Cours d’agriculture (Rozier)/EXCRÉMENTS HUMAINS

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EXCRÉMENS HUMAINS. De toutes les substances employées à féconder la terre, il n’en est aucune, si l’on en excepte la colombine, qui soit douée d’une force et d’une activité comparables à celle des matières fécales. C’est un engrais qu’on trouve facilement dans tous les lieux, quel que soit le genre d’exploitation ou de culture auquel on se livre ; tandis que, pour obtenir celui qui provient des animaux, il est nécessaire d’élever un nombre quelconque de bestiaux, ou de se procurer, à prix d’argent, l’engrais nécessaire pour féconder la terre. Les matières fécales offrent donc aux jardiniers, et aux propriétaires ou fermiers qui cultivent un terrain trop peu étendu pour fournir à l’entretien des bestiaux, un moyen assuré de pourvoir à la fertilité du sol, et d’augmenter ses produits ; et, dans tous les cas, elles accroîtront considérablement la masse des engrais.

Les engrais, comme agens de la végétation, peuvent être considérés sous deux rapports principaux ; ou bien ils apportent avec eux des principes dont les plantes s’emparent, qu’elles élaborent, et qui deviennent ainsi parties constituantes des végétaux ; ou bien ils agissent par un effet de mouvement et de fermentation.

Ce dernier effet est dû à la propriété qu’ont les engrais de s’échauffer, et d’entrer en fermentation ; et il est plus ou moins actif, en raison de ce que les engrais sont doués de cette propriété à un degré plus ou moins grand. Il n’en existe sans doute aucun où elle se manifeste avec plus de force que dans les excrémens humains ; ces matières, après avoir été exposées long-temps aux influences de l’atmosphère, et avoir par conséquent perdu une grande partie de leurs principes de fermentation, produisent cependant jusqu’à cent degrés de chaleur, ainsi qu’il a été constaté par les expériences de la Société de Médecine de Paris.

Si l’on considère ces mêmes substances sous le rapport des principes nutritifs qu’elles fournissent aux plantes, on doit leur donner le premier rang comme engrais. On sait que le fumier produit d’autant plus d’effet sur les terres, que les animaux dont il provient ont été nourris plus abondamment et avec des alimens plus substantiels ; c’est pour cette raison que les chevaux qui mangent des grains donnent un fumier plus actif que ceux nourris uniquement avec de la paille ou du foin. L’effet puissant des excrémens de pigeons et autres oiseaux provient de ce que ces volatiles vivent de semences ou d’insectes[1] ; les matières fécales doivent, sous ce rapport, être considérées comme le plus puissant des engrais, puisque l’homme se nourrit des alimens les plus substantiels.

Malgré l’abondance de cet engrais, et la facilité qu’on trouve à se le procurer, il n’en existe cependant aucun qui soit plus dédaigné, et qu’on laisse perdre avec plus d’insouciance ; le tort qui en résulte pour l’agriculture est incalculable : nous n’avons en France qu’un très-petit nombre de départemens où cette matière soit employée à féconder la terre ; et même son usage n’est général que dans la ci-devant province de Flandre. Il est donc très-important de réveiller l’attention des cultivateurs sur ce moyen d’amélioration, et de leur démontrer les avantages qu’ils peuvent en retirer.

Le dégoût que l’on éprouve pour ces sortes de matières, s’oppose à ce qu’on en fasse l’emploi auquel la nature semble les avoir destinées. Mais une délicatesse de ce genre est toujours mal placée ; d’autant qu’elle est plutôt l’effet d’un préjugé ridicule, que celui d’un inconvénient réel.

Nous voyons que les ouvriers accoutumés à transporter et répandre sur les champs cet engrais, n’éprouvent pas une plus grande répugnance pour ce genre de travail, que pour le maniement des autres fumiers. Il sera facile, dans les endroits où ces matières ne sont pas employées, de persuader insensiblement les gens de la campagne d’en faire usage. On leur promettra une récompense, ou bien on augmentera leur salaire, jusqu’à ce qu’ils aient surmonté le préjugé, ou vaincu la répugnance qu’ils éprouvent à exécuter ce genre de travail. Les particuliers qui voudront faire ce petit sacrifice, en seront amplement dédommagés par les avantages qu’ils en retireront.

