Cours d’agriculture (Rozier)/BAIL

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Hôtel Serpente (Tome secondp. 120-130).
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BAIL. (Nous n’envisageons ce mot que relativement aux biens de campagne.) « En général le bail est l’acquisition de la jouissance déterminée, & à tems, d’une propriété quelconque ». On dit : l’acquisition, parce que le bail suppose un prix ; s’il n’y en avoit point, ce ne seroit plus un bail. On dit : la jouissance déterminée, parce que par les clauses de l’acte on est maître de circonscrire ou d’étendre les bornes de la jouissance. On dit : la jouissance à tems, parce qu’il faut nécessairement un terme à un bail ; qui loueroit pour toujours, vendroit.[1] On dit enfin d’une propriété quelconque, parce que, à l’exception des jouissances affectées à une personne, ou à une chose privativement, on peut louer tout le reste. Par exemple, un juge ne peut donner son office à bail ; mais un greffier peut affermer le sien, &c. Le propriétaire d’un héritage ne peut louer le droit de passage qu’il a sur le fonds d’autrui, pour aller dans cet héritage, à un autre qu’à celui auquel il a loué l’héritage, &c. mais il est libre de louer son pré, sa vigne, son étang, & tout ce qui lui appartient.

Celui qui se détermine à passer un bail de sa jouissance, s’appelle locateur, propriétaire, bailleur, loueur, quelquefois, mais mal, locataire ; celui avec lequel il contracte se nomme conducteur, preneur, locataire, fermier, amodiateur, grangier, &c. Quiconque peut jouir librement peut passer un bail comme bailleur ou comme preneur.

La personne dont la liberté est gênée, soit par la loi, soit par une autre personne, doit avoir le consentement, soit du magistrat, soit de l’autre personne.

Les baux se diversifient, relativement à la nature des biens, au tems de la jouissance, & à la manière dont on satisfait au prix.

La location d’un fond de terre, soit terre labourable, soit vigne, soit pré ; celle des bois, des étangs, &c. se dit proprement bail à ferme.

Le terme de neuf ans est le terme ordinaire des baux ; si on l’étendoit, il deviendroit un bail à longues années ou emphytéotique[2], & soumettroit le preneur au paiement d’un droit de demi-centième denier envers le roi. Néanmoins un arrêt du conseil, du 8 Avril 1761, exempte « de l’insinuation, centième, demi-centième & francs fiefs, les baux au-dessus de neuf jusques à vingt-sept années, par lesquels les fermiers seroient chargés de défricher, marner, planter, ou autrement, améliorer en tout ou en partie, les terres comprises dans lesdits baux, & ce, pour les généralités de Paris, Amiens, Soissons, Orléans, Bourges, Moulins, Lyon, Riom, Poitiers, la Rochelle, Limoges, Bordeaux, Tours, Auch, Champagne, Rouen, Caen & Alençon ». Mais, comme on vient de le voir, dans les cas ordinaires la jurisprudence assujettit à un demi-droit de centième denier les baux au-dessus de neuf années jusques à trente ; & au droit entier, depuis trente & au-dessus, c’est-à-dire jusques à quatre-vingt-dix-neuf ans, qui est le plus long terme que des baux puissent avoir. L’espèce de bail que l’on appelle bail à domaine congéable, d’usage dans certaines provinces, (en Bretagne) engendre aussi le droit de centième denier. En effet, « cette convention par laquelle le seigneur d’un héritage en transporte le domaine utile à un tiers, moyennant une certaine redevance, à la charge de rembourser ce dernier de toutes ses améliorations, quand lui seigneur, voudra reprendre l’héritage ». Cette convention, qui constitue le bail à domaine congéable, est plutôt regardée comme une aliénation indéfinie que comme un bail véritable.

On stipule le paiement du prix du bail de différentes manières.

