; que faute par lui de s’y conformer, il peut être pris à partie ; qu’il peut être pris à partie pour déni de justice ; qu’il doit être très-circonspect à ordonner l’exécution provisoire de ses sentences, sur-tout lorsque cette exécution n’est pas réparable en définitif, autrement, qu’il s’expose à se voir condamner aux dépens, dommages-intérêts des plaideurs, &c. &c. »

Les ordonnances dont il faut particuliérement qu’il s’instruise, sont celles de 1667 & de 1670 ; c’est-à-dire, l’excellente ordonnance civille, & l’importante ordonnance criminelle. Il ne sauroit négliger sans danger ni sans honte, celles qui règlent la forme, fixent la valeur des actes entre les citoyens, ou qui introduisent de nouveaux procédés dans l’ordre judiciaire & qui sont postérieures aux deux précédentes, qu’il ne peut lire, ni avec trop d’attention, ni avec trop de fréquence.

Pour les coutumes, le juge doit, pour ainsi dire, savoir par cœur celle qui régit le fief de son seigneur ; c’est elle qui détermine son pouvoir. Par exemple, nous avons avancé qu’il y avoit trois sortes de justices, la basse, la moyenne & la haute ; mais quelles sont les bornes qui les séparent ? C’est la coutume locale qui les pose. La coutume de Moulins attribue « au bas-justicier, la connoissance des actions personnelles entre ses sujets jusqu’à la somme de 40 s. des délits dont l’amende est de 7 s. 6 d. » Celles de Sens & d’Auxerre disent : « qu’au sieur bas-justicier appartient jurisdiction & connoissance de toutes causes civiles, personnelles, & possessoires, réelles & mixtes, & des méfaits de ses sujets amendables. » Celle de Senlis veut : « que le bas-justicier ait connoissance des meubles, de battre autrui sans sang & sans poing garni, de vilaines paroles & injures contre ses sujets & hôtes, &c. Nous n’en citerons pas davantage, & nous nous abstiendrons de parler des moyennes & haute-justices, qui offrent de même de très-grandes variétés. Ce que nous venons de rapporter est suffisant pour établir la nécessité que le juge du seigneur soit à cet égard bien familier avec sa coutume.

Mais cela est d’autant plus indispensable, que sans cette précaution il sera souvent arrêté dans l’intelligence d’un article particulier qui, la plupart du tems, s’explique par un autre. S’il se remplit du texte, s’il peut en rapprocher les expressions dans sa mémoire, rarement se présentera-t-il rien d’obscur pour lui. Au reste, il est assez reçu que la coutume de Paris parle pour celles qui sont muettes en certains cas.

Qu’il observe : que les coutumes étant de droit étroit, il ne lui est pas loisible d’ajouter ou de retrancher à leurs dispositions ; que quand elles ne sont point abolies par le non-usage, ou par des édits qui y dérogent expressément, elles doivent être suivies à la rigueur, &c. Qu’il s’affermisse sur ces distinctions importantes de la personnalité & de la réalité des statuts. On entend par statuts personnels ceux qui concernent les personnes, leur état, leur âge, &c. & par statuts réels, ceux qui disposent des choses, mobiliaires ou immobiliaires, qui astreignent les actes à certaines formalités, &c. Les statuts personnels gouvernent l’homme en quelque lieu qu’il soit ; l’empire des statuts réels n’est que territorial.

Au moyen de ces notions préliminaires d’un esprit juste, & de l’envie de mettre cette dernière qualité en usage, s’il examine scrupuleusement, & le fond de l’affaire soumise à sa décision, & les circonstances qui le déguisent, qui paroissent le changer, & finalement le changent quelquefois, il lui arrivera rarement de se tromper.

Qu’il ait l’attention de faire rédiger le vu de sa sentence d’une manière exacte, qu’il y mentionne avec soin les pièces qui lui ont été présentées, qu’il y rappelle même les points essentiels ou les clauses qui fondent la contestation ; cette attention peut être de la plus grande utilité. Les praticiens subalternes, par négligence, leurs parties, par ignorance, laissent souvent s’égarer des titres précieux dont il est trop heureux que l’existence & le précis soient constatés par un jugement.

Pour ce qui regarde le prononcé, la clarté doit en être le principal caractère. Nous conseillerions volontiers au juge d’en motiver les dispositions ; par-là il donneroit toujours aux magistrats supérieurs une preuve au moins de candeur, quand par hazard ce ne seroit pas de doctrine.