Quelques personnes rejettent l’emploi des matières fécales, parce qu’elles prétendent qu’elles communiquent un goût fort et désagréable, non seulement aux légumes, mais encore aux grains et aux fourrages. Nous ne prétendons pas nier que cet engrais ne puisse donner un goût aux végétaux, lorsqu’on l’emploie frais en grande abondance, et sans l’avoir préparé convenablement ; mais, si cet inconvénient existe, ce qui n’a jamais été bien constaté par l’expérience, on le fera cesser en employant les matières fécales ainsi que nous l’indiquerons.

On a prétendu aussi que ces matières avoient trop d’activité, et qu’elles détruisoient les plantes, au lieu de faciliter leur végétation ; mais la force et la chaleur dont elles sont douées ne les rendent que plus précieuses, puisqu’à très petite quantité, elles peuvent produire de grands effets : il suffit de les employer avec discernement et précaution. On pare en effet à cet inconvénient en les mélangeant avec de l’eau, ou avec des terres, des boues, et d’autres substances de cette nature ; et en leur laissant prendre un degré de fermentation qui détruit une partie de leur activité, et la communique aux matières avec lesquelles elles se trouvent mélangées. Cette combinaison est un moyen facile d’augmenter considérablement la quantité des engrais.

Mais en agriculture, les raisonnemens, quelque bien fondés qu’ils soient, n’ont pas toujours assez d’ascendant sur l’esprit des hommes pour entraîner leur conviction. Nous allons donc rapporter ici les faits qui démontrent que l’emploi des matières fécales n’a pas les inconvéniens qu’on lui reproche ; mais au contraire, que l’agriculture en retire de précieux avantages.

Si nous consultons les anciens, nous trouvons que Cassius, l’un des auteurs grecs qui ont écrit sur l’économie rurale, regardoit cet engrais comme très-précieux, et lui assignoit le second rang après celui qui nous est fourni par quelques oiseaux de basse-cour. Ce sentiment est partagé par Varron et par Columelle, qui lui donne l’épithète de bon par excellence, excellentissimum ; mais il recommande de ne l’employer, à cause de sa grande activité, que sur des terrains sablonneux, et dénués de tout principe de végétation.

Les anciens Arabes, au rapport de Cassius, se servoient des excrémens humains pour fumer les terres ; ils les faisoient sécher ; ils les mettoient ensuite macérer dans l’eau ; ils leur donnoient une seconde dessiccation, et les répandoient ainsi sur le sol. Cette préparation, qui n’étoit autre chose qu’une espèce de poudrette analogue à celle que l’on fait aujourd’hui aux environs de Paris, a des inconvéniens dont nous parlerons plus bas.

Les Arabes ou Mores d’Espagne, qui avoient poussé l’agriculture à un haut degré de perfection dans cette péninsule, faisaient un grand usage des excrémens humains. Eben el Awam, More de Séville, qui a écrit, dans le douzième siècle, un Traité d’Agriculture,[2] parle, dans plusieurs passages de son ouvrage, de l’emploi qu’on doit en faire ; il cite à ce sujet l’opinion de plusieurs anciens auteurs qui avaient écrit avant lui dans différens pays, tels que l’Égypte, l’Asie et l’Afrique, etc.

« Les excrémens humains, dit-il, ont plus de vertu et de chaleur que ceux des pigeons et autres oiseaux de basse cour. Ils bonifient les fumiers avec lesquels on les mélange, et ils produisent de très-bons effets lorsqu’on les incorpore bien avec la terre ; ils sont avantageux aux arbres et aux légumes. »

Un autre auteur, cité dans le même ouvrage, dit qu’il est reconnu par l’expérience, que les excrémens humains tiennent, après ceux des oiseaux, le second rang, et qu’ils sont propres à toute espèce de plante.