On peut partager avec le fermier les fruits, & alors c’est ce qu’on nomme amodiation, qui est en quelque sorte une société où le fermier met son labeur & le propriétaire son fond. Dans le cas où la récolte viendroit à manquer, le fermier ne doit rien au propriétaire, comme le propriétaire ne doit rien au fermier en dédommagement.

Quelquefois le propriétaire ne se réserve qu’une rente sur son fond, dont il aliène la jouissance à perpétuité, moyennant le paiement de cette rente. Ce contrat, qui s’appelle improprement bail à rente, a ses loix particulières.

Le locateur confie en certains cas à son fermier, des bestiaux dont l’augmentation est tout le profit qu’on peut en tirer. Il le fait à condition d’une part dans cette augmentation, la propriété des bestiaux confiés lui restant toujours. C’est ici un bail à cheptel. (Voyez ce mot)

L’usage pour les baux à fermes est de stipuler les paiemens, ou en argent, ou moitié en grains, moitié en argent. Ordinairement on paie tous les six mois ou tous les ans.


De la manière de faire les baux.

Ces actes se font, soit pardevant notaire, soit sous seing-privé. Il ne se fait point de bail verbal en campagne, quoique quelquefois il en existe sans écrit ni paroles.

Les biens ecclésiastiques ne peuvent se louer que pardevant notaire[3] ; les baux en doivent même être enregistrés au greffe des domaines des gens de main-morte, suivant l’édit de 1691 ; cependant le défaut de cette formalité ne rendroit pas un bail nul, l’édit ne le prononçant pas, & rien ne se suppléant en fait de dispositions pénales. Le bénéficier, à la rigueur, est astreint à ne louer qu’après publication & enchère.

Quand on fait un bail sous seing-privé, on débute par déclarer son nom, sa qualité, sa demeure :

Je soussigné (tel), propriétaire en vertu de…, demeurant à… loue… (ou bien) reconnois avoir, par le présent, donné à bail. On exprime ensuite le nom, les qualités & la demeure du preneur : à… au sieur (tel)… On passe à la désignation de l’objet : une ferme, un terrain, &c. que le dit sieur (tel) convient bien connoître. On fixe le tems : pour l’espace de trois, six, neuf années ou plus. On détermine ensuite le prix : moyennant telle somme, telle redevance, &c. puis les termes du paiement : payables en tant de partie & à tel jour… L’ordonnance civile permet aux propriétaires, tit. XXXIV, art. 7, de stipuler la contrainte par corps pour les biens situés à la campagne ; ainsi le bailleur est maître d’ajouter, s’il est ainsi convenu : à peine d’y être contraint & par corps. Le preneur s’exprime après en ces termes : & moi (tel) m’oblige à remplir les conditions ci-dessus, à jouir en bon père de famille, à rendre (la chose) sans être dégradée ni détériorée, me soumettant à la contrainte par corps si je venois à manquer aux paiemens. Fait double entre nous ; à… le… signé…

La différence d’un bail sous seing-privé à un bail pardevant notaire, est que ce dernier donne une hypothèque respective au bailleur & au preneur sur l’universalité de leurs biens pour l’exécution du bail ; au lieu que le bail sous seing-privé ne produit au locateur qu’un privilège sur les meubles & ustensiles du locataire, & n’accorde à celui-ci ni privilège, ni hypothèque contre l’autre.

Le bail sous seing-privé doit être contrôlé, reconnu en justice, & suivi d’une sentence, pour être exécutoire ; au lieu que le bail authentique, sans autre formalité qu’un commandement préalable, donne le droit de passer à la saisie & à l’emprisonnement.

Un bail pardevant notaire l’emporte sur un bail sous seing-privé qui lui seroit antérieur, à moins que cette antériorité ne fût établie précisément, ou par l’occupation de l’objet loué, ou par le contrôle du bail privé.

