Cours d’agriculture (Rozier)/GOUDRON

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 319-321).


GOUDRON, résine noire, liquide, qui découle des pins & des sapins, soit naturellement, soit par des incisions qu’on y fait, qui a été ensuite cuite dans un fourneau, & dont on se sert pour enduire les navires, les bateaux & leurs cordages. Elle est bonne quand elle a le grain fin, qu’elle est plus brune que noire, & qu’elle ne contient pas d’eau ; car elle est brûlée quand elle est noire.

On emploie le goudron sur les bouteilles remplies de vin, dans la vue de conserver le bouchon. On dit goudronner une bouteille, une bouteille goudronnée, & ce signe extérieur annonce souvent la qualité supérieure du vin qu’elle renferme. Ces expressions admises par l’usage, sont impropres, puisque le goudron seul ne suffiroit pas. Il faut un mélange de plusieurs substances dont nous parlerons plus bas.

Sur les montagnes de Provence, où les pins sont fort communs, on y prépare la poix, le goudron, la résine & la térébenthine. Au printemps, quand la sève est la plus abondante, on lève l’écorce du pin pour faire couler la sève dans un trou que l’on a fait en bas exprès pour la recevoir. Cette sève, à mesure qu’elle coule, laisse derrière elle une crème ou espèce de croûte que l’on prend & que l’on trempe dans l’eau, après quoi on la vend comme de la cire blanche, dont les habitans des environs font des flambeaux. Ensuite on prend par cuillerées la sève qui est dans le bassin ; & quand on en a ramassé une bonne quantité, on la passe dans un tamis de crin : la liqueur qui passe est la térébenthine ordinaire. Ce qui reste dans le tamis, ajouté à une quantité d’eau suffisante, & distillé dans un alambic, donne l’huile de térébenthine, & ce qui reste après cette opération, est la résine commune. Ensuite on coupe le tronc de l’arbre par copeaux que l’on entasse dans un trou fort creux, dont on couvre le haut avec des tuiles, de façon cependant qu’il puisse y entrer un peu d’air pour nourrir le feu. Alors on y met le feu, & il en découle un suc épais dans le fond de la fosse, où on a pratiqué exprès un petit trou, afin de lui donner la liberté de sortir ; car si le trou étoit trop grand, ce suc même s’enflammeroit. La liqueur que l’on tire ainsi est le goudron. On remet encore cette liqueur sur le feu, pour la faire bouillir doucement & faire évaporer l’humidité qui y reste. Ce suc, en se refroidissant, s’épaissit ; c’est ce que l’on appelle de la poix.

Le grand mérite de toute espèce de composition dont on se sert pour goudronner les bouteilles, est, lorsqu’on les débouche, qu’il se sépare net du verre, sans y laisser la moindre poussière. Chacun a sa méthode de préparer le goudron : la plus généralement reçue consiste dans le mélange de deux livres de cire jaune, une livre de poix-résine, une livre de poix blanche, & une once de térébenthine qui donne du liant au mélange. On fait fondre le tout dans un chaudron de fer ou dans un vaisseau de terre vernissée, & à feu lent, en ayant l’attention de remuer le tout avec la spatule, afin de bien l’amalgamer. Quelques-uns ajoutent de la cendre de bois, passée par un tamis fin ; ce qui augmente le volume & lui donne du corps, sans nuire au liant de l’ensemble. D’autres le colorent en rouge par l’addition de l’ocre rouge, bien pulvérisée & tamisée ; en jaune, en se servant de l’ocre ordinaire. Enfin, quelques-uns font cuire le premier mélange au bain-marie, & la couleur de la composition n’est point altérée.

À quoi servent ces préparations, ces compositions ? En deux mots, à rien. J’excepte cependant les bouteilles remplies de vin mousseux, qu’on est obligé de ficeler ; elles empêchent la ficelle de pourrir, & préservent le fil de fer de la rouille.

La solution que je donne du problème paroîtra singulière, puisque cette coutume est établie dans tous les lieux depuis un temps immémorial. Le goudron annonce un vin précieux, prévient en faveur de celui qu’on présente ; & voilà, je crois, son origine & sa première institution.

Il ne conserve ni le bouchon, ni le spiritueux du vin, & il n’empêche pas la liqueur de se répandre, si la bouteille est couchée & mal bouchée.

Le liège est impénétrable à l’eau, lorsqu’il est fortement pressé, tel que l’est le bouchon mis à une bouteille. La preuve en est que du vin ne transsude pas à travers, malgré la continuité de fermentation qu’il éprouve dans le verre, (voyez le mot Fermentation) & qui tend toujours à pousser en dehors : on en a une preuve bien sensible dans les vins mousseux. Or, si le fluide intérieur, toujours agissant, ne transsude pas, à plus forte raison l’humidité extérieure ne sauroit pénétrer dans l’intérieur. Il s’agit ici du bon liège, & non de celui qui a été écorcé trop vieux sur l’arbre.

Il ne prévient point la perte du spiritueux du vin, puisque, si le spiritueux le traversoit, il dissoudroit la résine, & l’on voit cependant qu’après plusieurs années le goudron reste intact.

Il n’empêche pas la liqueur de se répandre : c’est un fait que chacun peut vérifier en bouchant mal & volontairement une bouteille. On verra l’air chercher à s’échapper à travers le goudron, le diviser, l’étendre au point de lui faire prendre la forme d’une petite vessie, & je crois même que le vin finit par le dissoudre. Ainsi, dans tout état de cause, le goudron est inutile. Si on a des bouteilles à ficeler, on peut suppléer le goudron, en imbibant les ficelles avec de l’huile de noix ou telle autre huile siccative, les laisser sécher ensuite, & ne s’en servir que lorsqu’elles seront bien sèches.

Malgré ce que je viens de dire, si on persiste à vouloir goudronner les bouteilles, en voici le procédé : on doit entretenir un feu égal sous le vase qui contient les matières fondues. Sans cette précaution, le goudron est trop fluide, & la couche qui reste sur le goulot de la bouteille est trop mince : elle sera, au contraire, trop épaisse, si le goudron n’est pas assez chaud ; la couche sera du double ou du triple trop forte, & en pure perte de la matière. Pour s’assurer du degré de fluidité convenable, il faut essayer à plusieurs reprises, & l’expérience seule apprend à le connoître.

On tenteroit en vain de goudronner une bouteille, si le verre ou le bouchon, ou tous deux ensemble sont mouillés. Les corps graisseux, huileux, résineux, ne peuvent s’unir avec l’eau. Après avoir rempli & bouché la bouteille, on emportera avec un couteau bien affilé l’excédent du bouchon qu’on n’aura pu chasser en dedans, & on fera très-bien de remettre au lendemain l’opération du goudronnage. Un homme prend par le milieu & de chaque main une bouteille, plonge dans le goudron l’extrémité du col jusqu’à l’anneau, & par un tour de poignet, lui fait décrire un demi cercle ; ensuite relevant la main, la tourne & retourne jusqu’à ce que le goudron ait pris de la consistance & soit répandu en couche égale ; enfin, il se débarrasse de ces deux bouteilles pour successivement en prendre de nouvelles. Si on désire appliquer son cachet sur le goudron encore un peu chaud, on doit tenir ce cachet dans l’eau & l’y replonger chaque fois ; autrement il s’échaufferoit & le goudron s’y attacheroit de manière qu’il seroit impossible d’imprimer son chiffre, &c.