On trouve, dans Eben el Awam, que la préparation désignée parmi nous sous le nom de poudrette, étoit connue des anciens agronomes. « On emploie les excrémens humains après les avoir séchés et pulvérisés ; ils sont, dans cet état, chauds, humides et onctueux. » Il est dit ailleurs : « Les excrémens humains délayés dans l’eau des étangs qui servent à l’arrosement des légumes durant l’été, ne nuisent en aucune manière aux plantes ; mais, au contraire, ils leur sont très-convenables ; ils donnent une nouvelle vie aux plantes desséchées, et les rétablissent promptement ; l’excrément humain est le meilleur de tous ceux qu’on emploie pour féconder la terre. L’on détruit, ou l’on diminue considérablement sa mauvaise odeur, en le mélangeant avec de la terre et de la fiente d’oiseaux, et le laissant sécher dans cet état. »

Les Espagnols modernes suivent en ce point l’exemple qui leur a été transmis par leurs anciens maîtres. Nous avons vu employer les matières fécales à l’engrais des terres dans plusieurs parties de l’Espagne, sur-tout dans le royaume de Valence.

Dans la Catalogne, on les laisse fermenter dans les fosses d’aisances, ou dans des creux pratiqués à cet effet ; on y ajoute de l’eau pour les rendre plus liquides, pour en augmenter la quantité, et pour en diminuer l’activité : on s’en sert dans cet état pour arroser les champs et les jardins. Les cultivateurs, après avoir formé un sillon, et y avoir déposé à la main la semence, l’arrosent avec les matières fécales délayées ; ils tracent un second sillon en recouvrant le premier, et continuent ainsi successivement le travail jusqu’à ce que le champ soit entièrement ensemencé. Cette méthode est certainement excellente, et peut être appliquée avec beaucoup d’avantage, principalement aux semis de légumes qui se font en sillon, soit dans les jardins, soit dans les champs ; on arrose aussi les plantes lorsqu’elles sont en pleine végétation.

On puise la matière dans les fosses d’aisances, par le moyen de vases ou d’espèces de petits seaux emmanchés d’une longue perche. On la vide dans des comportes qu’on charge sur des bêtes de somme ou sur des charrettes ; ces comportes, fermées à leur partie supérieure comme le sont les tonneaux, ont, à cette partie, un rebord et un trou où est une bonde par laquelle on introduit la matière liquide. Lorsqu’on est arrivé sur le champ, on la verse dans des baquets, où l’on va la puiser pour les arrosemens.

On trouve, en Catalogne, dans chaque maison de cultivateurs, des fosses d’aisances disposées de manière à faciliter la préparation et l’extraction de l’engrais. La fosse communique ordinairement hors de l’habitation, et elle est recouverte par des planches qu’on peut enlever au besoin. On ramasse avec grand soin, dans chaque maison de Barcelonne, les matières fécales ; la charge d’un mulet se vend à raison de vingt sous ; la perte qu’on en fait en France est une honte pour notre agriculture, et tout cultivateur éclairé ne voit pas, sans étonnement, que les propriétaires de Paris et des autres villes de France soient contraints de payer, pour l’enlèvement de ces matières, une somme assez forte. Les règlemens de police de la ville de Paris ne permettent pas à un propriétaire de faire transporter sur sa terre les vidanges de sa maison ; il y a lieu d’espérer que l’on réformera, dans un siècle de lumière, des règlemens qui attentent à la propriété, et qui nuisent essentiellement à l’agriculture[3]

Les cultivateurs du royaume de Valence, qui ne sont pas moins industrieux que ceux de la Catalogne, ramassent avec soin des matières que nous laissons perdre avec profusion. Les latrines de Valence vont se vider dans des aqueducs, et, de là, tous les immondices se rendent dans une partie des fossés qui entourent la ville ; on y a pratiqué des divisions pour recevoir les matières liquides et leur donner le temps de rendre une certaine consistance ; c’est dans cet état que les cultivateurs les enlèvent, en payant un droit à la ville, ce qui produit un revenu assez considérable. L’eau qui s’échappe de ces matières est soigneusement conduite sur les champs, et leur procure une grande fécondité.