Quelques auteurs tiennent qu’une promesse de louer n’équivaut point au bail. Cette opinion est contraire aux anciennes maximes, & aux principes de la matière. Tous les contrats où le consentement est exprimé de quelque manière, suffit pour la perfection de l’acte ; tous ces contrats sont consommés du moment que le consentement existe. Ce sont les termes de la loi[4] : consensu fiunt obligationes in… locationibus conductionibus. Ideò autem istis modis consensu dicimus obligationem contrahi, quià neque verborum, neque scripturæ, ulla proprietas desideratur, sed sufficit eos qui negotia gerunt consentire. Cependant, comme un des plus grands malheurs qui puisse arriver à un agriculteur, c’est de plaider, nous conseillons aux habitans de la campagne, lesquels n’auroient pas pris la précaution d’avoir un bail en règle, de ne point suivre une contestation qui n’auroit qu’une promesse pour fondement, à moins que ce ne fût pour demander des dommages-intérêts ; car ils pourroient n’obtenir que cela, la jurisprudence s’étant sur ce point écartée de la marche du droit.

Que le consentement seul constitue un bail ; la chose est si certaine, que quand le consentement est présumé, on tient le bail pour passé. Ainsi le locataire, à l’expiration de sa jouissance, s’y trouve prorogé dès que le propriétaire ne fait pas un bail nouveau. C’est ce qu’on appelle tacite-réconduction.

La tacite-réconduction, en fait de biens de campagne, a lieu pour trois ans. Elle est proscrite dans les généralités de Soissons, d’Amiens, & de Châlons, (déclaration du 10 Juil. 1764), à cause de l’abus qui en résultoit de la part des fermiers, lesquels, sous prétexte de tacite-réconduction, trouvoient le moyen de se perpétuer dans leurs fermes, & de parvenir à jouer le rôle de propriétaires incommutables. Elle ne renouvelle que les obligations ordinaires ; elle n’entraîne point la contrainte par corps, quoique le bail la portât ; elle n’engage point la caution du bail ; elle ne continue point l’hypothèque acquise par le bail, &c.


Obligations des contractans

Le propriétaire s’oblige à faire jouir son fermier conformément au bail, c’est-à-dire, de tout ce qu’il lui a loué, pendant le tems & de la manière qu’il lui a loué.

Le fermier s’oblige à bien user de la chose, & à remplir les conditions du bail.

Bien user, c’est-à-dire : cultiver selon la nature des fonds ; ne pas changer l’usage, comme mettre en pré ce qui est en vigne, &c. sans le consentement exprès du locateur ; avertir celui-ci des dégradations qui tendroient à détériorer le bien, à peine d’être responsable de ce détriment. Il est défendu au fermier de dessoler ou de dessaisonner les terres ; il faut qu’il convertisse les pailles, chaumes, &c. en fumier ; qu’il laisse en quittant celui qu’il a fait ; enfin il doit se comporter sur les fonds du bailleur comme s’il étoit bailleur lui-même.

Remplir les conditions du bail, c’est-à-dire : payer dans les termes & ainsi qu’il est convenu. Cependant s’il arrivoit, par cas fortuit, comme grêle, inondation, gelée[5], une disette absolue, il pourroit demander une réduction, & même une entière remise du prix du bail ; mais il faudroit bien établir que dans les années précédentes il n’a point bénéficié autant qu’il perd celle-ci, & faire voir que pour la suite il ne peut espérer d’être entièrement dédommagé du tort qu’il éprouve.

Le locateur ayant stipulé que pour aucune cause le fermier ne pourra demander de diminution, ce dernier ne peut plus prétexter les cas fortuits.

Si le prix de la ferme est stipulé payable en grains, ou en certaine portion de fruits en nature, on tient qu’il n’y a jamais lieu de la part du locataire, à prétendre de remise ; en cas de disette on lui permet seulement de payer le tout en argent.

L’obligation de remplir les conditions du bail, outre le paiement, comprend encore les améliorations, redevances ou autres engagemens qu’auroit pris le fermier envers le propriétaire, ainsi que les réparations locatives des bâtimens & celles d’usage dans son canton.


De l’exécution des baux.