On ne peut trop appuyer sur les efforts que doivent faire les premiers juges pour mériter que leurs sentences soient confirmées. Le succès d’un appel interjetté par un paysan, est dans son village comme une étincelle qui tombe sur des matières combustibles ; il enflamme toutes les têtes ; il met dans les cœurs l’idée que le juge est, ou ignorant, ou partial, & cette idée devient la source d’une multitude de procès d’où dérivent des maux infinis : l’abandon de la culture, la dépravation des villes rapportée dans les campagnes, le goût de la chicane, & définitivement la ruine totale des familles.

Il seroit bien à desirer que quand un villageois en ajourne un autre, le juge prît la peine de les faire venir extrajudiciairement pardevant lui, & que là il tentât de réunir les deux adversaires en leur mettant sous les yeux le peu de valeur de l’objet qui les divise, le peu d’importance des motifs de leur différent, en comparaison de la perte du tems, des avances d’argent, des démarches, des supplications, des angoisses auxquelles ils vont se dévouer. Il est à présumer que si au lieu d’un huissier, dont le rôle est de souffler le feu, les plaideurs rustiques avoient le bonheur de rencontrer un homme grave qui, par des réflexions prudentes, & de sages conseils, tempérât les bouillons de colère, les accès d’humeur qui presque toujours déterminent la première assignation, il y auroit peu ou point de contestations dans les campagnes.

Le malheur est que presque toujours les baillis ou juges des seigneurs sont domiciliés loin des hameaux, dans l’enceinte des villes les plus prochaines, d’où ne venant tenir les plaids que très-rarement, ils ne sont instruits des querelles qu’après que le levain s’en est aigri, & que le mal est incurable. Cependant de quelle utilité leur résidence au milieu de ces bonnes gens ne feroit-elle pas ? Obligés de tenir la main à la police, d’empêcher le braconnage, les jeux de hazard, de veiller sur les marchands, sur les tavernes, sur les mœurs, &c. la présence d’un bailli, respectable par une conduite pure, par une probité sévère, par une fermeté reconnue pour n’être que l’amour des règles, tiendroit tout dans le devoir. Le braconnier abandonneroit un métier dangereux & qu’il ne pourroit plus exercer dans l’ombre ; le marchand craindroit une inspection rigoureuse qui serviroit de frein à sa cupidité ; les taverniers n’oseroient recueillir pendant ou jusqu’à des heures indues, ces libertins que l’ivrognerie conduit à la fainéantise, & la fainéantise au crime ; ils n’oseroient pas surtout donner azyle à ces méprisables brelandiers qui perdent en une heure le fruit du travail d’une semaine, s’exposent au juste emportement de leurs femmes, aux cris, aux larmes de leurs enfans, dont ils jouent brutalement le pain, la vie ; l’adolescence dans les deux sexes, surveillée, devenue plus circonspecte dans ses démarches, les mariages seroient plus fréquens & les unions plus fortunées ; enfin pour entrer dans des détails bas, si l’on veut, mais point indifférens, puisque rien de ce qui touche l’humanité ne sauroit l’être, les villages, pour l’ordinaire réceptacles de fange & d’immondices, se nétoyeroient, se purifieroient, & sans doute s’assainiroient à la voix d’un juge qui, par la condamnation à une légère amende, auroit bientôt amené les habitans à goûter l’agrément & les avantages de la propreté, & de la salubrité qui en résulte.

Nous prévoyons à regret qu’on nous dira que le séjour des champs convient peu aux gens de justice, & que ce n’est pas là le lieu où l’on fait fortune.

Nous en conviendrons, en remarquant que ce n’est pas non plus le lieu où l’on est obligé de sacrifier au luxe, & de se ruiner par convenance. Mais bien mériter de sa patrie, contribuer à la félicité d’une foule de ses semblables, ramener l’innocence & la joie qui l’accompagne dans leurs foyers paisibles, voir le respect & l’amour naïf briller sur tous les fronts à son aspect, être certain que sa conservation entre dans les prières de toutes les familles, se lever en paix avec tout le monde, se coucher en paix avec soi même ; ces jouissances d’un cœur noble, d’une belle ame, valent bien les richesses, l’argent, les terres, qu’on n’acquiert pas sans peine, qu’on ne conserve pas sans inquiétude, & que trop souvent on ne possède pas sans remords. M. F.


  1. Qui lui même dérive de bajulare : porter un fardeau.
  2. Cap. 29.
  3. Cap. 31.