On connoît dans quelques cantons du Portugal et de l’Italie, l’usage des matières fécales comme engrais ; mais leur emploi est très-borné : on peut en dire autant de l’Allemagne. Les propriétaires des maisons, à Coimbre, en Portugal, en retirent un petit bénéfice, soit en argent, soit en faisant un accord avec les cultivateurs qui leur donnent en échange quelques provisions de ménage.

Les Anglais mettent peu à profit ces sortes de matières. On trouve cependant, dans l’État de l’agriculture de Middlesex, publié à Londres en 1798, le passage dont nous donnons ici la traduction : « On a introduit un nouveau genre d’engrais depuis un petit nombre d’années ; ou avoit coutume, avant cette époque, de jeter les matières extraites des fosses d’aisances de Londres, dans de grands trous que l’on creusoit aux environs de cette ville. Elles étoient ainsi perdues pour l’agriculture, tandis qu’aujourd’hui on les emploie en les mélangeant avec des terres, et même quelquefois avec de la chaux. On peut voir ce travail, qui s’exécute en grand au nord de la nouvelle route, entre Marybone et Poddington. »

Les matières fécales sont employées, dans plusieurs cantons de la France, principalement dans les ci-devant provinces de Flandre, d’Artois, dans le Hainault, la Normandie, la Provence, etc. Leur usage est général dans la Flandre où elles sont désignées sous le nom de courte-graisse ; souvent on les mélange avec l’urine et les excrémens des bestiaux, et une quantité plus ou moins considérable d’eau. On construit, dans les champs, des fosses ou citernes couvertes en forme de voute, ou en paille, afin d’empêcher l’évaporation ; c’est dans ces réservoirs que l’on jette les matières fécales, en ajoutant la quantité d’eau nécessaire. Après les avoir ainsi laissé fermenter, on les retire de la fosse ; on les transvase dans les tonneaux défoncés, qu’on transporte dans les champs sur des brouettes ou sur des charrettes, selon la distance plus ou moins grande du terrain sur lequel elles doivent être employées. L’ouvrier les répand sur la surface du sol, en les jetant autour de lui à une grande distance, par le moyen d’un vase à long manche.

On sait avec quel soin on ramasse les excrémens humains dans toutes les villes de Flandre ; on vide tous les quinze jours les latrines, et leur produit est calculé, dans la plupart des maisons, comme une partie des salaires payés aux domestiques.

Les matières fécales ne sont pas ramassées avec moins de soin en Provence qu’en Flandre. Dans les villages de cette partie méridionale de la France, on les répand sur des tas de fumier que l’on forme dans les cours ou dans les rues ; on les recouvre de paille, d’herbes, de feuilles, etc., et, lorsque ces substances ont été foulées sous les pieds des passans, on les remue afin de rendre leur mélange plus homogène. Quelques cultivateurs jettent les excrémens dans l’eau destinée aux irrigations ; ils sont ainsi délayés et entraînés sur les champs qu’on veut arroser.

Les Chinois, qui sont très-soigneux pour tout ce qui tient au détail de l’économie rurale, regardent les excrémens humains, nommés dans leur langue ta-feu, comme le plus excellent des engrais. « Il y a deux manières d’employer le ta-feu : (est-il dit dans les Mémoires Concernant les Chinois, tom. II, p. 612) la première consiste à l’accumuler dans des fossés, et puis verser dessus une assez grande quantité d’eau pour qu’étant bien délayé, il ne fasse plus qu’une bouillie très-claire. Cette bouillie, qu’on porte dans des seaux dans les champs, et qu’on y répand ou par manière d’arrosement, ou en la faisant couler dans les rigoles où l’on doit semer, ou en en mettant une certaine quantité dans les fosses qu’on destine aux cotonniers ; cette bouillie, dis-je, rend la terre très-fertile. Il ne nous appartient pas de décider si c’est la meilleure façon d’employer le ta-feu, mais, comme c’est la plus sensible et la plus dégoûtante, il paroît difficile de croire qu’elle se fût conservée, si elle n’avoit de grands avantages. La seconde, qui pourroit prendre plus aisément en France, et enrichir les campagnes de ce qui est plus à charge dans les villes, consiste à jeter les vidanges des fosses d’aisances dans de grands creux découverts, d’où on les tire pour les mêler avec une troisième partie de terre grasse ou franche, qu’on coule ensuite en forme de tartes ou galettes, qu’on fait sécher au grand air, et qu’on transporte après où l’on veut[4]. Si ce commerce, qui nourrit à Pékin tant de monde, prenoit jamais à Paris et dans toutes les villes, il y mettroit plus de propreté, délivreroit les rivières de l’infection des vidanges, et procureroit à nos campagnes un excellent engrais ; l’idée en paroîtra ridicule, mais le fait est certain. Les galettes de ta-feu et de terres grasses, bien loin de puer quand elles sont sèches, ont une odeur de violette qui est agréable ; on les concasse et on les met en poussière pour les répandre dans les champs. »