Pour faire exécuter les clauses de son bail par le locataire, le locateur a le droit de saisir tous les effets du fermier, même les bestiaux & ustensiles servans au labourage, qu’on ne saisit pour aucune autre dette, même pour deniers royaux.

Le fermage de l’année prime la taille de cette même année.

En pays coutumier la créance du propriétaire est privilégiée sur les fruits, revenus, meubles, ustensiles, &c. du fermier ; en pays de droit écrit, son privilège est restreint aux fruits & revenus de sa chose.

Lorsque le fermier s’est soumis à la contrainte par corps, il n’est pas reçu à faire cession de ses biens afin de s’y soustraire ; & l’emprisonnement peut être effectué si le propriétaire insiste.

Dans le cas où un fermier quitteroit sa ferme, ou viendroit à en interrompre l’exploitation, le locateur peut le forcer à la résiliation du bail, & le faire condamner en des dommages-intérêts proportionnés au tort que sa négligence ou son abandon lui causent.

Un propriétaire est libre d’expulser judiciairement un fermier qui laisse passer deux termes sans le payer.

Relativement au fermier, l’exécution des clauses des baux lui donne une action contre le propriétaire, qu’il peut contraindre à se mettre en possession de la totalité de sa location.

Il peut encore, si la chose louée a quelques vices qui lui ayent été cachés, obtenir un dédommagement du bailleur. Il sous-loue sans le consentement de ce dernier, & même contre son gré.

Les meubles, ustensiles, fruits, & bestiaux du sous-locataire, sont hypothéqués au prorata de sa jouissance pour le paiement du propriétaire ; mais ce n’est que jusques au moment de l’échéance du terme ; car après cette échéance, le sous-locataire est censé s’être acquitté. Il est vrai que s’il avoit payé d’avance, il seroit dans la nécessité de payer deux fois.


Fin des baux
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Un bail finit à l’expiration du tems convenu par le bail.

Il finit aussi par une convention amiable entre les deux contractans, lorsque l’un donne & que l’autre accepte le congé.

La mort du locateur qui lègue, ou l’usufruit ou la propriété de la chose louée, rompt le bail ; mais il est dû au locataire un dédommagement qui est ordinairement arbitré en proportion d’une année sur trois de ce qui reste à courir.

C’est l’héritier qui est obligé à dédommager, & non le légataire.

L’héritier est tenu des faits de son auteur ; il doit entretenir les baux.

Lorsque le bail a été passé par un bénéficier, une douairière, ou un usufruitier, leur mort le rompt pour la fin de l’année commencée, sans que le fermier ait rien à prétendre des successeurs.

La mort du mari qui a passé des baux pour un terme plus long que le terme ordinaire des baux, les réduit à ce terme ordinaire.

La mort du fermier impose à ses ayans cause la nécessité d’exécuter les baux qu’il a faits.

La vente de la chose louée, rompt aussi le bail, mais engendre des dédommagemens à la charge du vendeur.

L’acquéreur est obligé de donner copie de son acte d’acquisition aux locataires, que ceux-ci sont en droit de critiquer s’il y a lieu.

Quand le fermier s’en va, il doit laisser à celui qui le remplace la commodité de préparer les travaux de l’année prochaine ; il doit rendre les ustensiles nécessaires aux labours, en l’état où il les a reçus ; & s’il a négligé d’en faire un état, on s’en rapporte au serment du propriétaire s’il est d’usage que ce dernier les fournisse. Quant aux autres meubles, c’est au contraire, s’il n’y a point d’état, le serment du fermier que l’on reçoit.

Le fermier ne peut, à la fin de son bail, arracher les arbres qu’il a plantés sur les héritages ; mais s’il y a fait des améliorations considérables, le propriétaire doit lui tenir compte de ses impenses. M. F.