« Si le témoignage de l’expérience mérite d’être écouté, il est démontré que le ta-feu est le plus utile, le plus efficace et le plus fort des engrais, sur-tout pour les terres grasses et humides. Comme rien de tout ce qui intéresse la chose publique n’est bas et vil que pour les petites ames et les cœurs étroits, nous observerons, en finissant, qu’au dire des Chinois, quand on inonde un champ pour l’améliorer, c’est le meilleur temps pour y porter beaucoup de ta-feu. L’eau le délaie, et l’incorpore à la terre, de manière à la fortifier pour plusieurs années. Nous avons dit d’y mettre beaucoup de ta-feu, parce que, dans ce cas, on peut en doubler ou tripler même la quantité, sans craindre d’excéder. La pratique générale est d’en mettre au moins le double ; ce qui se pratique aussi pour les autres engrais et fumiers, parce que l’eau qui les dissout les affoiblit, ou plutôt retarde leur effet, et le fait durer plusieurs années. Que ceux qui ont à cœur la perfection de notre agriculture voient comment elle pourroit s’approprier toutes ces pratiques.

Lord Macarteney, dans son Voyage en Chine, tome II, page 38, confirme ce que les Missionnaires nous ont appris sur cette partie de l’économie rurale chinoise. « La terre étoit fumée (dit-il) non avec de la fiente d’animaux, mais avec nos matières qui répugnent davantage à des sens, et dont on ne se sert pas communément en Angleterre, dans les travaux de l’agriculture. On voyoit des vases de poterie enfoncés dans la terre pour recevoir cette sorte d’engrais, ainsi que pour contenir le liquide qui lui est analogue, et dans lequel on fait tremper le grain avant de le semer, parce qu’on imagine que cette opération accélère la croissance de la plante, et empêche les insectes de la piquer pendant qu’elle est encore très-jeune. »

Il est évident, d’après ces citations, et d’après les faits que nous avons rapportés, que les matières fécales sont employées comme engrais, dans plusieurs pays, et que l’agriculture en retire de grands avantages. Une méthode si générale doit être exempte de tout inconvénient ; si elle en avoit de réels, l’expérience eût appris à les connoître, et elle eût été abandonnée.

Il nous reste à indiquer quelle est la manière la plus avantageuse de préparer et d’employer cet engrais.

On peut en faire usage, 1o. dans l’état où il se trouve au sortir des latrines ; 2o. en le délayant et le laissant fermenter dans l’eau ; 3o. en le mélangeant avec d’autres fumiers, ou avec des terres ; 4o. en le laissant parvenir à un plus ou moins grand degré de siccité.

La première méthode est la plus facile et la plus expéditive ; mais aussi c’est la moins avantageuse : elle a d’ailleurs plusieurs inconvéniens. Lorsqu’on emploie les excrémens humains dans l’état où ils se trouvent au sortir des fosses d’aisances, il est difficile de les répandre également sur toute la superficie d’une pièce de terre ; ils s’agglomèrent et forment des boulons, de sorte que l’engrais se trouve réparti avec trop d’abondance sur quelques points, tandis qu’il manque sur d’autres. Ainsi les plantes sont brûlées par la trop grande activité de l’engrais ; ou bien elles sont privées de son influence. Il arrive en effet que les champs qui ont été fumés de cette manière, ne donnent des produits abondans qu’à la seconde récolte, parce que la division des matières, et leur amalgame avec la terre, ne peuvent avoir lieu que lorsqu’elles ont été délayées par les eaux de pluie, et mélangées par la multiplicité des labours. C’est aussi pour cette raison qu’on a l’usage, dans quelques cantons, de ne répandre les excrémens humains que sur les terres qui doivent rester en jachère ; mais, par cette méthode, on perd une partie des principes actifs de cet engrais, qui s’évaporent et se dissipent par les pluies, et par l’action de l’air et du soleil.

Un autre inconvénient, c’est que les matières récentes non délayées peuvent donner une saveur désagréable à certaines plantes, sur-tout à celles dont la fane sert d’aliment aux hommes ou aux bestiaux ; mais il est des remèdes à ce mal, ainsi qu’on va le dire.

La seconde méthode, qui consiste à répandre sur la terre les excrémens après les avoir délayés dans l’eau, et les avoir laissé fermenter, est facile, et n’expose pas à l’inconvénient dont nous venons de parler. On jetera soit dans les fosses d’aisances, soit dans des réservoirs construits pour servir de dépôts à la matière, une certaine quantité d’eau, de sorte que le mélange produise un liquide homogène et très-fluide. Il n’y a pas d’inconvéniens à arroser la terre ou les plantes avec ce liquide, après l’avoir bien agité dans la fosse. Les parties en seront assez atténuées et assez divisées, pour qu’il produise beaucoup d’effet, et sans qu’on ait à craindre la communication d’une saveur sensible. On fera mieux cependant de laisser fermenter cette masse pendant quelques mois, ayant soin de la remuer et de la bien mélanger tous les quinze jours ; elle acquerra ainsi plus de force et d’activité. On pourra l’augmenter, en y ajoutant l’urine, et même les excrémens des animaux. Ce liquide servira à arroser le pied des plantes, ainsi que les prairies, ou les champs ensemencés.

L’arrosement peut s’exécuter par le moyen de vases, ainsi qu’il a été explique plus haut, ou, ce qui est plus expéditif, par le moyen de tonneaux traînés par des charrettes. On adapte, à l’extrémité inférieure de ces tonneaux, un tube longitudinal, percé de trous, au travers desquels s’échappe le liquide. Si l’on veut arroser des plantes semées par rangées, on emploîra, dans ce cas, des tuyaux flexibles faits en cuir. Un ouvrier pourra facilement les diriger par-tout où il en sera besoin.

On gagnera du temps, et l’on évitera un travail désagréable, si l’on exécute le transvasement des réservoirs dans les tonneaux, par le moyen d’une pompe, au lieu de le faire avec des vases, et à force de bras.

Il sera avantageux de recouvrir immédiatement le sol sur lequel on vient de répandre le liquide, ainsi que nous l’avons vu pratiquer en Espagne. L’évaporation qui dissipe plusieurs principes favorables à la nutrition des plantes ne pourra avoir lieu, si l’on suit cette méthode. Elle est sur-tout recommandable dans les climats chauds. D’ailleurs, l’odeur désagréable qui s’exhale dans l’air, lorsqu’on a répandu cette matière sur les champs, sera beaucoup moins sensible, et se dissipera beaucoup plus promptement.

Nous avons indiqué un troisième moyen d’employer les excrémens humains. Il consiste à les mélanger avec des fumiers de différente nature, avec les balayures des maisons, les ordures des cours, des chemins, la vase, enfin avec des terres soit argileuses, soit sablonneuses. On a donné à ces mélanges le nom de compost. On les forme dans les latrines lorsqu’elles sont disposées pour cela, en recouvrant les matières, de temps à autres, avec une couche de terre seule, ou avec les différentes substances que nous venons d’indiquer. La masse s’imprègne des parties subtiles et énergiques qui composent ce compost ; elle fermente, et donne, au bout de quelque temps, un engrais précieux.