Dans quelques provinces, & non dans toutes, si le fermier est privé de sa récolte par les grêles, les gelées, les inondations, &c. il est en droit de demander qu’il lui soit fait une diminution sur le prix de son bail, à moins que, par une clause particulière de la convention, il n’ait déclaré prendre, à ses périls & risques, ces sortes d’événemens, sans diminution du prix du bail. La seconde manière pour ne pas être dans le cas de donner des dédommagemens au fermier, est, après avoir fixé le prix de la ferme, par exemple, à 3 000 liv. de le réduire à 1 700 livres ; les 300 livres servent de dédommagement au fermier, & il ne peut en répéter aucun autre, à moins d’une détérioration très-considérable du sol.

Est-il avantageux aux propriétaires & aux fermiers de contracter des baux à termes courts ou longs ? La réponse est simple. Les baux les plus longs sont les plus avantageux, si les contractans sont d’honnêtes gens ; si l’un des deux est un fripon, le plus court est le meilleur.

Le propriétaire cherche à affermer au plus haut prix, & le fermier au plus bas, c’est dans l’ordre ; mais lorsqu’une ferme est à sa juste valeur, le propriétaire qui veut l’augmenter trompe le fermier, & le trompe lui-même. Le propriétaire doit se dire : plus je retirerai de mon domaine, moins le fermier, par une conséquence naturelle, sera en état de me payer ; à chaque époque du paiement, je serai contraint de le harceler & de le constituer en frais de justice, par assignations, commandemens, saisies, &c. mais plus je multiplierai ces frais, plus je le mettrai hors d’état de payer sa dette ; c’est donc moi, propriétaire, qui serai la première victime : je savois la juste valeur de ce que j’affermois, & le fermier n’avoit que des apperçus sur ce qu’il prenoit ; la loi n’étoit pas égale, je l’ai trompé, & en revanche je perds mon revenu.

Si j’afferme au-dessus de sa valeur, il est clair que je suis un mal-honnête homme ; si j’afferme à sa valeur exacte, c’est-à-dire, sur le pied du produit d’une année ni bonne, ni mauvaise, il y a peu de délicatesse dans mon procédé, & ce procédé avide est encore à mon désavantage, parce qu’il est impossible que mon fermier améliore ma terre ; & toute terre qui n’est point améliorée se dégrade insensiblement : il y aura donc de toute nécessité une diminution dans le prix du bail qui suivra ; je gagnerai (peut-être) dans celui-ci, pour perdre dans le suivant ; ma combinaison est donc mauvaise.

Si, au contraire, je fais entrer en ligne de compte le défaut de récoltes, le bénéfice honnête que le fermier doit faire, il sera le premier à augmenter le prix du nouveau bail, parce qu’il aura des avances, & dès-lors il ne craindra pas d’entreprendre des améliorations.

Le propriétaire qui raisonne doit se dire : jetons un coup d’œil sur les fermes de mon voisinage, & voyons celles qui sont les mieux entretenues. À coup sûr ce sont celles où les fermiers y sont établis de père en fils. Ils regardent le domaine comme leur patrimoine, & ils donnent les mêmes attentions que s’il leur appartenoit. Mon voisin, au contraire, change de fermier tous les six ou tous les neuf ans, & ses terres annoncent un dépérissement complet. En effet, le fermier dit à son tour : tirons de la terre tout ce qu’elle pourra produire ; après nous, le déluge. Tout changement de main nuit à la terre.

Un propriétaire prudent doit faire des sacrifices pour conserver un fermier honnête. Il connoît ce qu’il a, & il ignore ce qu’il prendra : il n’est plus tems alors de regretter la perte du premier. Si ce second avoit eu quelque chose à perdre, il n’auroit pas couru sur l’enchère du premier, & celui-ci n’auroit pas abandonné la ferme, à cause d’une légère augmentation, s’il n’étoit pas assuré que le nouveau marché seroit onéreux pour lui. Six ans suffisent, & bien au-delà, pour connoître à fond la valeur d’une terre.