Il seroit plus commode d’avoir, aux environs des fermes, des fosses pour servir à la manipulation des matières : elles doivent être construites de manière que les parties liquides ne puissent filtrer d’aucune part. On répandra, sur le fond, une couche de terre d’un pied au moins ; et celle-ci sera recouverte par une couche d’excrémens humains, épaisse de six pouces. L’on formera ainsi alternativement des lits, auxquels on ne donnera pas plus de six pouces d’épaisseur, afin que le mélange soit plus intime, et que la fermentation puisse agir également sur toutes les parties de la masse. Les composts doivent rester dans cet état pendant un an, ou six mois au moins. Il sera bon, afin de se procurer un fumier plus homogène et plus actif, de les remuer et de les bien mélanger à la pelle, quelques mois avant de les employer. On pourra vider les fosses d’aisances plusieurs fois dans le cours d’une année, et former séparément, à chaque fois, un compost, ainsi que nous venons de l’expliquer. En employant ce moyen, on rendra la confection des composts plus parfaite, et leur manipulation plus facile. On les arrosera au besoin, soit avec des urines, soit avec le liquide qui en découle, soit enfin avec de l’eau.

Il n’est pas indifférent de prendre une terre quelconque, pour opérer son mélange avec les matières fécales. On doit diriger son choix, d’après la nature du terrain sur lequel on se propose de répandre l’engrais. Si ce terrain est tenace et argileux, on prendra une terre légère et sablonneuse, et vice versâ. On corrigera ainsi les imperfections du sol, non seulement par l’effet de l’engrais, mais encore par l’addition d’une terre dont l’action mécanique produira un amendement aussi avantageux que durable.

Il nous reste à parler de l’emploi des matières fécales en état de siccité. Cette méthode ne peut être employée avec avantage, qu’auprès des grandes villes, où le fumier est très-commun et à bon compte, et où l’engrais qui provient des vidanges n’est pas apprécié à sa valeur. On rend, dans de pareilles circonstances, un grand service à l’agriculture, en desséchant ces matières, et en facilitant ainsi leur transport à de grandes distances, et dans des cantons où le fumier est rare et coûteux.

Nous pensons que, dans toute autre circonstance, cette préparation doit être proscrite. En effet, on ne peut obtenir de dessiccation qu’en exposant les matières fécales, durant plusieurs mois, sur une grande surface, à l’air, au vent, au soleil, et même à la pluie. Elles restent ainsi exposées pendant deux ou trois ans à la voierie de Montfaucon, aux environs de Paris. Il faut les remuer à plusieurs reprises, les agiter, les amonceler, les tamiser, etc. L’influence des météores, ainsi que l’effet des manipulations, occasionnent, dans ces matières, une déperdition prodigieuse des principes les plus favorables à la végétation ; de sorte que l’on peut calculer, sans crainte d’erreur, que la même quantité de matière, mise en fermentation avec de l’eau, ou mélangée avec des terres, produira deux fois plus d’effet que ne feront les mêmes matières réduites à un état pulvérulent. Il en est de cet engrais comme de celui produit par les animaux. Quelle diminution n’éprouveroit-on pas dans les fumiers, si, au lieu de les conduire, ainsi que cela se pratique dans nos fermes, on exposoit, pendant des années entières, les excrémens et les urines des bestiaux à l’influence de l’atmosphère, et qu’on les réduisît en poussière, après leur avoir fait subir différentes manipulations ? C’est une méthode qu’on ne parviendra jamais à faire adopter aux cultivateurs.

Dans le cas où l’on destineroit ces matières au transport, il vaudroit mieux les amalgamer avec de la terre, et en former des pains ou galettes, ainsi que cela se pratique en Chine. Les Missionnaires, dans l’ouvrage cité plus haut, tome II, page 226, disent que ces galettes sont préparées à Pékin, et que de ce lieu on les envoie dans les provinces méridionales de l’empire. Il est vrai qu’en employant ce moyen, le transport devient plus dispendieux ; mais on ne doit pas hésiter à lui donner la préférence, si, comme on ne peut en douter, la quantité d’engrais est dans ce cas augmentée, de manière à donner de plus grands bénéfices au manipulateur et au cultivateur. On trouve, en outre, dans cette préparation, l’avantage d’employer les matières aussitôt qu’on les sort des fosses d’aisances ; on évite une partie de la dépense ; on gagne du temps, on n’a pas besoin d’emplacemens aussi vastes ; enfin, l’on diminue de beaucoup l’infection qui résulte du maniement de ces matières.

Nous ajouterons, pour résumer ce qui vient d’être dit, que les matières fécales ne doivent point être employées fraîches et sans addition d’eau, ou sans être mélangées avec des terres, ni dans un état pulvérulent, à cause des inconvéniens ou des pertes qui en résultent. La manière la plus avantageuse d’en tirer parti, c’est de les laisser fermenter avec l’eau, ou avec des terres et d’autres substances, ainsi que nous l’avons expliqué dans le cours de cet article. Lorsqu’elles auront subi ces préparations, on pourra les employer dans toute espèce de terrain, et pour quelque genre de production que l’on voudra, sans craindre qu’elles donnent une saveur désagréable, soit aux plantes, soit aux grains, soit aux fruits. Je répéterai qu’il n’est aucun genre d’engrais qui puisse leur être comparé, si l’on en excepte la colombine. Mais la facilité de se les procurer dans toutes les circonstances, et l’abondance avec laquelle la nature les répand, semblent les avoir destinées à être le premier agent de la reproduction des végétaux. (Lasteyrie.)

  1. Les meilleurs agronomes regardent la colombine, ainsi que la fiente de la majeure partie des oiseaux, comme un engrais excellent. Leur efficacité n’est pas surprenante, lorsqu’on considère la quantité de substance nutritive qu’ils contiennent. Varron, Liv. I, Chap. 28, dit que les excrémens des grives et des merles ne sont pas seulement utiles comme engrais, mais qu’ils fournissent encore un aliment avec lequel on engraisse les bœufs et les cochons. « Non solum ad agrum utile, sed etiam ad cibum ita bubus ac subus, ut fiant pinguer. » On voit dans la Bible, au quatrième Livre des Rois, Chap. 6, qu’au siège de Samarie, la quatrième partie d’un cabas (un demi-litron) de fiente de pigeon, fut vendue cinq pièces d’argent (7 francs 60 centimes.) Il paroit que les Juifs mangeoient, dans certaines circonstances, les excrémens humains. Dieu ordonna au prophète Ezéchiel de manger son pain après l’avoir couvert d’excrémens. Comedes illud, et stercore quod egreditur de homine operies illud. » (Ezéchiél, Chap. 4, verset 12.) Les porcs et d’autres animaux ont un goût décidé pour cette matière. Ces différens faits prouvent que la végétation peut en retirer de grands avantages.
  2. Cet ouvrage a été publié, avec la traduction espagnole, en 1802. Il a pour titre : Livre de l’Agriculture ; par le docteur excellent Abu-Zacharia-Iahia-Aben-Mohamed-Ben-Ahmed-Eben el Awam, de Séville ; traduit par D. Joseph-Antoine Banquieri. En deux vol. in-fol. Madrid.
  3. La prohibition d’enlever les matières fécales, soit des maisons de Paris, soit de la voierie de Montfaucon où on les dépose, est d’autant plus attentatoire à la propriété, qu’on accorda aux cultivateurs des environs de Paris, la faculté de prendre ces matières en dédommagement du droit qu’ils avoient de parquer leurs troupeaux sur leurs terres ; droit qui leur fut ravi, lorsqu’on permit aux bouchers de conduire leurs moutons sur les champs, aux environs de la capitale.
  4. On a vu dans le passage d’Eben el Awam, cité plus haut, que cette méthode étoit usitée parmi les Mores d’Espagne, avec cette seule différence, qu’ils ajoutoient une certaine quantité de fiente d’oiseaux. Ce mélange absorboit la mauvaise odeur des matières fécales ; ce fait, rapporté par Eben el Awam, est confirmé par ce qu’on va lire dans le texte des Missionnaires chinois.