Le propriétaire ne doit jamais perdre de vue les maximes suivantes. Le fermier doit vivre sur le produit de la ferme, voilà la première loi ; il doit gagner, c’est la seconde ; payer sa ferme est la troisième. Les seuls baux à ferme, à moitié fruit, dispensent de la seconde, puisque les pertes & les profits sont supportés par le fermier & par le propriétaire ; mais la première loi est de nécessité dans tous les cas.

Le propriétaire sensé continue à raisonner ainsi : si mon fermier ne paie pas, je puis le contraindre par corps, l’emprisonner, faire judiciairement vendre ses meubles, & judiciairement réduire à la mendicité lui, sa femme & ses enfans ; mais que résultera-t-il de ce trait de barbarie ? Que celui qui voudra lui succéder, bon ou mauvais payeur, me dira : mon devancier s’est ruiné chez vous, vous avez fini par le jeter dans le précipice ; je ne prends votre ferme qu’à un prix bien plus modéré, dans la crainte d’un pareil traitement. Le raisonnement est simple, & sa conséquence est une perte assurée pour le propriétaire.

Propriétaires, soyez humains ; dès-lors vous serez raisonnables, & vous entendrez réellement vos intérêts ; souvenez-vous que vous récoltez là où vous n’avez pas semé ; que celui qui sème & qui vous nourrit ne doit pas périr de misère. N’est-il pas assez malheureux de plier sous la main de fer avec laquelle vous pressurez, sans encore mourir de faim ? Le besoin de vivre, l’espérance de vivre en travaillant, l’ont conduit à une démarche inconsidérée. Il a signé son bail, & vous le punissez de ce que les intempéries de l’atmosphère ont contrarié ses vœux & votre insatiable avidité ! Si vous exigez le paiement à la rigueur, si vous ne faites aucune remise, aucune diminution sur le bail, votre ame est de fer.

Lorsque vous avez contracté avec ce malheureux, le prix du blé se soutenoit, le vin avoit du débit ; les prohibitions se multiplient, la guerre survient, les caves, les greniers sont remplis, la valeur des denrées diminue de moitié, il ne se présente point d’acheteurs ; & ce fermier, en acceptant votre bail, pouvoit-il prévoir cette diminution & ces causes ? Venez donc à son secours, votre intérêt l’exige plus que le sien. Lecteur, pardonne si j’insiste si long-tems sur cet objet ; le sort du malheureux m’afflige, & je suis chaque jour témoin d’une foule de traits qu’on regarderoit avec horreur chez une nation même barbare, & qu’on se permet de sang froid & avec réflexion au dix-huitième siècle, chez un peuple qui se dit civilisé.

Tant qu’il existera des propriétaires avides & cruels, les baux seront toujours trop longs pour le malheureux fermier. S’il veut résilier son bail, il faut qu’il plaide & paye néanmoins à chaque époque, en attendant la décision du procès ; & le propriétaire annulle les conventions par le simple défaut de paiement. Ici la loi n’est pas égale ; toute en faveur du tenancier, elle écrase celui qui porte le poids du jour : lequel des deux cependant méritoit d’être protégé par la loi ? Je sais que, suivant certaines coutumes, on met des dédites respectives, à la troisième ou à la sixième année, en prévenant à l’avance ; mais le fermier a le tems d’être complettement ruiné dès la première, parce que c’est l’année la plus dispendieuse pour lui. Si la récolte manque, où seront ses ressources pour les avances que la seconde exige ? Le proverbe dit, le bon maître fait le bon valet ; & le proverbe auroit dû ajouter, le bon tenancier fait le bon fermier.

L’avidité a dicté le bail de six années ; l’avidité modifiée celui de neuf, & la prudence & la raison dictent celui de dix-huit, par deux baux de neuf années, faits à deux jours différens. Rien ne ressemble plus à une terre en décret qu’une terre affermée, depuis longues années, par des baux de six ans. On a beau mettre conditions sur conditions, accumuler les clauses, il est impossible que le fermier les remplisse. Pourvu que l’apparence de leur exécution existe, cela suffit ; mais à peine est-il sorti de la ferme, qu’on est forcé de reprendre sous œuvre tout ce qu’il a fait. On a cru gagner ; & on perd, effectivement, si l’on sait compter.

Supposons un domaine d’une certaine étendue ; il y aura nécessairement des terres maigres, un sol inculte ou des fonds submergés. Dans tous ces cas, le fermier à bail de six années raisonne ainsi : pourquoi défoncerai-je cette terre maigre, la chargerai-je d’engrais ? il me faudra plus de valets, plus de bestiaux. Je n’y prendrai que trois récoltes en blé, au plus ; la première sera médiocre, toutes circonstances égales, parce que la terre n’aura pas eu le tems de se cuire ; la seconde récolte sera passable, & la troisième bonne, si la saison ne met obstacle à mes travaux  ; mais le produit de ces récoltes couvrira-t-il mes premières avances, & me dédommagera-t-il de mes travaux ? ce n’est guère possible. Si je défriche un terrain, si je plante une vigne, la dépense sera encore plus forte, & je commencerai à jouir, lorsqu’il faudra l’abandonner à mon successeur ; j’aurai fait le bien de mon propriétaire, & non le mien : tirons donc du domaine tout ce que je pourrai, & après moi le déluge. Tel est le langage de tous les fermiers ; il est dans l’ordre, puisque les proportions ne sont pas égales.

Si vous voulez que le fermier travaille en bon père de famille, mettez-le dans le cas de regarder votre possession comme son bien propre. Plus il sera convaincu de cette idée, plus vous y gagnerez. Il défrichera les terrains incultes, desséchera les marais les plus aquatiques, il multipliera les vignes, les arbres, boisera votre terre, dans l’assurance de jouir paisiblement, & d’avoir le tems de cueillir le fruit sur l’arbre qu’il aura planté.

Il ne faut pas légérement passer des baux à longs termes ; ils supposent la connoissance la plus intime sur la probité du fermier, sur son intelligence & sur son activité. Voici quelques caractères auxquels vous reconnoîtrez ses qualités.

Après avoir pris les plus grands renseignemens auprès du maître qu’il doit quitter, transportez-vous sur les lieux mêmes, parcourez les villages voisins, interrogez les uns & les autres sur le compte de cet homme ; prenez des informations, surtout dans les cabarets ; s’il y est inconnu, c’est un bon signe, la voix générale le jugera. Tâchez de découvrir quelques-uns des valets qu’il aura congédiés ; soyez en garde sur ce qu’ils diront, à cause de la rancune, mais comparez leur dire avec celui des autres, & vous saurez décidément ce qu’il vaut. Les informations ne font tort qu’aux fripons, & elles manifestent la bonne conduite de l’homme de bien.

Après avoir parcouru les villages, venez chez ce fermier, au moment qu’il vous attendra le moins ; examinez, en entrant chez lui, s’il y règne un air de propreté & d’aisance, un air d’ordre ; dans ce cas, il doit mettre beaucoup d’ordre dans ses travaux. Parcourez successivement avec lui ses écuries, ses greniers, ses celliers ; voyez & jugez tout par vous-même. Tous les lieux par où vous passerez attesteront sa négligence ou ses soins. Que ce coup-d’œil est instructif pour ceux qui savent voir !

Du corps de la ferme allez aux champs, voyez comme ils sont cultivés, si les ravines sont comblées, les fossés entretenus, les arbres soignés, les outils quelconques en bon état. Si tout est conforme à votre attente, ce fermier est l’homme qui convient, & il ne reste plus qu’un article à examiner, c’est celui des avances.

Cet article est essentiel. La meilleure volonté de l’homme le plus rangé, le plus actif, le plus vigilant, ne sauroit les suppléer. On ne fait rien avec rien, & on estime que pour une ferme de cinq cens arpens (voyez ce mot) de terres labourables, les avances du fermier doivent être de 16 à 17 000 livres, sans compter ce qu’il doit dépenser avant de toucher un grain de la première récolte, & ces dépenses montent à plus de 2 000 livres.

Si l’homme sur lequel vous avez jeté la vue n’a qu’une partie des avances nécessaires, & si vous le croyez en état de remplir toutes vos intentions, ne balancez pas à faire des sacrifices, aidez-le de tout votre pouvoir ; c’est une avance dont son travail vous paiera de gros intérêts par la suite ; c’est un homme précieux qu’il ne faut pas laisser échapper ; il s’attachera à vous par vos bienfaits, & il sera lié par la reconnoissance & par son propre intérêt.

Dans aucun cas, & sous aucun prétexte quelconque, ne prenez un chasseur, un pêcheur ou ivrogne. Cette classe d’êtres ne résiste jamais à la vue d’un fusil, d’un hameçon ou d’une bouteille. Jamais chasseur, pêcheur, buveur n’ont été riches. Le fermier ne doit quitter son habitation que le dimanche pour vaquer aux offices divins, doit aller rarement à la ville, & uniquement pour y vendre les denrées.

Avant de passer un bail à long terme, un propriétaire prudent aura sous les yeux le plan de ses possessions, &, ce qui vaudra encore mieux, en connoîtra chaque partie ; c’est le moment de fixer un plan réglé de culture, & sur-tout un plan d’amélioration. Il tracera sur le papier toutes les conditions qu’il exige du fermier, fera un tableau & un devis des améliorations à faire pendant chaque année du bail, de manière que le commencement des grandes entreprises soit fixé à la seconde année, afin que le fermier ait le tems de se récupérer de ses avances & de ses travaux : c’est le moment de commencer le défrichement des terres, la plantation des vignes, de former des pépinières dans tous les genres, &c. mais une clause essentielle qu’on ne doit jamais oublier, est de fixer le nombre d’arbres & les qualités qui, chaque année, seront plantés dans le domaine. Propriétaires, attachez-vous à boiser ; votre fonds doublera de valeur après la quarantième année. Si vos terres sont trop précieuses pour les sacrifier à des forêts, plantez leurs lisières en bois de construction, & multipliez les arbres fruitiers.

Avant de passer le bail, mettez sous les yeux du nouveau fermier le tableau des améliorations que vous exigez de lui afin qu’il le lise attentivement, le médite, & ne signe qu’après une pleine connoissance. C’est à vous à tenir la main par la suite à l’exécution de chacun des articles. Pour juger s’ils sont bien remplis, ne vous en rapportez qu’à vous-même, autrement vous serez trompé. Le fermier a beau être homme de bien, pour sa tranquilité il faut le croire, mais agissez toujours comme s’il ne l’étoit pas. L’homme surveillé en vaut mieux, & le champ y gagne.


  1. Aussi, doit-on regarder le bail à rente comme une espèce de vente.
  2. Emphytéose, d’où l’on a fait emphytéote, emphytéotique, est un mot grec, qui veut dire, plantation, parce que chez ce peuple on ne donnoit à bail emphytéotique que des terres vagues & en friche, que le preneur s’obligeoit à planter & à mettre en valeur.
  3. Ce principe est sujet à quelques modifications. Un arrêt du conseil rendu sur les représentations du clergé, le 2 Septembre 1760, porte, art. VII : Que lorsque les bénéficiers & autres gens de main-morte auront affermé par bail général passé devant notaires, tous les revenus dépendans de leurs bénéfices, les preneurs pourront faire des baux particuliers sous signature privée, & lorsqu’ils auront passé devant notaires des baux particuliers, de tous leursdits revenus, ils pourront passer sous signature privée un bail général.
  4. « Dans les locations-conductions, il ne faut que le consentement pour obliger. Et l’on dit que dans ces cas le consentement seul est requis, parce qu’aucunes sortes de formules ne sont nécessaires pour la validité de cette espèce d’actes ; mais il suffit que ceux qui y parlent soient d’accord, » ff. Liv. 44. tit. 7, L, consensu.
  5. On stipule aussi dans quelques provinces, le cas de la guerre guerroyante.